DVD: coffrets au trésor du cinéma d’auteur

Loin d’avoir disparu, l’édition DVD propose des offres éditoriales soignées, qui permettent aux amoureux du cinéma des approches renouvelées de grands réalisateurs et réalisatrices.

«Le DVD, c’est fini.» Répétée à l’envi, cette phrase est tout simplement fausse. En 2023, comme l’indique le bilan annuel du CNC, près de 30 millions de DVD et Blu-ray ont été vendus en France –on confondra ci-dessous les deux supports, qu’ils soient séparés ou réunis en combo.

S’il est évident que le support numérique physique n’est plus un mode de diffusion dominant, il conserve un nombre important d’usagers passionnés et exigeants, auxquels est destiné un travail éditorial de grande qualité. Cette année 2024 a notamment vu l’arrivée de coffrets remarquables, pour l’importance des œuvres ainsi assemblées, de leur auteur ou autrice, mais aussi de la valeur des documents qui les accompagnent, en vidéo et sous forme imprimée.Ces coffrets sont construits autour de cette figure toujours à réfléchir et à discuter, mais certainement pas à bazarder comme des tentations plus ou moins grimées mais sous influence directe du marché ne cessent d’y inciter: la figure de l’auteur, et de l’autrice. Chantal Akerman, Jean Eustache, Otar Iosseliani, Ghassan Salhab, Nicolas Philibert, Jacques Rozier, Wong Kar-wai, pour citer celle et ceux ici évoqués, n’ont pas seulement réalisé de nombreux films passionnants.

Chacune et chacun a construit au long cours un travail qu’éclaire la possibilité de les réunir ainsi, de manière plus stable et pérenne que les –fort utiles– rétrospectives en salles ou que sur les chaines et les plateformes cinéphiles. Les documents imprimés qui les accompagnent et les bonus contribuent aussi à mieux percevoir et mieux comprendre leur histoire, leurs singularités, leur importance dans des contextes plus vastes.

Et, bien sûr, pour tout amateur de cinéma exigeant, ce sont aussi de magnifiques possibles cadeaux, il est donc grand temps de les évoquer. Tout comme une poignée de DVD «unitaires», qui permettent de retrouver, ou de rattraper, certains des plus beaux nouveaux films sortis en salles au cours des derniers deux ans, souvent pour une présence trop brève sur les grands écrans.

Coffret Jean Eustache, éditions Carlotta

Figure essentielle du cinéma français des années 1970, Jean Eustache aura longtemps été le «loup blanc», aussi connu qu’invisible, de l’offre de films hors salles –et encore, là aussi de manière parcimonieuse. Au sein d’une œuvre décisive bien que relativement brève (deux longs-métrages de fiction, une douzaine de titres au total), son film à juste titre le plus célèbre, La Maman et la putain (1973), sa liberté incarnée, son impertinence, son désespoir lucide, est aujourd’hui une référence majeure non seulement de l’histoire du cinéma –pas uniquement du cinéma français–, mais aussi un marqueur sensible de ce qui s’est joué pour une ou deux générations dans la seconde moitié du XXe siècle.

Le coffret de six Blu-ray donne aussi accès à des merveilles très différentes entre elles, dont le formidable et minimal Numéro zéro (1971), le binôme à jamais troublant qui compose Une sale histoire (1977), ou les extraordinaires trois derniers courts-métrages. Les suppléments comportent de nombreux inédits ou éléments devenus invisibles depuis longtemps, tandis que, bien plus que le classique «livret», le petit livre présenté par Sonia Buchman réunit les textes du cinéaste, des projets de films, des entretiens et certains des meilleurs textes critiques publiés à propos du cinéma d’Eustache.

Coffret Jean Eustache
Carlotta
Sept DVD ou six Blu-ray et un livret de 160 pages
80 euros
Sorti le 16 avril 2024

«En psychiatrie» de Nicolas Philibert, éditions Blaq Out

Au cours des deux dernières années sont sortis en salles trois films remarquables, Sur L’Adamant, Averroès et Rosa Parks et La Machine à écrire et autres sources de tracas, aussi passionnants un par un que comme l’ensemble qu’ils constituent. Cet ensemble s’inscrit lui-même dans un travail au long cours mené par Nicolas Philibert avec les moyens du cinéma, un travail commencé un quart de siècle plus tôt avec La Moindre des choses.

Tourné dans la clinique de La Borde, haut lieu de la pratique et de la pensée ouvertes dans le domaine psychiatrique, le film explorait à la fois les manières de faire qu’y avait déployé le professeur Jean Oury et celles et ceux qui l’entouraient, et des possibilités inédites de filmer, avec l’ensemble des personnes concernées, manières de filmer riches de sens y compris pour des films dans tout autres contextes.

C’est ce qu’aide à comprendre aussi le livret de documents qui accompagne les DVD, lesquels comportent également plusieurs précieux courts ou moyens-métrages, dont L’Invisible, entretien exceptionnel avec Oury, mais également l’entretien récent avec la psychologue et psychanalyste Linda De Zitter. Ou encore le film que Jean-Louis Comolli avait consacré à son confrère, Nicolas Philibert, hasard et nécessité.

En psychiatrie
Nicolas Philibert
Blaq Out
Cinq DVD et un livret de 144 pages
39,99 euros
Sorti le 3 décembre 2024

Coffret Ghassan Salhab, éditions Shellac

Le moment de parution de ce coffret fait étrangement écho à l’univers du cinéaste de Beyrouth Fantôme (1998), quand les multiples figures hantées par les guerres et les tragédies qui peuplent son cinéma apparaissent alors qu’à nouveau massacres, destructions et opérations d’invisibilisation viennent de faire rage dans son pays, le Liban, lors de la énième guerre d’agression israélienne.

Les cinq DVD réunissent ce qui est présenté comme six longs-métrages et trois essais. En effet, les relations à la fiction et la manière de réfléchir et de raconter avec le cinéma changent entre Terra incognita (2002) et Une Rose ouverte/Warda (2019), en passant par le film de vampire Le dernier Homme (2006) ou le thriller La Vallée (2015).

Pourtant, c’est bien toujours le même sens poétique des puissances du cinéma pour avoir affaire à des tragédies politiques collectives de manière incarnée qui donne souffle à ces réalisations, dont chacune est une conquête sur tant d’obstacles. Réunir ainsi l’ensemble du travail accompli en un quart de siècle, au cœur même d’une actualité à la fois tragique et en partie insaisissable, est davantage que la possibilité d’accéder à des films magnifiques et singuliers. C’est rendre mieux perceptible les continuités, la continuité historique d’une situation et la continuité de pensée et de style d’un cinéaste, et la façon dont elles s’éclairent réciproquement.

Coffret Ghassan Salhab
Shellac
Cinq DVD
39,90 euros
Sorti le 3 décembre 2024

Coffret Chantal Akerman, éditions Capricci

Point d’orgue de cette année qui a vu se multiplier les manifestations autour de l’œuvre majeure léguée par Chantal Akerman, le monumental travail éditorial accompli avec ce coffret offre la possibilité de disposer des quarante-six réalisations, pour le cinéma et la télévision, de la cinéaste de Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles, ce chef-d’œuvre de 3h20 qu’elle a tourné à l’âge de 25 ans et qui a récemment été élu «meilleur film de tous les temps» –ce qui ne veut rien dire mais fait plaisir.

L’ensemble comprend en outre un très riche ensemble de documents audiovisuels concernant de multiples façons la réalisatrice belge. Également disponible en quatre coffrets, un par décennie des années 1970 aux années 2000, cette véritable malle aux trésors recèle, à côté des grands films (de Je, tu, il, elle à No Home Movie) et de courts-métrages tout aussi essentiels, des formes hybrides qui participent des incessantes explorations menées par l’autrice, de Saute ma ville (1968) à Tombée de nuit sur Shanghai (2009).

Cet ensemble vient ainsi compléter la rétrospective en salles de l’automne dernier, l’exposition magnifique qui s’était tenue au Musée du Jeu de paume, et un considérable travail d’édition imprimée, dont la réunion de L’Œuvre écrite et parlée de Chantal Akerman mise en forme par Cyril Béghin chez L’Arachnéen.

Coffret Chantal Akerman
Capricci
Quatorze Blu-ray, un livret et une affiche
149,90 euros pour le coffret complet ou 49,90 euros pour chacun des quatre coffrets décennaux
Sorti le 25 septembre 2024

Coffret Jacques Rozier, éditions Potemkine/MK2

Lorsqu’en décembre 1962, les Cahiers du cinéma tirent le premier bilan de la Nouvelle Vague qui vient de balayer le cinéma français et mondial, le film qui figure en couverture est le premier long métrage de Jacques Rozier, Adieu Philippine. Cette place très légitime distingue un cinéaste qui, dès l’école buissonnière du court métrage Rentrée des classes (1958) et jusqu’à Fifi Martingale en 2001, mais surtout grâce, après Philippine, aux ovni joyeux et infiniment inventifs que sont Du côté d’Orouët, Les Naufragés de l’île de la Tortue et le génial Maine Océan, n’aura cessé d’inventer comment faire du cinéma au plus proche des personnes, des lieux, des lumières, des émotions.(…)

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Un vertigineux continent « logique » – sur Chantal Akerman, Œuvre écrite et parlée

Scénarios, nouvelles, entretiens, correspondance… L’immense assemblage de textes écrits ou énoncés par Chantal Akerman que publie L’Arachnéen dans une édition établie et commentée par Cyril Béghin compose à la fois une traversée intime et attentive du parcours de la cinéaste de Jeanne Dielman et une immense proposition littéraire et poétique, aussi profondément hybride que d’une bouleversante cohérence.

« J’ai vu que le lit était plein de sang ». Une phrase, une ligne. On ne sait pas qui dit « je », mais c’est une femme, une jeune femme. Les mots sont simples, ce qu’ils expriment est infiniment complexe, dangereux, obscur. Le sang de qui ? De celle qui écrit ? De celui ou celle dont elle a évoqué auparavant l’absence, après une séparation dont il est incertain si elle est temporaire ou définitive ? Le sang d’une blessure, d’un meurtre, d’un suicide ? D’une coupure anodine ? Le sang des règles ?

« Plein de sang », manière de dire qu’il y a une tache de sang ou véritablement plein, inondé. Liquide ou sec. Gore ou mélancolique. C’est sans fin, il peut être question d’un crime, d’un incident quotidien, de la trace d’une lutte ou d’un acte brutal, de l’hypothèse – espérée ou non – d’un enfantement.

« J’ai vu que le lit était plein de sang ». La phrase ne raccorde pas vraiment avec le reste du court texte dont il est extrait, intitulé La Chambre, à peine trois pages, et qui raconte les actes désordonnés de la narratrice après une rupture, dans les rues et le métro à New York et dans l’appartement où elle habite. Ce texte a existé sous trois formes différentes, écrites et enregistrées, sans avoir atteint la place à laquelle il était destiné, la bande son d’un court métrage. Le court métrage aussi s’intitule La Chambre, c’est la deuxième réalisation de Chantal Akerman, en 1972. Dans le film, plan-séquence de dix minutes, il y a une chambre qui semble à New York, il y a Chantal Akerman dans un lit, il n’y a pas de sang, du moins pas qu’on puisse voir. Le plus important était peut-être « J’ai vu ».

Voilà, c’est tout au début de Chantal Akerman, Œuvre écrite et parlée. Une ligne seulement, à la douzième des mille trois cent quatre-vingt-six pages que comporte cette émerveillante proposition composée par les éditions L’Arachnéen et par Cyril Béghin, grand connaisseur de l’œuvre de la cinéaste belge à propos de laquelle il a déjà souvent publié. Il s’agit, en deux tomes chronologique (1968-1991 et 1991-2015) d’un ensemble de textes écrits par l’autrice de Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles, certains comme travaux préparatoires à des films ayant existé ou pas, d’autres rédigés pour de multiples raisons personnelles et de travail. Il y a des livres déjà parus ou pas, du théâtre, des ébauches de nouvelles, des courriers, des chansons, des éléments de dossiers de presse. Figurent aussi des transcriptions d’enregistrements et des entretiens destinés à des médias, et des présentations d’installations vidéo. Certains textes font plus de cent pages, d’autres moins de vingt lignes.

L’ensemble est un magnifique et sobre objet comme sait en créer L’Arachnéen, éditeur auquel on doit, entre autres, un immense travail autour de la pensée en actes et en gestes visibles de Fernand Deligny, travail éditorial au long cours dont le sommet a été la publication de la somme Œuvres. Cet ensemble Akerman est constitué de trois volumes. Le troisième a été composé par Béghin, il comporte une notice explicitant la nature et les sources de chaque texte publié dans les deux autres tomes, ainsi qu’une biographie, une filmographie et une bibliographie exhaustives. Cet appareil informatif est précédé d’une « Présentation » par Cyril Béghin de la réflexion qui a guidé la composition de l’ouvrage, lequel ne prétend nullement réunir tout ce qu’a écrit Chantal Akerman, et d’éléments critiques et analytiques concernant son cinéma et son rapport à l’écrit. Ou plus exactement son rapport aux mots, dans leurs multiples modes d’existence.

L’intitulé de l’ouvrage est à cet égard significatif. Comme y insiste Cyril Béghin, le « et » de Œuvre écrite et parlée ne désigne pas tant une addition que la continuité de ces modes d’énonciation, eux-mêmes intimement intriqués aux réalisations visuelles, qui ne sont pas toutes des films, Akerman étant aussi l’autrice d’un important ensemble d’installations pour les lieux d’art contemporain. Le geste éditorial qu’est l’ouvrage tel qu’il est agencé affirme qu’ensemble, ces énoncés font une œuvre (au singulier), qu’il s’y déploie une proposition cohérente de rapport aux autres et à soi, au monde réel et aux films et écrits de multiples autrices et auteurs différents.

L’introduction insiste sur ce qui s’avère une des qualités majeures de l’œuvre ainsi publiée, ce que Béghin nomme son « instabilité ». Soit la multiplicité des formats, des supports, des modes d’énonciation, mais aussi l’incertitude du statut de ce qui y est conté, décrit, imaginé, et la labilité des régimes d’expression. Le minuscule exemple d’une seule ligne mobilisé ci-dessus vaut exemple de la richesse féconde, toujours potentiellement générative d’autres idées, d’autres paroles, d’autres textes que suscite l’expression verbale de Chantal Akerman.

Elle qui disait « j’ai toujours eu le désir d’écrire (…) Simplement, j’ai eu peur de ne faire que ça. La peur de rester chez soi et de se perdre. Je savais qu’en écrivant des films, je sortirais de ma chambre. » À la lire, on éprouve et la proximité du risque d’un abime sans fond de l’écriture mais aussi de la parole, et la tension entre l’intérieur et l’extérieur, la pratique solitaire et la pulsion vers ailleurs, là où sont les autres.

À juste titre, Béghin caractérise donc du mot « instabilité » l’ensemble de cette production « logique », au sens où elle relève du logos en-deçà de la séparation entre parlé et écrit, et même si la logique au sens courant n’est pas sa caractéristique la plus apparente. Instable assurément, au sens où tout est en mouvement, dans les énoncés et dans leurs modalités d’énonciation. Mais ce qui les tient ensemble, et dont le livre témoigne si fort, c’est la voix. La voix de Chantal Akerman, voix connue, elle qui parle si souvent dans ses films, du premier au dernier, voix ô combien singulière, dans ses caractéristiques audibles, gravité, tessiture, modulations du tabac et des angoisses, mais pas seulement. La preuve : qui n’a jamais entendu la « vraie » voix de Chantal Akerman l’entendra en lisant ces textes.

Cette instabilité peut aussi être la condition d’une forme de solidité, lorsque les écrits témoignent de recherches de terrain approfondies, minutieuses, par exemple dans le centre de réhabilitation pour adolescents de Yonkers dès 1972 (pour un film inachevé), ou pour l’enquête sur le désert à la frontière entre États-Unis et Mexique (Sonora, 2001) qui fera naître un film et une installation.

Ce que faisait, ce que disait ou écrivait Akerman a suscité de multiples références ou rapprochements, qu’elle a presque toujours récusés. Mais il y a en a une qu’elle a elle-même convoqué, celle à la « littérature mineure » comme l’avaient définie Deleuze et Guattari dans leur livre sur Kafka, souvent cité par la cinéaste[1]. Dans cet ordre-là du discours se tiennent et ses films, et ses écrits. Avec sans cesse une exigence du mot juste, et un refus des assignations, qui se cristallisent par exemple dans cette seule réplique, prélevée au sein d’un des plus amples entretiens qu’elle ait jamais accordés, « Bresson est un grand matérialiste, (…) « cinéaste catholique », « cinéaste juif », « cinéaste femme », « cinéaste homosexuel », il faut enlever tous ces qualificatifs, ce n’est pas là que se jouent les choses » (« The Pajama Interview », avec Nicole Brenez, 2011).

Dans son texte de présentation, Cyril Béghin remet à leur place les multiples cadres jamais totalement dépourvus de pertinence mais tous plus ou moins réducteurs, ces trop bien nommées « grilles de lecture » (l’autofiction, le féminisme, le rapport à Israël et au judaïsme, la comparaison avec Marguerite Duras…). Et il rend justice à ces deux horizons décisifs que sont la non-appartenance viscérale, à la fois malheureuse et revendiquée, et, plus tard et grâce à la rencontre avec Sonia Wieder-Atherton, la musique.

S’y aventurer constitue une entreprise éminemment gratifiante.

Mais la beauté de l’ensemble de l’ouvrage édité, au-delà des multiples merveilles qu’il recèle et qu’on ne saurait prétendre énumérer ici, tient à ce qui circule entre les textes, et entre les textes et l’œuvre filmé. La puissance de ces énergies suscitées par la composition publiée ouvre des échos et des espaces poétiques qui construisent des places tremblantes et puissantes à des films qui n’existent pas, mais qui parvinrent à divers états d’élaboration.

Cela construit un territoire peuplé de fantômes, aussi actifs que les « vivants » (les œuvres réalisées) et les documents qui s’y rapportent. Et eux aussi acquièrent, dans le maniement de la langue de l’écrivaine, une dimension fantomatique. (…)

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Akerman, Ferhani, Collardey: trois fois réel

No Home Movie de Chantal Akerman. Durée : 1h55. Sortie le 24 février.

Dans ma tête un rond-point de Hassan Ferhani. Durée : 1h40. Sortie le 24 février.

Tempête de Samuel Collardey, avec Dominique Leborne, Matteo Leborne, Mailys Leborne. Durée 1h29. Sortie le 24 février.

 

Une déferlante de nouveaux films, comme il est désormais d’usage, bien trop nombreux pour qu’il puisse être prêté attention à chacun comme il le mérite, inonde cette semaine nos grands écrans. Parmi eux, trois titres singuliers, incommensurables l’un à l’autre, ont pourtant en commun de prendre en charge explicitement la question des puissances d’enregistrement de la réalité par le cinéma. Trois manières singulières qui témoignent de ce qu’il est possible, émouvant et passionnant d’inventer à partir de ces articulations chaque fois différentes entre réalisme et mise en scène.

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No Home Movie, film de non-deuil, film d’accompagnement jusqu’à la mort, et puis dans la suite du monde, ne peut plus ne pas se regarder d’une manière particulière, hantée, depuis que sa réalisatrice est elle aussi morte, le 5 octobre.

Pendant des semaines, Akerman la voyageuse revenue au bercail bruxellois a filmé sa mère, cette femme très âgée et en mauvaise santé, cette survivante des camps, ce lien avec la mémoire et l’enfance de la cinéaste.

Cadre fixe après cadre fixe, plan séquence après plan séquence, c’est un cérémonial d’invocation qui se joue. Qui se joue pour chacun, y compris bien sûr si on ne connaît pas mesdames Akerman mère et fille, ou ne se soucie nullement de leur vie privée.

Dans le grand appartement clair comme la ligne claire de la bande dessinée belge, il n’y a le plus souvent que ces deux êtres de chair, celle qui filme (et parfois se filme), celle qui habite là, et qui vaque à ses occupations quotidiennes et à ses souffrances et angoisses de vieille dame. Et cela ouvre l’espace immensément à tout ce qui est aussi là, mais autrement. Tout ce qui est aussi là pour elles, Chantal et sa mère, des objets, des traces, des souvenirs, des mots chargés d’échos, des gestes qui font signe. Mais aussi pour chacun des spectateurs. No Home Movie est un film intime, mais au sens où il fait place à l’intimité de chacun.

C’est l’un des sens qu’il faut donner au titre du film : No Home Movie n’est pas un « film de famille » de la famille Akerman, c’est un travail de partage ouvert. Ce n’est assurément pas non plus, malgré l’extrême austérité de son dispositif de tournage, un home movie au sens d’images de la famille captées à la va comme je te pousse par la petite caméra de papa.

D’abord de papa, il n’y en a pas – cela aussi fait partie de la « situation » (et de tout le cinéma d’Akerman). Mais surtout, même seule avec sa caméra légère, l’auteure de Jeanne Dielman et de La Captive compose des plans d’une rigueur extrême, même, surtout lorsque le cadre semble étrange, maladroit, anormal. Et avec la monteuse Claire Atherton, sa partenaire de cinéma, elle organise les rythmes, les durées, les ruptures d’intensités lumineuses et sonores, d’une manière souverainement émouvante et suggestive.

No Home Movie signifie aussi que cela n’est pas « sa » maison, à elle, Chantal, qui se sera vécue comme éternelle errante, littéralement comme la Juive errante. Même au milieu des objets de son enfance, elle n’est pas chez elle mais chez sa mère, elle qui aura profondément, douloureusement, follement ressenti n’avoir pas de lieu – I Dont Belong Anywhere est le titre du très beau portrait filmé que lui a consacré Marianne Lambert en 2015, juste avant sa disparition.

Ainsi l’extrême réalisme du filmage, l’attention aux lieux et aux objets, rend-il sensible cette idée impondérable, la non-appartenance, la perte du monde qui précède et que redouble mort de la mère – et qui, rétrospectivement, prophétise la mort de la fille.

 

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Dans ma tête un rond-point, premier film du jeune réalisateur algérien Hassan Ferhani, appartient lui aussi de plein droit est ce qu’on est fondé à désigner comme documentaire, et pourtant il n’a rien à voir. Aucun lien personnel ne rattache le réalisateur à ce qu’il filme, et même si dans les deux cas il s’agit d’un lieu clos (avec dans les deux cas quelques brèves échappées), ils n’ont absolument aucun rapport.

Le « théâtre » – c’en est un, à plus d’un titre – où se situe le film, ce sont les anciens abattoirs d’Alger, promis à une prochaine fermeture. Ferhani y accompagne le travail de ceux qui tuent chaque jour des bêtes pour nourrir la ville, les relations entre ces travailleurs à la fois déconsidérés, marginalisés par la société, très pauvres, souvent venus de province poussés par la misère, et en même temps investis d’une mission nourricière et sacrificielle, dans les conditions archaïques où ils travaillent.

Le réalisateur filme le lieu, son architecture, les formes étranges que font surgir à la fois les instrument de l’abattage, la présence des bêtes vivantes et des bêtes mortes, du sang, et les marques puissantes du temps, de l’usure, de la ruine parfois. Mais il s’approche aussi des êtres qui travaillent et parfois vivent là, il les écoute, les regarde, les entend. Dans ma tête un rond-point est un exceptionnel travail de composition, qui agence le proche et le lointain, le singulier et le collectif, le trivial, le social et le mystique.

Les figures les plus mémorables qui émergent de cette composition sont toujours à la fois existantes pour elles-mêmes et parties prenantes d’ensembles qui les dépassent, les contiennent, mais ne les résument ni ne les définissent. Aucune assignation à résidence sociologique, générationnelle ou professionnelle ici.

A nouveau le titre, emprunté à une phrase d’un des protagonistes essayant de définir sa propre place et sa manière de voir son avenir, suggère cet agencement étrange et juste. Dans ma tête un rond-point est à la fois extraordinairement concret et cosa mentale, ces murs carrelés et ces tuyauteries rouillées, ces masses frémissantes ou sanguinolentes, ces corps sculptés par le travail physique et les duretés de l’existence, ces visages où vivent des espoirs, des terreurs, des épuisements, sont le matériau même d’une perception qui à son tour ne se résume à rien de clos.

Ce n’est pas un film sur les abattoirs du quartier du Ruisseau à Alger, pas un film métaphore sur l’état actuel de l’Algérie, ou sur un changement d’époque dans le traitement de la viande par l’industrie alimentaire. Ce n’est pas un film sur. C’est un film avec la complexité du monde, et des êtres, hommes, bêtes, objets, gestes, rêves, paroles, qui le peuplent, et le font monde.

 

Tempete

Tempête pourrait paraître au croisement des deux premiers, à la fois inscrit dans un milieu professionnel manuel bien précis (les marins pêcheurs à la place des tueurs des abattoirs) et construit sur une histoire de famille (une relation d’un père et de ses deux enfants au lieu d’une relation mère-fille). Il n’en est rien.

De prime abord, à la différence des deux autres films, le troisième long métrage de Samuel Collardey ne se présente pas comme un documentaire. Dans un port de la côte Atlantique, nous suivons les démêlés d’un homme, Dom, divorcé, employé sur un chalutier, père de deux adolescents qu’il peine à élever. Problèmes d’argent, problèmes d’organisation de son temps, problèmes de relations affectives, entre lui, sa fille et son fils, avec d’autres femmes. Une « tranche de vie » contemporaine chez des gens maltraités par l’existence, mais rien de misérabiliste dans ce récit, grâce à un étrange et très solide alliage de simplicité et d’énergie.

Le scénario n’en rajoute pas, ne « mélodramatise » pas. Dom fait des erreurs, fait de son mieux, agit et puis s’épuise, tourne en rond. Quelque chose de plus qu’une chronique dramatisée est à l’œuvre ici, qu’on détectera ou pas, au fond peu importe, ce sont les effets qui comptent.

Comme il l’avait fait avec son très remarquable premier film, L’Apprenti, Samuel Collardey a filmé des gens, une famille et leurs proches, rejouant leur véritable histoire.

Aucun effet d’emphase ici, aucun clin d’œil au second degré en direction du spectateur, aucun geste revendiquant une mise en forme explicite – contrairement au « théâtre » des abattoirs, ou même aux cadrages d’airain d’Akerman.

En lieu et place, un acte de foi : la croyance dans la capacité du cinéma d’accompagner une certaine vérité des gestes, des mots, des affects, à la condition sine qua non de toujours trouver la bonne distance, la bonne écoute. Tempete est, au sens littéral, un film de fiction : les acteurs jouent un rôle, fut-ce le leur.

On voit bien dès qu’on dit cela combien cela questionne l’idée même du documentaire – comme si les gens filmés « dans la vraie vie ne jouaient pas toujours un rôle, comme si de toute façons ne nous ne jouions pas toujours, y compris « dans la vie », un rôle, ou plusieurs. Air connu, rabâché, cliché plus qu’usé, mais écueil à jamais incontournable. Et qui, du coup, redonne une place singulière, efficiente et même, oui, heureuse, à ce passage assumé par la fiction pour mieux conter un petit quelque chose d’une vérité.

En revendiquant ce passage par le romanesque, voire le feuilletonesque – Dom obtiendra-t-il le prêt pour acquérir son propre bateau ? Réussira-t-il à se réconcilier avec sa fille ?… – mais un feuilletonesque saturé d’une réalité qui s’infiltre dans tous les rouages des mécaniques dramaturgiques, Collardey réussit une passionnante opération de transsubstantiation, qui là aussi, mais par un chemin différent, fait honneur aux potentialités du cinéma.

Un mot encore, quand même. Au-delà de tout ce qu’on a dit, un point commun à ces trois films : par des chemins très différents, ils partagent la capacité, pas si courante aujourd’hui, de regarder les humains avec respect, de laisser apparaître la beauté sans égale d’une vieille dame, des quelques ouvriers venus du Sud algérien, d’une ado en pétard contre son père et la vie. C’est beaucoup.

 

 

Chantal Akerman est morte

akerman_uneChantal Akerman est morte.

Elle avait 65 ans. Elle s’est tuée. La mort, de toute façon, était là depuis le début, était là avant elle.

Depuis le début: le premier court métrage, manifeste burlesque et autarcique, où elle se faisait exploser dans sa cuisine bruxelloise – Saute ma ville, en 1968 bien sûr.

Avant elle: même dans les rires, rauques comme sa voix magnifique de fumeuse folle, même dans l’éclat renversant de ses yeux verts que nul n’oubliera s’il les a vus ne serait-ce qu’une fois, jamais l’ombre maléfique de la Shoah n’a été absente.

Ni dans l’endiablée comédie musicale (Golden Eighties, 1986), ni dans l’adaptation de Proust (La Captive, 2000) ou de Conrad (La Folie Almayer), ni lorsqu’elle réalisait un documentaire sur la troupe de Pina Bausch (Un jour Pina a demandé, 1983), ni dans la pure rage transmuée en pure beauté contre les racistes américains (Sud, 1999).

Cela qui avait broyé sa famille et étendu à l’infini un voile de terreur inhumaine sur le monde, elle ne l’oubliait jamais. C’était lourd, très lourd. Pas question ici d’expliquer son suicide, de trouver des causes à son geste. Juste de rappeler, parce que toute son œuvre en témoigne, combien elle aura longuement cheminé avec la mort présente à ses côtés.

ChantalA

Une femme qui fait du cinéma

Elle était toute petite, Chantal. C’était ce qui frappait immédiatement, avec la voix et le regard. Elle était, elle avait longtemps été d’une incroyable énergie. Une flamme, une lame. Ce qu’on voyait aussi tout de suite bien sûr, c’est qu’elle était une femme.

Une femme qui fait du cinéma, au début des années 70, ce n’était guère courant, en France –et encore moins ailleurs. Il y avait Agnès Varda, Duras qui s’y mettait, et puis… ? Dès Je, tu, il, elle en 1974, et surtout l’année suivante le geste ample et puissant de Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles, avec Delphine Seyrig à la perfection de son art, elle fait exister avec une force inédite un regard de femme sur les écrans.

maxresdefaultIl y a un avant et un après Jeanne Dielman, 3h20 de la vie d’une femme déployaient la transfiguration d’une chronique au ras de la table de cuisine en poème tragique du désespoir contemporain, avec une justesse cruelle et attentive dont on cherche en vain d’autres exemples. Un avant et un après dans l’histoire du cinéma, et dans l’histoire du féminisme, et de la manière dont des œuvres d’art y auront pris leur part.

La liberté new-yorkaise

Je, tu, il, elle et Jeanne Dielman, Chantal Akerman ne les auraient jamais faits, non plus qu’une part majeure de son œuvre encore à venir, si elle n’était allée à New York au début des années 70. Figure naturelle d’une génération issue de la Nouvelle Vague, la génération de Philippe Garrel, de Jacques Doillon, de Rainer Fassbinder, de Werner Schrœter, elle était une figure majeure du cinéma européen. Elle était à sa place dans l’espèce de généalogie qu’aura esquissée la collection pour Arte «Tous les garçons et les filles» pour laquelle elle avait tourné Portrait d’une jeune fille de la fin des années 60 à Bruxelles (1994), s’inscrivant entre André Téchiné, Claire Denis et Olivier Assayas, comme dans le beau portrait de sa génération de cinéastes tourné par Philippe Garrel, Les Ministères de l’art (1989).

Européenne, héritière de la mémoire des camps et de la lumière de la Nouvelle Vague, Chantal Akerman découvrit à New York une autre rupture. Dans l’obscurité de l’Anthology Film Archive créé par Jonas Mekas et dans la lumière du rayonnement de la Factory de Warhol, elle aura été irradiée de cette liberté dite expérimentale, qui vient de Michael Snow, de Kenneth Anger, de Stan Brakhage. Ce qu’elle en fera n’appartient qu’à elle. (…)

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