De l’exposition comme arme politique – sur « Past Disquiet » au Palais de Tokyo

Au Palais de Tokyo à Paris, l’exposition « Passé inquiet : Musées, exil et solidarité. Past Disquiet » met en scène quatre grands mouvements de solidarité d’artistes du monde entier avec des luttes politiques des années 1970-80, sous une forme originale. Les choix muséographiques singuliers aussi bien que la mise en relation d’événements distincts construisent une intelligence de pratiques artistiques en phase avec l’état du monde, éclairantes pour aujourd’hui.

Vous ne le savez sans doute pas mais sont en ce moment exposés à Paris Joan Miro, Ernest Pignon-Ernest, Matta, Robert Rauschenberg, Claude Lazar, Julio Cortazar, Arman, Julio Le Parc, Judy Seidman, Tapiès, Jacques Monory, Bernard Rancillac, Gérard Fromanger, Masao Adachi, Patricio Guzman, Jean-Luc Godard, Mahmoud Darwich… Cela se passe au Palais de Tokyo, sous l’intitulé « Passé inquiet : musées, exil et solidarité ».

Conçue par Kristine Khoury et Rasha Salti, l’exposition affirme le parti pris de ne montrer aucune œuvre, au sens classique. C’est pourtant bien d’une exposition d’art qu’il s’agit, et pas, ou pas uniquement d’une exposition documentaire ni d’une exposition conceptuelle. Les gestes d’art revendiqués comme tels y sont omniprésents, mais sous une autre forme que la présentation d’artefacts singuliers porteurs de la bonne vieille aura. Aux murs, sur des présentoirs, suspendus au plafond ou via des écrans vidéo, des centaines d’objets visuels –dont aucun original – composent quatre récits, cent récits, un récit. Des affiches, des photocopies, des tracts, des émissions de télévision, des discours enregistrés, des journaux et revues, des sorties sur imprimante de reproduction de tableaux ou de sculptures font de « Past Disquiet » une exposition à la fois très matérielle, et mentalement très suggestive.

Voulue sans lourdeur financière ni technique, capable d’être installée et désinstallée en une journée, l’exposition est aussi un permanent travail en cours, in progress prenant ici particulièrement sens. Ce qui est présenté à l’étage inférieur du Palais de Tokyo est ainsi la sixième itération de ce qui se revendique plutôt comme le rendu temporaire d’une enquête qui se poursuit, enquête menée par les deux curatrices. Après Barcelone, Berlin, Santiago du Chili, Beyrouth et Le Cap, « Past Disquiet », à chaque fois modifié, à chaque étape enrichie, fait donc escale à Paris. D’où, aussi, le double titre de ce qui est présenté au Palais de Tokyo, « Passé inquiet : Musées, exil et solidarité » nommant spécifiquement ce qui est montré à Paris, quand « Past Disquiet » désigne le processus au long cours dans ses itérations successives.

Grâce à la scénographie légère du Studio Safar, scénographie à la fois lisible et disponible à divers itinéraires et divers rythmes de visite, se déploient les quatre récits principaux qui ont donné naissance à l’exposition. Chronologiquement, mais on n’est pas obligé de suivre la chronologie, l’histoire commence à Santiago du Chili, peu après l’arrivée au pouvoir du gouvernement d’Union populaire de Salvador Allende. Si l’événement politique majeur est alors salué de par le monde comme un espoir de construction du socialisme à partir d’un processus démocratique, et s’il suscite comme cela a pu se produire par le passé de nombreuses manifestations de soutien de la part d’artistes, il est aussi l’occasion d’une initiative inédite.

Le critique d’art brésilien Mario Pedrosa, exilé au Chili pour cause de dictature militaire dans son pays, propose de demander aux artistes du monde entier de donner des œuvres à ce qui deviendra le Museo de la Solidaridad. Celui-ci est inauguré en 1972 par Allende en réponse à un appel international relayé entre autres par Rafael Alberti, Louis Aragon, Carlo Levi, Dore Ashton… Il compte 600 œuvres l’année suivante au moment du coup d’État. Les militaires voleront une partie des œuvres, mais la plupart d’entre elles peuvent être exfiltrées, et deviennent la collection itinérante du Musée international de la résistance Salvador Allende (MIRSA). Julio Cortazar, lui-même en exil à Paris pour échapper à la dictature argentine, jouera un rôle majeur dans la circulation de ce musée en exil conçu comme moyen de mobilisation, collection qui ne cessera de s’enrichir de dons nouveaux. Après le rétablissement de la démocratie au Chili en 1990, l’ensemble des œuvres est réuni à Santiago, dans ce qui se nomme désormais Museo de la Solidaridad Salvador Allende. Il comprend désormais 27 000 œuvres.

En 1979, inspiré par le MIRSA, Ernest Pignon-Ernest et le peintre espagnol, lui aussi en exil pour cause de franquisme, Antonio Saura lancent le projet d’un musée itinérant de lutte contre l’apartheid.  Avec l’aide d’Arman à New-York, Rauschenberg, Le Witt, Oldenbourg font partie des cent artistes du monde entier qui, là aussi, font don d’une œuvre. L’ensemble constitue l’exposition itinérante Art Contre/Against Apartheid, qui voyage dans vingt pays après sa première apparition à Paris en 1983.

Souvent, sa mise en place s’accompagne d’initiatives originales quant à la manière d’exposer. Le cas le plus remarquable a lieu au Japon, grâce à un collectif qui a inventé un dispositif de circulation (dans un camion de déménagement surmonté d’un énorme ballon rouge) et d’accrochage ultra-léger, lequel permettra que l’exposition soit présentée dans 194 villes du pays. L’initiative des artistes trouve écho en Afrique du Sud où s’étaient constitués des collectifs de plasticiens, dont le MEDU Art Ensemble (installé au Bostwana où il demeura très actif jusqu’à un raid des forces spéciales sudafricaines assassinant plusieurs des artistes et activistes en 1985) et le Community Arts Project né des émeutes de Soweto en 1976.

De manière caractéristique de la démarche de Karine Khoury et Rasha Salti, attentive aux échos et ramifications des grandes opérations mobilisant des figures très reconnues, ces multiples pratiques plus ou moins directement liées à l’opération sont également documentées dans l’assemblage de reproductions d’œuvres, des documents, des affiches, des vidéos – jusqu’à celle de Mandela, peu après sa libération, recevant Ernest Pignon pour le remercier de son initiative, alors que les œuvres destinées à ce qui avait été d’abord pensé comme un musée en exil vont trouver un « domicile » temporaire sur les murs du Parlement après la chute de l’apartheid. Elles sont désormais conservées par le Centre Mayibue de University of Western Cape, un centre majeur de documentation sur la lutte contre le régime raciste sudafricain.

Un an après l’initiative à propos de l’apartheid, en 1980, l’exemple du MIRSA inspire également le poète nicaraguayen Ernesto Cardenal, alors ministre de la Culture du gouvernement sandiniste arrivé au pouvoir en juillet 1979 grâce à cette révolution que trahirait ensuite son leader Daniel Ortega. Cardenal lance lui aussi un appel aux dons pour la création d’un musée en solidarité avec le peuple nicaraguayen, toujours sous le coup des agressions pilotées par les Etats-Unis et relayées par les sbires de la dictature somoziste. Quelque 300 œuvres composent la collection du Museo de Arte Contemporaneo Latinoamericano de Managua à son ouverture en décembre 1982. Il continuera de s’enrichir alors qu’il devient le Museo Julio Cortazar, l’écrivain argentin ayant là aussi joué un rôle très actif, avant que les dérives politiques au sommet de l’état sandiniste n’entrainent sa fermeture.

Quels effets est-il légitime désormais d’attendre de constructions collectives, ce que sont les expositions, aussi bien que de gestes d’artistes à titre individuel dans les conflits actuels ?

Mais si « Past Disquiet » est né, ce n’est à cause d’aucun des événements qui viennent d’être évoqués. Le projet de l’exposition résulte de la rencontre des commissaires avec une quatrième expérience. En 2009, Karin Khoury et Rasha Salti, pourtant l’une et l’autre personnellement liées à l’histoire de la région et très bonnes connaisseuses de la vie artistique en relation avec les événements politiques du Moyen Orient, découvrent avec stupeur le catalogue d’une exposition dont elles n’avaient jamais entendu parler.

Aujourd’hui oubliée, « L’Exposition internationale pour la Palestine » s’est tenue à Beyrouth en pleine guerre civile libanaise. À l’initiative du Bureau des Arts plastiques de l’Organisation de Libération de la Palestine, 183 œuvres originaires de 30 pays avaient été assemblées dans le sous-sol de l’Université arabe de Beyrouth. L’inauguration a lieu en présence de Yasser Arafat le 21 mars 1978, soit une semaine exactement après l’invasion du Sud Liban par l’armée israélienne. (…)

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À voir en salles: «Les Colons», «La Fille de son père», «Pour ton mariage», «Un corps sous la lave»

Grands espaces et vent violent de l’Histoire ou labyrinthes intimes des relations familiales, ce sont quatre révélations aussi singulières que réjouissantes.

À ce point de surabondance de beaux films, qui mériteraient chacun attention et distinction, c’est à la fois très joyeux (le cinéma est singulièrement vivant, créatif, varié…) et affligeant: ces films vont «se faire de l’ombre», la multiplicité et la diversité font effet de confusion, qui nuit à chaque titre, et au cinéma en général.

Même en laissant de côté le nouveau et succulent grand œuvre de Frederick Wiseman, Menus plaisirs, immersion sensible et précise dans le processus de création au sein d’un grand restaurant, la Maison Troisgros, parmi les sorties de ce mercredi 20 décembre, quatre titres méritent de se partager l’attention des spectateurs.

Sans être tous des premiers films stricto sensu, ce sont aussi véritablement des découvertes, qui méritent d’amener dans la lumière chacun et chacune des cinéastes qui les signent.

«Les Colons» de Felipe Gálvez

Ce fut une des plus belles révélations du dernier festival de Cannes. Situé au tournant des XIXe et XXe siècles dans les immenses plaines de Patagonie, le premier long métrage du cinéaste chilien Felipe Gálvez est porté par un souffle épique peu commun.

Cet élan traverse de bout en bout l’évocation d’une conquête de l’espace et des esprits par différents types de colons, agraires et brutaux, puis urbains et madrés, tout en faisant place à des aspects légendaires, voire mystiques.

Ambiance western crépusculaire et graphique pour sortir de la nuit l’histoire de la colonisation des terres indigènes par les Chiliens. | Sophie Dulac Distribution

Les Colons se déploie autour de la figure centrale d’un Mapuche métis participant à une expédition de rapines et d’extermination commanditée par un grand propriétaire.

Les rebondissements dramatiques, les rencontres inattendues, mais aussi la présence des corps humains, des animaux, de la végétation, de la mer et des montagnes contribuent à l’intensité impressionnante du film.

Western de l’extrême sud, le film raconte une expédition de conquête et d’extermination, à laquelle prennent part des personnages singuliers, qui incarnent des formes de domination et de survie différentes, jamais simplistes.

 

Et si l’énergie d’un grand récit d’aventure est son principal carburant, Les Colons est aussi une troublante méditation sur la production des images et des récits qui ont rendus invisibles la nature coloniale, donc meurtrière, de la construction de la nation chilienne.

Que l’appareillage du cinéma surgisse au cours de l’épilogue est non seulement judicieux sur le plan dramatique et historique, mais une manière de ré-éclairer a posteriori tout ce qui vient d’être montré, d’en désigner indirectement les codes et le contexte. Il faudrait être très myope pour ne pas voir combien cette fresque historique chilienne réfracte, aussi, des enjeux contemporains, et pas uniquement là où elle est située.

Les Colons de Felipe Gálvez avec Camilo Arancibia, Mark Stanley, Benjamin Westfall, Alfredo Castro, Mishell Guaña

Séances

Durée: 1h37 Sortie le 20 décembre 2023

«La Fille de son père» d’Erwan Le Duc

La joie est là tout de suite. Joie d’accompagner cette histoire, de la légèreté avec laquelle elle est contée, de la tendresse amusée pour ses personnages –Étienne qui a 20 ans rencontre et, peu après, perd celle qu’il aime, mais gagne au passage sa fille Rosa. Ensuite, dix-sept ans plus tard…

Étienne (Nahuel Pérez Biscayart) et Rosa (Céleste Brunnquell): qui aide qui à grandir? | Pyramide Distribution

Ensuite, entre cet acteur décidément étonnant qu’est Nahuel Pérez Biscayart (Au fond des bois, 120 Battements par minute, Un an, une nuit, autant de très grands rôles) et l’adolescente incarnée par Céleste Brunnquell (découverte avec Les Éblouis, Fifi et En thérapie) se déploient les multiples éclats d’un jeu vivant, amusé, inquiet, affectueux, lucide.

C’est affaire de tempo et de petits gestes, d’un mot esquivé et d’une heureuse digression, du surgissement de situations, de contrepoint d’un personnage dit secondaire (Maud Wyler, nickel, le jeune Mohammed Louridi, qu’on sait déjà qu’on reverra bientôt). Terrain de foot et lycée, grande vague au Portugal et tiroirs aux secrets de la chambre de lui, des sentiments d’elle, le film court et danse, trouve où se poser, fait attention à chacun et chacune. Explore les voies du burlesque et de son revers dangereux, douloureux.

 

Il est d’usage de saluer, à bon droit, l’originalité de certains films –en particulier dans le cinéma français, d’une étonnante diversité contrairement aux préjugés de ceux qui ne regardent pas les films. Mais il est très réjouissant de saluer aussi, lorsque se présente le cas, la capacité d’un cinéaste à investir des motifs bien connus pour paraître les réinventer à chaque plan, avec confiance dans ses acteurs, son histoire… et ses spectateurs.

Outre un joyeux clin d’œil à Sergio Leone, on pourra toujours repérer ce que La Fille de son père évoque de Jacques Becker, de François Truffaut ou d’Arnaud Desplechin. Ce ne sera que pour apprécier encore mieux combien Erwan Le Duc, quatre ans après le prometteur Perdrix, habite son film et le fait vivre de l’intérieur.

La Fille de son père d’Erwan Le Duc avec Nahuel Pérez Biscayart, Céleste Brunnquell, Maud Wyler, Mahammed Louridi, Mercedes Dassy

Séances

Durée: 1h31 Sortie le 20 décembre 2023

«Pour ton mariage» d’Oury Milshtein

Sur la tombe de son psy, qu’il fleurit en piquant des fleurs chez les voisins de cimetière, le type se lance dans un récit navré et ironique de sa propre existence. Le type, c’est Oury Milshtein, réalisateur et personnage principal d’un projet de cinéma comme jamais on n’en vit.

Il s’avèrera, au fil de séquences où le burlesque le dispute au dramatique, et l’intime à plus intime encore comme à la grande histoire, que le monsieur a grandi dans une famille dysfonctionnelle, a eu deux épouses (la première, Jocya, étant la fille d’Enrico Macias), qu’il a eu deux fils de la première et trois filles de la seconde, Bénédicte, dont la plus jeune est morte du cancer à 14 ans. Avec une belle énergie, l’adolescente fabriquait elle aussi des films jusque sur son lit d’enfant-bulle.

Le réalisateur, une de ses femmes et deux ses enfants au cours du dîner-projection-psychodrame qu’il a organisé parce que «ça peut pas faire de mal de se parler». Vraiment? | Rezo Films

Sinon, tout va bien, à part une manière de porter ensemble son très présent judaïsme, un autre cruel deuil amoureux, le poids de l’histoire, celui de l’inconscient comme de la conscience d’avoir été plus ou moins correct, par exemple lorsque ses deux épouses successives étaient simultanément enceintes de ses œuvres.

Et l’état du monde, et celui du cinéma (il travaille dans le cinéma, principalement dans le secteur de la production), et maman Alzheimer, et l’ombre de l’ex-beau père, et…

Donc, c’est une comédie. Sauf que c’est aussi un documentaire. (…)

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«Santiago, Italia» ou les émouvantes vertus politiques du montage

Mais où se tient-il vraiment, Nanni? Et que regarde-t-il?

Le nouveau film de Nanni Moretti accueille la mémoire de l’écrasement du Chili démocratique pour interroger le devenir de son propre pays.

La première image du film, qui est aussi son affiche, montre Moretti de dos, dominant une ville. Au loin, des montagnes. Mais où se tient-il vraiment, Nanni? Et que regarde-t-il?

La réponse concernant le lieu est dans le titre. Santiago, Italia désigne cet endroit-ci, la capitale chilienne, et cet endroit-là, le pays du cinéaste. C’est un écart, ou plutôt, au sens du cinéma, un montage.

Un montage, c’est-à-dire la possibilité de faire naître une troisième image, mentale, spirituelle, émotionnelle, en rapprochant deux images éloignées l’une de l’autre. C’est donc l’invention d’un territoire, à la fois imaginaire et ô combien réel, qui naît du rapprochement de ces deux lieux géographiques.

Mais, au cinéma, la réponse ne saurait concerner seulement les lieux. Le film consiste aussi en un montage temporel, qu’on pourrait résumer, en symétrie avec Santiago, Italia, par 1973, 2019.

Le Santiago du titre est en effet celui de l’Unité populaire, de l’immense espoir progressiste incarné par le gouvernement de Salvador Allende, et de son écrasement dans la terreur par les militaires et la CIA.

Le film est composé de témoignages aujourd’hui et de documents d’époque qui en retracent les principales étapes.

La dernière image de Salvador Allende vivant.

Ce qui s’est produit alors, et que rappellent avec une émotion extrême les paroles et les images, n’est pas seulement l’écrasement d’une expérience démocratique et populaire –il y en eut bien d’autres, de ces écrasements sous la botte de la grande démocratie étasunienne et de ses sbires locaux.

Mais celui-là fut le principal signal de la fin des espoirs de transformation radicale de la société capitaliste tels qu’ils ont couru tout au long du vingtième siècle –la grande leçon de ce film politique d’une lucidité implacable que constituera, quatre ans après le coup d’État chilien, Le Fond de l’air est rouge de Chris Marker.

L’espagnol et l’italien

Maria Luz, médecin, Carmen, avocate, Arturo, artisan, David, ouvrier, Marcia, journaliste, Leonardo, professeur, et les autres, racontent donc ce que chacun et chacune a vécu, subi. Mais voici que quelque chose intrigue dans ces récits, précis et bouleversés à la fois, des différentes étapes de l’assassinat d’une démocratie.

Quasi indifféremment (a fortiori pour nos oreilles françaises), ces Chiliennes et ces Chiliens s’expriment soit en espagnol, soit en italien. La dernière partie du film en fournit l’explication. (…)

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«Les Versets de l’oubli» ou les aventures d’un héros de la mémoire

Tourné au Chili, le premier film de l’iranien Alireza Khatami est un poème onirique déroulant ses images dans l’ombre de toutes les oppressions.

Photo: L’archiviste des morts (Juan Margallo)

Semblant surgi de nulle part au beau milieu de l’été, cet «objet filmique non-identifié» ne cesse de surprendre et de toucher juste.

De nulle part? Le patronyme de son réalisateur pointe clairement dans une direction, l’Iran, la langue et les paysages dans une autre, l’Amérique du Sud. Très vite, il apparaît qu’il n’y a là nul mélange contre-nature, mais la ressource d’un poème politique et lyrique d’une grande beauté.

Qui est tant soit peu familier des grandes œuvres du cinéma iranien reconnaîtra sans mal des références à Abbas Kiarostami, dès la première séquence où un fossoyeur converse depuis le fond de la tombe qu’il est en train de creuser, puis à plusieurs reprises avec les objets qui se mettent à rouler. Ces allusions n’ont rien d’abusif et sont loin de circonscrire l’univers stylistique du film, qui emprunte autant aux influences du réalisme magique latino-américain.

L’horizon commun de l’oppression

C’est que ces références visuelles ont un terreau commun, qui ne se limite pas à l’Iran et au Chili, où le film est tourné, mais qui y ont trouvé des formes particulièrement intenses: la dictature, la terreur policière, l’arbitraire –et un de leurs corolaires, la volonté d’éradication du passé et des traces de leurs crimes.

L’homme qui dans le film se dresse contre ces forces brutales et omnipotentes est un héros. Il n’en a pas l’air.

Vieillard aux gestes lents et à la parole rare, il travaille avec méthode aux archives de la morgue, récolte ses salades entre les tombes, mais se souvient de tout, sauf de son propre nom –du moins le prétend-il. On sait seulement qu’il a, lui aussi, jadis été en prison.

Un étrange héros | Bodega

Peu à peu, malgré les violences infligées par des sbires en civil comme on en trouve sous tant de latitudes, malgré l’injonction des puissants de se taire, malgré le cynisme de celles et ceux qui s’arrangent de l’injustice, il se lance dans une entreprise poétique et politique: donner une sépulture décente à une jeune fille inconnue, victime de la répression policière.

Poétique est la portée d’un geste qui ne changera pas le rapport de force, mais qui affirme symboliquement le refus de courber l’échine. Politique, l’affirmation du «ça a existé», quand le pouvoir totalitaire prétend toujours éradiquer le passé ou le réécrire à son gré.

Chaque pas est une victoire

Courageux, méthodique, l’homme sans nom arpente le labyrinthe des archives pour redonner une identité aux personnes qui en ont été privées, invente mille ruses pour contourner le mur du silence, de la violence et du mépris. Il marche doucement, garde souvent la tête basse. Chaque pas est une infime victoire, chaque regard un signe de vie. (…)

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« El Club », l’ombre de la maison sur la falaise

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El Club de Pablo Larrain. Avec Alfredo Castro, Roberto Farias, Antonia Zegers, Jaime Vadell, Alejandro Goic, Alejandro Sieveking, Marcelo Alonso, José Soza, Francisco Reyes. Durée : 1h37. Sortie le 18 novembre.

A la création du monde, Dieu a séparé la lumière des ténèbres, comme le rappelle un carton au début de la projection. Depuis, ça c’est compliqué.

Très peu de lumière, pas complètement l’obscurité pourtant, aux premières images d’El Club, film où le clair-obscur sera bien davantage qu’un effet visuel. Le cinquième long métrage de l’auteur de Tony Manero et de No est un film d’horreur, une horreur à la fois très réelle, factuelle, et ouverte sur des gouffres insondables.

Les faits, ce sont ces maisons, parfois luxueuses parfois non (celle-là ne l’est pas), où l’Eglise met à l’écart du monde les prêtres convaincus d’avoir commis des crimes – abus sexuels sur des mineurs le plus souvent.

Ces messieurs parfois très âgés, parfois encore verts se retrouvent entre eux parfois pour des années ou des dizaines d’années, assignés à une sorte de réclusion protectrice, qui leur fait échapper à la loi des hommes, mais les contraint à un jeu complexe de silence, d’évitement, de connivence, d’arrangements avec le fil des jours. C’est « le Club », sur une falaise de la côté chilienne, un peu à l’écart d’un bourg de pêcheurs, sous la surveillance d’une nonne.

Cette société fermée, crispée, est perturbée l’irruption de trois personnages et d’un séisme. Débarque un nouveau curé relégué, suivi à la trace par un illuminé qui parcourt le village en clamant avoir été victime des agissements du nouveau venu, surgit une mort violente et sacrilège, apparait un inspecteur envoyé par le Vatican, dont dépend cette étrange institution.

Dans le secret des chambres de chacun des habitants de la maison, dans les rues d’une petite cité dont la habitants, pour la plupart croyants et pieux, ne savent trop que faire de ces types en si curieuse villégiature, sur la lande ouverte aux grands vents et au souffle de passions profanes qu’incarnent de manière très cinématographique les courses de lévriers, un jeu complexe et troublant se met en place.

Tout l’art de Larrain, qui ne cesse de s’affiner de film en film, consiste à ne rien céder sur l’essentiel, à ne sombrer dans aucun relativisme, tout en accueillant la complexité des situations, et en ne laissant jamais le spectateur dans le simplisme d’une condamnation où il serait certain de tenir le beau rôle.

Le réalisateur invente notamment pour cela une matière d’image trouble elle aussi, comme si une brume d’inquiétude et d’incertitude baignait en permanence un monde hanté de forces d’autant plus inquiétantes que niées, ou enfouies.

L’interprétation presque toujours intériorisée, comme à l’affut de ce qui est en train de leur advenir malgré l’épaisseur des barrières psychiques, politiques, religieuses construites par les personnages, contribue à maintenir une tension qu’aucune lumière franche ne viendra lever. Le réalisateur a indiqué n’avoir pas informé ses interprètes de ce qui allait arriver, ce choix de direction d’acteur engendre un effet très puissant d’avancée dans des ténèbres à mesure que les padre doivent affronter de nouveaux conflits, qui remettent en cause la quiétude confinée du Club comme les certitudes que les uns et les autres sont forgées.

El Club, loin de se contenter de pointer du doigt les horreurs commises par les hommes d’Eglise et l’arrogante hypocrisie de l’institution elle-même, ne cesse de mobiliser une multiplicité de registres, de déplacer la distance à un « problème » qu’il ne considère jamais comme réglé d’avance. Un problème où le besoin d’appartenance, voire de soumission, les élans de domination et l’inversion toujours menaçante des vertus affichées et des innocences revendiquées aussi bien que les arrangements de la real politique ou du moindre mal quotidien tissent une toile inextricable, dont la maison sur la falaise devient un épicentre.

Il le fait de manière à la fois très concrète (avec des aspects propres au Chili et à sa mémoire de la dictature, à l’Amérique latine et à son rapport au catholicisme) et habitée d’une inquiétude qui concerne à la fois un gigantesque et toujours très puissant appareil de pouvoir dont les réformes initiées par son chef sont loin d’avoir transformé la structure, un machisme qui au-delà de ses formes locales et « professionnelles » concerne le monde entier, et les mouvements enfouis des pulsions et des ombres de chacun.

Non de non

No de Pablo Larrain

 

« Non » ou « Oui ». Rien de plus tranché que la question posée à un référendum. Cette fois, ce sera « Non ». Le 5 octobre 1988, les électeurs chiliens répondaient par la négative au maintien de Pinochet à la tête du pays, mettant un terme à 15 ans de dictature. « Non », sans même véritablement d’alternative : faire un film aujourd’hui sur la dictature chilienne n’ouvre pas d’espace à un équilibre même apparent des termes entre un régime d’oppression stigmatisé de manière en apparence universelle – au risque de faire oublier qu’il eut de nombreux défenseurs, notamment dans son pays et parmi les dirigeants de la « plus grande démocratie du monde », les Etats-Unis, qui ne se sont jamais gênés pour installer au pouvoir les pires tortionnaires lorsque ça servait leurs intérêts quelque part dans le monde. No, donc, s’intitule ce film qui semble raconter à la fois un affrontement simple entre deux forces politiques antagonistes et s’appuyer sur le sentiment incontestable de nécessité du « non », et du soulagement qu’engendrera sa victoire.

La très grande réussite du quatrième film de Pablo Larrain est de parvenir à faire exactement cela, et simultanément son exact opposé : la mise en jeu complexe d’interrogations, de doutes, de troubles, sur le sens des faits, des actes et des idées, face au contexte de l’époque et face à la situation actuelle, au Chili mais pas seulement.

Construit autour de la figure authentique, même si le rôle n’est pas une reconstitution historique, de René Saavedra, jeune chilien ayant vécu en exil l’essentiel de la dictature avant de rentrer faire carrière avec succès dans la publicité,  No raconte la mise en œuvre de stratégies publicitaires opposées aux idéaux et aux idéologies de la gauche pour lui donner la victoire.

En embauchant Saavedra, interprété avec séduction, ambivalence et fougue par Gael Garcia Bernal dans ce qui s’impose de loin comme son meilleur rôle,  les responsables de la gauche chilienne ouvraient la porte à un rapport au monde marqué par les puissances de la marchandise. Exact. Pourtant, ce serait à nouveau réducteur de réintroduire ici l’opposition frontale entre idées progressistes et soumission au marché. Le film joue bien sa partie « binaire » face aux forces de droite incarnées par le patron du jeune publicitaire – Pablo Castro l’acteur révélé par Tony Manero et Santiago 73 Post Mortem, les deux précédents films de Larrain, qui achève ainsi avec celui-ci sa trilogie de la dictature. Mais il met aussi en évidence à la fois la diversité des forces d’opposition, progressistes, révolutionnaires, démocrates, etc. Et il montre également les scléroses et les pesanteurs du passé, y compris du fait des souffrances endurées, auxquelles sont soumises ces mêmes forces.

Dès lors, le monolithisme du « Non » se défait en une multitude de facettes, qui interrogent courageusement les enjeux et les contradictions de la radicalité, cette radicalité si aisément portée au cinéma, où elle ne comporte pas grands risques, et hors du cinéma, où sa rhétorique par nature réfute les interrogations.

Cette complexité revendiquée, ce trouble dans les repères est remarquablement pris en charge par l’ambiguïté du personnage principal,  on l’a dit, mais aussi par un traitement singulier des images. Larrain a tourné son film avec une caméra vidéo analogique, celle même qu’utilisaient les télévisions et les publicitaires à la fin des années 80. Ce qui lui permet de monter ensemble sans rupture visible des archives d’époque et des plans de fiction filmés aujourd’hui, et ainsi de brouiller aussi la frontière temporelle. Mais cette raison « officielle » de l’emploi d’une caméra à tube n’est pas la seule, ni finalement la plus importante : le problème de la diversité des techniques de prise de vue aurait pu trouver d’autres solutions, plus simples et plus confortables sur le plan visuel. Le choix de cette vidéo analogique « grossière », datée, produit au contraire une matière d’image singulière, à la fois réaliste et distanciée, informative et stylisée, qui participe de l’intelligente déstabilisation que réussit No, à l’intérieur d’une dramaturgie qui semblait si fatalement balisée vers la victoire du bien et du beau.

 

Post-scriptum : il y a deux semaines sortait en France un excellent film argentin, Elefante blanco de Pablo Trapero. Avec No se confirme la vitalité de la création latino-américaine, phénomène qui, sans « créer l’événement », comme diraient les publicitaires, ne cesse de se confirmer – et que viendront renforcer prochainement, sur les écrans français, des titres comme El Premio et Los Salvajes.