
Jaurès de Vincent Dieutre
« Là c’est à Jaurès, c’est le salon de Simon » dit doucement la voix d’homme. Ceux qui l’ont déjà entendue la reconnaitront, la voix de Vincent Dieutre, la voix qui habite dans les films de Vincent Dieutre. Elle raconte, et elle répond, à une autre voix, féminine, celle d’une amie, Eva Truffaut, qui accompagne de ses questions la possibilité du récit, le mouvement du film. Ils sont ensemble dans la pénombre, Vincent et Eva, ils se parlent, nous les voyons parfois. Leur présence ensemble aide faire éprouver la disparition d’un autre, le couple défait qui fut celui de Simon et Vincent.
Simon, « la personne avec qui j’ai le plus fait l’amour de toute ma vie, à chaque fois un peu mieux. Peut-être une forme de bonheur » dit Vincent. Jaurès est une histoire d’amour, un amour qui est aujourd’hui la perte de cet amour, mais l’amour n’a pas disparu, lui. Une histoire mélancolique, donc, dont la mélancolie se nourrit de précision et de questions, de notes de musique, d’images enregistrées alors.
Les images ont été tournées à Jaurès, dans le salon de Simon. Nous ne verrons pas plus Simon que son salon, nous verrons ce que Vincent a regardé et filmé depuis cet endroit, par la fenêtre. On a dit souvent que le cinéma est une fenêtre sur le monde, jamais la formule n’aura paru plus juste. De la fenêtre de Simon, on voit le métro aérien à la station Jaurès, le Bassin de la Villette, et les jeunes réfugiés afghans qui campent juste devant, sous un pont. C’est l’hiver.
« Peut-être une forme de bonheur. Bonheur un peu précaire ». La précarité, c’est aussi le mot policé pour dire l’existence des sans-logis, des sans-papiers, des sans-droits et sans-ressources qui hantent nos rues. Simon, la journée, travaille à aider de son mieux les réfugiés. Le soir et la nuit, il était avec Vincent. Les Afghans, le jour, ils s’en vont, le soir Vincent les a filmés, à l’heure de la prière, au moment de faire du feu, ou à l’aube lorsqu’il faut tout ranger, bien bien, ne pas attirer l’attention. Simon et Vincent non plus ne veulent pas attirer l’attention, Simon a une autre vie, des enfants, une maison de famille. La caméra raconte, les voix de Vincent et Eva racontent.
Les amants, les Afghans, personne ne dit que c’est pareil, quelle bêtise ! Une histoire d’amour précaire entre deux hommes, la vie en irrégularité de jeunes hommes contraints de fuir la guerre dans leur pays quand régnaient dans le nôtre les shérifs Hortefeux et consorts (c’était quoi le nom l’autre, déjà ? du ministre de l’immigration et de l’identité nationale ? vous savez le type qui a tellement trahi qu’il devenait rigolo, par certains côtés… tant pis, je n’irai pas le rechercher sur Google).
« J’ai jamais eu la clé » dit Vincent Dieutre – il parle de l’appartement de Simon, il y voit le signe clair que leur amour était voué à ne pas durer. En effet il n’a jamais eu la clé, ni celle-là ni une autre, on comprend bien qu’en fait il ne la veut pas, que ce n’est pas ce qui compte pour lui, en tout cas comme cinéaste. Même pas une clé musicale, qui règlerait tout sur le même ton. Mélomane subtil (on se souvient de Mon voyage d’hiver, peut-être son plus beau film avant celui-ci), Dieutre ne cherche pas à tout unifier dans la même tonalité. Jamais ne lui viendrait à l’idée de comparer sa situation et celle des immigrés en situation irrégulière.
Comme tout homme de cinéma digne de ce nom, Dieutre sait bien qu’il n’y a aucun intérêt à rapprocher ce qui se ressemble. Montage, éternel beau souci : de ce qui dissemble naissent des échos, qui à leur tour convoquent des sensations, des idées, un peu d’intelligence du monde. Cette belle notion de compassion que fait revenir le film. Les saisons passent, le vent souffle, la police rôde. Dans la nuit, un jeune homme danse seul sur le quai. Ce sont des images documentaires, gare à l’illusion du « réel », à la police des catégories, qui rôde elle aussi. Alors, comme Jia Zhang-ke filmant au plus juste la catastrophe des Trois Gorges dans Still Life transformait soudain un immeuble en vaisseau spatial décollant au détour du cadre le plus réaliste, Vincent Dieutre fait décoller un peu ses plans en y introduisant du jeu, celui de dessins qui d’abord ne se voient pas et pourtant ne se cachent pas, relançant en souriant dans l’image même ce qu’Eva Truffaut relance sur la bande son, une curiosité, une disponibilité.
La fenêtre est un miroir bien sûr. Et il n’y a qu’un seul monde, dedans et dehors, là où Jaurès est une figure de combats généreux et d’espoirs presque tout à fait ensevelis et là où Jaurès est le nom d’un quartier de Paris peu à peu occupé par les nouveaux bourgeois urbains. Pour les réfugiés afghans aussi, l’histoire finira mal. Pour eux non plus, elle n’est pas terminée.
Dans le dossier de presse du film figure un petit texte de Vincent Dieutre, qui mérite d’être partagé. Le voici :
Note du réalisateur
Jaurès est le relevé quotidien, au plus près, d’une réinvention infime mais précieuse, des notions épuisées que sont l’amour et la politique tels que le vingtième siècle nous les a léguées. À Jaurès, mon prochain n’est pas mon semblable, mon amant n’est pas mon copain, mon droit n’est pas mon dû, rien n’est acquis. Tout se renégocie jour après jour. Paris ne sera pas toujours Paris, et il faut s’accrocher, tenir bon, ne lâcher sur rien, se souvenir de tout, archiver, documenter. Ainsi, je pourrai le prouver en cinéma: on a pu s’aimer, lutter, créer, à l’Est de Paris, au début du XXIe siècle…
Bien sûr il ne s’agissait pas de comparer la situation des réfugiés du canal à ma relation avec Simon. Ce serait ridicule et obscène. C’est la vie matérielle qui a fait ce rapprochement. Le projet n’en est pas moins engagé mais, d’un engagement modeste (corps et âme). L’important était de donner à voir une situation dans son épaisseur, sa temporalité, sa délicatesse. Pas une minute, pas une seconde qui ne soit politique disait Marguerite Duras de son film Le Camion et elle avait raison. C’est le hasard encore qui a placé mon film sous le signe de Jean Jaurès, et d’une certaine idée de la gauche française (celle de la génération de Simon) qui se délite aujourd’hui aux bords du politique, face à la violence incroyable du monde qui vient.
Vincent Dieutre