«Le Grand Dérangement», pour mieux regarder et raconter le monde

Une image des dégâts causés par l’ouragan Sandy à Manhattan en 2012, qui n’a pas nourri l’imaginaire littéraire.

Le livre d’Amitav Ghosh raconte avec verve combien la crise climatique exige de modifier nos manières de raconter et les points de vue qui nourrissent nos imaginaires.

Pourquoi je n’ai jamais raconté ça? Au début de son livre, l’écrivain s’interroge. Il se souvient d’avoir vécu une expérience extrême, lorsqu’en pleine ville, à Delhi, il s’est trouvé pris dans une tornade d’une exceptionnelle violence, dévastant le quartier où il se trouvait et faisant de nombreuses victimes.

Romancier et essayiste, Indien (bengali) vivant et enseignant aux États-Unis, Amitav Ghosh est l’auteur de neuf livres de fiction et de six essais. Certains de ses romans auraient pu aisément recycler de manière dramatique cette expérience traumatique. À partir de son propre cas, il s’interroge sur la difficulté pour la littérature, hormis certains genres, de faire place à la catastrophe environnementale en cours, en tout cas à la mesure de sa gravité.

Un autre exemple frappant concerne la quasi-absence, dans la production littéraire récente, de l’événement peut-être le plus spectaculaire expérimenté par une métropole occidentale, le black-out et l’inondation gigantesque de New York sous l’effet de l’ouragan Sandy fin octobre 2012.

Le livre The Great Derangement. The Climate Change and the Unthinkable date de 2016. On pourrait croire que sa traduction française, dotée d’un nouveau sous-titre, D’autres récits à l’ère de la crise climatique, arrive un peu tard, et que ce qui mobilisait l’attention de l’auteur n’est plus de mise. Il n’en est rien.

Le roman, dépassé par la catastrophe

D’une écriture alerte que n’appesantit pas l’immense érudition de son auteur, Le Grand Dérangement se déploie sur deux niveaux différents, mais articulés. Le premier concerne le métier d’écrivain, et la manière dont ce qui est en train d’arriver à la planète Terre affecte, ou pas, des récits qui s’y déroulent tous (hormis la science-fiction et la mythologie). Observant la quasi-absence des enjeux environnementaux des romans qui ne relèvent pas de ces genres (auxquels on pourrait ajouter la littérature enfantine), Amitav Ghosh y voit l’effet de la nature même de ce genre littéraire toujours dominant.

À partir du XIXe siècle, le roman est la traduction dans l’ordre du récit d’une conception du monde fondée sur des évolutions progressives et quantifiables, garantes d’un certain ordre général, conception qui prévaut des sciences de la terre à l’économie. S’y serait ajoutée plus récemment, sous l’influence de la montée en puissance de l’individualisme, «la prééminence du “je”» qui voit notamment l’autofiction l’emporter sur ce qu’il appelle «l’être-au-monde».

D’une écriture alerte que n’appesantit pas l’immense érudition de son auteur, «Le Grand Dérangement» se déploie sur deux niveaux différents.

Aux constructions narratives d’un monde tout en graduations, où des péripéties et des variations d’amplitudes considérables peuvent bien sûr nourrir le récit, mais à l’intérieur d’une conception «continuiste», Ghosh repère comment la crise environnementale oppose ce qu’il nomme «une résistance scalaire»: le télescopage entre éléments incommensurables, l’irruption «de forces d’une ampleur impensable qui créent des connexions insupportablement intimes sur de vastes étendues de temps et d’espace».

Et si les genres qui relèvent du fantastique, toujours considérés comme mineurs, acceptent eux ces ruptures d’échelle, leur influence reste limitée du fait de n’être pas considérés comme des genres «sérieux» malgré leur succès commercial. En somme, ils souffrent d’être le plus souvent tenus pour de la littérature dite d’«évasion» alors qu’ils sont, ou au contraire pourraient être des voies d’accès au réel.

Raconter autrement

Chemin faisant, Ghosh déplace à juste titre le cœur de son interrogation. Il ne s’agit pas tant de mentionner des effets de la crise climatique et des autres dérèglements environnementaux dans le cadre de narrations que de raconter autrement, en prenant acte dans les récits eux-mêmes, du bouleversement des rapports entre être humains et non-humains, entre vivants et êtres perçus comme inertes, du sens des mots et de l’organisation des phrases. Et plus profondément de notre manière de nous représenter la réalité et de nous la raconter: «Ne nous y trompons pas: la crise climatique est aussi une crise de la culture et de l’imagination.» La possibilité de faire face à cette crise dépend de la capacité à modifier aussi ces paramètres. (…)

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« White » de Bret Easton Ellis, voix virtuose de ceux par qui Trump est arrivé – et reviendra peut-être

Au début, on ne sait pas très bien ce qu’il cherche, ce qu’il veut raconter. Il a l’air d’écrire comme on parlerait dans un salon, un verre à la main. Et puis non, sous l’apparence débraillée, c’est ciselé, précis. Il parle de films qui l’ont marqué, depuis l’adolescence, soit une quarantaine d’années. Il en a vu beaucoup –uniquement des films américains semble-t-il. Et c’est le plus brillant exercice de critique de cinéma qu’on ait pu lire depuis une éternité. Une phrase, un paragraphe, dix pages : à chaque fois Bret Easton Ellis fait surgir, fait sentir en quoi ce film est significatif, en quoi il a touché un nerf de l’époque, où et comment il a vibré à l’unisson d’un mouvement intérieur de la société américaine depuis la fin des années 1970 jusqu’à aujourd’hui.

Depuis Shampoo et La Fièvre du samedi soir jusqu’à Moonlight et Cinquante nuances de Grey en passant par American Gigolo, À la recherche de Mr. Goodbar ou Wall Street. Au passage, il consacre des développements acérés à des figures de l’écran où il décèle les symptômes de l’époque, au premier rang desquellesRichard Gere et Tom Cruise.

Ce qu’Ellis a à en dire n’est jamais convenu, jamais programmé. Et moi qui fais profession de critique de cinéma, moi qui connais ces films, et qui n’est pratiquement jamais d’accord avec lui – je veux dire que je n’aime beaucoup de ce qu’il apprécie, ou que j’aime des films qu’il aime aussi pour d’autres raisons, voire des raisons opposées – je ne peux d’abord qu’admirer. Admirer la sensibilité à ce qui se joue dans une mise en scène plus encore que dans des scénarios, la capacité à se rendre disponible à ce que font des films, et à proposer, par l’écriture, une mise en écho avec ce qui advient dans le monde dans lequel vit cet écrivain. Puisque, à n’en pas douter, Bret Easton Ellis est un écrivain.

Il est un écrivain dangereux, et qu’il est très nécessaire d’entendre, aujourd’hui plus encore qu’à l’époque de Moins que zéro ou d’American Psycho. Pourquoi ? Parce que le monde a bougé, y compris pour lui, l’enfant si à l’aise dans les névroses de cette Amérique cynique et affairiste des années Reagan et suivantes, et ayant alors si bien su en tirer gloire et profit. Pourquoi ? Parce que Donald Trump, évidemment.

Surfant en virtuose sur les signes des temps produits par l’industrie de l’entertainment et l’édition à succès, Ellis est particulièrement sensible à certains angles, à certains enjeux, surtout ceux qui concernent les gays, lui qui a de longtemps revendiqué son homosexualité. Et assurément la manière dont la visibilité LGBT est devenue une dimension majeure de la vie publie étatsunienne est une des caractéristiques de ces temps.

Ellis y consacre en particulier un éloge appuyé au film Week-end d’Andrew Haigh, essentiellement pour ne pas avoir fait de l’orientation sexuelle de ses deux personnages un sujet, et encore moins une cause. Tout le contraire du navrant Moonlight de Barry Jenkins, auquel l’auteur de White réserve un traitement particulièrement teigneux, pour ce qu’est le film, et pour ce qu’il représente : « une époque qui juge tout le monde si sévèrement à travers la lorgnette de la politique identitaire que vous êtes, d’une certaine façon, foutu si vous prétendez résister au conformisme menaçant de l’idéologie progressiste, qui propose l’inclusion universelle sauf pour ceux qui osent poser des questions. Chacun doit être le même et avoir les mêmes réactions face à n’importe quelle œuvre d’art, n’importe quel mouvement, n’importe quelle idée, et si une personne refuse de se joindre au chœur de l’approbation, elle sera juste taxée de racisme et de misogynie. C’est ce qui arrive à une culture lorsqu’elle ne se soucie plus du tout d’art. »

Tout l’enjeu politique de White se joue dans ce balancement, entre dénonciation d’un politiquement correct au front bas, faisant de la conformité à la morale l’alpha et l’oméga des critères de jugements de tout et en particulier des œuvres, et recyclage de ce refus de ladite pensée unique par un argumentaire d’extrême droite s’affichant en anticonformisme libertaire.

L’anarchisme de droite a une longue histoire, qui a surtout été celle d’un dandysme plus ou moins talentueux. La donne change complètement aux temps actuels, qui sont bien ceux dans lesquels s’inscrit ce livre qui s’avère à la fois une chronique autobiographique (même quand il parle de films, de disques ou de programmes télé, Ellis ne parle que de lui) et un pamphlet à propos du moment contemporain : le moment où Donald Trump occupe la Maison blanche et dirige le pays le plus puissant du monde. Mais du monde, Brett Easton Ellis n’en a cure. « Le monde », pour lui, c’est une petite planète composée d’un bout de côte Nord-Est, de New York (avec Wall Street, quelques restaurants chics et quelques hauts lieux culturels) à Boston (et Harvard), et d’un fragment de Californie comprenant Los Angeles (Hollywood et quelques autres restaurants chics), San Francisco et la Silicon Valley. C’est à dire pas du tout les États-Unis d’Amérique dans leur ensemble. Quant aux autres continents…

Donc, Ellis raconte sa vie dans White. Narcissisme ? Pour lui, ce n’est même pas un compliment, plutôt un présupposé naturel. Mais racontant comment il a écrit ses livres, comment ceux-ci ont été adaptés au cinéma et sur scène, les vedettes avec qui il a bu des cocktails et autres fascinantes informations, il passe son monde au scanner de son style affuté depuis plus de 30 ans : troisième degré passionné par les apparences miroitantes, entre défonce snob et trash, affairisme échevelé et signes extérieurs de pouvoir réverbérés par les cruautés sans complexe de jeunes seigneurs à la vulgarité calculée.

Abandonnant le bricolage plus ou moins complexe entre fiction et documentaire des précédents livres, il fait de ce récit fourmillant de name dropping et de considérations sur ses propres affects le miroir d’une époque dont lui-même n’est plus à la pointe. Il la contemple et la juge depuis la posture qu’il a construite comme héraut de la Génération X, et qui lui sert à essayer de comprendre ceux qui lui ont succédé : ces « millenials » dominent désormais son monde, orientent la manière de se comporter et de considérer les autres depuis les réseaux sociaux et les médias trendy. Ces êtres lui apparaissent saturés de faiblesse, victimes d’une éducation ne leur ayant rien appris des réalités de ce bas monde, par la faute de la génération de leur parents (qui est aussi celle d’Ellis, mais lui qui n’a pas d’enfant s’en exclue à cet égard). Lesquels parents seraient coupables d’avoir surprotégé une progéniture d’enfants encore plus gâtés, encore plus gavés de séries TV, de films de zombies, d’extrémisme alimentaire (vegan ou trashfood), de spiritualité customisée et de promiscuité virtuelle qui se sont greffés sur les gavages survitaminés de l’American Way of Life de l’ère antérieure.

Ce regard à la fois ironique et navré sur la génération qui le suit est saturé de ces reproches classiques des parents réactionnaires, qui toujours trouvent que leurs rejetons ne sont plus à la hauteur. Chez Ellis, cela ne s’exprime pas sous la forme canonique « il leur faudrait une bonne guerre », mais l’idée y est. Ces jeunes adultes infantiles et suréquipés, reflets exagérés de ce qu’il fut et qu’il reste, sont brocardés à l’envi par le livre, mais de manière incidente. Le véritable enjeu est ailleurs.

La véritable cible de White apparaît dans la deuxième moitié de l’ouvrage qui se transforme alors en pamphlet obsessionnel, incantatoire. La critique des excès de la correction politique quand le message pro-gay, pro-Noirs, pro-femmes devient l’alpha et l’oméga du critère de jugement sur les productions de l’entertainment (c’est à dire de la production des modes de représentation contemporain dominants) ne manque pas de fondement.

Ellis en fait le pendant, ou terreau, de ce qu’il décrit comme l’hystérie qui se serait selon lui emparée des libéraux étatsuniens suite à l’élection de Trump, élection qu’il tient pour sa part pour un incident pas nécessairement heureux, mais certainement pas pour une catastrophe. (…)

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« Cosmos », le gambit du fou

-1Cosmos d’Andrzej Zulawski. Avec Sabine Azéma, Jean-François Balmer, Johann Libereau, Jonathan Genet, Victoria Guerra, Clémentine Pons, Andy Gilet. Durée: 1h42. Sortie le 9 décembre.

Il y a des miracles, oui. Au cinéma aussi. Ainsi Andrzej Zulawski, le réalisateur polonais de L’Important c’est d’aimer et de Possession, cinéaste spectaculaire et inégal, disparu des radars cinéphiles depuis une bonne décennie, et réapparaissant avec le plus improbable des projets. Rien moins que de porter à l’écran Cosmos, le roman monstre de son compatriote Witold Gombrowicz, le projet impossible par excellence. Et réussissant son affaire, hold-up poétique, coup de Trafalgar enchanté, gambit du fou mettant échec et mat toute prévision et toute rationalité.

Transposé au présent et au Portugal, le récit halluciné et volontiers grotesque qui donne sa matière à l’ultime roman de l’auteur de Ferydurke s’invente d’extraordinaires matérialisations de cinéma. Pour qui n’a pas lu le livre d’origine, ce sera une extraordinaire aventure de chaque instant, surgissements constants de propositions visuelles, langagières, émotionnelles, portées par une énergie qui excède les barrières entre bon et mauvais goût, délire et méditation. Un film fantastique où le fantastique ne serait ni formaté ni frelaté. Pour qui connait ce grand livre, c’est un enchantement singulier de découvrir comment Zulawski suscite ces transpositions parfois littérales à la folie, et parfois de pure et judicieuse réinvention.

Il y parvient grâce notamment aux interprétations de Sabine Azéma et Jean-François Balmer s’en donnant à cœur joie dans le registre délirant. Dans une veine extrême où s’illustrèrent entre autres Manoel de Oliveira et Raoul Ruiz, Andrzej Zulawski relayé aussi par une escouade de jeunes et très vaillants acteurs (Johann Libereau, Jonathan Genet, Victoria Guerra, Clémentine Pons, Andy Gillet) circule du romantisme nervalien à sa parodie bouffonne, de la quête par l’absurde d’un chiffre secret du monde à des scènes comme des sauts dans l’inconnu.

Ce cinéma-là cherche, et par définition s’il cherche, il ne trouve pas toujours. Surtout, ce qu’il a « trouvé », la réussite d’une séquence, la beauté, la drôlerie, la puissance interrogative d’un moment, ne garantit rien pour le suivant. C’est un cinéma sans accumulation de capital, un cinéma qui mise tout à chaque instant – évidemment qui souvent perd.

Zulawski a fréquemment travaillé dans ce sens, avec des réussites diverses, dont la plus belle restait son premier film, La Troisième Partie de la nuit. S’en prenant au texte luxuriant de Gombrowicz, il entraine dans une sarabande qui rend justice au roman et ne cesse de surprendre. , avec quelques moments explosifs, mais aussi des suspens, des retraits, des digressions où la beauté seule commande.

Par on se sait quel contre-sens, il est d’usage que la formule « ça ne ressemble à rien » soit péjorative. C’est pourtant une haute et belle idée d’une œuvre d’art, si cette non-ressemblance au déjà-vu invente sa propre cohérence, sa propre justesse. Ainsi va Cosmos.

Au cinéma avec « Les Prépondérants »

 

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KADDOUR Hédi COUV Les PrépondérantsInnombrables sont les romans au cours desquels les personnages assistent à une séance de cinéma. Rarissimes sont ceux où cette situation devient un ressort majeur du récit, et est considéré comme un enjeu et une ressource, une manière de faire ressentir et comprendre. Uniques, peut-être, sont l’intelligence et la richesse qu’engendre la narration d’une projection publique dans Les Prépondérants de Hedi Kaddour.

Sans hésiter le meilleur roman de la rentrée littéraire qu’on ait pu lire à ce jour, le nouvel ouvrage de l’écrivain de Waltenberg, à nouveau dans la Collection Blanche de Gallimard, fait place au cinéma de diverses manières.

Le livre est situé au début des années 1920, principalement dans une ville d’Afrique du Nord au nom imaginaire de Nahbès mais qui ressemble à Gabès, sur la côte tunisienne. La société coloniale et provinciale qu’il évoque voit notamment débarquer une équipe de tournage américaine, pour une superproduction dans le goût oriental qui a alors cours à Hollywood, genre illustré en particulier par Le Cheikh et Le Fils du Cheikh avec Rudolph Valentino. Dans le livre le personnage du réalisateur s’inspire en partie de Rex Ingram, et le tournage renvoie surtout à celui de The Arab (1924), effectivement tourné à Gabès avec en vedettes l’épouse du cinéaste, Alice Terry, et une star masculine homosexuelle, Ramon Novarro, le grand rival de Valentino.

Les Prépondérants n’est pas un roman à clés, ces situations font avancer l’intrigue, et développent l’ampleur des thèmes qu’elle mobilise, et qui ne concernent pas spécialement le cinéma. Tandis que s’éveillent mouvements révolutionnaires et nationaliste, Hedi Kaddour met en effet en scène trois grands modèles de comportements et de références morales et sociales, liés à la société traditionnelle arabe, à la société coloniale française particulièrement arrogante au lendemain de la victoire de la Guerre mondiale, et à la société nord-américaine, nouvel assemblage de liberté de mœurs, de pragmatisme conquérant et âpre au gain selon des modalités inédites, et de puritanisme.

Ce dernier est notamment évoqué à travers la célèbre affaire de mœurs dont l’acteur et réalisateur burlesque « Fatty » Roscoe Arbuckle fut le centre, et le bouc émissaire en 1921-22 aux États Unis, sous les effets combinés des ligues de vertu et de la presse à scandale dirigée par le magnat William Hearst[1].  Ce scandale servit de levier à la création de la censure américaine avec la mise en place du code Hays.

Dans Les Prépondérants, en des scènes saisissantes et riches de sens, on rencontre aussi un grand cinéaste allemand inspiré à la fois de Fritz Lang et de Joseph von Sternberg. Mais le plus intéressant sans doute, pour ce qui concerne le cinéma, tient à la séance publique organisée à Nahbès par l’équipe de tournage hollywoodienne. Le film projeté, baptisé « Scaradère » par Kaddour, s’inspire directement du Scaramouche de Rex Ingram avec Ramon Novarro. Kaddour consacre pas moins de deux chapitres entiers à cette séance. Ce sont deux chapitres extraordinairement vivants, qui accompagnent en une polyphonie joueuse les multiples effets, émotionnels, culturels, politiques, théoriques, érotiques, que peut provoquer un film en apparence fort simple, et dont il met à jour l’immense complexité enrobée dans les codes spectaculaires hollywoodiens.

Scaramouch-1923-image-20Ramon Novarro dans Scaramouche de Rex Ingram

Mieux, le livre différencie l’extrême variété des réactions selon la position sociale, la culture, la psychologie de chacun. Film de cape et d’épée truffé de rebondissements, le récit en image des tribulations d’un avocat amoureux et d’un noble arrogant se disputant le cœur d’une belle alors que pointe la Révolution française agit comme un extraordinaire détonateur. La réaction en chaine va des effets possibles sur les jeunes activistes locaux (et sur ceux qui sont en charge de les surveiller et le cas échéant de les réprimer) au trouble de spectateurs peu habitués à la projection, et encore moins à voir un homme et une femme s’embrasser en public, des effets des idées à celui des émotions, sans oublier la mise en abime du spectacle (le héros joué par un homme que les spectateurs connaissent puisqu’il réside à Nahbès pour son tournage devient dans le film acteur de théâtre, le jeu se dédouble, parfois se contredit et parfois se redouble…). Dans la salle plus encore que sur l’écran, les rebonds sont sans fin.

Et Hedi Kaddour réussit à prendre en charge la complexité de cette salle elle-même, à la fois lieu physique et espace mental, collectivité réunie dans le noir et face à la fiction, à la fascination et à la polysémie des images, mais composée de groupes divers, très hétérogènes sinon en conflits, et encore d’individus avec chacun leurs affects et leurs intérêts. Jamais peut-être la sociologie du cinéma n’est parvenue à un suivi aussi fin de la singularité d’un tel espace et de ceux qui l’occupent.

Un très sérieux ouvrage universitaire vient de paraître, La Direction de spectateurs[2], qui vise à décrypter certaines des méthodes employées par les cinéastes pour susciter certaines réponses du publics, et leurs effets. Avec les moyens du roman à leur plus haut degré de sensibilité, Les Prépondérants  en offre une formidable perception, qui va bien au-delà du contexte particulier où il est situé, d’autant mieux que le roman prend très précisément appui sur celui-ci. Sans que le cinéma soit son sujet, le livre de Hédi Kaddour s’impose comme une des oeuvres littéraires qui l’aura le mieux évoqué.


[1] Cette affaire a presqu’entièrement éliminé le grand artiste Fatty Arbuckle des mémoires. Du moins cet été aura vu la parution d’un excellent petit livre consacré à une de ses réalisations, Fatty and The Broadway Stars de Roscoe Arbuckle par l’historien du cinéma Marc Vernet (édité chez Le Vif du sujet).

[2] La Direction de spectateurs. Création et réception au cinéma. Sous la direction de Dominique Chateau. Impressions nouvelles, collection Caméras subjectives.

« Journal d’une femme de chambre »: Célestine, Léa et Benoit s’en vont en guerre

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 Le Journal d’un efemme de chambre de Benoit Jacquot avec Léa Seydoux, Vincent Lindon, Clotilde Mollet, Hervé Pierre, Mélodie Valemberg, Patrick D’Assumçao. Durée 1h35 | Sortie le 1er avril.

Une lumière et un éclat, une vivacité en mouvement. C’est cela, d’abord. La présence assez sidérante et toute à fait réjouissante de cet être qui est du même élan Léa Seydoux et Célestine, le personnage qu’elle interprète. Elle existe et bouscule, séduit et rembarre. Filmée par Benoit Jacquot (d’une manière radicalement différente de leur précédente réussite commune, Les Adieux à la Reine), la jeune actrice qui ne disparaît nullement derrière son personnage et la femme de chambre inventée il y a 115 ans par Octave Mirbeau trouvent une alliance quasi-guerrière, conquérante, et qui bouleverse tout sur son passage. En cela, elle s’inscrit dans la lignée des héroïnes telle que les invente en les filmant le cinéaste de La Désenchantée, de La Fille seule, d’A tout de suite et de Villa Amalia.

Cette force de déplacement est tout à fait indispensable dans le cas d’une mise en scène ayant à affronter une double pesanteur: celle du film d’époque, et celle de l’adaptation littéraire ayant déjà donné naissance à deux réalisations majeures de l’histoire du cinéma, signées respectivement Jean Renoir et Luis Buñuel, excusez du peu.

De l’ombre des références cinéphiles, Benoit Jacquot choisit simplement de ne pas du tout se soucier: il y a des personnages, il y a une histoire, il y a une situation (maîtres et serviteurs dans la province française au temps de l’affaire Dreyfus), cela seul sera son matériau, sur la base d’une plutôt grande fidélité au livre, sans soumission.

De la première menace, en revanche, il se soucie vivement. Car il ne s’agit pas seulement d’un film d’époque, mais de l’époque d’un certain triomphe de la bourgeoisie, d’une domination arrogante se stabilisant au tournant du siècle (le roman est paru en 1900). Domination qui se traduit dans le langage, les vêtements, les meubles, et bien sûr ce qu’on appelle les mœurs, mélange de jouissance bâfreuse, de puritanisme, d’avarice, de bigoterie et d’hypocrisie.

On connaît de multiples exemples où un cinéma ambitieux cherche à nettoyer les films d’époque de leurs lourdeurs décoratives et de leurs affèteries d’antiquaires –de Bresson à Rivette et à Pialat les grands exemples abondent. Benoit Jacquot fait tout le contraire. Il en rajoute dans les dentelles des robes et la surcharge des chapeaux, le chantournement des mobiliers, l’abondance de détails des calèches. Mais c’est, aux côtés de sa guerrière étiquetée domestique, pour mieux filmer contre. Contre les décors bourgeois, les costumes bourgeois, les coutumes bourgeoises, en une charge d’autant plus furieuse qu’elle est, sous cette forme-là, inattendue. (…)

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La science en roman

Théorème vivant de Cédric Villani (Grasset)

Une des singularités de cette rentrée littéraire est d’y trouver plusieurs ouvrages romanesques importants qui font une large place à «la science», plus exactement à l’histoire et à la pratique de ce qu’on nomme les sciences dures. C’est le cas du récit d’aventures historique Peste & Choléra (Seuil) construit par Patrick Deville autour d’Alexandre Yersin, élève de Pasteur, découvreur du bacille de la peste, explorateur mais aussi épidémiologiste, «spécialiste de l’agronomie tropicale et bactériologiste, ethnologue et photographe».

C’est le cas de La Théorie de l’information d’Aurélien Bellanger (Gallimard), qui raconte de manière à peine fictionnée une des principales dimensions de l’histoire de ces trente dernières années à ceux qui l’ont vécue —et qui pour la plupart ne savent pas l’avoir vécue. La fresque est scandée de brefs textes scientifiques décrivant à travers deux siècles les étapes de la cybernétique, de la robotique et de l’informatique, véritable trame savante d’un récit romanesque placé sous les auspices d’Honoré de Balzac et de John Brunner. Et puis, sans préjuger d’autres titres ayant échappé à notre sagacité, il y a l’étrange cas de Théorème vivant.

Son auteur, le mathématicien de haut niveau Cédric Villani, est connu pour être aussi un personnage médiatique, sachant répondre aux sollicitations de l’ère de la communication. On ne s’étonnerait donc pas qu’il signe aussi un roman, comme il arrive à des avant-centres idolâtrés, des stars oscarisées ou des présentateurs télé jamais rassasiés de célébrité.

Mais un roman comme celui-là? On en cherche en vain un précédent. Ce que Grasset publie en effet sous la célèbre couverture jaune paille de sa collection romanesque n’est autre que le récit méticuleux de la recherche scientifique qui allait conduire Villani à la médaille Fields, la récompense la plus prestigieuse décernée à un mathématicien.

Le langage pour en parler

Ce livre vendu dans les gares et les supermarchés (et dans les meilleures librairies) se distingue par le fait que dès la première page, il met en scène une conversation entre deux bons potes, Cédric lui-même et son ancien élève et désormais collègue Clément Mouhot, conversation à laquelle moins de 0,1% de la population de ce pays est en mesure de comprendre un traître mot.

Une coquetterie, un effet de jabot et de lavallière? Pas du tout —ou alors il faudrait repenser un peu plus sérieusement à l’usage que fait Villani de ces accessoires vestimentaires. A la conversation vont succéder les équations elles-mêmes dont ces deux jeunes gens discutaient avec flamme, chemin faisant, ce seront parfois des pages entières qui seront entièrement couvertes de formules mathématiques.

Or il se trouve que ce chemin est passionnant. Joyeux, accidenté, un véritable terrain d’aventure romanesque, composé par l’auteur à partir du désir de faire partager sa propre expérience. C’est une règle générale qu’il est peu de récits aussi passionnants que ceux où quelqu’un raconte ce à quoi il consacre son existence, dès lors que cette personne trouve le langage pour en parler. Et cela, que la personne en question soit vigneron, sage femme, aviateur, rock star ou ébéniste.

Le langage, justement, c’est au fond la grande affaire de Théorème vivant —en quoi ce livre est bien, et à part entière, une œuvre littéraire. Le langage du livre est résolument pluriel, le projet d’écriture consistant précisément à tresser ensemble discours mathématique sous ses deux occurrences (mots savants et formules codées), usage de langues étrangères à commencer par l’anglais omniprésent dans le milieu de la recherche, mais aussi rhétorique et typographie propres aux conversations par email, histoires racontées aux enfants le soir pour les endormir, confidences personnelles, recettes de cuisine, convocations de bribes de poèmes aimés, de chansons adorées, de manga fondateurs, qui font partie de ce cheminement.

Percer les mystères de l’amortissement Landau

S’y ajoute même la double description, par des brèves notices et par des portraits dessinés, de grandes figures scientifiques, actuelles ou passées, qui à leur manière inséparablement intellectuelle et sentimentale jalonnent elles aussi le parcours de Villani.

Entre le 23 mars 2008 et le 24 février 2011, ce parcours intellectuel et sensoriel est encore une vertigineuse suite de déplacements dans l’espace, de Lyon à Princeton, de Prague à Hyderabad, de Saint-Rémy-lès-Chevreuse à la direction de l’Institut Poincaré, principales étapes de ce journal de bord d’une traversée pas moins exotique que celle de Yersin, bien que selon des moyens de transports différents.

Eperdument affairé à percer les mystères de l’amortissement Landau (qui lui vaudra la médaille Fields, le 19 août 2010, et auquel le profane n’aura toujours rien compris à la fin du livre), mais aussi jeune père de famille, fan de Catherine Ribeiro et personnalité en vue des institutions savantes, Villani à force de courir derrière ses nymphes mathématiques croise les traces du Tygre de William Blake et sa terrifiante symétrie.

A l’affut sur la piste de l’équation de Boltzmann, les enchantements du vocabulaire scientifique s’excèdent eux-mêmes dans une gerbe d’harmoniques. Ainsi paraît par exemple (page 223) « la stabilité orbitale d’équilibres homogènes linéairement stables non monotones ». Les explorateurs de l’Oulipo n’ont qu’à bien se tenir —d’ailleurs ils se tiennent bien.

C’est une rare expérience de lecture que la rencontre d’un texte riche d’enchantement au sein duquel se trouvent des passages parfaitement incompréhensibles, mais dont la présence est entièrement légitime, et dont on sait gré à l’auteur de les avoir inscrits dans leur véritable forme. Cette opacité-là (pour les non-mathématiciens) participe très heureusement du mouvement, et du mystère, du livre tout entier.

Au-delà, la parution simultanée de ce livre et deux autres mentionnés au début suggère une nouvelle disponibilité de l’univers littéraire à la parole scientifique, la mise en commun d’intérêts considérés jusqu’à présent, en France surtout, comme divergents sinon antagonistes. Qui, pour le seul et considérable plaisir qu’ils procurent, lira les trois ouvrages cet automne aura sans doute aussi immensément augmenté son savoir sur l’histoire des sciences et ceux qui les ont faites.

Au moment où paraît aussi le grand ouvrage de Bruno Latour Enquête sur les modes d’existence (La Découverte) qui précisément invite à repenser notamment les rapports entre champs scientifiques et artistiques, les livres de Deville, de Bellanger et de Villani en particulier attestent de croisements inédits et prometteurs.

Cannes jour 8: entretien avec Don DeLillo

«Avec Cosmopolis adapté par David Cronenberg, mes mots ont pris une autre vie»

Sans hésiter un des plus grands écrivains vivants, couvert de récompenses pour ses romans depuis la fin des années 70, l’écrivain Don DeLillo a conquis une immense célébrité à partir de la parution d’Outremonde[1] en 1977. Son œuvre est sans doute celle qui prend le complètement en charge une réalité contemporaine qui est d’abord celle de son pays, les Etats-Unis, mais aussi l’état du développement, du déséquilibre, des imaginaires et des désespoirs de l’Occident.

Cinéphile érudit, DeLillo a depuis toujours installé le rapport au cinéma au cœur de ses romans, depuis Americana, son premier livre (1971), histoire d’un homme qui abandonne son travail dans la pub télé pour réaliser un film. Ce rapport au cinéma travaille son œuvre de l’intérieur, sans nécessairement renvoyer à des films ou à des réalisateurs existants: c’est bien d’une intelligence cinématographique du monde prise en charge par la littérature qu’il s’agit surtout.

Assez logiquement, les livres de DeLillo ont fait l’objet de multiples projets d’adaptation. Et tout aussi logiquement, ces projets avaient toujours échoué, jusqu’à ce que David Cronenberg s’empare du 13e roman de l’écrivain, Cosmopolis, pour en inventer une admirable transposition filmée.

Comment est né le projet d’adapter Cosmopolis?
Don DeLillo: Je ne suis pas à l’origine de ce projet. En 2007, le producteur Paulo Branco m’a invité à participer au Festival d’Estoril, qu’il organise au Portugal. Il aime que des gens qui ne font pas de cinéma, des écrivains, des peintres, des musiciens, fassent partie du jury, et de fait c’est un grand plaisir de discuter de films dans ce cadre. C’est à cette occasion qu’il m’a fait part de cette idée, qui vient d’ailleurs de son fils, Juan Paulo.

Il avait déjà pris une option sur les droits. Je connaissais sa carrière de producteur, la liste impressionnante des grands cinéastes avec lesquels il a travaillé, donc j’ai été d’accord. S’est alors posé la question du réalisateur, et je crois que là aussi c’est Juan Paulo qui a suggéré David Cronenberg. Le temps que j’en entende parler, Cronenberg avait déjà accepté, c’était réglé, et de la meilleure manière qu’on puisse imaginer. C’est allé très vite en fait.

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Jean Rolin, écrivain cinéaste

Avec son nouveau livre, «Le Ravissement de Britney Spears» (P.OL.), il poursuit son chemin, son travail entièrement dédié au récit du monde.

Au fin fond du Tadjikistan, un agent des services secrets français raconte le déroulement de la mission dont l’échec l’a mené en ce lieu aussi reculé qu’inhospitalier. Redoutant un projet d’enlèvement de Britney Spears par des islamistes, ses employeurs avaient chargé le narrateur d’une surveillance de la star américaine et d’une étude de son environnement afin de pouvoir agir en cas de besoin. Mais qui espérera du 17e ouvrage de Jean Rolin un classique roman d’espionnage en sera pour ses frais.

De même, quiconque comptera sur lui pour des déballages croquignolets sur l’intimité de l’interprète de Baby One More Time et de Femme fatale fera fausse route.

A la différence de ses précédents romans parus chez P.O.L. (La Clôture, Chrétiens, Terminal Frigo, L’Explosion de la durite, Un chien mort après lui), et qui composent un ensemble aussi cohérent que leur thématique paraît dispersée, Rolin, sans renoncer à l’écriture à la première personne du singulier, l’attribue clairement cette fois à un personnage de fiction, et même un personnage assez improbable d’espion dilettante et obsessionnel, dépourvu de la plupart des qualités généralement supposées pour l’exercice de ce métier, à commencer par l’art pourtant assez répandu de savoir conduire.

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« Point Oméga », le cinéma puissance 4 de Don DeLillo, maître du suspens

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Depuis longtemps, chaque fois que j’ai l’occasion de parler de l’œuvre de Don DeLillo, je dis qu’il n’est pas seulement, selon moi, le plus grand écrivain américain vivant, mais aussi un des plus grands cinéastes américains contemporains. Et ce bien qu’à ma connaissance il n’ait jamais rien réalisé.

L’affinité de DeLillo avec le cinéma est évidente, dès son premier roman, Americana (1973), dont le personnage principal se lance dans un projet de film radical. Et un de ses plus grands romans, Les Noms (1982), comporte ce qui est sans doute le meilleur portrait littéraire d’un cinéaste – partiellement inspiré de Martin Scorsese – jamais composé. Mais il s’agit de bien autre chose que de références cinématographiques ou de personnages faisant des films. Et cela n’a rien à voir non plus sur la possibilité de transposer ses textes à l’écran : l’appétissante perspective d’une adaptation de Cosmopolis par David Cronenberg, annoncée pour l’an prochain, n’est en rien significative à cet égard – il faut avoir confiance en Cronenberg pour se réapproprier tout à fait l’ouvrage.

Begley-DonDelilloVDon DeLillo à l’époque de L’Homme qui tombe

C’est autre chose que ces voisinages superficiels. C’est l’écriture de Don DeLillo qui construit un rapport aux êtres et aux choses, à l’espace et au temps, qui relève d’une interaction du réalisme et de la fiction qui est cela même dont le cinéma est capable. Et qui ne se trouve pas chez les autres écrivains. Par exemple, bien que n’existant que sous forme imprimée, Libra (1988) est aussi le meilleur travail cinématographique sur l’assassinat de Kennedy qui soit, quand le film JFK d’Oliver Stone est un exercice (assez pauvre) de composition mélangeant journalisme et discours militant.

On a repéré, à raison, une sorte de pressentiment d’événements futurs dans les livres de DeLillo : c’est le pouvoir même que recèle le cinéma de voir le monde dans ses potentialités, potentialités que la mise en scène (pour le dire mieux que le mot « fiction », qui induit en erreur) rend sensible. Outremonde (1997) « annonce » le 11 septembre comme Deux ou trois choses que je sais d’elle de Jean-Luc Godard annonçait Mai 68, comme Fight Club (1999) de David Fincher a lui aussi « annoncé » la destruction des tours. Parce qu’elle tresse de multiples agencements de causes et d’effets, on a dit l’œuvre de DeLillo « conspirationniste » alors qu’elle est seulement une prise en compte de la complexité du réel, une mise en forme par l’écriture des enchevêtrements de forces qui y agissent, selon un processus infiniment plus « réaliste », et donc plus en phase avec la réalité politique, que les soi-disant grands romans politiques américains comme Pastorale américaine et Complot contre l’Amérique de Philip Roth ou Underworld USA de James Ellroy, qui sont de gentilles bluettes politiques, mais de grands romans moraux – tout autre chose.

Les livres de DeLillo sont politiques, et cinématographiques, parce qu’ils ne se nourrissent que de ce qu’il appelle les « effets », les traces dans le réel, les manifestations perceptibles des forces qui agissent le monde. C’est ce qu’il résume lorsqu’il dit « Prenez Libra : je n’ai eu l’idée d’écrire sur Lee Harvey Oswald que vingt ans après les faits, en découvrant qu’il avait habité dans le Bronx près de l’endroit où j’avais vécu aussi. A l’époque, il avait 13 ans et j’en avais 16. J’ai réalisé que je pouvais peut-être me faire une idée de cet homme car pendant une année j’avais vu les mêmes choses que lui, j’avais vécu dans le même environnement. Voilà pourquoi Libra commence dans le Bronx. Cela m’a surpris d’écrire sur l’assassinat de Kennedy, je ne l’ai jamais planifié. C’était un défi enrichissant de m’impliquer dans l’histoire à ce point, parce que cet événement a eu un effet sur la conscience du monde. Dans le cas du 11 Septembre, j’étais déterminé à ne pas décrire l’attentat en train de se produire derrière l’épaule d’un personnage. Je voulais écrire sur ses effets. Pour l’Irak, c’est un peu pareil. » Ce passage se trouve dans la meilleure interview en français de l’écrivain que j’ai pu lire, accessible sur le site des Inrocks.

9782742792306J’avoue volontiers que ce sentiment très fort éprouvé à la lecture des livres de DeLillo est difficile à démontrer, tout simplement parce que « ce qu’est le cinéma » est pratiquement impossible à formuler autrement que par des approximations autour d’un ressenti : un certain rapport au monde. Et voici que le nouveau livre de DeLillo s’en vient comme rédiger la notice de cette idée même. Point Omega, dont la (remarquable) traduction par Marie-Catherine Vacher vient d’être publiée chez Actes Sud, est le petit livre noir de cette alchimie. Il s’ouvre par un texte impressionnant, qui élève au cube, si j’ose dire, la relation au cinéma. DeLillo y écrit en effet ce qui se joue dans un film classique, Psychose d’Hitchcock, film une première fois réinterrogé dans son processus physique même par l’installation de Douglas Gordon 24 Hour Psycho, qui dilate sur 24 heures une projection du film, et à son tour analysé (au sens chimique comme au sens psy) par le travail du romancier sur cette expérience.

Les critiques littéraires américains (deux adjectifs qui présupposent une aversion évidente envers pareille entreprise) ont logiquement détesté le livre, même si la reconnaissance dont jouit DeLillo les empêche de le dire ouvertement, on ne sait jamais. Nombreux sont ceux qui, faute d’attaques plus frontales, ont écrit que c’était sûrement très bien tout ça, mais plus proche de l’essai théorique que du roman. Contresens total.  C’est précisément comme artiste lui-même, comme artiste de l’écriture, que Don DeLillo parvient à formuler quelque chose de décisif sur la nature du cinéma, ou plutôt sur ce qu’est un rapport cinématographique à la réalité, aux êtres humains, au récit, etc. – rapport dont nous savons désormais qu’il peut être mis en œuvre avec d’autres outils que ceux du cinéma au sens technique (par exemple en littérature, mais aussi dans les arts plastiques), tandis que nombreux sont hélas les films entièrement dépourvus de cinéma.

Passé ce prologue consacré à 24 Hour Psycho, le livre met en œuvre dans l’ordre du récit littéraire ce qu’il a décrit à partir de l’installation de Douglas Gordon. Il le fait en « ralentissant » à son tour à l’extrême le processus dramatique, c’est-à-dire le face-à-face entre un vieil intellectuel qui a participé à la planification de la guerre en Irak et un jeune documentariste. La fille du vieil homme les rejoint dans leur refuge au milieu du désert, Mojave ou Sonora, une hypothèse de relation amoureuse avec le cinéaste, la possibilité d’un crime, l’énigme d’une disparition font partie des classiques « rebondissements », mais les événements rebondissent comme ralentis à l’extrême. Un livre de « suspens », mais qui prend acte du glissement du sens de ce mot tel qui s’est produit, disons, entre Hitchcock et Antonioni. Dans ce décor de western, dans la torpeur californienne (ou est-ce l’Arizona ?), les durées, les rythmes, les gestes, les idées se désarticulent, se désaffectent. En rupture avec un univers du contrôle, de l’apparence, de l’accélération et de la manipulation dont la guerre en Irak serait une sorte d’hyper-symptôme sinistre et spectaculaire, le processus de récit applique une mise en crise douce, et d’autant plus radicale et profonde qu’elle est soft.

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Anthony Perkins dans Psychose d’Alfred Hitchcock, David Hemmings dans Blow-up de Michelangelo Antonionio

L’enjeu n’est pas, n’est jamais intérieur à une réflexion seulement sur l’art, ou sur les seuls processus esthétiques de représentation. DeLillo le dit très clairement à propos de ce que Gordon avait fait du film de Hitchcock : « Ce film avait la même relation avec l’original que l’original avec l’expérience vécue réelle ». Ce que j’ai appelé la réflexion au cube sur le cinéma à propos de 24 Hour Psycho est en fait une réflexion sur la réalité à la puissance 4. La différence est que dans le corps du récit « l’original » (qui serait un roman classique mettant aux prises ses trois protagonistes sur fond d’échec de la guerre en Irak) n’est pas ici exposé. Point Omega est en ce sens plus audacieux que 24 Hour Psycho, puisqu’il met en jeu l’état subliminal, travaillé de l’intérieur par le geste artistique, en escamotant le matériau intermédiaire, ces représentations « au premier degré » qui ignorent, et donc dissimulent, qu’il y a toujours du dispositif, un metteur en scène, de la représentation spectaculaire.  Qui évacue qu’il n’y a qu’un monde, « la réalité », et que les images, les œuvres, les signes en font partie, et que tout ce qui prétend le nier est machine de leurre et d’oppression.

C’est ce que met en œuvre l’épilogue du livre, en activant non sans humour la fusion de son cadre et de son « contenu » (le prologue et le corps du récit), par un retour dans la chambre noire au cœur du Musée d’art moderne de New York où un personnage anonyme passe ses journées avec l’œuvre de Douglas Gordon.  Ce point de convergence, cette revendication d’un seul monde avec lequel il faut apprendre à avoir affaire en suspendant les effets de sens trop explicites et les illusions d’optique de l’idéologie et de la marchandise, c’est le sens même de l’expression « Point Omega », empruntée à Teilhard de Chardin en opérant un glissement de sens qui en respecte l’esprit tout en le dénudant de tout aspect religieux.

Tout ça avec un petit livre de 140 pages, qui se lit comme on traverse un songe, qui ne donne que l’envie d’y revenir.

Qu’est-ce qu’un cinéaste ? (2) Le cinéma au caveau

Le narrateur du Tombeau de Tommy, le livre d’Alain Blottière qui est un des titres importants de la rentrée littéraire, est un cinéaste. En tout cas, c’est ce qu’affirme l’auteur du livre. Mais faut-il le croire ?

Il y a quelques jours la visite de l’exposition d’Apichatpong Weerasethakul au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris manifestait selon moi (lire, sur ce blog, « Le cinéma dans l’espace ») ce qu’était un cinéaste, quand bien même il n’exerçait pas l’activité qui atteste en principe de cette qualité, réaliser un film, mais se livrait à une autre pratique créative. L’idée ici est d’essayer de discerner ce qui relève d’une pratique artistique particulière, « faire du cinéma », en sachant pertinemment qu’il est impossible, et d’ailleurs nullement souhaitable, de parvenir à une définition ferme et acquise, qui permettrait à quelque administration de délivrer un certificat ou une carte d’identité de cinéaste – de praticien de l’art cinématographique. Il existe des organisations corporatives de réalisateurs, et des cartes professionnelles délivrées par le Centre national de la cinématographie, c’est très bien mais c’est autre chose, et fort heureusement l’art n’y a aucune part.

Et voici que mon chemin croise celui d’un personnage qui se déclare cinéaste. Nous ne sommes toujours pas dans un film, nous ne sommes plus au musée, mais dans un livre. Un des romans qui a, à juste titre, le plus attiré l’attention lors de la rentrée littéraire, Le Tombeau de Tommy, livre d’Alain Blottière paru dans la collection blanche chez Gallimard. Il raconte la réalisation d’un film consacré à Thomas Elek, un des membres des FTP-MOI, ces résistants communistes d’origine étrangère qui furent le fer de lance du combat contre l’Occupation à Paris et qu’on désigne de manière simplifiée comme « Le groupe Manouchian » ou « ceux de l’Affiche rouge ». Ceux-là mêmes auxquels Robert Guédiguian vient d’ailleurs de consacrer un fort discutable film, L’Armée du crime (lire, sur ce blog, « Du bois dont on fait les légendes »).

Le roman de Blottière est construit autour d’une double fascination, celle du narrateur pour le jeune homme qu’il a choisi comme acteur et, de manière beaucoup plus profonde, la fascination de celui-ci pour le combattant qu’il est chargé d’incarner. L’ouvrage repose sur une très solide documentation historique (dont on trouve un aperçu sur www.letombeaudetommy.net ). Plus sans doute que cette histoire aux frontières du fantastique, où Tommy le terroriste juif hongrois en vient à hanter Gabriel le lycéen parisien, l’intérêt du livre tient au nombre et à la précision des détails factuels réunis par l’écrivain pour construire son livre, et supposément par son narrateur qui s’appuie sur eux pour construire son film. Or cette rigueur dans la recherche sur ce que fut et ce qui fit Thomas Elek contraste ouvertement avec le côté vague et improbable de la description des activités professionnelles de celui qui est supposé raconter cette histoire.

T ElekThomas Elek (Mémorial de la Shoah/CDJC)

Ces approximations n’ont guère d’importance, beaucoup plus significative est la certitude, dès les premiers chapitres et d’une manière qui ne se démentira jamais, que ce personnage-là n’est pas et n’a jamais été cinéaste, et qu’Alain Blottière ne sait pas ce qu’est être cinéaste. Il apparaît d’abord que le film supposé en train d’être tourné sera inévitablement horriblement mauvais, bien que le narrateur ne cesse de s’extasier de la justesse et de la vérité de ce qu’il filme, grâce surtout à l’identification entre son héros et son interprète. Il existe bien des modes de relation possible entre un acteur et son personnage, mais il est clair qu’en aucun cas l’espèce de possession qui nous est décrite ne donnerait, à l’écran, un heureux résultat. Surtout, le réalisateur sans nom du roman manifeste une forme d’articulation mécanique entre ses propres idées (en particulier sur l’imaginaire de la résistance, idées au demeurant estimables) et la manière de les traduire en supposées séquences filmées. Il peut bien composer une part de son roman de pseudo extraits du scénario (scénario d’un médiocre film bien illustratif, plutôt un très gros téléfilm genre L’Armée du crime), il peut bien ajouter des informations sur le déroulement de certaines journées de tournage ou les problèmes de financement de la production, non seulement tout cela sonne terriblement faux, ce qui ne serait pas grave – on peut admettre que ce soit une convention – mais le livre en vient à mettre en évidence, a contrario, ce qui fait que certaines personnes sont cinéastes. C’est mon seul sujet ici, je ne me soucie pas de critiquer le livre, que d’ailleurs j’ai aimé lire, mais de saisir cette occasion pour suggérer, face au caractère si évidemment non-cinématographique du rapport au temps, à la durée, aux corps, aux histoires et à l’Histoire manifesté par le livre, combien cet impondérable, cet indéfinissable qu’est un rapport cinématographique au monde n’en est pas moins réel, et actif. Moi non plus je ne sais pas, en terme généraux, ce qu’est un cinéaste – du moins suis-je en mesure de dire, lorsque je croise l’œuvre de tel ou tel, que celui-ci (par exemple A. Weerasethakul) est un cinéaste, que celui-là (par exemple le narrateur du Tombeau de Tommy) n’est sûrement pas un.

C’est bien sûr une opinion (et rien de plus) que je professe à l’égard d’un grand nombre de réalisateurs de films. Si je choisi de m’appuyer ici sur un personnage de fiction, qui plus d’une fiction relevant d’un autre art, la littérature, c’est pour que cette idée ne soit pas immédiatement recouverte par le jugement que je porterais sur tel ou tel réalisation effective. Le caractère fictif et abstrait du soi-disant cinéaste du livre permet de généraliser cette affirmation. Tout autant qu’un grand cinéaste peut poursuivre sa pratique dans le cadre d’un autre domaine d’expression, il est possible à un artiste d’une autre discipline d’être travaillé, pénétré du rapport au réel et à l’imaginaire propre au cinéma : qui a vu des chorégraphies de Bill Forsythe, qui a lu des livres de Don DeLillo (et pas seulement le génial Les Noms, dont un des principaux protagonistes est un des meilleurs personnages de cinéastes jamais créé par un écrivain), pour ne prendre que ces deux exemples, sait combien les puissances propres de la mise en scène de cinéma peuvent être mobilisées par d’autres arts, même lorsqu’ils ne se réfèrent pas explicitement au cinéma.

A quoi cela sert-il d’essayer de réfléchir à ce qui fait que certains s’avèrent, par leur pratique, cinéastes, et beaucoup d’autres ne le sont pas ? Contre le confusionnisme paresseux qui, en prétendant que toutes les formes, toutes les techniques et tous les supports se valent et ont vocation à se mélanger dans une grande soupe (audiovisuelle), tirant tout le travail des formes vers le plus bas, cela sert à essayer de mieux comprendre ce qui distingue les divers modes de constructions symboliques dont nous disposons – le cinéma en est un parmi d’autres. Et ainsi de bénéficier au mieux de ce qui nous aide à nous construire nous-mêmes comme individus, et à mieux interagir avec les autres.

JMF