Pour se souvenir de Jean-Pierre Beauviala, inventeur de caméras et poète

Pour sa marque Aaton, il avait pensé, rêvé et su fabriquer beaucoup des plus beaux outils de cinéma.

Il est mort le 8 avril. Il avait 81 ans. Il n’était pas célèbre, et pourtant… Il s’appelait Jean-Pierre Beauviala, il était ingénieur, architecte, électronicien, inventeur et poète. Il avait créée en 1971 la société Aäton, pour fabriquer des caméras, des enregistreurs son et d’autres appareils pour le cinéma.

Beauviala aura incarné comme personne l’idée qu’une réflexion inspirée par les enjeux —artistiques, politiques, économiques, affectifs— est capable de nourrir des inventions techniques en nombre quasi-infini.

Cette idée concernerait aussi bien la conception d’ordinateurs, de tracteurs ou de chaussures, elle vaut autant pour la fabrication d’objets matériels que comme manière de considérer l’existence. Lui l’a mise en œuvre pour le cinéma.

Dans son domaine, Beauviala n’a cessé d’en démontrer la validité par la mise au point d’outils devenus indispensables dans de nombreux domaines de l’activité cinématographique, depuis la synchronisation par quartz de l’image et du son.

Il a révolutionné le design des appareils professionnels de prise de vue (le fameux modèle du «chat sur l’épaule») ou anticipé des innovations décisives, comme avec la Paluche, qui devance la petite caméra DV de quelque quinze années.

Modèle de PME exemplaire

Il était devenu durant des décennies à la fois un symbole et une singularité. Le symbole d’un artisanat de pointe, et la singularité de la seule entreprise française de fabrication d’appareils de prise de vue et, à cet égard, une sorte de modèle de PME exemplaire. Avec, aussi, des idées bien à lui sur l’organisation du travail et le srapport shiérarchiques – ou plutôt leur absence.

De tous temps, Aäton a travaillé avec ceux qui devaient utiliser ses produits. Jean-Luc Godard, Jean Rouch, Raymond Depardon, Louis Malle, les plus grands chefs opérateurs, la fine fleur du documentaire étasunien ont été les interlocuteurs, parfois quasiment les co-concepteurs, des innovations de la marque grenobloise, loin des sentiers battus de la grande industrie.

Celle-ci a pris sa revanche en 1985 lorsqu’un des plus gros concurrents d’Aaton, Arriflex, a contraint la société grenobloise à déposer son bilan en lui intentant un procès où le rapport de force économique l’emportait sur le droit.

Peu après, Aaton (sans ä) renaissait de ses cendres, et poursuivait une aventure marquée notamment par une invention décisive dans le domaine du son, le Cantar, aujourd’hui l’enregistreur le plus utilisé sur les tournages professionnels dans le monde entier.

Bien entendu, l’arrivée du numérique a représenté de nouveaux défis relevés par Aaton, qui là aussi refuse de suivre les chemins tout tracés.

D’abord réticent devant la pauvreté des images numériques comparées aux images argentiques, Beauviala avait mis au point de nouveaux dispositifs qui représentaient d’abord de réels progrès d’ergonomie et de maniabilité avec la caméra Pénélope.

Mais surtout, il invente alors un procédé qui permet à l’image numérique d’échapper à la malédiction de son extrême régularité: le velouté et l’infini nuancier que permet le 35 millimètres étaient dus au fait que les sels d’argent photosensibles sont disposés de manière irrégulière sur la pellicule, alors que les pixels sont une grille fixe et parfaitement régulière.

Beauviala met au point un dispositif qui décale aléatoirement la position physique du capteur d’un demi-pixel à chaque image, déstabilisant l’enregistrement.

Capteurs introuvables

L’invention, réalisée sur trois caméras prototypes avec des éléments électroniques commandés à la société canadienne Dalsa, est baptisée Pénélope Delta. Elle soulève l’enthousiasme chez les cinéastes et opérateurs. Le lancement est annoncé pour début 2013, de nombreux modèles sont commandés.

La caméra Pénélope Delta (Aaton)

Hélas, Dalsa se révèle soudain incapable de livrer en série les éléments de capteurs indispensables. Les commandes ne peuvent pas être honorées. Aaton, qui s’est lourdement endetté pour mener à bien les recherches permettant la mise au point de Pénélope Delta et construire les caméras commandées, est mis en redressement judiciaire début avril. Avec, selon l’entreprise, un fort soutien de la puissance publique, un repreneur est alors recherché.

On croira un temps l’avoir trouvé. C’est un leurre. Beauviala et l’équipe d’ingénieurs assemblée autour de lui se retrouvent dépossédés de leur société, et de leurs brevets. Le bilan est sinistre: les pouvoirs publics laissent mourir un fleuron de la créativité technologique. La Pénélope Delta, qui offrait une restitution visuelle inconnue à ce jour en numérique, notamment pour les visages et les corps humains, est abandonnée.

Et c’est une véritable perte artistique, en même temps que le signe d’une défaite d’un projet porté par un homme et une entreprise incarnant une sorte d’idéal professionnel, entrepreneurial et social.

Réduit à ses propres forces, un temps tenté par une retraite bucolique dans ces montagnes au-dessus de Grenoble qu’il aimait tant, l’incorrigible Beauviala s’était remis au travail. Il travaillait à une caméra ultra légère, La Libellule.

NB: ce texte est une version actualisé d’un article consacré à Beauviala et publié sur Slate le 18 juin 2013.

Ce chien de Godard dans le jeu de Cannes

adieuaulangage

Adieu au langage de Jean-Luc Godard| durée: 1h10 | sortie: 21 mai 2014

Il y a Adieu au langage, qui sort au cinéma ce mercredi 21 mai, et il y a «le Godard à Cannes», assez sidérant phénomène d’excitation médiatique et festivalière. Entre les deux, un gouffre insondable, où le réalisateur Jean-Luc Godard s’est bien gardé de venir se laisser happer, ce qui se serait immanquablement produit s’il avait mis les pieds sur la Croisette. Il s’en explique d’ailleurs dans une lettre filmée à Gilles Jacob et Thierry Frémeaux.

Dudit phénomène, au-delà de l’expertise des spécialistes des relations publiques qui s’en sont occupé, il faut constater une remontée de la cote people du nom de Godard, qui tient à la disjonction désormais totale avec ce qu’il fait (et que si peu de gens vont voir). Godard a atteint le moment où la radicalité dérangeante et mélancolique de son œuvre ne gêne plus du tout le besoin d’adoration fétichiste d’un public de taille conséquente. Sur un horizon accablant, la défaite de ce que pour quoi Godard aura filmé et lutté toute sa vie, c’est une sorte de minuscule victoire, son travail de cinéaste n’ayant plus du tout à rendre des comptes aux statues qu’on a commencé de lui ériger il y a longtemps, qui lui ont longtemps nui, et dont voit bien qu’elles n’attendent que son décès pour proliférer à l’infini.

Le film, lui, est un nouvel «essai d’investigation cinématographique». Il le dit très clairement –Godard dit toujours tout très clairement, et ne cesse de constater que plus il est clair, moins on le comprend. D’où la mention, dans le film, de la nécessité de traducteurs pour se comprendre, proposition qui pointe l’impuissance du langage, mais n’y apporte nulle solution.

Ce n’est évidemment pas en ajoutant du langage au langage qu’on se comprendra mieux. Comment alors? Ni Jean-Luc Godard ni son film ne le savent, mais du moins flairent-ils une piste. Ou plutôt, le chien qui est le protagoniste principal du film la flaire pour eux – «protagoniste» et pas «personnage», cet être duplice dont Godard a souvent condamné la fabrication, et qui est ici à nouveau stigmatisé sans appel.

Ce chien, frère de ceux déjà souvent invoqués (notamment dans Je vous salue Marie et Hélas pour moi, puisque les ouvrages sont cent fois sur le métier remis) fait exister la possibilité d’une vie d’avant la séparation entre la nature et la culture, cette culture que Godard désigne ici de manière ajustée comme «la métaphore». Il témoigne silencieusement d’un en-deçà du langage qui ne fait disparaître ni les images ni les histoires, mais les réinscrit dans la continuité d’un être-au-monde où le trivial et le mythologique, la pensée et la merde ne sont pas disjoints.

LIRE LA SUITE

Trois raisons de voir «Les Trois Désastres», le court-métrage 3D de Jean-Luc Godard

godardtroisdesastres

Les Trois Désastres, de Jean-Luc Godard | 25 min | in 3X3D | sortie le 30 avril 2014

En prélude à la présentation à Cannes du nouveau long métrage de Jean-Luc Godard, Adieu au langage, réalisé en 3D, sort sur les écrans, ce mercredi 30 avril, Les Trois Désastres, court-métrage du même réalisateur, également en 3D. Il se présente comme faisant partie d’un assemblage de films courts intitulé 3X3D, assemblage produit au nom de la ville portugaise de Guimarães, qui était capitale européenne de la culture en 2012. La plus élémentaire charité commande de ne rien dire des deux autres courts métrages, réalisés par Peter Greenaway et Edgar Pêra. Mais pour rester en affinité avec cette entreprise placée sous le signe du chiffre 3, disons que le film de Godard est passionnant pour trois raisons.

1. Godard, une parole toujours nouvelle

Selon un procédé dont le réalisateur est devenu virtuose au cours des années 1990, durant la conception de l’ensemble Histoire(s) du cinéma et ses œuvres satellites (The Old Place, L’Origine du XXIe siècle, Dans le noir du temps, Moments choisis des Histoire(s) du cinéma, Ecce Homo), il assemble des images fixes ou en mouvement venues de très nombreux films (dont les siens), des musiques et des voix pour composer une méditation ici centrée sur les effets de la science et de la technique, dans la société et dans l’art du cinéma en particulier.

Les compositions de Godard possèdent une puissance émotionnelle, qu’on dirait envoûtantes si elles ne stimulaient aussi en permanence la réflexion et l’esprit critique tout autant que les émotions. Voilà qu’à nouveau se déploie cette sensation que quelque chose de vraiment grave, de vraiment juste, se murmure ici dans un langage qu’on ne pratique pas et que pourtant on n’ignore pas, ou dont on garde des réminiscences.

Il y a quelque chose de la Pentecôte dans cette descente d’une parole inconnue et que pourtant on comprend, et quelque chose de la prière dans cette répétition incantatoire –bref, une dimension qu’on ne saurait dire religieuse (ni Dieu ni église ici), mais qui a bien à voir avec le sacré.

2. Godard, mort et ressuscité

Comme souvent chez Godard, il est impossible de décider jusqu’à quel point ce qui lance un film en est le thème, ou seulement un prétexte pour s’aventurer bien ailleurs. Ici, en tout cas, le numérique, et en particulier l’image 3D, sont clairement un enjeu, et de manière explicite, la cible de ce qui se présente comme une attaque implacable, que soulignent le titre ou la formule «le numérique sera une dictature».

Mais comme souvent, aussi, chez Godard –en fait, comme toujours depuis son retour sur la terre du cinéma, au début des années 1980–, les dénonciations radicales, et toujours dignes de la plus grande attention, des trahisons et effondrements du cinéma sont contredites par les images et les sons de celui qui affirme que tout cela est mort et sans intérêt alors que lui-même en ressuscite, seconde par seconde, la beauté et le mystère.

LIRE LA SUITE

Leos Carax: «Jamais aucune idée au départ de mes projets, aucune intention»

Fragments d’entretien avec le cinéaste. [1].

Vous apparaissez au début du film, dans une sorte de prologue, qui est plus précisément et littéralement une ouverture. D’où vient l’idée d’être physiquement présent à l’image?

D’abord cette image: une salle de cinéma, grande et pleine, dans le noir de la projection. Mais les spectateurs sont tout à fait figés, et leurs yeux semblent fermés. Sont-ils endormis? Morts?

Le public de cinéma vu de face —ce que personne ne voit jamais (sauf dans l’extraordinaire plan final de The Crowd de Vidor) [2].

Puis mon amie Katia m’a fait lire un conte d’Hoffmann où le héros découvre que sa chambre d’hôtel donne, via une porte dérobée, sur une salle d’opéra. Comme dans la phrase de Kafka, qui pourrait servir de prologue à toute création:

«Il y a dans mon appartement une porte que je n’avais jamais remarquée jusqu’ici.»

J’ai donc imaginé débuter le film avec ce dormeur réveillé en pleine nuit, qui se retrouve en pyjama dans une grande salle de cinéma pleine de fantômes. Instinctivement, j’ai appelé l’homme, le rêveur du film, Leos Carax. Alors je l’ai joué.

Dans quelle mesure «Merde», votre contribution au film Tokyo!, a joué un rôle dans la conception de Holy Motors, où le personnage de Merde est un des avatars (est-ce le bon terme?) de Denis Lavant?

«Merde» était un film de commande. Holy Motors est né de mon impuissance à monter plusieurs projets, tous en langue étrangère et à l’étranger. Avec toujours les deux mêmes obstacles: casting & fric. N’en pouvant plus de ne pas tourner, je me suis inspiré de l’expérience de Merde. Je me suis passé à moi-même la commande d’un projet fait dans les mêmes conditions, mais en France: écrire vite, pour un acteur précis, un film pas trop cher.

Tout ça rendu possible aussi par l’usage des caméras numériques, que je méprise (je déteste qu’on m’impose quelque chose —et elles s’imposent ou on nous les impose), mais qui rassurent tout le monde.

L’idée des moteurs, de la motorisation, de l’importance des machines est à la fois clairement revendiquée par le titre et présente de manière sous-jacente, presque subliminale dans le film, du moins avant la séquence finale. Cette idée est-elle à l’origine du projet ou a-t-elle pris forme petit à petit?

Jamais aucune idée au départ de mes projets, aucune intention. Mais deux trois images, plus deux trois sentiments. Si je découvre des correspondances entre ces images et ces sentiments, je les monte ensemble.

Pour Holy Motors, il y avait l’image de ces extra-longues limousines qu’on voit depuis quelques années. Je les ai croisées pour la première fois en Amérique, et maintenant à Paris dans mon quartier chaque dimanche, lors des mariages chinois. Elles sont bien de leur époque. A la fois bling bling et tocs. Belles vues de l’extérieur, mais à l’intérieur on ressent une sorte de tristesse, comme, j’imagine, dans le salon d’une boîte échangiste au matin. Quand même elles me touchent. Elles sont désuètes, un peu comme de vieux jouets futuristes du passé. Elles marquent je crois la fin d’une époque, celle des grandes machines visibles.

Très vite, ces voitures sont devenues le cœur du film, son moteur si je peux dire. Je les ai imaginées comme de longs vaisseaux qui transbahuteraient les hommes dans leurs derniers voyages, leurs derniers travaux.

Le film serait alors une sorte de science-fiction, où hommes, bêtes et machines se trouveraient en voie d’extinction. Liés par un sort commun, solidaires face à un monde de plus en plus virtuel. Un monde d’où disparaîtraient peu à peu les machines visibles, les expériences vécues, l’action. Dans la séquence où Denis Lavant a le corps recouvert de capteurs blancs, il est comme un O.S. de la motion capture. Frère du Chaplin des Temps modernes —sauf que l’ouvrier n’est plus coincé dans les rouages d’une machine, mais dans les fils d’une toile invisible.

Il y a deux types de machines dans le film. Les unes visibles, ces extra-longues limousines, donc. Les autres invisibles, les caméras qui enregistrent nos vies. Elles sont notre avenir.

J’aime beaucoup les mots «moteur» et «action». Mais on ne devrait plus dire «moteur!» sur les tournages numériques d’aujourd’hui. Il faudrait plutôt dire «power!»; ce n’est plus une machine qu’on met en branle lorsqu’on on fait un plan, c’est un ordinateur qu’on allume. Et ce power est un faux pouvoir. On ne «tourne» plus des films, on ne les «shoot» plus, on les programme. Les films sont des calculs (et on peut les recalculer presqu’entièrement après tournage, en post-production). La notion de risque, d’expérience, disparaît.

J.-M. F.

(1) Extraits d’un entretien par e-mails avec Jean-Michel Frodon, publiés dans le dossier de presse du film. Retourner à l’interview

(2) Autre manifestation de la connexion secrète de Holy Motors avec les autres films de Cannes, cette vision frontale du public, et donc miroir du véritable public du film, effectivement rare au cinéma, se trouve aussi dans Vous n’avez encore rien vu d’Alain Resnais et Amour de Michael Haneke. Retourner à l’entretien

Salut The Artist

 

© Warner Bros / Wild Bunch 

Joyeuse et gonflée, cette idée de raconter sans paroles le triomphe du  cinéma parlant. Avec comme ambition à peine cachée de rappeler à une (ou deux, ou trois) génération(s) que le cinéma peut être fort plaisant, même autrement qu’aux standards du grand spectacle d’aujourd’hui. Puisqu’à n’en pas douter ce film est conçu pour un très large public, ce dont il y a tout lieu de se réjouir.

La première heure de The Artist, sur le mode Rise and Fall, chute de la star du muet campée par Jean Dujardin et ascension de l’actrice devenue vedette du parlant impeccablement incarnée par Bérénice Béjo en décalquant les archétypes à jamais gravés dans le celluloïd par Chantons sous la pluie, est une réussite à peu près parfaite: drôle, vive, gracieuse, inventive. Hollywood plus vrai, donc plus faux que nature, chauffeur de maître en direct hommage du majordome Max von Stroheim de Sunset Bvd, plus un clébard clown qui vaut le petit singe du Cameraman.

On sait ce qui va arriver? Précisément! Sans une fausse note, scénario, réalisation, interprétation, costumes, lumières jouent avec ce savoir, en font non la limite mais la planche d’appel d’une histoire, une bonne histoire bien racontée, heureusement filmée.

Avec les OSS117, Hazanavicius et Dujardin avaient montré leurs talents pour recycler sur un mode ironique les codes d’un genre désuet. Ce qu’ils font ici, avec une énorme affection pour les modèles dont ils s’inspirent sans manquer d’en rire de bon cœur, est d’une autre trempe.

Donc voici le pauvre Dujardin au fond du trou, et la belle BB au sommet de sa gloire et en couverture de Variety. C’est là qu’on retrouve l’autre tendance du duo Hazanavicius-Dujardin, perceptible dès le premier OSS, et devenu l’essentiel du second: le penchant bizarre pour l’insistance, la quadruple couche. Quelque chose qui affolait et faisait grincer la belle mécanique parodique, usant et abusant du comique de répétition jusqu’à un état second, carrément troublant.

Donc voici le pauvre Dujardin au fond du trou, et la belle BB au sommet de sa gloire et en couverture de Variety. C’est là qu’on retrouve l’autre tendance du duo Hazanavicius-Dujardin, perceptible dès le premier OSS, et devenu l’essentiel du second: le penchant bizarre pour l’insistance, la quadruple couche. Quelque chose qui affolait et faisait grincer la belle mécanique parodique, usant et abusant du comique de répétition jusqu’à un état second, carrément troublant.

Dans The Artist, qui n’est pas principalement sur le mode ironique, cette insistance, cette manière d’enfoncer le clou (les étapes de la déchéance du héros, les stigmates de son orgueil et de son incapacité à prendre la main tendue) fabriquent à nouveau un autre rapport au film, creusent une sorte de gouffre.

© Warner Bros / Wild Bunch
Jean Dujardin et Bérénice Béjo
© Warner Bros / Wild Bunch

 

On ne croit pas une seconde que cette insistance soit une maladresse involontaire. Sa manière d’investir excessivement dans chaque scène pour elle-même, comme si elle pouvait se suffire absolument alors qu’au bout d’un moment ces scènes travaillent contre l’élan du film souligne ce qu’il y a de délirant dans le fétichisme à l’égard de ce cinéma daté, de cet univers mythifié. Et sans doute, aussi, y a-t-il le désir que tout ça ne file pas comme sur des roulettes, du début à la fin.

Hazanavicius et Dujardin (on n’a pas envie de les dissocier tant, avec leurs trois films, se devine une connivence qui fait littéralement ce qu’on voit sur l’écran), H&D, donc, savent faire du spectacle bien huilé et efficace, et ils le prouvent. Mais ils ne veulent pas en rester là. Et si la «morale» et la chute paraissent donner raison à l’horrible et imparable diktat The Show Must Go On, c’est l’essoufflement et la fatigue des êtres de lumière qui touche soudain lors du «et bien, dansez maintenant!». Comme si l’absence de paroles avait eu pour but secret de faire entendre ce difficile filet d’air exhalé par les poumons de la star (comme si une étoile avait des poumons).

Il y a un plan, très bref, où Jean Dujardin a exactement le regard de Chaplin dans Limelight, ce grand film désespéré. Signe fugace de la noirceur nichée dans la comédie enjouée, gracieuse et sentimentale, mais qui ne dit pas encore tout de ce film aux multiples facettes. Des enjeux de la parole, et de l’incapacité de (se) parler, comme de la multiplicité des possibles rapports au réel évoqués par l’irruption ou non de tel ou tel type de son (musiques, bruits…), il aura au passage effleuré bien des aspects.

Mais bien sûr, il s’agit aussi d’un film travaillé non par la nostalgie du passé, mais par des questions bien actuelles : la capacité ou non à comprendre comment se transforme sa propre époque, y compris sur le plan des technologies – le numérique, la 3D étant grosso modo les manifestations actuelles de ce que représentait le son à la fin des années 20. On a même, de 29 à 09, la symétrie des krachs. Largement de quoi donner à The Artist, à l’intérieur de l’indéniable plaisir pris à le regarder, matière à une déclaration d’amour au cinéma, mais au cinéma comme dynamique compliquée, qui ne marche pas droit. Le monde change, ça fait des dégâts, faites en autre chose. Et si vous ne savez pas le dire, dansez-le ! Bien sûr, ça ne vaut pas que pour le cinéma.

NB: Ce texte a été mis en ligne lors de la présentation du film au Festival de Cannes