À voir au cinéma: «La Petite Dernière», «Imago», «Klára déménage»

Fatima, héroïne de La Petite Dernière (Nadia Melliti), une présence vive, au-delà de toutes les assignations.

Malgré des contextes entièrement différents, les films de Hafsia Herzi, de Déni Oumar Pitsaiev et de Zsófia Szilágyi inventent chacun un chemin de mise en scène vers la richesse de relations intimes.

«La Petite Dernière», de Hafsia Herzi

Troisième film comme réalisatrice de Hafsia Herzi, La Petite Dernière a été une des belles rencontres en compétition officielle et le meilleur film signé d’un ou une Français·e présent·e sur la Croisette en 2025. À la fois ambitieux et modeste, il touche par une sorte d’aplomb frontal dans la manière de raconter le parcours de son héroïne, une jeune femme arabe et musulmane vivant en région parisienne, découvrant et explorant son attirance pour les femmes.

Il est beau que le film ne se veuille ni un dossier ni un pamphlet, qu’il accompagne sans discourir, avec une affection un peu inquiète, ce personnage à la fois plein d’énergie –et à l’occasion de rage autant que de passion– et pourtant incertain de lui-même.

La convergence des conditions –«origine maghrébine», «jeune femme», «musulmane», «lesbienne»– pouvait mener à l’empilement des sujets de société, des plaidoyers y compris pour les meilleures des causes. À partir du livre autobiographique éponyme de Fatima Daas (paru en août 2020), c’est bien le scénario et la mise en scène de Hafsia Herzi, cette formidable comédienne qui s’affirme film après film comme une authentique cinéaste, qui échappe à toutes les pesanteurs énonciatrices et dénonciatrices.

À l’unisson de Fatima, les plans bougent et vibrent, tremblent de désir et de peur, palpitent d’excitation, d’angoisse et d’incertitude. La richesse ouverte de ce qui se joue dans les scènes –et dans l’agencement de celles-ci– offre à la jeune femme nommée Fatima des espaces de respiration, qui deviennent aussi, malgré les tensions érotiques ou menaçantes, des espaces de liberté pour le spectateur ou la spectatrice.

Entre Ji-na (Park Ji-min) et Fatima (Nadia Melliti), l'éclosion d'une sensualité à révéler et à accepter, cheminement troublant pour les protagonistes comme pour les spectateur·ices. | Ad Vitam

Entre Ji-na (Park Ji-min) et Fatima (Nadia Melliti), l’éclosion d’une sensualité à révéler et à accepter, cheminement troublant pour les protagonistes comme pour les spectateur·ices. | Ad Vitam

Fatima est interprétée par Nadia Melliti, impressionnante de présence du même élan fragile et vigoureuse, avec un retrait, une intériorité qui participent de ce qui lui a fait mériter son prix d’interprétation à Cannes. Intense tout en paraissant souvent au bord de s’effacer, ou de se décomposer, son personnage fera un chemin, en partie subi, en partie choisi, en partie accordé au monde dans lequel elle vit et en partie en rupture avec lui.

Lorsqu’à la fin du film elle jongle seule avec un ballon de foot, personne, et Hafsia Herzi pas plus qu’une autre, ne sait si elle a bien fait ou pas et ce qui en résultera. Mais elle a existé, oh oui! Et a, toujours, la vie devant elle.

La Petite Dernière
De Hafsia Herzi
Avec Nadia Melliti, Park Ji-min, Amina Ben Mohamed, Razzak Ridha, Rita Benmannana, Mélissa Guers, Louis Memmi
Durée: 1h47
Sortie le 22 octobre 2025

«Imago», de Déni Oumar Pitsaiev

Autre très belle découverte du Festival de Cannes, cette fois à la Semaine de la critique, le premier long-métrage du cinéaste russe Déni Oumar Pitsaiev est lui aussi un regard singulier sur des formes de vie qui demeurent invisibles et un regard qui échappe aux assignations simplificatrices.

Imago est situé dans une région particulière de Géorgie, la vallée de Pankissi, dans l’est du pays. Cette vallée est principalement peuplée de Tchétchènes ayant fui, depuis un siècle et demi, l’oppression russe sous ses multiples formes. Issu de cette communauté, mais ayant vécu surtout à Paris et ne se sentant nullement défini par cette seule «identité», le réalisateur débarque dans le Pankissi à l’invitation de membres de sa famille, qui ont décidé pour lui qu’il devait s’y établir et y fonder une famille selon les usages ancestraux.

Déni Oumar Pitsaiev est donc aussi, en partie, le personnage principal de ce film qui relève du domaine documentaire, même si les imaginaires des un(e)s et des autres, les histoires, vraies, légendaires, légendairement vraies, qu’on se raconte, en sont un des principaux matériaux.

Le cinéaste (Déni Oumar Pitsaiev) et sa mère, deux êtres à la fois si proches et si différents. | New Story

Le cinéaste (Déni Oumar Pitsaiev) et sa mère, deux êtres à la fois si proches et si différents. | New Story

Les amis, les cousins, les tantes ont chacun et chacune des récits à partager, pour convaincre, pour charmer, pour vérifier leur propre place là où ils et elles se trouvent. C’est-à-dire dans un lieu lui-même impressionnant, où une beauté de la nature entre vergers et montagnes résonne et dissone avec des constructions et des objets de consommation où le folklorique et le cosmopolite postmoderne se mêlent sans grâce.

Donnant acte aux spectateurs de la présence de la caméra, le cinéaste invente un espace à la fois réaliste et habité de songes (et de cauchemars), individuels, familiaux et collectifs. Imago laisse affleurer de multiples histoires, parfois comiques comme le projet de maison extravagante que le réalisateur annonce vouloir bâtir, parfois tragiques, l’histoire violente de la région n’étant jamais loin. Peu à peu, tout se polarise autour d’un drame central, longtemps laissé dans l’ombre.(…)

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«Corps et âme», le murmure de la passion écorchée

Ours d’or du dernier festival de Berlin, le film d’Ildiko Enyedi met en scène avec un humour très particulier et beaucoup d’émotion une histoire d’amour à l’épreuve des conventions et des pesanteurs du quotidien.

Où fait-il le plus froid? Dans ces bois couverts de neige, où se rencontrent un cerf et une biche? Ou dans cette usine blanche, aseptisée et mortelle? La femme blonde, tendue, sèche, est arrivée. Elle prend son poste de contrôleuse qualité dans l’abattoir. Elle ne dit rien de superflu, ne sourit pas. Sur son bureau, les stylos doivent être parallèles. Parfaitement parallèles.

Quelle vie est-ce qu’une vie de stylos parallèles, sans paroles superflues? Quelle blessure enferme un être humain dans cette prison (f)rigide?

Il y a les salles d’abattage et les bureaux. Il y a les collègues et la police. Il y a le café, les gestes et les mots, entre convivialité, vulgarité, menace latente. Les vaches, elles, meurent. On nettoie le sang, selon les règles d’hygiène. Et on va fumer une clope.

 

Dans un des bureaux, le chef du personnel fait son travail. Comme il faut, pas plus. Les flics ont des doutes. Lui, il a une routine. Boulot, sérieux, et puis le soir, surgelé, bière, télé. La vie, quoi.

Dans la forêt, le cerf et la biche vont boire à la rivière. C’est son rêve à lui, chaque nuit. C’est son rêve à elle, chaque nuit. Une petite ruse du hasard fera que ces deux taiseux s’en apercevront. Que faire de ça?

Le comique, l’horreur, l’amour

Le film d’Ildiko Enyedi est une comédie. La comédie la plus retenue, les plus intériorisée, la plus à vif qui se puisse imaginer. Comme si le visage impavide de Buster Keaton avait contaminé ses gestes et ses paroles, pour donner accès à une vérité des émotions, des angoisses et des désirs. Comme si le silence du muet avait imprégné le babil du monde.

Ou alors les films de Keaton n’étaient pas du tout des comédies, plutôt des drames métaphysiques mais il ne fallait pas le montrer, donc on faisait des galipettes. Cette fois pas de galipettes. Un murmure exact, assumé. Une sincérité jusqu’au sang.

Corps et âme est un film d’horreur aussi. L’horreur de la difficulté d’habiter ce monde, de jouer les grimaces du social, d’être seul et d’être avec les autres. L’horreur d’une perception juste un peu plus intense des limites, des écarts. Tous les jours. L’horreur d’avoir à les franchir.

 

Mais c’est en même temps un film d’amour. (…)

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«Le Fils de Saul», une lueur d’humanité

saul1Le Fils de Saul  de Laszlo Nemes avec Geza Röhrig. Durée: 1h47. Sortie le 4 novembre 2015.

Il émerge du magma, du néant. Non. Il n’émerge pas. Il habite le néant. Un monde de folie et de mort, aux règles brutales, hyperrationnelles et absurdes. C’est nous, les spectateurs, qui un temps l’accompagneront au sein de ce magma d’enfer. Il avance dans un environnement confus et absolument dangereux, dans un brouhaha indistinct et atroce. Saul travaille. Saul agit. Saul doit voir ce qui est indispensable à sa survie, et surtout rien d’autre. Il faut baisser les yeux. Il faut obéir ou être abattu. Il faut se protéger des images insoutenables. Mais il voit. Un cadavre d’adolescent.

Et le monde, son monde fantomatique et mécanique au tréfonds de la terreur, bascule. À cet enfant mort qui est peut-être le sien, il trouvera la possibilité d’une sépulture selon les règles, les autres règles, celles d’avant, celles des vivants. Un rituel, une prière. Il le faut. Saul le veut. Et ce vouloir le sauve, de la seule manière possible lorsque tout semble perdu.

Autour de Saul, le monde n’est ni inerte ni abstrait. Il s’y décide des actions, il s’y déroule des trafics, des ruses, des coups bas, il s’y construit des projets, une révolte se prépare, une évasion s’organise. Saul y est associé tout en s’obstinant dans un objectif fou. Mais qui est fou dans le dernier cercle de l’enfer? Collé à son protagoniste et laissant entrevoir comme dans les tableaux de Jérôme Bosch la foule des damnés, comme dans les illustrations de Gustave Doré pour Dante le vertige du gouffre où s’abolit l’espoir de l’homme, Nemes construit un récit lacunaire, d’une noirceur hantée, fantastique géhenne où on parle yiddish et toutes les langues de l’Europe, et qui exista réellement sur la terre de Pologne.

Le Fils de Saul est le récit d’un combat. Le combat désespéré d’un homme pour rendre place à une parcelle d’humanité là où celle-ci est absolument niée. Un combat en apparence paradoxal –vouloir s’occuper d’un mort là où tout le monde meurt– et qui fait de ce paradoxe même la dynamique d’une interrogation vitale, d’une énergie extrême. De ce point de vue, le premier film de Laszlo Nemes n’est pas un «film sur la Shoah». C’est un film sur l’humain.

Mais il est situé à Auschwitz. (…)

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Cannes/5: «Le Fils de Saul», «Ni le ciel, ni la terre»: le bouclier d’Athéna

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Géza Röhring dans Le Fils de Saul de Laszlo Nemes. Jérémie Renier dans Ni le ciel ni la terre de Clément Cogitore.

Mia Madre de Nanni Moretti avec margherita Buy, Nani Moretti, John Tuturro, Giulia Lazzarini. Durée 1h42. Sortie 23 décembre 2015.

Le Fils de Saul de Laszlo Nemes, avec Géza Röhrig, Molnar Levente, Urs Rechn. Durée: 1h47. Sortie novembre 2015.

Ni le ciel, ni la terre de Clément Cogitore, avec Jérémie Renier, Swann Arlaud, Kévin Azaïs. Durée: 1h40. Sortie 2015.

Que retenir de l’offre particulièrement féconde de ce week-end sur la Croisette? Si on pose la question en termes d’origine, l’Europe l’emporte sans mal face aux Etats-Unis, non seulement sous-représentés numériquement cette année, mais avec des films en petite forme. Et si on s’interroge du point de vue des générations, les jeunes réalisateurs l’emportent haut la main face aux praticiens chevronnés. Encore faudra-t-il apporter des nuances.

Les films en compétition de Gus van Sant (The Sea of Trees, une parabole mystique et bien pensante entre suburbs états-uniens et forêt japonaise, étonnamment lourde de la part d’un tel auteur) et de Todd Haynes (Carol, une histoire d’amour entre femmes dans l’Amérique des années 50, compassée et prévisible) tout comme le nouveau Woody Allen hors compétition (L’Homme Irrationnel, retour un peu laborieux sur une fable morale déjà explorée avec bien plus de brio par l’auteur de Crimes et délits) font partie des déceptions.

Mais il faut ajouter un réalisateur jeune et européen, le Grec Yorgos Lanthimos, dont le conte fantastique Lobster (Compétition), cherchant avec insistance du côté de la cruauté et de l’humour noir, se révèle vite d’une grande vanité. Et, a contrario, il convient de chanter haut les louanges d’un cinéaste on ne peut plus reconnu, Nanni Moretti.

Sur un canevas qui pouvait être simpliste, opposant la réalité d’une situation dramatique –la mort imminente de la mère– à l’artifice de l’univers où évolue le personnage principal, celui du cinéma, Ma Mère (Compétition) se révèle séquence après séquence d’une finesse et d’une émotion exceptionnelles.

Il faudra revenir sur l’intelligence de la construction à partir de cette division de lui-même qu’opère Moretti. Il confie en effet la fonction de faire des films à Margherita Buy (absolument magnifique), jouant la réalisatrice tandis que lui-même joue un frère en impeccable contrepoint, et très subtile déroute. Il faudra revenir, surtout, sur la manière dont le film dépasse l’opposition binaire sur laquelle il semblait construit, pour ouvrir vertigineusement vers ce qui nous porte et nous limite, et qui est tout autant réel et imaginaire, face à la mort et avec la fiction.

Mais les deux films peut-être les plus importants, en tout cas les plus prometteurs de ces deux derniers jours sont des premiers films, Le Fils de Saul du Hongrois Laszlo Nemes (Compétition) et Ni le ciel ni la terre du Français Clément Cogitore (Semaine de la critique). Bien qu’extrêmement différents, ils ont en commun d’inventer avec une étonnante liberté, face à des situations tragiques inscrites dans l’histoire contemporaine, des réponses de cinéma –de cinéma comme moyen de prendre en charge l’horreur, ni pour la cacher ni pour l’édulcorer, mais pour continuer d’exister, sans amnésie, dans le monde de «ça».

Dans son maître-livre Théorie du film. La Rédemption de la réalité matérielle, Siegfried Kracauer comparait le cinéma au bouclier de Thésée, ce miroir offert par Athéna et qui permettait de regarder indirectement la Gorgone sans être paralysé par elle. C’est ce que font ces deux très beaux films, littéralement chez Nemes, de manière plus contournée chez Cogitore. (…)

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«White God», et un chien vivant après elle

doghomeWhite God de Kornél Mundruczó avec Zsófia Psotta, Sàndor Zsótér, Lili Monori.  Durée: 1h59 | Sortie le 3 décembre.

Un chien qui court dans la ville, c’est beau. Du moins lorsque c’est Kornél Mundruczó qui le filme.

Très tôt, cette sensation visuelle, plastique, dynamique, s’impose comme une évidence. Evidence à la fois nécessaire et suffisante à l’existence de ce White God au titre incompréhensible –sinon l’assonance God/Dog suggérant un sens plus vaste, voire métaphysique, à cette histoire centrée sur une adolescente et son gros chien, exclu par la famille et la société, dressé pour tuer et qui revient en Spartacus canin. Mais rien de commun avec le White Dog de Samuel Fuller.

Sens plus vaste? Métaphysique? A l’issue de la projection, les diverses significations de l’histoire de la jeune Lili, larguée par sa mère chez un père qui ne sait que faire d’elle en compagnie du gros chien qui a toute sa tendresse n’est assurément pas ce qui importe le plus.

La parabole sur le racisme et la xénophobie, sujet d’une sinistre actualité dans la Hongrie d’aujourd’hui comme dans les pays environnants, est sans doute le thème du film, mais une fois acté ce que signifie, littéralement et métaphoriquement, la traque systématique des chiens par les autorités soutenues par la majorité de la population, il est clair que la puissance du film réside ailleurs, aussi légitime soit ce thème.

De même ni la question du fossé des générations, ni le classique roman d’apprentissage de l’existence par une jeune fille n’auront grande importance. Et à peine davantage ce qui se trame d’un peu mystérieux, d’un peu complexe dans ce qui semble être la seule activité régulière de Lili, la pratique de la musique dans un orchestre, microcosme où s’affrontent et s’associent discipline de fer, élan passionné et quête de l’harmonie.

Car c’est bien du côté des sens, et des sensations, que se joue la véritable réussite de ce film. Kornél Mundruczó possède un sens puissant et attentif du cadre, du rythme, de la distance. Il filme aussi bien le visage et le corps, singulièrement peu classiques, de la jeune interprète de Lili, Zsófia Psotta, que la course solitaire d’un grand clébard dans les rues, ou une meute de chiens transformés en armée rebelle mettant la ville à sac. Filmant Budapest à hauteur de labrador, il redécouvre les humains avec une acuité impressionnante. L’énergie semble couler comme un fleuve aux multiples bras dans la ville transformée successivement en prison à ciel ouvert, en terrain de recherche, en lieu onirique, en champ de bataille. (…)

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