Le torero de face, troublant bipède habité d’une extrême tension meurtrière.
Le grand film d’Albert Serra, exploration vertigineuse du monde de la corrida, ainsi que les belles propositions d’Anna Recalde Miranda, Paulo Carneiro et Juho Kuosmanen illuminent les grands écrans.
Plus encore que d’habitude, la déferlante de nouveaux films qui sortent sur les grands écrans ce mercredi 26 mars, avec vingt-trois titres –sans compter les reprises et les concerts diffusés en salles– engendre confusion et priorité aux productions disposant d’une puissance de frappe marketing.
Mais en ces temps où il est de santé publique et de nécessité politique de voir aussi le contenu du verre pas complètement vide, on choisira de se réjouir de l’intensité et de la singularité de propositions de cinéma par ailleurs incomparables entre elles. Avec, en l’occurrence, trois formes complètement différentes de documentaires et un triple conte où se mêlent burlesque, mélodrame et fantastique.
L’ampleur exceptionnelle du geste de cinéma que constitue Tardes de soledad d’Albert Serra doit à la fois être salué et ne pas masquer l’importance –cinématographique aussi bien que politique– du film d’Anna Recalde Miranda, l’originalité de la proposition de Paulo Carneiro, ni la joie modeste mais pas du tout anodine qu’inspire le film de Juho Kuosmanen.
«Tardes de soledad» d’Albert Serra
De qui est-ce le sang? Face caméra, le jeune homme se déshabille, ôte ce que l’on a appelé «l’habit de lumière», ce costume chamarré et assez ridicule qui fait partie du rituel de la tauromachie. Ses sous-vêtements blancs sont inondés de sang. Andrés Roca Rey, jeune star de 28 ans, revient de l’arène où il a tué son content de taureaux. Il est blessé. Et il est autre chose encore, mais quoi? On ne sait pas: furieux, fier, perdu, épuisé, inquiet. Un peu tout cela.
Figure reconnue de la corrida contemporaine, adulé par une partie des aficionados et détesté par d’autres, notamment parce qu’il n’est pas espagnol mais péruvien pratiquant une activité aujourd’hui portée aux nues par l’extrême droite nationaliste de Madrid à Séville, Andrés Roca Rey sera constamment à l’image.
Un peu dans les chambres d’hôtel de cette Espagne qu’il sillonne durant toute la saison, un peu dans le minibus où il circule de plaza de toros en plaza de toros. Dans les deux cas, entouré de son manager et de ses assistants, de leurs gestes professionnels, de leurs paroles convenues. Et beaucoup, beaucoup, dans l’arène face aux taureaux.
C’est l’essentiel du premier film documentaire du grand cinéaste espagnol qu’est Albert Serra, repéré pour la singularité de son regard depuis Honor de cavallería (2006) et signataire notamment des remarquables La Mort de Louis XIV (2016) et Pacifiction: Tourment sur les îles (2022).
Les scènes, très nombreuses, très frontales, en très gros plans, de combat dans l’arène sont la matière même du film. Des scènes dans lesquelles les seuls autres protagonistes importants à l’image sont les taureaux, longuement et attentivement filmés et dont les souffrances multiples infligées par les autres intervenants dans les corridas, à pied ou à cheval, sont très explicites.
Tardes de soledad est un grand film, entre autres en cela qu’il conforte toutes les bonnes raisons qu’ont les ennemis de cette pratique de la condamner, tout en donnant accès à beaucoup de ce qui suscite la passion de celles et ceux qui l’apprécient, ou plutôt qui l’adorent. La puissance troublante des images irradie de la présence des corps immenses, dangereux, vibrants de vie des animaux à quatre pattes. Le vertige de leur regard est accueilli avec attention, avec considération par la caméra, tout comme celui de la folie hantée du visage crispé du jeune bipède filiforme.
Troublant, dangereux, démocratique
Andrés Roca Rey invente, ou reproduit, les figures d’une danse absurde et contournée, en défiant à mort un public loin d’être unanime en même temps qu’il joue cet échange cruellement inégal avec un animal qui se précipite vers sa mort programmée. Et cela ouvre à chaque spectateur et spectatrice un espace de questions qui est loin de ne concerner que ce monde exotique et archaïque.
Tardes de soledad est un film dangereux, parce que c’est un film démocratique, qui fait place à des autres: les taureaux, les chevaux, mais surtout les tenants d’un autre avis sur la corrida, dont on sait qu’il est pour beaucoup un engagement profond, intime. La manière de filmer d’Albert Serra s’empare de cela, le travaille, le fouaille. Il y a une forme sombre, sauvage et sanglante de beauté. Il y a une forme sombre, sauvage et sanglante d’horreur.
Cela a lieu, des gens font ça, ce qu’on voit et tout ce qu’on ne voit pas, mais qui le rend possible. Il y a de la politique, de l’argent, du désir, de la tristesse, de l’orgueil, de la haine. Et de la solitude, terriblement. On peut vouloir faire comme si on habitait un monde où rien de cela n’existe. Mais en ce cas ne pas trop s’étonner de tout ce qui advient, surtout le pire. Le cinéma d’Albert Serra n’affirme ni ne promeut rien, il donne accès. C’est dérangeant, c’est bouleversant.
Il a été question jusqu’ici de ce qu’on voit, mais il faut faire place à ce que l’on entend. Les discussions, les insultes, les infantilismes, les flatteries, tout un éventail de médiocrité humaine, en contrepoint de la composition sonore, une symphonie de bruits, de souffles, de cris inarticulés, comme une transe auditive dans l’arène. Et, insistante comme une maladie, la violence et la bêtise du machisme omniprésent.
Cette incantation exhibitionniste autour des attributs mâles, ceux de la bête, ceux des humains, interroge en même temps qu’elle choque. En quoi cet affichage haineux et débile est-il si nécessaire, vital, pour qui le pratique? De quelle misère et de quelle angoisse cette obsession des couilles est-elle le nom?

Un regard de défi et de fureur, non pas contre le taureau, mais contre le public. | Dulac Distribution
Très nombreux sont les films sur la corrida, mais aucun à ce jour n’était allé chercher ce qu’explore Tardes de soledad. C’est dans le regard rageur du torero, non au toro mais à la foule des gradins qu’on ne verra jamais. Et c’est dans la répétition compulsive de passes millimétrées au plus près d’un animal qui fait huit fois son poids et vicieusement rendu fou de douleur.
Il y a le rite, tendu entre une abstraction radicale, malsaine et hautaine –assurément mortelle pour les taureaux, possiblement pour les humains (et les chevaux)– et la vulgarité des affects, des paroles, des comportements, en lien direct avec ce délire aristocratique dont Andrés Roca Rey est un prince adulé et mal aimé.
Et il y a l’animalité, celle des grands bovins aux cornes effilées et celle des humains aux instincts obscurs. Tardes de soledad est un film en croix, stricto sensu –religion catholique comprise, mais aussi bien au-delà– un film crucifié à l’intersection de la tension entre deux axes. Ici, le sublime fasciné par le sang, une certaine idée du courage et de la mort et l’obscénité du spectacle des souffrances et des rivalités. Là, ce qu’il y a de commun et ce qu’il y a d’irréconciliable entre deux modes de bestialité, celle des animaux humains et celle des animaux taurins.
La singularité du film se joue aussi dans l’absurde des trajets d’une ville pas vue à une autre ville pas vue, dans le délire des blessures accumulées, la litanie des éloges. Ce torero-là existe dans un microcosme ultra codé. Et pourtant, ce qui se déploie autour de lui grâce au regard d’Albert Serra, ce sont des mystères qui agissent chacun et chacune, quoiqu’il ou elle pense des courses de taureaux ou s’en soucie le moins du monde.
«De la Guerre froide à la guerre verte» d’Anna Recalde Miranda
Pas grand monde, en Europe, ne sait où se trouve exactement le Paraguay. En Amérique du Sud, quelque part entre l’Argentine et le Brésil, non? Encore moins de monde sait ce qui s’y est passé, ce qui s’y passe. Et pourtant, beaucoup, beaucoup de ce qui affecte la vie sur cette planète a à voir avec des situations liées à ce pays.
Dès 1954, le Paraguay a été un précurseur des dictatures militaires sur le modèle made in USA qui a écrasé dans le sang la démocratie dans toute l’Amérique latine jusqu’à la fin des années 1980. Sous la coupe du général Alfredo Stroessner, resté pendant près de trente-cinq ans au pouvoir, le pays a été l’épicentre d’un réseau de terreur étendue à tout le continent, l’opération Condor, avec le soutien actif de Washington. Une internationale de la répression et de la torture.
Si durant toute la deuxième moitié du XXe siècle le pays a été une expérimentation extrême des effets de la Guerre froide, il est devenu depuis le début du XXIe le laboratoire à ciel ouvert d’une des formes majeures de la destruction de l’environnement, avec une monoculture de soja transgénique ayant envahi la quasi-totalité des terres agricoles, dont toutes celles volées aux peuples autochtones par le pouvoir.
Empoisonné et lucratif, le désert vert de la «République du soja». | Lardux Films / VraiVrai Films
Avec, outre les innombrables atrocités locales, des conséquences immenses sur les modèles économiques et les situations environnementales, à l’échelle du continent à nouveau, mais aussi bien au-delà comme on l’a vu avec les négociations sur l’accord entre le Mercosur et l’Union européenne, revenu dans l’actualité en fin d’année 2024.
Cinéaste italo-paraguayenne, Anna Recalde Miranda avait déjà consacré deux documentaires, La Tierra Sin Mal (2008) et Pouvoir et impuissance (2014), à l’histoire politique du pays. Si sa nouvelle réalisation compose un triptyque avec les deux précédents, il est d’une autre ampleur, en montrant les liens entre des enjeux situés dans un pays et une époque, avec des contextes infiniment plus vastes.
De la Guerre froide à la guerre verte compose en effet avec une lisibilité fluide à la fois le retour sur la longue histoire des violences politiques au Paraguay, la singularité des situations créée avec l’instauration de la monoculture avec ladite «République du soja» et ses effets sur les populations comme sur l’environnement, la découverte à Asuncion des archives de l’opération Condor et les difficiles enquêtes qu’elles rendent possibles, les liens avec les pays voisins, entre suppôts des dictatures et activistes démocratiques.
Longtemps secrète ou réputée perdue, l’immense masse de documentation sur l’opération Condor engendre un déploiement de recherches dans plusieurs pays, qui se connecte aux effets de l’agrobusiness actuel, aux profits des mêmes, par delà le changement de siècle et ses discours justificateurs.
Porté par des images d’une grande puissance visuelle, le documentaire est aussi habité par des présences exceptionnelles, grâce au réseau de rencontres qui se tissent dans l’agencement des enquêtes, distinctes mais liées, qu’organise le film. Parmi ces personnes, un vieux juriste paraguayen, une jeune activiste brésilienne, un journaliste français, un ancien Premier ministre, des militants autochtones, un enquêteur états-unien qui finira par être tué dans des circonstances obscures incarnent ce qui devient aussi un thriller d’autant plus impressionnant qu’il n’est composé que de faits avérés et documentés.
Parmi celles et ceux, à la fois personnes bien réelles et personnages incarnant tant de pensées et d’engagements, dont le film permet la rencontre, figure en bonne place Anna Recalde Miranda elle-même, par la manière dont elle inscrit son travail de cinéaste, son histoire personnelle et ses émotions dans ce riche tissu. Revendiquant d’être impliquée, biographiquement et politiquement, dans cette histoire, elle construit, déplace et questionne une position à la fois de protagoniste et de témoin, en quête de l’approche la plus pertinente comme réalisatrice et comme citoyenne, sans faire l’impasse sur les émotions face à ces tempêtes historiques et actuelles.
«Covas do Barroso, chronique d’une lutte collective» de Paulo Carneiro
Covas do Barroso est le nom d’un village au nord du Portugal, situé dans une zone agricole préservée et à ce titre classé par l’ONU. Lorsqu’une multinationale décide d’y ouvrir la plus grande mine d’Europe de lithium, la communauté se mobilise pour résister à ce projet, validé par les autorités.
Si le film de Paulo Carneiro est une chronique, comme l’affirme son titre, ce n’est pas sous la forme habituelle que suppose ce mot. Documentaire, Covas do Barroso, chronique d’une lutte collective l’est assurément, au sens où la situation décrite existe bien et est vécue par celles et ceux que l’on voit à l’écran. Mais ce qu’ils font est moins l’enregistrement de ce qui s’est produit que sa remise en scène, par les intéressé·es eux-mêmes. (…)

Frank Barrett qui, avec sa pelleteuse, a mis à jour des centaines de bobines en 1978. | Théâtre du Temple Distribution



