«The Earth Is Blue as an Orange» et «All Eyes Off Me»: deux lueurs en mouvement

Dans l’abri souterrain de la maison familiale, tournage d’un film à la fois intime et lié à la guerre, omniprésente.

Le film de la cinéaste ukrainienne Iryna Tsilyk et celui de sa consœur israélienne Hadas Ben Aroya sont deux propositions de regarder différemment des situations aussi oppressantes qu’infiniment différentes l’une de l’autre.

Si le volume de sorties reste très élevé (quatorze nouveaux films ce mercredi 8 juin, sans oublier les reprises, dont celle de ce film majeur resté si longtemps invisible qu’est La Maman et la putain de Jean Eustache, œuvre repère des années 1970), les titres les plus importants, notamment la plupart de ceux découverts aux récents festivals de Berlin et de Cannes, attendent un moment plus favorable pour rejoindre les grands écrans.

Parmi les sorties du moment –et ce sera également vrai pour les prochaines semaines– il est pourtant possible de repérer des propositions singulières, fragiles et nécessaires. Ce sont autant de lumières balisant l’état actuel d’un cinéma toujours aussi créatif, même à l’écart des grandes orgues médiatiques et du marketing.

Que les deux films ici repérés n’aient à peu près rien en commun, à part d’être réalisés par des femmes (et d’être affublés d’un titre en anglais qui n’a aucune raison d’être), fait partie de ce qu’il s’agit de souligner: que ces modestes mais vives lueurs éclairent de multiples directions, ouvrent des sentiers d’une irréductible diversité.

«The Earth Is Blue as an Orange» d’Iryna Tsilyk

C’est la guerre en Ukraine. Bien sûr, on se dit que le film n’a pas pu être réalisé depuis l’agression russe du 24 février, mais cela ne change rien. Les habitants de cette maison en zone d’affrontement le sont en effet dans une partie du pays soumise aux bombardements par les troupes de Poutine et leurs supplétifs, situation qui a connu une phase aiguë en 2014 dans l’est du pays et ne s’était jamais complètement arrêtée.

Dans cette maison modeste d’une petite ville, une mère élève ses deux grandes filles et ses deux fils plus jeunes –pas d’homme à l’horizon, on entreverra qu’il s’est carapaté en abandonnant sa famille. Personne ne semble le regretter, tout le monde est très occupé.

Occupé à s’organiser pour vivre quand tombent des obus à proximité, occupé à aller à l’école ou au lycée, occupé à jouer de la musique et entretenir le logement. Et puis aussi, sinon surtout, occupé à participer au film que réalise la fille aînée, Myroslava.

La maison est son décor principal, les membres de la famille sont l’équipe technique et les principaux interprètes de Vivre selon les règles, documentaire sur les conditions d’existence dans la situation très particulière où ces gens se trouvent.

The Earth Is Blue as an Orange se terminera avec la projection, devant les voisins, de ce film-là. Mais celui d’Iryna Tsilyk trouve la singularité de sa démarche d’être un documentaire sur une famille directement menacée par la guerre, où la réalisation d’un film multiplie les déplacements, les effets de réverbération, les capacités de rire de ce qui se produit et qui est tragique.

On peut regretter qu’Iryna Tsilyk n’ait pas su ou pas voulu intégrer à son propre film ce qui explique sa place à elle dans cet intérieur, et rend possibles les images que nous voyons: jeune réalisatrice, elle a animé des camps d’été pour adolescents des régions soumises à l’agression russe, organisant des formations au cinéma auxquelles a participé l’adolescente Myroslava.

Celle-ci, non contente de se passionner pour ce mode d’expression, a invité chez elle la tutrice et une petite équipe alors qu’elle entreprenait de réaliser son film en famille.

Controverse artistique entre Myroslava, réalisatrice en herbe, et sa coscénariste et actrice, qui est aussi et surtout sa mère, Anna Gladka. | Juste Doc

Tout autant que le dispositif en abyme, la réussite du film tient à la présence, chaleureuse, émouvante, jamais simplifiée, des membres de cette famille, et surtout de la mère –donc, tout aussi bien, à la capacité de la réalisatrice à les filmer.

De la fabrication d’un projecteur avec les moyens du bord à l’expédition dans la capitale pour un examen crucial, d’une tortue dans le lavabo à l’inspection nocturne de la maison voisine plus qu’à demi-détruite par les bombes, The Earth Is Blue as an Orange multiplie les changements de focale autour de ce point fixe, et place forte, qu’est la figure d’Anna, et de cette ligne de perspective qu’est le tournage du film de Myroslava.

Documentaire jouant comme une fiction de la réalisation d’un autre documentaire, la proposition d’Iryna Tsilyk garde ainsi, dans les situations les plus triviales comme dans les plus dramatiques, une dynamique attentive. Elle est, aujourd’hui plus encore qu’au moment du tournage, une belle réponse sans emphase ni effets de manche à la barbarie.

«All Eyes Off Me» de Hadas Ben Aroya

Il est fréquent de dire qu’on sait assez tôt que penser d’un film, qu’il est rarissime en particulier qu’un film qui inspire un rejet ou une antipathie inverse cette relation durant la suite de la séance.

Cette affirmation, globalement vraie tant elle renvoie à une cohérence, volontaire ou pas, qui organise la manière de filmer, n’est absolument pas valable pour le deuxième film de la réalisatrice israélienne. (…)

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«Un tramway à Jérusalem» en route vers l’utopie nécessaire

Amos Gitaï assemble des situations à bord du transport en commun pour composer avec humour et émotion l’esquisse d’une appartenance collective à un monde que tout divise.

D’un bout à l’autre de la cité, à toute heure du jour et de la nuit, montent et descendent les personnes qui empruntent la ligne. Vers la deuxième ou troisième station de ce tramway nommé cinéma, il revient à l’esprit qu’Amos Gitaï n’a pas étudié la réalisation de films, mais l’architecture et l’urbanisme.

L’attention à la ville, dans son étendue et sa diversité, telle qu’on la voit défiler par les fenêtres du véhicule, est bien sûr un aspect important. Mais en l’occurence il s’agit surtout de construction: de construction du film.

Tout le long de la ligne qui traverse Jérusalem d’ouest en est, le film montre une succession de situations aux tonalités très variées, concernant des Juifs israéliens, des Arabes israéliens, des étrangers (un touriste français et son fils, un prêtre italien), hommes et femmes qui sont aussi des soldats, des chanteurs, des ouvriers, des retraités, des amoureux, des supporters…

Ces scènes sont aussi l’occasion d’entendre des chants, des poèmes, un texte de Flaubert, un autre de Trotski, des mots de Pasolini, un psaume en hébreu et un autre ladino, du rap en arabe, aussi bien que des discours formatés, venus de la politique, de la religion, de la publicité, des soap operas.

Dans des tonalités différentes, les multiples rencontres à bord du tramway (à droite, le prêtre italien joué par Pipo Delbono).

Chaque scène apporte sa note, humoristique, brutale, tendre, inquiétante, sensuelle, absurde. Mais pas plus qu’un morceau de musique ne se résume a une addition de notes, un film ne se résume à une accumulation de scènes. C’est là qu’intervient l’architecte qui est à la fois un architecte de cinéma –c’est-à-dire celui qui pense ensemble les composants et la totalité du film, dans l’espace et dans la durée.

La métaphore qui fait office de rails sur lesquels roule le film est évidente: des quartiers est de Jérusalem, «ville arabe» de plus en plus gangrenée par les colonisations imposées de zones juives, à l’ouest, où l’apartheid de l’habitat est sans défaut, le chemin est bien sûr la traduction d’une continuité spatiale instaurée par le trajet, mais les discontinuités brutales existant par ailleurs.

De même la multiplicité des personnes qui voyagent sur la ligne et la diversité des situations décrivent la fragmentation des perceptions, des rapports à l’existence, aux autres et à soi-même, à la foi, au pouvoir et à l’amour.

Dispositif formel et question politique

Mais Un tramway à Jérusalem n’est pas une addition de saynètes, aussi réussies et significatives soient-elles. Aussi grand soit le plaisir de voyager ainsi quelques instants en compagnie de comédien·nes tout à fait remarquables de présence, de nuances et d’intensité.

La grande force tient à l’ensemble plus encore qu’à la succession des parties, ensemble pour lequel l’architecte Gitaï invente un dispositif formel fécond. (…)

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«Foxtrot», vision stylisée du cauchemar israélien

Graphique et intense, le film de Samuel Maoz raconte en trois temps la crise d’une société qui a trahi ses valeurs.

Ça penche. Et même, ça penche du mauvais côté. Le container qui sert de gourbi aux quatre jeunes troufions de Tsahal affectés à un checkpoint au milieu de nulle part s’enfonce doucement dans un marigot. Un marigot dont il est clair qu’il n’est pas seulement fait de terre et d’eau.

Il y a 57 ans, Chris Marker consacrait à Israël un film-enquête intitulé Description d’un combat. Le «combat» en question consistait pour le pays juif à rester du côté de la morale tout en se construisant comme nation dans un environnement hostile. Ce combat, il y a longtemps, très longtemps qu’Israël l’a perdu. Qu’il ne cesse de le perdre toujours davantage.

 

C’est ce que raconte le cinéaste israélien Samuel Maoz, au moment même où son pays s’apprête à célébrer ses 70 ans d’existence, qui sont aussi les 70 ans de la Nakba, la «catastrophe», pour les Palestiniens.

Samuel Maoz possède un talent rare pour transformer descriptions et interprétations des faits en formes cinématographiques, en récits, en images, en mouvement. Il en avait donné un exemple très puissant avec son premier film, Lebanon, qui faisait de l’odyssée d’un char israélien en territoire libanais lors de l’invasion du pays en 1982 la matérialisation des enfermements mentaux, des brutalités et des peurs qui gouvernent la grande majorité de ses compatriotes. Avec Foxtrot, il réussit une opération de même nature, mais encore plus complexe et ambitieuse.

Une société travaillée de l’intérieur par la trahison de ses valeurs

Douleur et procédure, technique et suffocation, ennui et burlesque, mort et pas mort et puis mort, deuil mais de qui et de quoi finalement? Construit en trois parties aux tonalités très différentes, le film raconte au fond trois fois la même chose, le dérèglement profond d’une société travaillée de l’intérieur par la trahison de ses valeurs.

Un monde graphique. | ©Sophie Dulac distribution

Dans le grand appartement design des parents de Yonathan à Tel-Aviv, décor glacial témoignant d’une volonté de maîtrise de l’espace et du quotidien, comme dans le no man’s land onirique où le soldat Yonathan surveille inutilement une barrière qui humilie et tue, la tension ne cesse de monter, quitte à exploser –ici en larmes, là en crise de rire absurde.

Affichant l’artifice de sa mise en scène, qui fait écho au métier du père, architecte, comme à la passion du fils, le dessin, Maoz passe par des choix visuels très différents pour rendre sensible combien le côté ultramoderne, réglementé, efficace et discipliné, de l’organisation sociale et militaire et la folie angoissée et violente des actes sont les deux faces de la même médaille.

Mais ce film qui porte le nom d’une danse ne s’en tient pas à une place ni à une structure, fut-elle schizophrène. Il met en mouvement un grand nombre de thèmes et, comme dans une succession de pas glissés, ne cesse de déplacer le centre de gravité, et d’alterner les emballements et les mises en suspens. (…)

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« Rabin », l’Histoire et les histoires

le-dernier-jour-d-yitzhak-rabinLe Dernier Jour d’Yitzhak Rabin d’Amos Gitaï, avec Yitzhak Hiskiya, Pini Mittelman, Tomer Sisley, Michael Warshaviak, Einat Weizman, Yogev Yefet, Ronen Keinan, Tomer Russo, Uri Gottlieb, Ruti Asarsai, Dalia Shimko, Gdalya Besser, Odelia More, Eldad Prywes, Shalom Shmuelov, Mali Levi,  Liron Levo, Yona Rosenkier, Yael Abecassis.  Durée : 2h30. Sortie : 16 décembre.

Le nouveau film d’Amos Gitai se regarde comme un thriller. D’une apparente simplicité et d’une grande intensité, il accomplit de manière presqu’invisible une opération très complexe. Celle-ci se déploie dans la circulation entre ce qu’il raconte et la manière, les manières plutôt, dont il le raconte.

Il raconte la soirée au cours de laquelle le premier ministre israélien Yitzhak Rabin a été assassiné par un fanatique juif à l’issue d’un meeting pour la paix à Tel-Aviv, le 4 novembre 1995. Il raconte l’atmosphère de haine attisée par les religieux et la droite israélienne dirigée par Benjamin Netanyahou, hystérisant l’opposition aux Accords d’Oslo ouvrant une hypothèse de paix avec les Palestiniens au sein de la société juive israélienne. Et il raconte les travaux de la commission d’enquête sur l’assassinat de Rabin.

D’un événement public, très largement couvert à l’époque par les médias du monde entier, Gitai fait une enquête haletante, non pas sur ce qui va se passer (on le sait), ni sur la découverte du coupable du meurtre (on le connaît), ni sur les responsables du geste criminel (ils ne se sont jamais cachés). Non, le ressort dramatique est ailleurs : précisément dans le nouage de ces différents composants, et leur relation avec trois enjeux plus vastes, de nature très différente : le pouvoir des mots, la situation politique au Moyen-Orient depuis 20 ans, et l’idée même d’établissement de la vérité au service de la justice.

Le cinéaste a eu accès aux archives visuelles et aux minutes de la commission d’enquête officielle, dite Commission Shamgar du nom du juge qui la présidait. Il y a trouvé la trame factuelle à partir de laquelle il peut montrer ce qui existe comme documents filmés, et faire rejouer les autres composants du récit, y compris les auditions de la commission et les délibérations de ses membres.

Mais la séparation entre archives et re-enactment est moins nette, notamment du fait d’enregistrements aujourd’hui d’entretiens avec Shimon Peres, à l’époque ministre des Affaires étrangères de Rabin, et Leah Rabin, la veuve du premier ministre assassiné.

Tout se joue dans la tension entre cette assurance (ce que nous voyons est exact, ces mots ont été prononcés, ces gestes ont été accomplis) et cette incertitude : quel écart entre les véritables protagonistes et leurs interprètes, soit une bonne part des plus grands acteurs israéliens actuels, qui ont souhaité participer au film ? Mais aussi et peut-être surtout, quel est le sens réel des paroles et des actes, au-delà de ce que croient ou savent leurs auteurs ? Et quels effets induits pour l’avenir, jusqu’à aujourd’hui, et demain ?

Une des dimensions les plus impressionnantes du film est la mobilisation verbale de l’extrême-droite, les effets d’entrainement, physiques, on pourrait dire physiologiques, le vertige des explications délirantes, y compris de la part de personnes dotées d’une autorité scientifique, religieuse ou politique de haut niveau. Pouvoir performatif, qui mènera au meurtre, pouvoir hypnotique qui se retrouve dans les déclarations pleines de fierté et d’une sorte d’allégresse d’Yigal Amir, le jeune meurtrier fanatique, tout à fait cool.

Le contrepoint de cette plongée dans les effets de langage, qui informent (au sens de « donnent forme ») à la politique israélienne jusqu’à aujourd’hui, est le trouble permanent, volontaire, stimulant, sur la nature des images que nous voyons, leurs conditions d’existence, leur mode de véracité. Ensemble, mots et images génèrent une interrogation critique – « critique » au sens d’interrogatif, pas du tout systématiquement hostile – de l’ensemble des médias.

Dans le même mouvement exactement, le déroulement des faits et de l’enquête amène une tension très forte autour de la nature exacte de ce qui est recherché par les uns et par les autres. Sans s’y appesantir, cette approche fait voler en éclat l’hypothèse implicite qu’au fond tout le monde veut la même chose, qui entrerait dans les cadres définies par des mots comme Vérité ou Justice.

Amos Gitai et sa coscénariste Marie-José Sanselme mettent au contraire en évidence les chaines d’attachements des protagonistes à des approches qui, pour des motifs juridiques, politiques, religieux, éthiques, se croisent et se nouent, mais ne se confondent pas. Rarement aura été aussi bien montré combien les grandes idées à prétention unificatrices, comme la Paix, ou la Nation, reposent sur un pari commun, presqu’un acte de foi, susceptible d’être rompu sinon à tout instant du moins dès que les conditions historiques ne sont plus réunies – une compréhension qui est loin de ne concerner que le seul pays d’Israël, ou la seule région du Moyen-Orient.

Le Dernier Jour d’Yitzhak Rabin raconte aussi, à bien des égards, le dernier jour d’Israël, d’une certaine idée qu’Israël, à tort ou à raison, s’est faite de lui-même depuis sa création.

Avec tout ça, le film est également une mise en évidence très claire de l’apparition et de l’installation de forces politiques nouvelles, reformulant sur mode mystique les conceptions de la droite dure israélienne, qui a existé depuis 1948. A cet égard clairement ancré dans le contexte local, que ce soit sous le régime de l’affirmation identitaire, de la référence religieuse ou de la domination brutale, cette dimension aussi s’inscrit dans une réflexion au long cours d’un cinéaste qui avait déjà consacré un film à l’assassinat de Rabin (L’Arène du meurtre, 1996) mais aussi trois longs métrages à la montée de l’extrême droite en Europe (Dans la vallée de la Wupper, 1993, Le Jardin pétrifié, 1993, Au nom du Duce, 1994).

Chez ce cinéaste habitué des réflexions au long cours sur les évolutions profondes de notre monde (il est notamment l’auteur de deux autres trilogies portant chacune sur plus de 20 ans, House et Wadi), l’inscription brûlante à la fois dans la mémoire vive du crime d’il y a 20 ans et dans les effets sur le monde actuel est aussi, en un unique et puissant mouvement, travail de longue haleine sur ce qui hante notre monde – le même monde, de Tel-Aviv à Paris, de Raqqa à PACA.

 

 

 

« Tsili », une flamme de vie dans la forêt

tsili_3Tsili d’Amos Gitai, avec Sarah Adler, Meshi Olinski, Adam Tsekhman. Durée: 1h28. Sortie le 12 août

De Tsili, livre bref et magnifique d’Aharon Appelfeld publié aux éditions de l’Olivier, le réalisateur Amos Gitai a fait Tsili, film bref et magnifique. Le film est infiniment fidèle au livre, en ne lui ressemblant pas. Appelfeld raconte l’histoire d’une adolescente juive d’un village d’Europe centrale au début des années 1940, dont le nom est aussi celui du livre. Abandonnée par sa famille en plein ouragan antisémite, maltraitée et humiliée par tous, Tsili se réfugie dans la forêt, y survit seule au milieu d’un monde en guerre et d’un pays hostile, y est rejointe par un autre Juif qui se cache, Marek.

Gitai, lui, ne raconte pas. Il filme.

D’abord, on est ailleurs. Corps blanc sur fond noir, dans la nuit abstraite des signes et des mythes, une jeune femme danse. Puis, tout de suite, elle est là. Elle est dans la forêt. Elle se bat, contre les éléments, les épines, le froid, la pluie. Elle travaille, fabrique une sorte d’abri de branchages, plutôt une idée d’abri qu’une construction utile. Elle est fille, femme, être humain, animal. Elle ne parle pas, elle lèche quand elle saigne, elle gratte et grogne. Elle vit.

lle? Ce n’est plus un personnage, c’est la flamme même de la vie, faible, et sale, intense. Elle a un visage, et puis un autre. Un corps, et puis un autre. Une manière de bouger, et puis une autre. En confiant le rôle alternativement à deux interprètes, toutes deux impressionnantes, Meshi Olinski et Sarah Adler (et plus tard à une troisième, la voix de Lea Koenig), Gitai transforme un personnage de fiction en être de légende, en symbole si on veut, mais un symbole très incarné, très physique, avec des mains, une peau, des lèvres et des dents, des yeux.

Autour, il y a la forêt, ses bruits, ses menaces, ses beautés. Autour, il y a la guerre. Le bruit ininterrompu des bombardements, des passages d’avion, des coups de feu, parfois au loin les chiens, des voix crient. Cela ne s’arrête pas.

On est avec Tsili. Au ras du sol, des herbes, des taillis, des racines. Et puis autrement aussi, dans cette autre dédoublement qui fait écho à celui de l’actrice, le déplacement radical du point de vue: de très haut, à la verticale. Qui regarde ainsi? Dieu? Mais quel Dieu en cet enfer?

Du fond de l’image comme du fond des bois et de la guerre, Marek arrive. Il parle yiddish (…)

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«L’Institutrice» de Nadav Lapid, éloge de l’intranquillité

institutrice-filmL’Institutrice de Nadav Lapid, avec Sarit Larry, Avi Shnaidman, Lior Raz. Sortie: 10 septembre 2014 | Durée: 2h

Ce fut, hors compétition officielle, un des films les plus remarqués au dernier Festival de Cannes, et à juste titre. Deuxième long métrage du singulier et talentueux réalisateur israélien Nadav Lapid, après Le Policier qui avait déjà attiré l’attention, ce film propose à ses spectateurs une expérience constamment vivante, tendue, déstabilisante mais sur un mode qui ne cesse de susciter de nouvelles questions, d’ouvrir de nouvelles propositions.

Il accompagne l’itinéraire de Nira, l’institutrice du titre, qui officie dans une maternelle de Tel-Aviv. Entre son école, où elle s’investit beaucoup, et son couple qui ronronne mollement, Nira fréquente un club de poésie, à la recherche d’un épanouissement personnel, d’un contact avec quelque chose de plus que les routines, ni sinistres ni passionnantes, qui composent son quotidien.

Et déjà il apparaît que le réalisateur, en assemblant des images et des situations de tous les jours, met en place un rapport au monde plus complexe, plus habité de flux divergents sinon contradictoires, que la quasi-totalité des fictions réalistes dont est capable le cinéma –sans parler de la télévision.

En quelques séquences où rien de décisif ne semble advenir, Nadav Lapid met en place un monde traversé de multiples tensions, capable du plus banal comme d’on ne sait quels dérapages.

Mais voilà que Nira s’avise qu’un des gamins de 5 ans dont elle s’occupe invente des poèmes d’une étonnante maturité et d’une grande puissance expressive. Sans crier gare, le petit Yoav se met soudain à dire à haute voix des phrases à la fois mystérieuses et précises, dans un langage qu’il peut connaître mais invoquant une complexité du monde et des sentiments qu’on n’attribue pas d’ordinaire à un enfant de son âge.

Là s’enclenche une série d’événements qu’il n’est pas utile de détailler ici, mais qui vont engendrer un récit à rebondissements, aussi inattendus que tour à tour émouvants et inquiétants autour de ce tandem paradoxal constitué de la maîtresse et de l’enfant, tout en rendant sensibles de multiples aspects, parmi les plus troubles et les plus violents de la société contemporaine. La «société contemporaine» étant ici pour une part la société israélienne dans ses spécificités, et pour une part celle des classes moyennes occidentales de manière bien plus large.

Sans que cela semble jamais forcé, Lapid ne cesse de déplacer les manières de filmer, les distances entre ses protagonistes, et entre eux et sa caméra. Parfois sèchement observatrice, parfois lyrique, elle devient par instant un protagoniste du récit, lorsque les enfants s’en approchent jusqu’à toucher l’objectif. (…)

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«Ana Arabia»: un labyrinthe pour la paix

ana-arabia-2Ana Arabia d’Amos Gitaï.Avec Yuval Scharf, Sarah Adler, Assi Levy, Youssef Abou Warda. Durée: 1h20. Sortie le 6 août.

Il semble y avoir un paradoxe embarrassant à la sortie d’Ana Arabia alors même qu’ont lieu les combats meurtriers qui voient une fois de plus l’armée israélienne tuer des Palestiniens par centaines à Gaza.

Réalisé il y a plus d’un an, durant une période relativement calme dans la région, le film semble porter un espoir que démentiraient cruellement, une fois de plus, les événements actuels. Il est pourtant possible que ce soit exactement le contraire, et que la fable réaliste mise en scène par Amos Gitaï soit aussi le plus intelligent commentaire politique sur le drame actuel, ou plutôt le ixième acte du même drame qui se joue dans la région depuis des décennies.

La fable d’Ana Arabia naît de deux histoires réelles, deux histoires d’aujourd’hui. L’une est la découverte d’une femme palestinienne, Leïla Jabbarine, épouse d’un arabe israélien, mère et grand-mère de famille nombreuse, qui s’avère être juive, née à Auschwitz où sa mère fut déportée et a péri, ce que ses enfants et petits-enfants n’ont appris que très tardivement. L’autre histoire concerne l’existence d’une enclave où cohabitent toujours, dans des conditions précaires mais en bonnes relations, des juifs et des arabes, à proximité de Tel-Aviv, dans la banlieue de Jaffa.

 Gitaï a toujours été attentifs à de tels lieux, il a réalisé trois documentaires dans une zone de Haïfa à certains égards comparables, Wadi (1981), Wadi (1991) et Wadi Grand Canyon (2001), tandis qu’une part essentielle de son œuvre –fictions et documentaires– n’aura cessé d’interroger la notion de frontière, comme espace qui relie tout autant qu’il sépare: depuis House en 1980, 35 ans d’un cinéma qui est l’antithèse même du Mur israélien. Ana Arabia s’inscrit dans cette filiation longue, et la radicalise avec un choix de mise en scène extrême, pratiquement sans précédent dans l’histoire du cinéma: tourner un long métrage entier en un seul plan.

On sait que La Corde d’Hitchcock imite ce dispositif grâce à des astuces de réalisation, mais c’était pour filmer à huis clos une pièce de théâtre. Et si L’Arche russe d’Alexandre Sokourov s’est, lui aussi au nom d’une affirmation politique et historique, affronté au même défi, la circulation au sein du musée de l’Ermitage à Saint Petersbourg relevait d’un exercice différent (par ailleurs, le film a en fait été tourné en deux prises raccordées de manière invisible).Que le film de Gitaï soit réalisé en un unique plan séquence d’une heure vingt n’a rien d’un exercice de maîtrise gratuit. C’est au contraire une manière à la fois élégante et efficace de prendre en charge, en termes de mise en scène, l’affirmation politique et éthique qui soutient tout le film.C’est l’inextricable et déstabilisante unité de ce qui construit ce lieu, ses habitants et habitantes –dont, outre le personnage de fiction inspiré par Leïla Jabbarine, une autre femme juive ayant elle aussi épousé un arabe– qui se met en pace dans la circulation qu’organise le film.

Car cette unité n’est en aucun cas simple ni linéaire. (LIRE LA SUITE)

La course du poisson

Le Cours étrange des choses de Raphaël Nadjari

le-cours-etrange-des-choses-7Ori Pfeiffer et Moni Moshonov

Quand ça va pas, ça va pas. Pour Saul (Ori Pfeiffer), jeune quadragénaire incapable de négocier le, ou les tournant(s) de sa vie, ça ne va pas du tout. Ni le travail, ni les amours, ni comme père, ni comme fils. Dépassé par les événements, jamais à sa place ni dans le tempo, il ne trouve pour seule réponse à ce dérèglement de son propre rapport au monde que de se mettre à courir, une course qui mime le jogging d’un homme jeune et en bonne forme physique, et qui se transforme en fuite devant la réalité et ceux qui la peuplent. Jusqu’au moment où il paraît vouloir trouver un point d’accroche, un angle de reprise en main, en décidant d’aller voir son père (Moni Moshonov), laissant Tel-Aviv pour Haïfa.

Avec celui-ci, et la nouvelle compagne du sémillant paternel, puis avec sa propre fille venue le rejoindre impromptu,bientôt en vol plané pour cause de poisson fatal ou confronté aux croyances et pratiques qui le dépassent et le défient, du yoga au feng shui, Saul ira au bout de sa trajectoire, comme une bille  rebondissant dans le billard électrique de ses affects, de son passé, de ses fantasmes. Il faudra en attendre l’issue pour savoir si elle était dérive calamiteuse ou parcours de retrouvailles avec soi-même et les autres, mais la réponse importe moins que le parcours dans lequel le film entraine, aux côtés de ce maladroit chronique, tour à tour horripilant et attendrissant.

Raphaël Nadjari s’essaie au genre délicat du burlesque dépressif, il réussit cette comédie tout en faux-pas et faux-plats, inventant une dynamique de la désorientation, une chorégraphie empêchée et sincère, qui intrigue d’abord, dérange parfois, finalement séduit et émeut. C’est la seule justesse de la mise en scène, portée par une sorte de délicatesse instinctive et modeste, qui permet à cette sarabande boiteuse de trouver son élégance dans sa claudication même, dans le trouble qui émane de ce personnage malheureux mais vivant.

Racontons nous un pays, le nôtre

Dans un jardin je suis entré d’Avi Mograbi

Dans la cuisine d’Avi, Ali et Avi. Et la caméra. Avi filme Ali. Ali parle à Avi – et à la caméra. Il est inquiet, Ali, de ce que la caméra et Avi montreront de lui, lui feront dire peut-être malgré lui. Puisqu’Avi, lui, a le pouvoir, c’est lui le réalisateur, même s’ils sont tous deux les acteurs, et les personnages. Alors Avi fait un accord avec Ali. On va tout décider ensemble. C’est un traité, un pacte de confiance, d’amitié, de respect, de travail.

C’est le début de Dans un jardin je suis entré. Curieux film, même pour un film d’Avi Mograbi. Depuis plus de 15 ans (Comment j’ai appris à surmonter ma peur et à aimer Ariel Sharon, 1997), Mograbi invente des dispositifs d’intelligence critique de la situation dans sa région – Israël, la Palestine, le Moyen Orient – en associant recherche documentaire, performance, comédie burlesque dont il est le Charlot opiniâtre, jusqu’au récent et admirable Z32 qui mobilisait en outre d’étonnants effets spéciaux. Mais jamais le cinéaste n’était allé aussi loin dans le déplacement des codes, la remise en jeu des places assignées et la définition du statut des participants à l’existence du film.

Remise en jeu des places assignées, définition du statut des participants : c’est exactement le sujet dudit film, mais à une toute autre échelle. Celle de l’histoire d’une région qu’il fut naguère possible, et hautement souhaitable, de parcourir en tous sens, et qui est aujourd’hui cadenassée à l’infini. D’où l’importance de la scène inaugurale, l’importance d’un lieu commun, intime (la cuisine) et partagé par un juif et un arabe. Et dans ce cadre, pour commencer, des affaires de mots, d’image de l’autre, et de confiance.

Ils se connaissent bien, et depuis longtemps. Ils se parlent d’abord en hébreu, mais Ali est le professeur d’arabe d’Avi. L’un puis l’autre, lorsque les circonstances le justifieront, changera de langue . Là il se passe quelque chose dont on rêverait que cela se produise plus souvent : les sous-titres font la différence. Ils sont blancs pour l’hébreu, jaunes pour l’arabe. Et pour un spectateur qui ne parle ni l’une ni l’autre langue c’est un accueil, enfin, en même temps que le partage d’un enjeu. Et c’est toujours ce à quoi se confronte le film : l’invention d’un territoire commun, un territoire qui peut « évidemment » être multilingue.

Ce territoire imaginaire, c’est celui où est situé la Beyrouth où vivait la famille d’Avi Mograbi dans les années 30, celui où vivait la famille d’Ali Al-Azhari avant 1948. Aucun des deux ne peut aller plus désormais chez lui. C’est un monde qui a existé, et qui a disparu. Avec amusement et avec émotion, les deux hommes en exhument des traces, en retrouvent des vestiges. Ils se racontent des histoires de cet autre espace-temps, et leur parole engendre une utopie : un espace-temps alternatif, qui s’en vient hanter l’ici et maintenant, ses oppressions, ses blocages, sa tristesse profonde comme la voix de la chanteuse Asmahan.

Avec le renfort de deux alliés finement mobilisés, la très dégourdie fille d’Ali, Yasmine, et le discret mais bien présent caméraman (Philippe Bellaïche), ce « film de cuisine » (comme on dit « musique de chambre ») au titre de complainte arabe mélancolique déploie imaginairement une immensité, qui proteste contre tous les check-points, les murs de la honte, les intégrismes et les censures, qui s’en moque ouvertement, comme il se moque de ses propres manques de moyens matériels. Un vieil annuaire, un film super-8 porteurs d’un drame lointain et si proche, des photos authentiques ou pas, quelle importance ?, deviennent des grigris aux pouvoirs incertains et troublants. L’émotion partagée par les deux hommes devant l’embrasement de la place Tahrir en février 2011 est un formidable effet spécial politique, comme l’est, différemment, ce coup de foudre pour une femme arabe qu’avoue le cinéaste israélien, et qui devient illico une nouvelle dimension de l’infini enfermement des corps, des idées, des sentiments, des paroles et des rêves qu’évoque Dans un jardin je suis entré, jardin désormais perdu. Encore que…

Avi Mograbi est trop subtil, et trop cinéaste, pour se livrer à quelque démonstration que ce soit : son film évoque un passé révolu, invoque tout ce qui malgré tout continue de relier de manière subliminale, refoulée, malheureuse, les êtres et les lieux qui sont cette région. Son film, à qui sait l’écouter, n’en est pas moins un délicat plaidoyer pour une autre idée que celle qui domine encore absolument les stratégies politiques, des Palestiniens et de leurs soutiens comme des Israéliens barricadés derrière leurs murs et leur domination de fer. Le « jardin » dont rêve le film est à l’opposé des découpages territoriaux, des idéologies « 2 peuples 2 pays » – quand ce sont 10 et 100 peuples qui cohabitent et s’affrontent dans la région. Idée sinon neuve, du moins aujourd’hui enfouie, ultra-minoritaire, le désenclavement généralisé des territoires des milles tribus des enfants d’Abraham-Ibrahim dont les calendriers cohabitaient sur les éphémérides de jadis est le véritable songe du film. Et il n’a rien de nostalgique.


Trois pour la route

Not in Tel-Aviv de Nony Geffen

Un film comme ça, c’est comme un cadeau. Un petit cadeau peut-être, mais un vrai cadeau. Une joie inattendue qui surgirait au détour du long chemin des sorties hebdomadaires, après que les festivaliers de Locarno 2012 en aient eu la primeur. Le jeune acteur israélien Nony Geffen s’autopropulse auteur réalisateur interprète principal et sujet unique d’un film dont la première et ultime raison d’être pourrait bien de passer son temps entouré de deux extrêmement charmantes jeunes femmes, les actrices Romy Aboulafia et Yaara Pelzig. Toute l’histoire du cinéma atteste que c’est une excellente raison, possiblement riche d’effets mémorables aussi pour les spectateurs.

Dans un noir et blanc très « nouvelle vague » et sur un motif qui évoquerai vaguement les situations de Jules et Jim et de Adieu Philippine, Geffen joue et déjoue sans cesse les logiques dramatiques, comiques et thématiques. La facilité inciterait à invoquer Woody Allen (one man show d’une névrose juive, ok), mais le mélange d’irascibilité et d’irrationalité lorgne plutôt vers les premiers Moretti voire, pour les meilleurs instants, vers l’infantilisation poétique selon Joao Cesar Monteiro.

Geffen interprète un prof d’histoire qui, viré, kidnappe sa plus jolie élève, laquelle tombe illico amoureuse de lui. Mais lui en pince aussi pour la marchande pizza d’à côté, pas de souci, deux c’est encore mieux. Ménage à trois en huis clos obsessionnel, meurtre de la mère, road movie en roue libre, amours chastes et puis non, installation et embardées, Nony Geffen joue des options narratives, des métaphores et des fantasmes comme des touches d’un clavier, avec un doigté stimulant. Son sens du tempo et son sens de l’instant s’associent pour assurer une réelle verve comique, une promesse de la scène encore à venir dont on attend avec appétit les futurs développements.