Indispensable «Indivision», mais aussi «Bushman» et «Occupied City»

L’attention au plus près des détails qui fait la possibilité des grands envols, dans Indivision de Leïla Kilani. Mais aussi, autrement, dans les deux autres films magnifiques qui sortent cette semaine.

Signés par Leïla Kilani, David Schickele et Steve McQueen, trois films majeurs à différents titres venus du passé, se fraient un chemin sur les écrans du présent.

Cette semaine, c’est l’enfer! De multiples raisons font qu’il y a, chaque mercredi, un nombre déraisonnable de nouveaux films, créant un effet de brouillage dont souffrent gravement les titres les plus fragiles en matière de notoriété, mais aussi le cinéma dans son ensemble.

Et l’écart entre le ou les deux gros films de la semaine et les autres ne va faire que s’aggraver avec la réglementation scélérate que le Centre national du cinéma (CNC) ultralibéral, c’est-à-dire en contradiction avec la raison même de son existence, vient d’entériner en autorisant officiellement la publicité pour les films à la télévision, qui ne va favoriser que les plus puissants.

Mais cette semaine n’est pas seulement l’enfer du fait de l’annonce de cette décision inique. Il se trouve qu’elle voit la sortie d’un nombre d’inédits encore plus élevé que d’ordinaire: pas moins de vingt-deux titres. C’est démentiel. D’autant plus que, parmi eux, figurent au moins trois films de première importance, mais qui n’ont que peu de chances de survie dans cette foire d’empoigne.

Il se trouve qu’ils ont chacun un lien singulier avec le passé: retour si longtemps attendu de la réalisatrice de Sur la planche, surgissement après un demi-siècle d’un grand film du début des années 1970, lien brûlant et suggestif entre le présent d’une grande cité européenne et l’époque sous l’occupation par l’Allemagne nazie.

Coïncidence? Oui, mais pas seulement. Ce sont trois manifestations, complètement différentes, des puissances essentielles du cinéma dans le rapport au temps, qui en est une de ses richesses essentielles et qu’abîme toujours davantage l’accélération des sorties et des évictions des grands écrans.

«Indivision» de Leila Kilani

Ils planent et se posent. Dessinent un monde. Les sons et les couleurs se répondent, les airs et les plantes, les lumières et les ombres. Vivante humaine parmi les vivants végétaux et volatiles, l’adolescente regarde, observe, découvre, reconnaît. Elle est bavarde, elle qui ne parle jamais.

Le récit du film n’est pas encore commencé, mais l’essentiel du film est déjà là. Lina est dans la forêt, elle regarde les oiseaux. Pas loin, un homme aussi observe, prend des notes. On saura ensuite qu’il se nomme Anis, qu’il est son père, qu’il est lui aussi passionné d’oiseaux, que cette passion a même causé la mort de la femme qu’il aimait éperdument, la mère de Lina.

Depuis, Lina ne parle plus. Mais ce n’est pas ce qui l’empêche de s’exprimer –sur les réseaux sociaux, où elle signe «Cigogne noire», et sur son propre corps, qu’elle couvre sans cesse d’inscriptions au feutre.

Lina (Ifham Mathet) et son père (Mustafa Shimdat): prendre soin d’un oiseau, prendre soin de leur monde. | DKB Productions

La forêt, terre des oiseaux plus que des humains, fait partie d’une grande propriété, la Mansouria, sur la côte marocaine près de Tanger (nord du pays). Sur la maison et sur les terres, règne la grand-mère de Lina, la mère d’Anis.

Alentour, rôdent les promoteurs. Plutôt que d’accueillir des bestioles ailées, des migrateurs à becs et plumes, il y aurait beaucoup, beaucoup d’argent à gagner. Les bulldozers sont tout près, tout prêts. La grand-mère complote pour réaliser l’opération financière qui lui permettra de conserver son statut d’aristocrate.

C’est la guerre. Entre cette reine mère sortie d’un conte, comme il y en a dans toutes les cultures, et le père et la fille, mais aussi les oiseaux. Et aussi avec les autres membres de la famille et avec les habitants du village exploités depuis toujours par les propriétaires et désormais menacés d’expulsion par l’opération immobilière.

La grand-mère (Bahia Bootia El Oumani), femme de pouvoir prête à tout pour imposer ses vues. | DKB Productions

Entre ces forces qui s’opposent, qui vivent et rêvent selon des modèles différents, antagonistes, circule celle qui n’appartient à aucun de ces pôles, qui peut faire alliance avec toutes et tous, ou trahir chacune et chacun.

Celle qu’on appelle «Chinwya», «la Chinoise», tout aussi marocaine que tous les autres, mais à part. La servante de cet endroit qui est parfois manoir de légende immémoriale et parfois très concret domaine cossu mais vieillissant, territoire de la chronique romanesque d’un pays violemment inégalitaire durement frappé par le changement climatique.

Aussi multiples et singuliers, complexes et chorégraphiés que les vols de chaque oiseau, la trajectoire de chaque protagoniste suit un chemin inexorable. Et l’ensemble compose un impressionnant ballet de tensions, de séductions, d’intrigues et d’affections. Fluide et réactive, la caméra de Leïla Kilani accompagne les mouvements, ceux qu’on voit et les autres.

Aussi brûlants que les incendies qui, plus tard, vont surgir étrangement autour de la Mansouria, les affects entre les personnes, les tensions entre les formes de vie. La mise en scène de Leïla Kilani s’enflamme et caresse.

Pourtant, au cœur du microcosme à x dimensions élaboré par le film, vont surgir encore d’autres approches, où les mondes virtuels et les héritages du droit coranique traditionnel auront leur part inattendue.

La Mansouria, un territoire pour de multiples vivants. | DKB Productions

En 2012, était sorti sur les écrans français un film-météorite, surgissement imprévu dû à une réalisatrice marocaine jusqu’alors inconnue. L’énergie vivante des jeunes héroïnes de Sur la planche (2011) établissait sans l’ombre d’un doute l’émergence d’une cinéaste avec laquelle il faudrait compter.

Les circonstances ont fait qu’il aura fallu attendre douze ans pour découvrir son deuxième long-métrage de fiction. Avec la fresque romanesque et poétique, indivisiblement écologique et politique, sentimentale, rieuse et violente, qu’est Indivision, la promesse du premier aura été longue à être tenue. Mais elle l’est au-delà de toute espérance.

Indivision
De Leïla Kilani
Avec Ifham Mathet, Mustafa Shimdat, Bahia Bootia El Oumani, Ikram Layachi, Jaafar Brigui
Durée: 2h07
Sortie le 24 avril 2024

«Bushman» de David Schickele

Bushman, lui, est un nouveau film réalisé en 1971. Nouveau, il ne l’est pas seulement parce qu’il n’a jamais été distribué. Il l’est par tout ce qu’il fait surgir d’inédit dans la splendeur de sa forme et la douleur de cette même forme blessée par l’injustice et l’oppression.

Il l’est par la singularité d’un regard sans comparaison sur un état du monde à la fois situé et daté (les États-Unis à la fin des années 1960) et extraordinairement actuel.

L’homme noir qui marche le long d’une route californienne a été pris en stop par le motard blanc, raciste sans méchanceté. Mais lui qui marchait pieds nus avec ses chaussures sur la tête, lui qui n’est pas américain mais nigérian sait jouer avec les regards des autres sur lui. Les autres, Noirs ou Blancs. Et quand il ne sait pas, il apprend.

En cette année 1968, l’atroce guerre civile dite «du Biafra» ravage son pays qu’il a quitté. Une autre, différente, ensanglante le pays où il est venu (dans les mois ou années qui précèdent, Martin Luther King, Bobby Kennedy et Bobby Hutton, leader du Black Panther Party, ont été assassinés).

Comment un Noir non américain perçoit-il des Noirs et des Blancs américains? Que voit un Noir africain des États-Unis incandescents de multiples révoltes et contestations, sur fond de société raciste et inégalitaire, en contradiction flagrante avec ses principes fondateurs?

Gabriel (Paul Okpokam) et une de ses compagnes éphémères, aux confluents de tant de différences. | Malavida Films

Cette double question, qui ouvre sur mille autres, traverse le film de ce réalisateur inconnu, David Schickele, auparavant auteur d’un documentaire sur le Peace Corps au Nigeria, agence d’influence états-unienne dont il avait fait partie dans le pays où il a rencontré celui qui joue Gabriel, Paul Eyam Nzie Okpokam.

Impliqué dans ces situations conflictuelles qui l’entourent, hanté par la tragédie en cours au Nigeria, Gabriel est aussi bien occupé par des rencontres avec celles et ceux qui croisent sa route, surtout des femmes. (…)

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«Nome», «The Sweet East», «Lettre errante», «Il reste encore demain», vertus de l’impureté

Nome (Marcelino Antonio Ingira), l’exclu du village, qui deviendra un héros de la libération nationale –et après?

Extrêmement différents entre eux, les films de Sana Na N’Hada, de Sean Price Williams, de Nurith Aviv et de Paola Cortellesi naissent tous d’une hybridation féconde.

Parmi les nombreuses nouveautés en salles, où se glisse aussi un film sorti la semaine précédente, les titres les plus mémorables ont tous un côté hybride, mais d’une façon singulière à chaque fois.

Nome est une fiction incorporant des documents filmés par le même cinéaste un demi-siècle plus tôt. The Sweet East s’avère être une virée fantastique pour évoquer le trop réaliste état de son pays. Lettre errante se construit à partir des sens sous-jacents du langage que révèle une seule consonne. Il reste encore demain est un mélodrame racoleur où fait irruption une évocation d’un moment historique libérateur, poussant très loin le contrepoint.

Il y a bien longtemps que le cinéma a été, à juste titre, réputé impur. Son impureté est sa richesse et elle se manifeste de multiples façons, toujours à réinventer. Cette belle impureté, c’est aussi que des propositions aussi diverses relèvent toutes du cinéma.

«Nome», de Sana Na N’Hada

Dans ce village d’Afrique de l’Ouest, l’homme est mort. Il était musicien et griot. Son fils, à peine un adolescent, doit partir seul en forêt, choisir le bois qui servira à construire le nouvel instrument de musique qui assurera sa place et son rang.

Mais ce village est dans un pays en guerre, une guerre de libération nationale contre les colonisateurs portugais. Un autre jeune homme, qui lorgnait la place du garçon, ce que lui interdit sa naissance hors du village, s’en va rejoindre la guérilla. Il s’appelle Nome, c’est-à-dire que son nom est personne –ou tout le monde.

Dans la forêt, un esprit, un djinn amical ou hostile, surveille les opérations menuisières ou guerrières. Lorsque commence le film, le long et douloureux combat des Bissaoguinéens et Cap-Verdiens est loin, très loin, de la victoire.

Des images, comme mangées par le temps, la chaleur, l’humidité ou l’oubli, documentent cette lutte dont le réalisateur Chris Marker dira un jour qu’elle fut si impitoyable que les combattants africains en vinrent à plaindre les soldats portugais de devoir les affronter dans de telles conditions.

Ces phrases sont dans un film de 1980, qui est un chef-d’œuvre du réalisateur français, Sans soleil. On y voyait des images tournées pendant la guerre de libération nationale par le réalisateur de Nome, Sana Na N’Hada, alors très jeune.

Celui-ci fut en effet, dans les années 1960, un des quatre apprentis cinéastes envoyés à Cuba par le leader de la guerre de libération de Guinée-Bissau et du Cap-Vert, Amílcar Cabral, pour apprendre le cinéma.

Les images qui apparaissent dans le film de 2023, découvert au dernier Festival de Cannes dans le cadre de la sélection ACID, il les a tournées il y a cinquante ans. Ce sont les rares plans survivants d’une dramatique histoire politique et cinématographique qui a vu disparaître la plus grande partie de ces archives, histoire racontée par un autre beau film, La Lutte n’est pas finie de Filipa César.

Nome, au croisement de la grande histoire, de l’intimité et des légendes. | The Dark

Film de guerre, film d’archives, film fantastique, fresque épique et méditation désabusée sur les lendemains qui déchantent, Nome entrelace plusieurs récits et plusieurs tonalités, pour composer une invocation du même élan historique, magique et intime.

Œuvre-mémoire d’une lutte très tôt trahie, aujourd’hui oubliée, il évoque aussi les suites de la victoire, les dérives et les renoncements, avec un alliage de réalisme et de fable, illuminé des splendeurs de ses images, celles d’aujourd’hui comme celles de jadis, et de l’intensité des émotions qui portent encore le vieux lutteur qui les assemble.

De Sana Na N’Hada
Avec Marcelino António Ingira, Binete Undonque, Marta Dabo, Helena Sanca, Paulo Intchama, Abubacar Banora
Durée: 1h52
Sortie le 13 mars 2024

«The Sweet East» de Sean Price Williams

Bienvenue chez les monstres. Le premier long-métrage comme réalisateur du chef opérateur Sean Price Williams est un voyage dans une galerie des horreurs: l’Amérique contemporaine.

Aux côtés d’une lycéenne en fugue, fausse oie blanche aux comportements imprévisibles, se succèdent les spécimens d’un catalogue d’individus et de situations où règnent la violence, le repli identitaire, le complotisme délirant, les comportements stéréotypés, etc.

L’incontestable énergie du film se nourrit d’un étrange mélange, d’un double trouble. Le premier tient au fait que tous les protagonistes sont à l’évidence des caricatures, mais qu’on ne sait que trop bien que, notamment aux États-Unis, ces caricatures aberrantes existent véritablement et en nombre significatif.

Le dingue armé d’un flingue qui vient fouiller les caves grouillant de pédophiles dans une pizzeria de Washington, les maladresses déjantées d’activistes en rupture de socialisation s’épuisant dans l’outrance des transgressions, les sectes fascinées par les armes et le nazisme, les groupes ethniques qui s’entraînent à la guérilla dans les bois, l’incapacité meurtrière à distinguer la réalité de la fiction… Good Morning America!

Aux côtés de cette Alice au pays des horreurs qu’est le personnage incarné avec beaucoup de finesse par Talia Ryder, se déploie simultanément l’autre trouble qui anime le film, celui de la relation du cinéaste au monde qu’il dépeint.

Lilian (Talia Ryder), lycéenne à la vie ordinaire devenue héroïne hallucinée et princesse loufoque d’un cauchemar réel connu sous le nom d’États-Unis d’Amérique. | Potemkine Films

Il réussit en effet, tout en jouant sur le grotesque, à montrer à la fois l’inquiétude et l’affection que lui inspire cette espèce de zoo que sont, devant sa caméra, les États-Unis.

C’est la réussite mais aussi la limite du film, selon le procédé si fréquent qui consiste à capitaliser à fond sur ce qu’on prétend du même mouvement dénoncer. Où l’inventivité et le sens du rythme ne se sépare jamais d’une certaine duplicité, et d’un sens du show à tout prix, pas si éloigné de ce qu’il entreprend dénoncer.

De Sean Price Williams
Avec Talia Ryder, Earl Cave, Simon Rex, Ayo Edebiri, Jeremy O. Harris, Jacob Elordi, Rish Shah
Durée: 1h44
Sortie le 13 mars 2024

«Lettre errante» de Nurith Aviv

Il arrive parfois que ce qu’on a fréquenté depuis toujours sans y prêter attention prenne soudain un sens ou une importance évidente, irréfutable. C’est ce genre de révélation que propose Nurith Aviv en poursuivant sa longue méditation sur les puissances du langage et ce qu’il active dans l’inépuisable irisation des langues et de ce qui circule entre elles.

Depuis D’une langue à l’autre il y a vingt ans, Lettre errante est son dixième film qui explore ainsi certains aspects de ce qui se joue entre les humains, entre les imaginaires, entre les rapports aux autres et au monde du fait des manières de (se) parler. Chantier sans fin, souvent placé sous les auspices de la traduction sous toutes ses formes, où le cinéma apporte ses propres ressources, parfois essentielles et parfois discrètes.

Le nouveau film de Nurith Aviv, entreprise qui semble un jeu digne de l’Oulipo et se révèle riches de significations et d’enjeux –politiques et intimes– bien au-delà de l’exercice formaliste, concerne la seule lettre «R».

(…)

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«City Hall», ce que signifie le mot «démocratie» en Amérique

Assemblée de quartier organisée par la mairie de Boston/via Météore Distribution

Frederick Wiseman compose avec cette plongée dans les actions de la mairie de Boston, une exceptionnelle mise en lumière des mécanismes de la politique.

Rien ne serait plus injuste, ni surtout inapproprié, que de faire de ce film seulement un nouvel épisode de la recherche au long cours menée par Frederick Wiseman sur les institutions.

Consacré au fonctionnement de la municipalité de Boston, City Hall s’inscrit évidemment dans la continuité des quarante-trois autres documentaires qu’il a signés depuis Titicut Follies, tourné dans un hôpital psychiatrique en 1967. Mais, au-delà de la cohérence d’une démarche qui est la fois celle d’un citoyen, d’un chercheur et d’un artiste, chaque film –notamment celui-ci– invente ses propres procédures, ses propres manières de montrer, de raconter, de donner à comprendre.

Mieux, cette nouvelle réalisation, n’est pas, ou pas principalement, un film sur la mairie de Boston. Pas plus que les précédents n’étaient sur la police (Law and Order, 1969), l’aide sociale (Welfare, 1975), une unité de soins intensifs (Near Death, 1989), une salle de sport de quartier (Boxing Gym, 2010), une université (At Berkeley, 2013) ou une grande bibliothèque publique (Ex Libris, 2017).

Chaque film, et exemplairement City Hall, est la construction d’une réflexion, d’une interrogation à partir d’un lieu défini par certaines caractéristiques, certaines règles, certaines formes d’implantation, certaines architectures, certains modes de rapports entre les personnes qui les fréquentent.

En regardant les films de Wiseman, on s’aperçoit vite que cette question, celle qui est activée par chaque film, n’était sans doute pas formulée avant la réalisation. C’est en enquêtant sur le terrain choisi qu’émerge une problématique qui habite et, en partie, donne forme au déroulement d’un film qui a l’air d’être consacré à tel ou tel lieu, à tel ou tel organisme, et est en fait une impressionnante opportunité d’une réflexion plus générale.

Il est logique qu’un tel processus demande du temps, d’où souvent la durée longue des films (quatre heures et demi pour celui-ci). Cette durée est partie prenante d’un travail de composition pour mieux voir et mieux comprendre, «composition» convoquant ici à dessein la métaphore musicale tant l’assemblage des séquences, la mise en place de rythmiques intérieures, parfois de répétitions, ou en tout cas d’échos, participent de cette aventure qui est du même mouvement cinématographique, politique et savante.

City Hall, donc, observe un grand nombre de dispositifs du fonctionnement de la mairie de Boston. Retrouvant régulièrement les apparitions publiques ou des séances de travail du maire, le Démocrate Martin Walsh, il montre des assemblées d’habitant·es, des organes d’écoute de réclamation, des interventions concernant la voirie, la salubrité des habitations, des lieux symboliques de l’histoire de la ville et la manière dont cette histoire est aujourd’hui racontée, et perçue.

Un immense éventail d’émotions

Voir ce film est d’abord l’occasion d’éprouver un très grand éventail d’émotions, liées aux situations auxquelles on assiste, émotions que chacun·e, où qu’il ou elle vive (en tout cas dans une ville occidentale), peut s’approprier en regard de ses expériences personnelles.

Situations qui accueillent également un grand nombre de personnes qui deviennent aussitôt –et c’est une des marques de ce qu’il faut bien appeler le génie de Fred Wiseman– dignes d’une attention personnelle, quelle que soit la teneur de cette attention. Quand Wiseman les filme, il devient évident que ces personnes ont une histoire. (…)

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« White » de Bret Easton Ellis, voix virtuose de ceux par qui Trump est arrivé – et reviendra peut-être

Au début, on ne sait pas très bien ce qu’il cherche, ce qu’il veut raconter. Il a l’air d’écrire comme on parlerait dans un salon, un verre à la main. Et puis non, sous l’apparence débraillée, c’est ciselé, précis. Il parle de films qui l’ont marqué, depuis l’adolescence, soit une quarantaine d’années. Il en a vu beaucoup –uniquement des films américains semble-t-il. Et c’est le plus brillant exercice de critique de cinéma qu’on ait pu lire depuis une éternité. Une phrase, un paragraphe, dix pages : à chaque fois Bret Easton Ellis fait surgir, fait sentir en quoi ce film est significatif, en quoi il a touché un nerf de l’époque, où et comment il a vibré à l’unisson d’un mouvement intérieur de la société américaine depuis la fin des années 1970 jusqu’à aujourd’hui.

Depuis Shampoo et La Fièvre du samedi soir jusqu’à Moonlight et Cinquante nuances de Grey en passant par American Gigolo, À la recherche de Mr. Goodbar ou Wall Street. Au passage, il consacre des développements acérés à des figures de l’écran où il décèle les symptômes de l’époque, au premier rang desquellesRichard Gere et Tom Cruise.

Ce qu’Ellis a à en dire n’est jamais convenu, jamais programmé. Et moi qui fais profession de critique de cinéma, moi qui connais ces films, et qui n’est pratiquement jamais d’accord avec lui – je veux dire que je n’aime beaucoup de ce qu’il apprécie, ou que j’aime des films qu’il aime aussi pour d’autres raisons, voire des raisons opposées – je ne peux d’abord qu’admirer. Admirer la sensibilité à ce qui se joue dans une mise en scène plus encore que dans des scénarios, la capacité à se rendre disponible à ce que font des films, et à proposer, par l’écriture, une mise en écho avec ce qui advient dans le monde dans lequel vit cet écrivain. Puisque, à n’en pas douter, Bret Easton Ellis est un écrivain.

Il est un écrivain dangereux, et qu’il est très nécessaire d’entendre, aujourd’hui plus encore qu’à l’époque de Moins que zéro ou d’American Psycho. Pourquoi ? Parce que le monde a bougé, y compris pour lui, l’enfant si à l’aise dans les névroses de cette Amérique cynique et affairiste des années Reagan et suivantes, et ayant alors si bien su en tirer gloire et profit. Pourquoi ? Parce que Donald Trump, évidemment.

Surfant en virtuose sur les signes des temps produits par l’industrie de l’entertainment et l’édition à succès, Ellis est particulièrement sensible à certains angles, à certains enjeux, surtout ceux qui concernent les gays, lui qui a de longtemps revendiqué son homosexualité. Et assurément la manière dont la visibilité LGBT est devenue une dimension majeure de la vie publie étatsunienne est une des caractéristiques de ces temps.

Ellis y consacre en particulier un éloge appuyé au film Week-end d’Andrew Haigh, essentiellement pour ne pas avoir fait de l’orientation sexuelle de ses deux personnages un sujet, et encore moins une cause. Tout le contraire du navrant Moonlight de Barry Jenkins, auquel l’auteur de White réserve un traitement particulièrement teigneux, pour ce qu’est le film, et pour ce qu’il représente : « une époque qui juge tout le monde si sévèrement à travers la lorgnette de la politique identitaire que vous êtes, d’une certaine façon, foutu si vous prétendez résister au conformisme menaçant de l’idéologie progressiste, qui propose l’inclusion universelle sauf pour ceux qui osent poser des questions. Chacun doit être le même et avoir les mêmes réactions face à n’importe quelle œuvre d’art, n’importe quel mouvement, n’importe quelle idée, et si une personne refuse de se joindre au chœur de l’approbation, elle sera juste taxée de racisme et de misogynie. C’est ce qui arrive à une culture lorsqu’elle ne se soucie plus du tout d’art. »

Tout l’enjeu politique de White se joue dans ce balancement, entre dénonciation d’un politiquement correct au front bas, faisant de la conformité à la morale l’alpha et l’oméga des critères de jugements de tout et en particulier des œuvres, et recyclage de ce refus de ladite pensée unique par un argumentaire d’extrême droite s’affichant en anticonformisme libertaire.

L’anarchisme de droite a une longue histoire, qui a surtout été celle d’un dandysme plus ou moins talentueux. La donne change complètement aux temps actuels, qui sont bien ceux dans lesquels s’inscrit ce livre qui s’avère à la fois une chronique autobiographique (même quand il parle de films, de disques ou de programmes télé, Ellis ne parle que de lui) et un pamphlet à propos du moment contemporain : le moment où Donald Trump occupe la Maison blanche et dirige le pays le plus puissant du monde. Mais du monde, Brett Easton Ellis n’en a cure. « Le monde », pour lui, c’est une petite planète composée d’un bout de côte Nord-Est, de New York (avec Wall Street, quelques restaurants chics et quelques hauts lieux culturels) à Boston (et Harvard), et d’un fragment de Californie comprenant Los Angeles (Hollywood et quelques autres restaurants chics), San Francisco et la Silicon Valley. C’est à dire pas du tout les États-Unis d’Amérique dans leur ensemble. Quant aux autres continents…

Donc, Ellis raconte sa vie dans White. Narcissisme ? Pour lui, ce n’est même pas un compliment, plutôt un présupposé naturel. Mais racontant comment il a écrit ses livres, comment ceux-ci ont été adaptés au cinéma et sur scène, les vedettes avec qui il a bu des cocktails et autres fascinantes informations, il passe son monde au scanner de son style affuté depuis plus de 30 ans : troisième degré passionné par les apparences miroitantes, entre défonce snob et trash, affairisme échevelé et signes extérieurs de pouvoir réverbérés par les cruautés sans complexe de jeunes seigneurs à la vulgarité calculée.

Abandonnant le bricolage plus ou moins complexe entre fiction et documentaire des précédents livres, il fait de ce récit fourmillant de name dropping et de considérations sur ses propres affects le miroir d’une époque dont lui-même n’est plus à la pointe. Il la contemple et la juge depuis la posture qu’il a construite comme héraut de la Génération X, et qui lui sert à essayer de comprendre ceux qui lui ont succédé : ces « millenials » dominent désormais son monde, orientent la manière de se comporter et de considérer les autres depuis les réseaux sociaux et les médias trendy. Ces êtres lui apparaissent saturés de faiblesse, victimes d’une éducation ne leur ayant rien appris des réalités de ce bas monde, par la faute de la génération de leur parents (qui est aussi celle d’Ellis, mais lui qui n’a pas d’enfant s’en exclue à cet égard). Lesquels parents seraient coupables d’avoir surprotégé une progéniture d’enfants encore plus gâtés, encore plus gavés de séries TV, de films de zombies, d’extrémisme alimentaire (vegan ou trashfood), de spiritualité customisée et de promiscuité virtuelle qui se sont greffés sur les gavages survitaminés de l’American Way of Life de l’ère antérieure.

Ce regard à la fois ironique et navré sur la génération qui le suit est saturé de ces reproches classiques des parents réactionnaires, qui toujours trouvent que leurs rejetons ne sont plus à la hauteur. Chez Ellis, cela ne s’exprime pas sous la forme canonique « il leur faudrait une bonne guerre », mais l’idée y est. Ces jeunes adultes infantiles et suréquipés, reflets exagérés de ce qu’il fut et qu’il reste, sont brocardés à l’envi par le livre, mais de manière incidente. Le véritable enjeu est ailleurs.

La véritable cible de White apparaît dans la deuxième moitié de l’ouvrage qui se transforme alors en pamphlet obsessionnel, incantatoire. La critique des excès de la correction politique quand le message pro-gay, pro-Noirs, pro-femmes devient l’alpha et l’oméga du critère de jugement sur les productions de l’entertainment (c’est à dire de la production des modes de représentation contemporain dominants) ne manque pas de fondement.

Ellis en fait le pendant, ou terreau, de ce qu’il décrit comme l’hystérie qui se serait selon lui emparée des libéraux étatsuniens suite à l’élection de Trump, élection qu’il tient pour sa part pour un incident pas nécessairement heureux, mais certainement pas pour une catastrophe. (…)

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«Vice», plongée fabuleuse dans les mécanismes du pouvoir

Dick Cheney (Christian Bale) et George W. Bush (Sam Rockwell), le manipulateur et la marionnette dans le Bureau ovale

Le récit de l’ascension de Dick Cheney s’arrogeant les pleins pouvoirs à Washington grâce à la pusillanimité de George W. Bush puis à la sidération qui a suivi le 11-Septembre est un remarquable exemple des puissances de la fiction appliquée à des faits réels.

Le cinéma n’est pas particulièrement fait pour montrer ce qu’on ignorait –c’est plutôt le travail du journalisme. Il est davantage fait pour montrer ce qu’on sait, ou croit savoir, d’une manière qui donne un accès nouveau, plus intense, plus émouvant et stimulant, à un monde infiniment tissé de connu et d’inconnu. Très précisément ce que propose Vice.

Le film d’Adam McKay est un biopic de Dick Cheney, vice-président des États-Unis aux côtés de George W. Bush durant les deux mandats de celui-ci (2001-2009), période marquée notamment pat les attentats du 11-Septembre et l’invasion de l’Irak par les Américains.

Nous connaissons (ou croyons connaître) ces événements importants et dont nous avons été contemporains. Nous savons qui est Dick Cheney et qu’en penser –du mal. Nous savons ce qu’est un biopic et comment Hollywood utilise ce format. Très bien.

Décalages ironiques

Vice ne va pas contredire nos opinions, ne va pas non plus révéler grand-chose, ne va pas bouleverser la forme biopic. Vice fait autre chose, qui s’avère, artistiquement et politiquement, au moins aussi intéressant, peut-être plus.

McKay réussit cela précisément en jouant en permanence des espaces entre les conventions de la fiction et les événements de la réalité.

Il redouble cette mise en mouvement par un arsenal de petits décalages ironiques, qui visent aussi bien les protagonistes réels (Cheney, Bush et Donald Rumsfeld en particulier) que le dispositif du film, et sa prétendue objectivité.

Des appartés, des sautes temporelles, l’intervention d’un narrateur dont l’identité mettra longtemps à être explicitée, des explications qui ne rechignent pas au didactisme, déploient une multiplicité de facettes tout en alimentant la chaudière d’une narration lancée à toute vapeur.

Lynne et Dick Cheney (Amy Adams et Christian Bale), couple shakespearien.

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L’incantation réaliste et vitale de «What You Gonna Do When the World’s on Fire?»

Les frères Titus et Ronaldo, deux des personnages incandescents du film

Tourné dans le ghetto noir de la Nouvelle-Orléans, le documentaire de Roberto Minervini vibre d’une énergie en phase avec les combats quotidiens de personnalités différentes mais toutes impressionnantes.

Certains films séduisent d’abord par leur histoire, ou par la présence des acteurs, ou par la beauté des images. Le nouveau film de Roberto Minervini captive immédiatement par l’énergie qui en émane.

Il ne manque pourtant ni d’histoires, ni de personnages impressionnants, ni de beauté. Mais surtout, il s’y perçoit d’emblée une sorte de pulsation, une force vitale en prise avec des réalités intenses, complexes, violentes, immédiatement incarnées.

C’est d’abord une affaire de peau, de sensation épidermique de la force et de la peur, de la colère et de la richesse d’invention de ces gens qui surgissent de la nuit, qui jaillissent de leur propre existence, dans ce quartier sinistré de la Nouvelle-Orléans.

Ils sont noirs, tous. Ils ne se ressemblent pas. Ils font partie des gens du quartier, très nombreux, qu’a rencontré Minervini, documentariste italien travaillant aux États-Unis. Celui-ci a développé un savoir-faire exceptionnel pour s’approcher au plus près de la vie quotidienne, mais aussi des imaginaires de celles et ceux qu’on ne filme jamais.

Les vivants et les spectres

C’est ainsi qu’il avait donné des portraits lucides et terrifiants des petits Blancs déclassés, marginalisés, du Sud des États-Unis dans ses précédents films, dont en 2015 le vertigineux The Other Side, portrait prémonitoire de cette Amérique qui allait contribuer à porter Trump au pouvoir.

Dans le ghetto de Tremé, entre séquelles de l’ouragan Katrina, racisme, brutalités policières, violence du voisinage et misère, sans oublier la gentrification en marche qui expulse les habitants de leurs quartier, les circonstances n’ont rien de rose. Et les protagonistes du film ne sont certes pas des enfants de chœur.

Mais ce qu’ils sont, ce qu’ils font, et la manière dont Roberto Minervini les filme transmet un maelström de sensations vitales, où la joie, l’espoir, l’amour saturent l’espace d’électricité positive, même dans les situations les plus sombres, les plus inacceptables.

Incroyable Judy, cette femme de 50 ans dont on comprend vite qu’elle a connu plus que son lot de galères, tenancière d’un bar rendez-vous du quartier qu’elle est forcée de fermer, protectrice de sa famille dépendante, battante inépuisable, tchatcheuse inventive, illuminant chaque plan où elle apparaît.

Ashlei King, la mère de Ronaldo et Titus

Sidérante famille monoparentale, un ado, son petit frère et leur mère: une éducation sur le fil du danger du quotidien, des tentations, une affection infinie, un sens du présent, des urgences, des injustices à fleur de peau, chez les enfants comme chez la mère, et un bricolage incessant pour trouver des réponses, au moins immédiates.

Et puis ces deux présences spectrales et bien réelles. C’est le Black Panther Party, massacré par le FBI et les juges racistes il y a trente-cinq ans, et dont les nouveaux activistes réclament justice, aujourd’hui, pour les victimes de meurtres commis par des policiers sur des jeunes afro-américains.

Un membre du New Black Panther Party for Self-Defence

Et ce sont les Indiens de Mardi-Gras, syncrétisme des héritages du génocide des Américains natifs et de l’esclavage, qui se traduit en rituels à la fois festifs et mémoriaux.

Dans les deux cas, des personnes d’une impressionnante présence –jeunes activistes ou chef charismatique– incarnent ces manifestations très actuelles d’une histoire longue et tragique.

Mais What You Gonna Do When the World’s on Fire? n’est pas une collection de portraits.(…)

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«Ex Libris», exploration d’une utopie réelle au cœur de l’Amérique

Le nouveau documentaire de Frederick Wiseman transforme la description du fonctionnement formidablement varié de la bibliothèque publique de New York en voyage extraordinaire au sein de la démocratie en acte.

On dit, et on a raison, que Frederick Wiseman est un cinéaste qui réalise des documentaires sur les grandes institutions américaines. On a raison même si c’est réducteur: il a aussi tourné des fictions, filmé ailleurs qu’États-Unis, etc.

Avec Ex Libris, The New York Public Library, le réalisateur ajoute donc un nouveau chapitre à cette description commencée il y a cinquante ans avec l’hopital psychiatrique (Titicut Follies) et jalonnée de 40 films.

 

Sauf qu’on n’a presque pas dit ce que fait Wiseman, et très particulièrement ce nouveau film. Oui, il documente le fonctionnement de lieux qui organisent la vie collective de son pays.

Une histoire, une idée, un monde

Mais ce faisant, il raconte des histoires, il rend visible des idées, et il donne accès à un monde. C’est vrai de tous ses films, c’est éclatant dans celui-ci.

Sommet incontestable d’une œuvre exceptionnelle, Ex Libris s’approche doucement, s’assoit dans l’ombre, écoute. Un homme parle, de science et de croyance, sa présence autant que sa parole explicitent une des missions de la librairie publique. C’est émouvant et un peu formel. N’importe.

C’était juste un point d’entrée, dans un univers en expansion, dont le film ne va cesser de déployer les multiples dimensions, de rendre sensible l’infinie variété des émotions, pensées, défis, joies et conflits.

Mieux, comme tout film digne de ce nom, il en suggère bien davantage: Ex Libris dure 3h20, et il ne cesse de distiller l’envie qu’il dure le double, de rendre sensible combien davantage se joue dans la pièce d’à côté, avec cette  femme qui passe dans le couloir et qu’on aurait pu accompagner, dans les lieux où on n’est pas allé.

Patience, un des deux lions qui gardent l’entrée de la Bibliothèque (l’autre s »appelle Fortitude)

Les lieux? Beaucoup connaissent le bâtiment principal de la Bibliothèque publique de New York, avec ses lions de pierre. Même ceux qui ne sont jamais allés  au coin de la 5e Avenue et de 42nd Street à Manhattan y sont entrés grâce à de multiples films –Le Port de la drogue, Diamants sur canapé, Ghostbusters, Sex and the City, The Wiz, L’Affaire Thomas Crown, L’Honneur des Prizzi, À la rencontre de Forrester, au moins deux Spiderman… et bien sûr Le Jour d’après dont elle est le décor principal.

 C’est là que ça commence, mais après… Après, selon des stratégies de narration et de composition qui sont la signature de ce cinéaste, Wiseman emmène dans la diversité des endroits, des enjeux, des présences humaines qui y cohabitent et qui transforment ce qu’on appelle «une institution» en un univers. (…)

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«I Am Not Your Negro», mort et vie de cinq hommes en colère

Le film de Raoul Peck s’inspire des mots et de la pensée James Baldwin pour composer en images dynamiques et émouvantes une réflexion sur l’Amérique telle que le destin des Noirs l’éclaire.

Il sont cinq. Cinq hommes noirs. Plus exactement, 3+1+1.

Les trois premiers ont été assassinés. Medgar Evers le 12 juin 1963. Malcolm X le 21 février 1965. Martin Luther King le 4 avril 1968. Aucun d’eux n’avait 40 ans. Ils avaient voué leur vie à lutter contre les discriminations, et c’est pourquoi ils sont morts.

Le cinquième est le cinéaste Raoul Peck. Il a composé son film, I Am Not Your Negro, à partir d’un projet du quatrième, l’écrivain James Baldwin [1].

Ce dernier avait travaillé à un livre, Remember this House, consacré aux trois grandes figures du combat des Noirs, Evers, Malcolm X et King, avant de l’abandonner «parce que trop douloureux». Raoul Peck part des notes en vue de ce manuscrit, et d’autres textes de Baldwin, pour inventer son propre film.

Des héros et une star

I Am Not Your Negro est une puissante œuvre de cinéma, lyrique, émouvante et complexe. Une œuvre où les images et les sons, les temporalités historiques et rythmiques, la mémoire et l’imaginaire se ré-agencent en permanence, engendrant tension dramatique, échappées émotionnelles et pensée.

Ce film a des héros, les trois hommes assassinés durant les années 60, aussi singuliers que les figures d’une épopée qui est aussi une épopée collective. Et il a une star, James Baldwin lui-même. La voix de Baldwin, le visage de Baldwin, la tchatche Baldwin, le charme de Baldwin, et, surtout, l’intelligence de Baldwin.

[Aparté: Écrivant ce texte, je n’en finis plus de me délecter de son titre, de son énergie combattive et gouailleuse, hantée de tragique –et j’éprouve une gratitude infinie à ce qu’il s’écrive I Am Not Your Negro, et non I’m Not Your Negro, encore moins I Ain’t Your Negro. Dans la seule affirmation de ce «I Am Not» en toutes lettres passe cette énergie lumineuse et intraitable qui résonne chaque fois qu’on entend Baldwin parler.] 

L’écrivain a donné de multiples conférences, participé à des débats publics, et est souvent apparu à la télévision américaine dans des talk-shows.  

La manière dont il bouleverse les codes de ses interlocuteurs, qu’ils soient hostiles, condescendants ou bienveillants est une merveille de finesse politique, de puissance combattive par les mots et souvent l’expression corporelle.

Baldwin sait être quand et comme il le faut un guerrier, un théoricien, un showman. (…)

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«American Honey», film brasier

Au dernier Festival de Cannes, on se souvient de l’irruption du quatrième long métrage de la Britannique Andrea Arnold comme d’une bouffée de liberté, une bourrasque certes débraillée mais qui détonnait heureusement avec des films en compétition souvent trop policés. Film auquel un jury mieux avisé qu’on ne l’a souvent dit a judicieusement remis le prix du jury.

 

Scotché à une très jeune fille nommée Star qui embarque à bord d’un bus sillonnant l’Amérique profonde, le film a pour protagonistes un groupe d’une douzaine de jeunes marginaux qui vont de ville en ville en essayant de vendre des abonnements à des magazines.

 Ils sont naïfs ou farfelus, agaçants parfois, émouvants souvent. Ils échappent sans cesse à toute norme comme personnages de fiction comme ils échappent autant qu’ils le peuvent aux règles établies d’une vie en société qui ne leur réserve que des destins médiocres et prévisibles. Avec leurs envies de danser ou d’en découdre, sur leurs musiques néo-folk ou rap (excellente B.O.), ils tracent.

Rencontres, rivalités, amours, séductions, crises diverses allant jusqu’à des actes de violence émaillent cette odyssée très physique, filmée caméra à la main, souvent au plus près des peaux, des visages, des gestes. (…)

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Michael Moore, coup de fouet en retour

wtin1Moore plante le drapeau américain dans le bureau du procureur islandais qui a fait condamner les banquiers spéculateurs.

Where to Invade Next de Michael Moore. Durée: 2h. Sortie le 7 septembre.

Le nouveau film de Michael Moore tient à la fois du gag, de l’incantation et du remède de cheval. Sa sortie en France élève ces trois dimensions au carré. Car Where to Invade Next n’a pas été conçu pour le public français, mais pour celui des États-Unis.

Le gag est mis en place d’emblée, lorsqu’après avoir mis en scène le constat par le haut commandement des armées américaines, Michael Moore suggère d’aller enfin envahir des pays disposant de ressources utiles et susceptibles d’être appropriées par les États-Unis. Et se propose de mener lui-même ces opérations, seul mais armé de sa casquette et d’une bannière étoilée, de son bon sens et de sa faconde.

Michael Moore se lance donc à la conquête de l’Europe, où, pays après pays, il découvre des trésors inouïs, inconnus de ses compatriotes: les congés payes en Italie, la diététique dans les cantines scolaires en France, le droit du travail en Allemagne, l’éducation coopérative avec les élèves en Finlande, les universités gratuites en Slovénie, la dépénalisation de la consommation de drogue au Portugal, une justice qui considère que la privation de liberté est une peine suffisante sans qu’il soit besoin d’y ajouter mauvais traitements et humiliations en Norvège, la possibilité d’emprisonner les banquiers véreux en Islande.

Pas dupe, il a prévenu: «Je suis venu cueillir des fleurs, pas des orties.» Selon un principe comparable à celui de Demain de Cyril Dion et Mélanie Laurent, Where to Invade Next prend le parti de ne regarder que les aspects positifs dans une série de pays européens (auxquels est adjointe la Tunisie en l’honneur de sa révolution), même si personne n’ignore que tout n’est pas au mieux dans cette région du monde. Voilà le côté remède, et même potion magique. (…)

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