«Les Particules», un autre monde à portée de jeunesse

Entre banalité du quotidien au lycée et expérience surnaturelle, le premier film du Suisse Blaise Harrison trouve sa place singulière dans le domaine très peuplé du cinéma de l’adolescence.

Il est là, tout le temps, mais pas tout à fait. On a peine à percevoir son nom, pas un nom d’ailleurs, juste des initiales, P-A. Il faudra attendre le dernier quart d’heure du film pour qu’il soit clairement appelé Pierre-André.

Sa capuche est plus visible que son visage, son silence plus présent que ses mots. Des mots le plus souvent murmurés, bafouillés, pas écoutés des autres. Surtout des filles. Mais même de ses copains.

Lui et eux sont en terminale dans un lycée d’une région rurale, entre ville moyenne, zone pavillonnaire et forêt. Pas n’importe quelle région pourtant, le Pays de Gex, à la frontière franco-suisse.

Pour toutes les métaphores que vous voudrez, la frontière est importante. Mais dans ce lieu là se trouve aussi le plus grand accélérateur de particules du monde, l’anneau cosmique et souterrain du LHC.

Les particules dont il sera ici question ne sont pourtant pas celles émises et observées par les scientifiques du CERN. Ce sont à la fois ces adolescents projetés dans le cyclotron de l’existence, et les composants prompts à entrer en collision qui font cet être réel et instable que les autres appellent P-A.

Un chemin très fréquenté

Les Particules raconte son histoire (celle de P-A, celle du jeune réalisateur), leur histoire, celle de jeunes gens qui vivent et s’inventent dans un rapport au monde et aux autres qui n’a pas l’usage des adultes –dans le film, ceux-ci, parents, profs ou autres, n’existent qu’à la marge, quasiment hors champ.

Pour son premier long-métrage, qui fut l’une des belles découvertes du dernier Festival de Cannes (à la Quinzaine des Réalisateurs), le cinéaste suisse Blaise Harrisson emprunte un chemin très fréquenté par le cinéma depuis exactement soixante ans et la découverte des Quatre cents Coups. Mais le film est situé aujourd’hui; ces adolescents vivent dans la deuxième décennie du XXIe siècle.

Même si son Pierre-André est plus âgé que l’Antoine Doinel de François Truffaut, il s’agit bien d’un récit de passage entre deux âges, fortement inspiré par la biographie de l’auteur: Harrison est né et a grandi dans le Pays de Gex, le lycée où vont –et le plus souvent ne vont pas– ses personnages est celui où il a étudié.

Généreux, jamais charmeur

Les Particules s’inscrit dans une filiation désormais très riche. Tout autant que l’histoire qu’il raconte, son enjeu repose dès lors largement sur la manière dont son réalisateur trouvera sa place dans ce cadre désormais bien stabilisé du film d’ados –quasiment un genre cinématographique– et parviendra à faire percevoir la singularité de son regard, la justesse de sa sensibilité.

Sa réussite, qui ne cesse de se confirmer à mesure que se déroule la projection, tient entre autres à la présence du LHD, intrigante de mystère magique et de rigueur scientifique, et à une circulation tout en finesse entre l’infiniment grand (qui est aussi l’Adolescence et l’Âge adulte avec leurs majuscules, comme trop vastes catégories) et l’infiniment petit: le cas particulier d’un garçon sans signe ni comportement particuliers, Pierre-André. (…)

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Ce chien de Godard dans le jeu de Cannes

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Adieu au langage de Jean-Luc Godard| durée: 1h10 | sortie: 21 mai 2014

Il y a Adieu au langage, qui sort au cinéma ce mercredi 21 mai, et il y a «le Godard à Cannes», assez sidérant phénomène d’excitation médiatique et festivalière. Entre les deux, un gouffre insondable, où le réalisateur Jean-Luc Godard s’est bien gardé de venir se laisser happer, ce qui se serait immanquablement produit s’il avait mis les pieds sur la Croisette. Il s’en explique d’ailleurs dans une lettre filmée à Gilles Jacob et Thierry Frémeaux.

Dudit phénomène, au-delà de l’expertise des spécialistes des relations publiques qui s’en sont occupé, il faut constater une remontée de la cote people du nom de Godard, qui tient à la disjonction désormais totale avec ce qu’il fait (et que si peu de gens vont voir). Godard a atteint le moment où la radicalité dérangeante et mélancolique de son œuvre ne gêne plus du tout le besoin d’adoration fétichiste d’un public de taille conséquente. Sur un horizon accablant, la défaite de ce que pour quoi Godard aura filmé et lutté toute sa vie, c’est une sorte de minuscule victoire, son travail de cinéaste n’ayant plus du tout à rendre des comptes aux statues qu’on a commencé de lui ériger il y a longtemps, qui lui ont longtemps nui, et dont voit bien qu’elles n’attendent que son décès pour proliférer à l’infini.

Le film, lui, est un nouvel «essai d’investigation cinématographique». Il le dit très clairement –Godard dit toujours tout très clairement, et ne cesse de constater que plus il est clair, moins on le comprend. D’où la mention, dans le film, de la nécessité de traducteurs pour se comprendre, proposition qui pointe l’impuissance du langage, mais n’y apporte nulle solution.

Ce n’est évidemment pas en ajoutant du langage au langage qu’on se comprendra mieux. Comment alors? Ni Jean-Luc Godard ni son film ne le savent, mais du moins flairent-ils une piste. Ou plutôt, le chien qui est le protagoniste principal du film la flaire pour eux – «protagoniste» et pas «personnage», cet être duplice dont Godard a souvent condamné la fabrication, et qui est ici à nouveau stigmatisé sans appel.

Ce chien, frère de ceux déjà souvent invoqués (notamment dans Je vous salue Marie et Hélas pour moi, puisque les ouvrages sont cent fois sur le métier remis) fait exister la possibilité d’une vie d’avant la séparation entre la nature et la culture, cette culture que Godard désigne ici de manière ajustée comme «la métaphore». Il témoigne silencieusement d’un en-deçà du langage qui ne fait disparaître ni les images ni les histoires, mais les réinscrit dans la continuité d’un être-au-monde où le trivial et le mythologique, la pensée et la merde ne sont pas disjoints.

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Filmer l’ennemi

L’Expérience Blocher de Jean-Stephane Bron | durée: 1h40

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C’est un seul film, mais intimement tissé de deux questions à la fois distinctes et, ici, inséparables. Qui est Christoph Blocher, le leader populiste suisse qui a fait du Parti suisse du peuple (UDC) la formation majoritaire de son pays en s’appuyant sur l’anti-européanisme et la xénophobie? Comment filmer un homme dont on ne partage «ni les idées, ni les méthodes, ni les convictions», comme le dit Jean-Stéphane Bron?
Pour répondre à ces deux questions, le réalisateur suisse, surtout connu pour son précédent film, Cleveland contre Wall Street, fait une série de choix qui s’apparentent à des paris. D’abord, demander et obtenir de Blocher la possibilité de l’accompagner durant plusieurs semaines, chez lui, y compris dans l’intimité familiale, dans la voiture avec laquelle il parcourt sans cesse le pays, à l’occasion dans les chambres d’hôtel où la campagne électorale de fin 2011 qui sert de cadre au tournage le mène occasionnellement.
Ensuite, recourir autant que de besoin à des archives pour rappeler une trajectoire qui part de l’enfance d’un fils de pasteur pauvre et marginalisé dans son village, devient la success story d’un grand patron de l’industrie chimique puis, à partir de ses premiers succès en 1992, quand il bloque l’entrée de la Confédération dans l’UE, d’un leader d’abord soutenu par la paysannerie alémanique et les grandes banques, et expert en manipulation des médias. Enfin recourir massivement à la voix off, en parlant en son nom propre de réalisateur et en s’adressant à celui qu’il filme si souvent de face, en affrontant (au sens littéral) celui qui est devenu son sujet, mais certainement pas un objet.
Il faudrait être d’une naïveté qui n’a aucune place ici pour croire que «filmer de face» signifie tout voir, dans ce monde des manœuvres politiciennes (dont l’UDC n’a certes pas l’apanage), du secret bancaire, de la retape populiste et du jeu rusé avec les automatismes des médias. Blocher le dit ouvertement: la caméra et le micro ne pourront pas tout enregistrer. Hors cadre, il confiera à Bron avoir «trop de secrets».
Mais il a accepté cette présence filmante, en toute connaissance de l’opposition totale de celui qui la met en œuvre. Parce qu’il a compris que Bron ne se souciait nullement d’une caricature ou d’un pamphlet, qu’il croit assez aux ressources du cinéma (la durée, l’attention au cadre, les puissances du hors-champ) pour essayer de comprendre ce qui s’est passé dans son pays à travers l’homme qu’il filme.
Et en effet, parce que Jean-Stéphane Bron est un cinéaste, jamais il ne cherchera à filmer en se plaçant au dessus de celui qu’il a chois de filmer, jamais il ne captera une grimace, un dérapage verbal, tout ce trafic de signes qui polluent la sphère médiatique –et dont l’extrême droite est par définition la meilleure usagère, parce que cela s’adresse à ce qu’il y a de plus bas en chacun.

(…)

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