«Nome», «The Sweet East», «Lettre errante», «Il reste encore demain», vertus de l’impureté

Nome (Marcelino Antonio Ingira), l’exclu du village, qui deviendra un héros de la libération nationale –et après?

Extrêmement différents entre eux, les films de Sana Na N’Hada, de Sean Price Williams, de Nurith Aviv et de Paola Cortellesi naissent tous d’une hybridation féconde.

Parmi les nombreuses nouveautés en salles, où se glisse aussi un film sorti la semaine précédente, les titres les plus mémorables ont tous un côté hybride, mais d’une façon singulière à chaque fois.

Nome est une fiction incorporant des documents filmés par le même cinéaste un demi-siècle plus tôt. The Sweet East s’avère être une virée fantastique pour évoquer le trop réaliste état de son pays. Lettre errante se construit à partir des sens sous-jacents du langage que révèle une seule consonne. Il reste encore demain est un mélodrame racoleur où fait irruption une évocation d’un moment historique libérateur, poussant très loin le contrepoint.

Il y a bien longtemps que le cinéma a été, à juste titre, réputé impur. Son impureté est sa richesse et elle se manifeste de multiples façons, toujours à réinventer. Cette belle impureté, c’est aussi que des propositions aussi diverses relèvent toutes du cinéma.

«Nome», de Sana Na N’Hada

Dans ce village d’Afrique de l’Ouest, l’homme est mort. Il était musicien et griot. Son fils, à peine un adolescent, doit partir seul en forêt, choisir le bois qui servira à construire le nouvel instrument de musique qui assurera sa place et son rang.

Mais ce village est dans un pays en guerre, une guerre de libération nationale contre les colonisateurs portugais. Un autre jeune homme, qui lorgnait la place du garçon, ce que lui interdit sa naissance hors du village, s’en va rejoindre la guérilla. Il s’appelle Nome, c’est-à-dire que son nom est personne –ou tout le monde.

Dans la forêt, un esprit, un djinn amical ou hostile, surveille les opérations menuisières ou guerrières. Lorsque commence le film, le long et douloureux combat des Bissaoguinéens et Cap-Verdiens est loin, très loin, de la victoire.

Des images, comme mangées par le temps, la chaleur, l’humidité ou l’oubli, documentent cette lutte dont le réalisateur Chris Marker dira un jour qu’elle fut si impitoyable que les combattants africains en vinrent à plaindre les soldats portugais de devoir les affronter dans de telles conditions.

Ces phrases sont dans un film de 1980, qui est un chef-d’œuvre du réalisateur français, Sans soleil. On y voyait des images tournées pendant la guerre de libération nationale par le réalisateur de Nome, Sana Na N’Hada, alors très jeune.

Celui-ci fut en effet, dans les années 1960, un des quatre apprentis cinéastes envoyés à Cuba par le leader de la guerre de libération de Guinée-Bissau et du Cap-Vert, Amílcar Cabral, pour apprendre le cinéma.

Les images qui apparaissent dans le film de 2023, découvert au dernier Festival de Cannes dans le cadre de la sélection ACID, il les a tournées il y a cinquante ans. Ce sont les rares plans survivants d’une dramatique histoire politique et cinématographique qui a vu disparaître la plus grande partie de ces archives, histoire racontée par un autre beau film, La Lutte n’est pas finie de Filipa César.

Nome, au croisement de la grande histoire, de l’intimité et des légendes. | The Dark

Film de guerre, film d’archives, film fantastique, fresque épique et méditation désabusée sur les lendemains qui déchantent, Nome entrelace plusieurs récits et plusieurs tonalités, pour composer une invocation du même élan historique, magique et intime.

Œuvre-mémoire d’une lutte très tôt trahie, aujourd’hui oubliée, il évoque aussi les suites de la victoire, les dérives et les renoncements, avec un alliage de réalisme et de fable, illuminé des splendeurs de ses images, celles d’aujourd’hui comme celles de jadis, et de l’intensité des émotions qui portent encore le vieux lutteur qui les assemble.

De Sana Na N’Hada
Avec Marcelino António Ingira, Binete Undonque, Marta Dabo, Helena Sanca, Paulo Intchama, Abubacar Banora
Durée: 1h52
Sortie le 13 mars 2024

«The Sweet East» de Sean Price Williams

Bienvenue chez les monstres. Le premier long-métrage comme réalisateur du chef opérateur Sean Price Williams est un voyage dans une galerie des horreurs: l’Amérique contemporaine.

Aux côtés d’une lycéenne en fugue, fausse oie blanche aux comportements imprévisibles, se succèdent les spécimens d’un catalogue d’individus et de situations où règnent la violence, le repli identitaire, le complotisme délirant, les comportements stéréotypés, etc.

L’incontestable énergie du film se nourrit d’un étrange mélange, d’un double trouble. Le premier tient au fait que tous les protagonistes sont à l’évidence des caricatures, mais qu’on ne sait que trop bien que, notamment aux États-Unis, ces caricatures aberrantes existent véritablement et en nombre significatif.

Le dingue armé d’un flingue qui vient fouiller les caves grouillant de pédophiles dans une pizzeria de Washington, les maladresses déjantées d’activistes en rupture de socialisation s’épuisant dans l’outrance des transgressions, les sectes fascinées par les armes et le nazisme, les groupes ethniques qui s’entraînent à la guérilla dans les bois, l’incapacité meurtrière à distinguer la réalité de la fiction… Good Morning America!

Aux côtés de cette Alice au pays des horreurs qu’est le personnage incarné avec beaucoup de finesse par Talia Ryder, se déploie simultanément l’autre trouble qui anime le film, celui de la relation du cinéaste au monde qu’il dépeint.

Lilian (Talia Ryder), lycéenne à la vie ordinaire devenue héroïne hallucinée et princesse loufoque d’un cauchemar réel connu sous le nom d’États-Unis d’Amérique. | Potemkine Films

Il réussit en effet, tout en jouant sur le grotesque, à montrer à la fois l’inquiétude et l’affection que lui inspire cette espèce de zoo que sont, devant sa caméra, les États-Unis.

C’est la réussite mais aussi la limite du film, selon le procédé si fréquent qui consiste à capitaliser à fond sur ce qu’on prétend du même mouvement dénoncer. Où l’inventivité et le sens du rythme ne se sépare jamais d’une certaine duplicité, et d’un sens du show à tout prix, pas si éloigné de ce qu’il entreprend dénoncer.

De Sean Price Williams
Avec Talia Ryder, Earl Cave, Simon Rex, Ayo Edebiri, Jeremy O. Harris, Jacob Elordi, Rish Shah
Durée: 1h44
Sortie le 13 mars 2024

«Lettre errante» de Nurith Aviv

Il arrive parfois que ce qu’on a fréquenté depuis toujours sans y prêter attention prenne soudain un sens ou une importance évidente, irréfutable. C’est ce genre de révélation que propose Nurith Aviv en poursuivant sa longue méditation sur les puissances du langage et ce qu’il active dans l’inépuisable irisation des langues et de ce qui circule entre elles.

Depuis D’une langue à l’autre il y a vingt ans, Lettre errante est son dixième film qui explore ainsi certains aspects de ce qui se joue entre les humains, entre les imaginaires, entre les rapports aux autres et au monde du fait des manières de (se) parler. Chantier sans fin, souvent placé sous les auspices de la traduction sous toutes ses formes, où le cinéma apporte ses propres ressources, parfois essentielles et parfois discrètes.

Le nouveau film de Nurith Aviv, entreprise qui semble un jeu digne de l’Oulipo et se révèle riches de significations et d’enjeux –politiques et intimes– bien au-delà de l’exercice formaliste, concerne la seule lettre «R».

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Sur la terre comme dessous, «La Chimère» est bien vivante

Arthur (Josh O’Connor), entouré de la bande à la fois joyeuse et inquiétante des pilleurs de tombes.

Amoureux, bricolé, surprenant, le nouveau film d’Alice Rohrwacher tisse ensemble comique, fantastique et mélodrame pour inventer un mythe contemporain ancré, depuis un coin du centre de l’Italie, dans les grandes mutations contemporaines.

Sans états d’âme, les gars ont tout détruit. On les a envoyés nettoyer ce qui faisait désordre. C’était là qu’habitait l’étrange étranger, Arthur. Au pied des murailles du bourg, une sorte de baraque de bric et de broc, refuge à la limite de la ville et de la campagne. Là où venait parfois le rejoindre cette jeune femme étrange, étrangère elle aussi et pourtant prénommée Italia.

C’est une scène brève, presque en marge (elle aussi) du récit de La Chimère. Il s’y concentre pourtant beaucoup des multiples enjeux et émotions dont le quatrième long-métrage d’Alice Rohrwacher est porteur. Un film dont la beauté singulière, radicale, est d’être dans l’élan de multiples forces, d’énergies qu’on supposerait inconciliables et qui en font cet être vivant.

Ils ne sont pas si nombreux, les films qu’on qualifierait d’êtres vivants. Celui-ci l’est extraordinairement.

Cela avait commencé avec un rêve et puis, un jeu rieur et puis, un affrontement et puis, des embardées désordonnées, entre affection débordante et sans doute malhonnête et refus hostile et solitaire. Arthur, le grand Anglais installé dans cette région aux marches de l’Ombrie et de la Toscane, près de Tarquinia, revient et ne revient pas.

Il revient de prison, où l’a expédié son activité de pilleur de tombes étrusques pratiquée avec ceux qui se disent ses amis, ceux qu’on appelle dans la région les tombaroli. Il ne revient pas de son amour pour Beniamina, cette jeune femme entrevue en songe au début, disparue, sans doute morte. Mais qui sait? Et est-ce une raison pour cesser de l’aimer, de la chercher?

La chercher sous terre, là où se trouvent ces trésors enfouis il y a plus de 2.500 ans et faits pour que nul ne les voie. Arthur est un auxiliaire précieux pour les tombaroli. Son amour inconsolé a suscité chez lui un don: il «sent» les endroits vides sous terre, endroits qui, dans la région, s’avèrent fréquemment receler des objets de valeur.

Sous terre, là où étaient cachées les traces d’un passé destinées à d’autres que ceux qui y font irruption, là où est peut-être la femme solaire qui hante le souvenir d’Arthur. | Ad Vitam

Avec Arthur et ses amis pas toujours amicaux, le film se balade entre mythe d’Orphée, chasse au trésor comme dans les livres pour enfants, trafic véreux et suggestion d’une définition de l’artiste (de la cinéaste aussi) comme celui ou celle qui donne accès à l’invisible.

Encore tout cela ne constitue que certaines des lignes de tension, de conflit, de désirs, de comique parfois tendre et parfois burlesque, qui circulent et se tissent avec La Chimère. Voici la châtelaine hospitalière entourée de sa tribu de filles avides, voici l’étrangère et ses enfants métis qu’elle cache, avant d’inventer un gynécée alternatif dans une gare désaffectée.

Italia (Carol Duarte), la servante pleine de ressources, offre à Arthur la possibilité d’une autre histoire. | Ad Vitam

Voilà l’énergie plébéienne, paillarde et mélancolique des «pauvres tombaroli», comme il sera chanté à carnaval, voilà les relations avec les paysans, et avec les flics, vrais ou faux. Entrent en scène les grands trafiquants d’objets d’art, les encore beaucoup plus riches collectionneurs. Ceux-là font le contraire de l’amoureux poète qui donne accès à l’invisible, ils «estiment l’inestimable» –en dollars.

Et c’est tout un monde qui se peuple, se séduit, s’affronte ou s’ignore et qui, ainsi, ne cesse de reconfigurer la géographie mentale, romanesque et affective du film. (…)

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À voir en salles: «L’Enlèvement», «Marx peut attendre», «Le Garçon et le héron», «MMXX», «Zorn I, II, III»

L’immense brasier d’images et de sentiments allumé par Hayao Miyazaki pour son dernier film.

Bellocchio, Miyazaki, Puiu, Amalric: abondance de beaux films, d’autant plus incomparables entre eux que tous valent mise en œuvre des puissances d’émotions et de compréhension du cinéma.

Guère de semaines où l’on ne se plaigne de la déferlante de nouveautés sur les grands écrans, avec les risques d’embouteillage et de confusion que le phénomène engendre. Mais il est exceptionnel qu’il s’accompagne d’une offre à la fois aussi riche et aussi diverse. Avec en outre une caractéristique tout à fait singulière: parmi les titres qu’on tient à accompagner dans les lignes qui suivent, deux dans un cas et trois dans un autre sont signés d’un même auteur, Marco Bellocchio pour les uns et Mathieu Amalric pour les autres.

N’importe, un beau film est un beau film, quels que soient son style et les conditions dans lesquelles il est distribué. C’est le cas de tous ceux-là, y compris la fulgurante œuvre-testament du vieux maître Miyazaki, y compris la nouvelle proposition de ce grand artiste solitaire, chroniqueur sans concession de notre temps et de notre monde qu’est Cristi Puiu.

«L’Enlèvement», de Marco Bellocchio

L’Enlèvement est un nouveau et important chapitre de l’œuvre désormais imposante de Marco Bellocchio –on ne parle pas tant ici de ses trente longs-métrages depuis Les Poings dans les poches en 1965, que d’un ensemble de films, depuis La Nourrice en 1999, sur les imaginaires du pouvoir en Italie, imaginaires dont le fascisme est une donnée majeure, mais qui trouve d’autres traductions comme en a aussi témoigné l’an dernier l’immense Esterno Notte.

L’Enlèvement est un film historique qui a pourtant trouvé d’étranges échos contemporains à Cannes, où fut projeté à plusieurs reprises en avant-programme un court-métrage évoquant l’actuelle opération de vols d’enfants ukrainiens menée à grande échelle par les sbires de Vladimir Poutine.

​Comment ne pas faire le rapprochement avec cet épisode qu’évoque le film, lorsque qu’au milieu du XIXe siècle, l’Église apostolique et romaine entreprit, sous la direction du pape d’alors, Pie IX, de voler des enfants juifs pour les convertir et leur laver le cerveau?​

Le nouveau film retrouve cette forme opératique, qui affectionne de grandes envolées lyriques et des effets de contraste puissants dans un univers visuel très sombre qu’a souvent travaillé le cinéaste. La référence à l’opéra, forme artistique en phase avec cette époque en Italie, est ici tout à fait logique.

Un enfant et sa mère, appartenant à une minorité, encerclés par les puissants qui veulent leur destruction: quand un fait historique est aussi une fable de toutes les époques. | Ad Vitam

À partir d’un événement précis, oublié mais bien documenté, L’Enlèvement poursuit en fait un travail au long cours du cinéaste sur des formes de domination et de manipulation, indissolublement psychologiques et politiques. Comme Marco Bellocchio le faisait dans d’autres contextes avec récemment Buongiorno, notte ou Le Traître, il déconstruit les mécanismes d’adhésion, d’appartenance, de multiples allégeances sentimentales, religieuses, culturelles, politiques, familiales…

Aux côtés du jeune Edgardo Mortara, dont le sort devint à l’époque le symbole de ces épisodes sinistres, le film met à jour un écheveau de folies mêlées, folies qui ne se limitent assurément pas à la seule période historique décrite –ni d’ailleurs à l’Italie, même s’il s’agit en grande partie de décrire un processus fondateur lié à cette nation, au moment même où elle se constituait comme telle.

L’Enlèvement de Marco Bellocchio avec Enea Sala, Leonardo Maltese, Paolo Pierobon

Séances

Durée: 2h15   Sortie le 1er novembre 2023

«Marx peut attendre», de Marco Bellocchio

À la fresque d’époque qu’est L’Enlèvement fait pendant ce documentaire intime, où le cinéaste se met en scène entouré des membres de sa famille. Des membres toujours présents (ses frères et sœurs plus âgés), pour évoquer le drame qui a traversé l’histoire des Bellocchio et, singulièrement, celle de Marco. Au point de littéralement hanter son œuvre cinématographique.

Ce drame, c’est le suicide, à 29 ans, du frère jumeau de celui qui était déjà à ce moment, en 1968, un cinéaste fêté pour Les Poings dans les poches et La Chine est proche. Juste après Noël de cette année-là, Camillo s’est pendu.

Par petites touches à la fois attentives et souvent cruelles, associant témoignages, souvenirs, archives publiques et privées, le film explore avec une honnêteté disponible à toutes les remises en question, y compris du cinéaste lui-même, les méandres d’une histoire longue et sombre.

Cette histoire est celle d’une famille particulière, bien sûr. C’est aussi à bien des égards une histoire collective, celle de l’Italie de l’après-guerre, et la mise à jour des fonctionnements de la famille comme mode d’organisation, de contrôle, de transmission et, dans tant de cas, de soumission.

Les survivants de la fratrie Bellocchio (dont Marco, le cinéaste, à droite), témoins et acteurs d’un drame familial. | Ad Vitam

À ce titre, Marx peut attendre s’inscrit de plein droit dans l’ensemble de la formidable filmographie de l’auteur du Saut dans le vide, d’Au nom du père et du Sourire de ma mère. Il n’en donne pas la clé (quel intérêt?), il en déploie un peu plus les profondeurs et les abîmes.

Marx peut attendre de Marco Bellocchio

Séances

Durée: 1h36  Sortie le 1er novembre 2023

«Le Garçon et le héron», de Hayao Miyazaki

Il faut un peu de temps pour prendre la mesure de ce que propose le grand maître de l’anime. Le film s’ouvre par une évocation réaliste d’une enfance durant la Seconde Guerre mondiale sous les bombardements, la mort de la mère, le départ du garçon, Mahito, dans une campagne aux allures de paysage et de château de conte de fées.

Puis, selon des cheminements qui font écho à pratiquement toutes les précédentes réalisations du cinéaste de Mon voisin Totoro, comme à de multiples autres références, d’Alice au pays des merveilles au Roi et l’oiseau, de Blanche-neige au Tombeau des lucioles, les tribulations du jeune garçon dans plusieurs mondes oniriques connectés par des voies improbables s’emballent en un maelström de graphismes, d’aventures, de personnages, de symboles.

C’est lui, Miyazaki, ce garçon audacieux et malheureux, et c’est lui aussi ce vieux sage démiurge, maître d’un cosmos instable et constamment à réinventer.

La puissance de l’accumulation des récits, l’énergie surhumaine dans leur déploiement et la modestie dans la manière de toujours rester à hauteur d’humain, de jeune humain, sont la véritable magie de cette offrande somptueuse qu’est le douzième long-métrage du fondateur du Studio Ghibli. (…)

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«L’Intrusa», une guerrière au coin de la rue

Autour du personnage d’une bénévole qui se bat pour concilier ses principes et les pièges d’une réalité violente, le film de Leonardo Di Costanzo construit une aventure à la fois tragique et quotidienne.

Elle s’appelle Giovanna. C’est une héroïne. Pas une héroïne de film, une héroïne dans la vie. Il y en a plein, des Giovanna, même si pas assez. Mais on les voit moins souvent au cinéma que Superwoman ou les X-Men.

Pourtant, elle aussi à des superpouvoirs: la patience, le sang-froid, la fermeté. Et elle aussi se bat contre des super-vilains bien pires que Lex Luthor, Magnéto ou le Joker: la Camorra, la routine, le cynisme.

 

 

Ses aventures ont lieu dans un monde qui ressemble au nôtre en plus extrême, comme Gotham ressemble à New York: les cours et les HLM d’une banlieue, ici près de Naples.

L’Intrusa n’est pas un film d’effets spéciaux et de gadgets. Son seul fantastique nait de la collision entre la planète sombre de la misère des grandes villes contemporaines et l’énergie d’individus qui s’obstinent à bricoler le monde autrement.

Le combat est dur, il n’est pas triste

Voilà l’aventure que raconte Leonardo Di Costanzo. Giovanna dirige La Masseria, un centre qui accueille les enfants d’un quartier dit «défavorisé» (quel mot bizarre). C’est-à-dire qu’elle est, avec les armes de la parole, de l’exemple, de la sensibilité et de la rigueur, une guerrière sans cesse en première ligne.

Ce combat est dur, épuisant, il n’est pas triste. Il est même plein de moments joyeux, inattendus, festifs ou foufous.

Il devient terrible lorsque l’épouse d’un chef mafieux s’installe dans un bâtiment abandonné de La Masseria, et y envoie sa fille. (…)

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Au Festival de Venise, tout de même de belles rencontres

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Le trou est bouché ! C’est la principale et la meilleure nouvelle concernant cette 73e Mostra. Voici 8 ans qu’à côté du Palais du Festival et du Casino, bâtiments vénérables et inadaptés, se tenait cette immense excavation entourée de palissades, début d’un chantier interrompu avant même que soient coulées les fondations du pharaonique palazzo novo pourtant présenté avec éclat et prestigieuse maquettes en 2008.

Ce fameux trou, devenu objet de douloureuses plaisanteries, était la matérialisation du mélange d’impéritie et de combinazzione caractéristique de tant de choses en Italie, y compris son cinéma, y compris sa vénérable Mostra, ancêtre de tous les festivals de films.

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Non content d’être comblé, le trou est remplacé par un imposant bâtiment rouge vif, grande salle de cinéma à l’intention non des festivaliers accrédités mais du public, ce qui est sans doute la meilleure réponse possible dans les conditions financières et politiques actuelles.

L’écarlate Sala Giardini ne saurait pourtant suffire à résoudre tous les problèmes qu’affronte la manifestation. Durablement blessée par la concurrence artificielle créée par un Festival de Rome qui n’a jamais trouvé sa raison d’être mais continue de grever les ressources publiques allouées à un cinéma italien qui aurait bien d’autres besoins, elle est surtout prise en tenailles par deux ennemis aussi redoutables que différents.

D’une part elle subit de plein fouet la concurrence du Festival de Toronto, qui l’a supplantée parmi les principales manifestations internationales et commence au milieu du déroulement de la Mostra. D’autre part et peut-être surtout elle souffre du peu d’intérêt des grands médias italiens pour l’art cinématographique, télévisions et journaux du pays qui fut dans les années 50 à 70 la patrie d’un des plus beaux cinémas du monde, mais ne se soucient plus désormais que par les stars hollywoodiennes et les querelles de clocher italo-italiennes.

Un tel environnement explique le caractère hétérogène, pour ne pas dire difficilement lisible, de la sélection vénitienne. Alberto Barbera, la valeureux directeur artistique, doit se battre pour attirer des titres « porteurs », peu demandeurs d’un passage par le Lido aussi onéreux que dépourvus de suites commerciales visibles. Il doit satisfaire au moins un peu aux exigences des groupes locaux. Il doit aussi s’assurer de la venue de quelques grandes figures du cinéma mondial pour rester attractif auprès de la presse cinéphile internationale. Bref il doit effectuer simultanément plusieurs grands écarts dans des directions différentes.

D’où une sélection, toutes sections confondues, très inégale. Une sélection où figurait un objet aussi étrange que symbolique de ces tiraillements : The Young Pope sembla d’abord la réalisation la plus intéressante jamais signée par Paolo Sorrentino. Si on retrouvait les outrances tape-à-l’œil de l’auteur de Il Divo et Youth, ce qu’on était en droit de considérer comme un film, puisque présenté par un grand festival de cinéma, trouvait une sorte d’étrangeté et de liberté dans la disjonction entre ces différents protagonistes et le côté ouvert des éléments narratifs autour du jeune Pape, aussi madré et racoleur que le réalisateur, interprété par Jude Law. Jusqu’à ce qu’il apparaisse qu’il ne s’agissait pas d’un film, mais des deux premiers épisodes d’une série, toutes les qualités inattendues du produit se révélant dues  à son inachèvement, tout en laissant deviner les manipulations auxquelles Sorrentino pourra se livrer dans les épisodes à venir.

il-più-grande-sogno-2016-michele-vannucci-recensione-1-932x460Mirko Frezza, acteur et pesonnage principal de « Il piu grande sogno »

Pourtant, comme chaque année, il aura été possible de faire quelques heureuses rencontres au bord de la lagune, souvent inattendues. Ainsi d’un premier film italien, Il piu grande sogno de Michele Vannucci, aventure frénétique et plus qu’à demi-documentaire d’un groupe de marginaux de la banlieue romaine tentant de se réinventer un avenir, version très contemporaine et très vive de La Belle Equipe.

Autre film italien, mais signé par un des plus grands auteurs du cinéma moderne, Amir Naderi, iranien aujourd’hui exilé de par le monde, de New York à Tokyo, Monte est un conte médiéval et obsessionnel où se rejoue dans la splendeur aride des Apennins une éternelle fable de la solitude et de l’obstination de l’homme à forger son destin qui est le thème majeur de réalisateur.

Capture d’écran 2016-09-06 à 14.58.24« Drum » de Keywan Karimi

Un autre iranien aura lui présenté le plus beau film vu durant ce passage à Venise. Le jeune cinéaste Keywan Karimi n’est hélas pour l’instant surtout connu que comme victime d’une condamnation à 1 an de prison et 223 coups de fouet, à cause d’un remarquable documentaire sur l’histoire contemporaine de l’Iran racontée par les inscriptions sur les murs de Téhéran, Writing on the City. Tourné clandestinement au printemps dernier dans l’attente de l’exécution de la sentence, composé de plans séquences en noir et blanc hypnotique, son premier long métrage de fiction, Drum, est une parabole en forme de conte policier et drolatique, aussi mystérieux que splendide. Ne ressemblant à rien de ce qu’on connaît du cinéma iranien – s’il faut chercher une comparaison ce serait plutôt du côté de Béla Tarr – ce film présenté à la Semaine de la critique est peut-être la plus importante œuvre de cinéma présente à Venise cette année.

THE-ROAD-TO-MANDALAY_webThe Road to Mandaly » de Midi Z

Egalement dans une section parallèle, The Road to Mandalay, le nouveau film du jeune réalisateur birman, mais installé à Taïwan Midi Z aura lui aussi impressionné ses spectateurs. Le mélange de douceur et de violence, de précision et de poésie qui accompagne deux jeunes Birmans sans papiers essayant de survive en Thaïlande est une tragédie réaliste d’une rare puissante. Des personnages, des situations, la réalité et la fiction : dans ces plans fixes mais palpitants de vie, le cinéma est là, il brûle.

A côté, des réalisations dignes d’estime, comme El Ciudadino Ilustre des argentins Mariano Cohn et Gaston Duprat, mise en scène plutôt conventionnelle d’une interrogation aussi judicieuse que douloureuse, celle du divorce, éventuellement violent, entre art et goût populaire. Ce Citoyen illustre aura été le meilleur film de la compétition qu’on ait pu voir, avec Frantz de François Ozon, qui sort dans les salles françaises ce mercredi 7 septembre.

frantz-francois-ozon-avec-pierre-niney-paula--L-2QXuqTPaula Beer et Pierre Niney dans « Franz » de François Ozon

Cette variation sur un beau film d’Ernst Lubitch, L’homme que j’ai tué possède une vertu rare désormais, le parti pris de raconter son histoire sans tricher, avec fois dans son scénario et dans la construction des émotions que les spectateurs sont susceptibles d’éprouver en accompagnant ce récit. Il bénéficie en outre de deux associations bénéfiques.

La première concerne l’apparence visuelle du film, avec le surgissement dans un très légitime et élégant noir et blanc de poussées chromatiques utilisées comme le serait une musique de film venant à certains moments intensifier ou commenter un état des relations entre les personnages.

La seconde tient aux deux acteurs, l’allemande Paula Beer, sublimement classique et vraie révélation, et le français Pierre Niney, subtilement postmoderne. La qualité comme la disparité de leur présence à l’image donne à cette histoire d’amour entre une jeune Bavaroise pleurant son fiancé tué au front en 1918 et un soldat français une richesse secrète qui anime de l’intérieur le récit de leurs relations marquées par le jeu entre les apparences et les passions.

maxresdefault-728x410Nick Cave dans One More Time With Feeling

Décidément très présent, mais de manière fort variée, le noir et blanc est aussi une des caractéristiques visuelles du film peut-être le plus émouvant et le plus inattendu découvert sur la lagune. One More Time with Feeling est un documentaire en 3D consacré au musicien Nick Cave décidément très présent au cinéma en ce moment : si Nocturama emprunte son titre à une de ses chansons, s’il signe la BO de Comancheria, il fait aussi une remarquable apparition dans un autre film en 3D, Les Beaux Jours d’Aranjuez de Wim Wenders d’après une pièce de Peter Handke, également en compétition à la Mostra.

One More Time with Feeling est en effet cela : un documentaire en noir et blanc et en 3D sur Nick Cave enregistrant son disque Skeleton Tree, film signé d’Andrew Dominik auquel on devait le remarquable L’Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford en 2007. Ne serait-il que cela que ce serait un film remarquable, pour cette simple et imparable raison qu’il n’est rien de plus beau peut-être au cinéma que le travail, le travail bien filmé. Mais le film se révèle peu à peu aussi bien autre chose, à mesure qu’affleure peu à peu dans son déroulement la tragédie qui a frappé le musicien, et qui hante l’homme, l’artiste, sa musique et le film de manière à la fois directe et spectrale. One More Time with Feeling était presque d’emblée passionnant, à mesure qu’il se déploie, il devient bouleversant.

La balade magique de « Bella e perduta »

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Bella et perduta de Pietro Marcello, avec Sergio Vitolo, Tommaso Cestrone, la voix d’Elio Germano.

Durée : 1h27. Sortie le 1er juin.

Etrange cinéma italien, qui fut jadis le plus beau du monde. A peine si on y repère en position visible deux représentants dignes de cet héritage encore en activité, mais issus de deux générations déjà anciennes, Marco Bellocchio et Nanni Moretti. Ensuite, leurs soi-disants successeurs sont des histrions berlusconisés (les Sorrentino et autres Garrone) ou des fabricants de téléfilms sans relief. Pourtant les talents, immenses, existent dans la péninsule, mais ils sont presqu’entièrement marginalisés.

De festival en festival, et au gré de sorties souvent trop discrètes, on suit les parcours d’Alice Rohrwacher (Les Merveilles), Pippo Del Bono (Amore Carne, Sangue), Michelangelo Frammartino (Il Dono, Le Quatro Volte), Emma Dante (Palerme), Ascanio Celestini (La Pecora nera), Leonardo Di Constanzo (L’Intervallo), Alessandro Comodin (L’Été de Giacommo) – sans oublier les documentaires de Gianfranco Rosi, de Stefano Savona, de Vincenzo Marra… C’est à la fois beaucoup, par le nombre de films et la diversité des propositions artistiques, et si peu, par l’écho que ces films et leurs auteurs rencontrent, y compris et même surtout dans leur propre pays.

Dans cette mouvance, une place singulière revient à Pietro Marcello, découvert il y a 6 ans grâce à l’admirable La Bocca del Lupo. Il est de retour avec un film sidérant de beauté élégiaque et de pugnacité politique, un conte mythologique vibrant des réalités les plus crues de l’Italie actuelle – du monde actuel.

Avec un naturel de grand conteur, le cinéaste accompagne d’abord le parcours de deux créatures fabuleuses, un jeune buffle à la langue bien pendue et un Pulcinella, individu féérique vêtu de blanc et affublé d’un masque, émissaire d’un monde parallèle auquel a été confié une singulière mission. Marcello les accompagne en caméra portée, reportage sur le vif d’un surgissement magique, alliance modeste et suggestive du quotidien et du surnaturel.

Et voici que, chemin faisant dans la campagne napolitaine, ces personnages de féérie rencontrent un château enchanté, un héro et un dragon. Sauf que ce château, ce héro et ce dragon sont bien réels.

Le château est le Palais Royal de Carditello, joyau de l’architecture baroque tombant en ruine du fait de l’impéritie et de la corruption des autorités locales et nationales. Le héro s’appelle Tommaso Cestrone, paysan du voisinage qui, scandalisé par cet abandon, consacre une énergie et un talent insensés à entretenir les lieux, et à les protéger des invasions du dragon. Lequel n’est autre que la Camorra, la mafia napolitaine qui entend utiliser le domaine comme terrain d’enfouissement des déchets dont le trafic lui est si lucratif, avec des conséquences environnementales désastreuses.

Avec une égale délicatesse de filmage, où l’humour, la tristesse et la colère se donnent la main, Pietro Marcello accompagne les aventures du Polichinelle et la description du combat solitaire du protecteur auto-désigné du palais. Bella e perduta est comme un songe, un songe réaliste et inquiétant, qui tire sa force de l’étonnante grâce avec laquelle sont filmés les champs et les bâtiments, les visages, les arbres et les corps.

Ce cinéma peut être dit véritablement panthéiste, au sens où il ne hiérarchise absolument pas le réel et l’imaginaire, les hommes et les bêtes, la nature et la culture, cinéma « pluriversel » qui avance comme au rythme d’une ritournelle opiniâtre, d’une farandole angoissée. Car si la promenade du Pulcinella commis d’office et de son imposant protégé appartient aux contes, ce qu’ils révèlent sous leurs pas, et qui appartient au monde bien réel de l’argent et de la violence, n’a rien d’enchanté.

 

 

 

Festival de Venise 2015 : une poignée de découvertes dans un océan chaotique

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Parmi les multiples usages des grands festivals figure, ou devrait figurer la possibilité d’y observer un état de la planète cinéma, de de découvrir de grands repères sur ce qui travaille le cinéma, et la manière dont lui-même travaille le monde et ses représentations. A mi-parcours de la 72e édition du Festival de Venise, qui se tient du 2 au 12 septembre au Lido, le moins qu’on puisse dire est que la Mostra vénitienne ne joue pas du tout ce rôle.

Impossible de discerner la moindre logique de programmation, la construction d’un quelconque assemblage porteur de sens – hormis le poids massif de film aguicheurs et médiocres en compétition, section pour laquelle l’ambition artistique semble être devenue un repoussoir, surtout en l’absence d’un « grand nom ». Mais si ces noms sont devenus « grands », c’est bien parce qu’en d’autres temps et d’autres lieux des programmateurs et des critiques avaient parié sur ces auteurs.

Face à cette confusion, on peut toujours s’en tirer en revendiquant le chaos, comme le fait dans le sabir prétentieux et prétendument rebelle qui est devenu la langue commune de la plupart des curateurs de grandes manifestations artistique le commissaire de la Biennale Okwui Enwezor, faisant de la confusion  le principe directeur de la gigantesque exhibition d’art contemporain qui s’étale aux Giardini, à l’Arsenale et dans de multiples autres lieux dispersés dans la Sérenissime – dont un certain nombre d’œuvres signées de réalisateurs de films (Chris Marker, Chantal Akerman, Harun Farocki, les Gianikian, Jean-Marie Straub…), rarement à leur avantage.

A défaut, donc, de pouvoir tirer la moindre conclusion un peu générale des quelque 30 films vus au Lido, on se contentera ici de saluer une poignée de découvertes. En compétition officielle, outre Marguerite de Xavier Giannoli dont on aura la possibilité d’expliciter les qualités lors de sa sortie le 16 septembre, et le très singulier Sangue de mi Sangue de Marco Bellocchio, attendu le 7 octobre, deux grandes œuvres ont dominé de la tête et des épaules la première moitié du Festival. Deux œuvres ambitieuses, où se mêlent fiction, documents, reconstitution, pour travailler des enjeux historiques et politiques avec un sens des ressources du cinéma dont la plupart des autres réalisateurs de cette section ne semblent pas avoir la moindre idée.

francofoniaFrancofonia d’Alexandre Sokourov

Ainsi de Francofonia du Russe Alexandre Sokourov répondant à une commande du Louvre, et convoquant archives, jeu avec des acteurs reconstituant des séquences historiques, petits shoots de fiction, pour travailler avec inventivité et un certain humour la question de la place des grandes institutions culturelles dans la construction des nations, et les lignes de force souterraines qui pourraient donner un sens au mot Europe.

rabin_the_last_dayRabin, The Last Day d’Amos Gitai

Et ainsi de Rabin, The Last Day, vertigineux travail de mise en relations des événements qui ont mené à l’assassinat du premier ministre israélien le 4 novembre 1995 et des réalités actuelles. Le vertige ici n’est pas source de confusion, mais de déstabilisation des idées reçues, de remise en mouvement de la pensée, par la construction d’un assemblage rigoureux de documents factuels et de représentations critiques des régimes de langage et d’image.

Brève halte du côté de Hollywood : après une ouverture en altitude qui est surtout un sommet d’ennui et de conformisme (Everest de Baltasar Kormakur, sabotant l’histoire passionnante vécue et racontée par Jon Krakauer dans Tragédie à l’Everest) et le totalement transparent The Danish Girl de Tom Hooper, on aura eu droit à deux retours au classicisme des genres, bizarrement tous les deux situés à Boston. Tout à fait vaine resucée de films noirs 1000 fois vus, Black Mass de Scott Cooper ne vaut que pour la fausse calvitie de Johnny Depp. En revanche, sur un modèle lui aussi éprouvé, Thomas McCarthy réussit un thriller qui pourrait s’appeler Les Hommes du Cardinal : Spotlight raconte en effet la manière dont, en 2002, les journalistes du Boston Globe ont mit à jour l’étendue de la pédophilie au sein du clergé de leur ville, déclenchant une trainée de scandales dans toute l’église catholique, américaine puis mondiale. Du film émane aussi un parfum singulier, lié au rôle de la presse écrite dans l’établissement de la vérité, avec plans obligés des rotatives et des camions se répandant dans la ville, images aux accents aujourd’hui nostalgiques.

Parmi les autres sélections de la Mostra (Orizzonti, Semaine de la critique, Journées des Auteurs), et à condition là aussi de prendre le risque de tomber sur des abominations navrantes, il était possible de faire également des rencontres réjouissantes, qui relèvent de deux groupes, dont on voyait bien (et qu’on entendait confirmer par les collègues) qu’ils attiraient très peu d’attention et de visibilité médiatique, au risque d’une marginalisation toujours aggravée.

2eb761759088d847334afbf29bcec15cA Flickering Truth de Pietra Bretkelly

Parmi les documentaires, à côté d’un montage indigent consacré à la révolution ukrainienne (Winter of Fire) et d’un autre, utile mais sans grande énergie politique ou artistique, dédié à la destruction de l’URSS (Sobytie, The Event de Sergei Loznitsa qu’on a connu plus inspiré), un film véritablement extraordinaire accompagnait la résurrection du cinéma en Afghanistan. Dans A Flickering Truth, la réalisatrice néo-zélandaise Pietra Bretkelly suit pas à pas les efforts du réalisateur et producteur afghan Ibrahim Arify, et c’est à la foire l’histoire moderne du pays, les enjeux artistiques, politiques et éducatifs qu’est capable de mobiliser le cinéma, la fonction d’analyseur social que constitue un travail sérieux de restauration de films, et une admirable aventure humaine qui se déploient.

Outre le nouvel opus, très singulier, de Frederick Wiseman cartographiant la diversité infinie du quartier le plus multiethnique de New York, In Jackson Heights, un portrait assez plan-plan de Janis Joplin (Janis) s’embrase littéralement sous la puissance d’émotion suscitée par la présence à l’image, et au son, de la chanteuse. Et on sait gré à la réalisatrice Amy Berg de n’avoir pas cherché à trop traficoter son matériel, et de laisser réadvenir, dès le surgissement de Balls and Chains et jusqu’à ce que se dissolve Me and Bobby McGhee le magic spell de la plus grande blueswoman blanche de l’histoire.

20920-Viva_la_sposa_2-610x404Viva la sposa de et avec Ascanio Celestini

Avouons être embarrassé de réunir ensemble sous une étiquette réductrice, quelque chose comme « cinémas du monde » (comme si tous les films n’était pas « du monde », comme si « le monde » était en réalité celui des marginalisés du star système et du commerce poids lourds), des films tout à fait singuliers, et différents entre eux.

Bonne nouvelle, voici que s’avance un deuxième bon film italien – aux côtés du maestro Bellocchio, le trublion Ascanio Celestini, repéré il y a 4 ans pour son étonnant premier film, La Pecora nera. Avec Viva la Sposa, il quitte le Mezzogiorno pour la banlieue de Rome, et un asile de fous pour un monde complètement dingue, mais présent, surprenant, vif, comique et triste.

Le grand réalisateur algérien Merzak Allouache a, lui, présenté une nouvelle œuvre puissante et ancrée dans un réel de cauchemar, Madame courage – le titre est le surnom donné à une des drogues qui ravagent une jeunesse sans présent ni avenir.

Dans un magnifique noir et blanc, le réalisateur tibétain Pema Tseden propose avec Tharlo, histoire d’un berger pris dans les mirages de la ville, une fable contemporaine et éternelle, portée par un interprète impressionnant de puissante. Fable aussi, sur les ambigüités de la volonté de bien faire et les dérives délirantes que provoque l’argent,  le premier film de l’Iranien Vahid Jalilvand, Wednesday, May 9.  Véritable découverte – de paysages, d’un mode de vie, d’une manière de raconter – un autre premier film, Kalo Pothi de réalisateur népalais Bahadur Bham Min. Fable, histoire pour enfants même, mais intensément mêlée aux drames de la guerre civile qui a ravagé le pays durant la première décennie du 21e siècle.

234464Beijing Stories de Pengfei

Et, à nouveau premier film, étonnant de puissance d’évocation et de capacité à raconter beaucoup par des moyens très simples, Beijing Stories du jeune et très prometteur réalisateur chinois Peng Fei, accompagnant plusieurs personnages dont les chemins se croisent et se séparent, avec une émotion attentive, des éclats de comédie et des frémissements de drame, finissant par susciter la grande image d’une urbanisation délirante dans la Chine actuelle (Sortie en France annoncée pour le 18 novembre).

De cette réelle et stimulante diversité, à laquelle d’autres titres montrés à Venise mais pas vus pourraient légitimement s’ajouter, il y aurait  tous lieux de se réjouir. Mais ce serait oublier qu’à la Mostra, ces films-là sont de moins en moins visibles, reconnaissables, accompagnés et valorisés par le processus même d’une manifestation qui s’honore d’être le plus ancien festival du monde, mais n’entretient plus que des rapports distants avec ce qui vibre et s’invente dans le cinéma contemporain.

 

«La Sapienza»: vers la lumière, par les sommets, et les sourires

4599856_3_eda5_ludovico-succio-et-fabrizio-rongione-dans-le_38de446c7ad0c4e21c76070da6c2199cLa Sapienza d’Eugène Green. Avec Fabrizio Rongione, Christelle Prot Landman, Ludovico Succio, Arianna Nastro. Durée: 1h44 | Sortie le 25 mars.

«Parler français me donne des forces» énonce la jeune fille italienne face à la femme française. Ami lecteur qui attend du cinéma pétarades et cabrioles, n’entre point ici. Le sieur Green, ex-citoyen états-unien exécrant assez son pays d’origine pour s’être voué, en même temps qu’à un accent sur son prénom, à l’usage passionné des langues latines, le français, dialecte du pays où il réside et exerce, et cette fois l’italien, invente surtout une manière de filmer qui cherche à rompre de manière extrême avec les modèles dominants de narration, de monstration, même de prononciation.

Cela surprend assurément, cela peut déranger, sans aucun doute. Si pourtant un spectateur, pas forcément averti, laisse ses sens et son esprit s’ouvrir à cette proposition, il y trouvera des trésors.

Le premier de ces trésors sera une gamme très étendue de rires et de sourires. Car cela prête en effet à sourire, et Alexandre cet architecte à la nuque raide, partagé entre orgueil de créateur et difficulté d’adaptation aux exigences du temps mercantile, qui s’en va en Italie, avec son épouse Alienor devenue distante, se ressourcer au contact de l’architecture baroque italienne, est un véritable personnage comique. La rencontre du couple avec deux jeunes gens de Stresa, Lavinia la sœur malade d’une langueur d’un autre âge et Goffredo le frère apprenti architecte, puis leurs voyages à deux, les deux hommes partis explorer les œuvres de Boromini et du Bernin à Milan et Rome, les deux femmes parcourant sans quitter les bords du lac Majeur un autre voyage initiatique, chaque adulte laissant finalement apparaître un fantôme, ces pérégrinations intimes autant qu’esthétiques et spatiales composent un cheminement dont les dimensions humoristiques sont omniprésentes, et décisives.

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Ce sont elles qui permettent d’entrer d’un pied à la fois sûr et léger dans les territoires de la douleur, ce sont elles qui ouvrent sans grincement pédant les portes d’une vertigineuse érudition, la revendication sans forfanterie de l’importance des arts, de la culture, de l’écoute des autres, de l’attention aux signes lointains dans le temps et l’espace.

Sous l’égide des architectures à la fois rigoureuses et aériennes, tournées toute entière vers la lumière, de Boromini, bâtisseur visionnaire du 17e siècle ici invoqué comme maître ès mise en scène, Eugène Green élabore lui aussi une composition à la fois au cordeau et ludique. Les mouvements de caméra y sont une forme du plan fixe, le champ contre-champ est la recherche d’une symétrie dynamique, avec un usage savant et rieur du changement de valeur de plan. (…)

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« Les Merveilles »: le miel de la vie

MERVEILLES

Les Merveilles d’Alice Rohrwacher, avec Maria Alexandra Lungu, Sam Louwyck, Alba Rohrwacher, Sabine Timoteo, Monica Bellucci. Durée: 1h51 | Sortie: 11 février 2015.

Elle est bizarre cette maison, immense bâtisse entre inachèvement et délabrement, avec quelque chose de majestueux et un côté minable. Elle est encore plus bizarre, cette famille qui habite la maison, et dont on mettra du temps à identifier les liens qui relient les personnages, la nature de leurs relations, sans que tout soit d’ailleurs éclairci –on est en Italie, mais tout le monde ici n’est pas italien, et alors?

Le père, despote écolo assez illuminé et pas uniquement antipathique, et une tribu féminine de divers âges, occupent des positions plus ou moins symétriques d’une batterie de ruches. Entre femmes et abeilles vient s’immiscer un garçon sorti un peu de nulle part, et pas mal d’un centre de jeunes délinquants.

Et voici que débarquent aussi les organisateurs d’un jeu télévisé, histoire d’entrainer tout ce beau monde sur davantage encore de trajectoires divergentes, avec boucles de rétroactions passionnelles, fascination malsaine, moments de pur comique, instants de grâce, télescopage d’hyperréalisme et de burlesque onirique, d’acuité imparable du regard sur les êtres et de poésie du quotidien prête à surgir, et se déployer à l’infini, au tournant d’un geste, d’une réplique, d’un regard, d’un objet qui n’importe où ailleurs serait trivial.

Les Merveilles est un film si singulier, si imprévisible, qu’il aura dérouté plus d’un spectateur lors de sa présentation à Cannes en mai dernier (dont l’auteur de ces lignes). Neuf mois plus tard, le film est devenu un des souvenirs les plus heureux, à la fois les plus intrigants et les plus prometteurs de cette sélection par ailleurs de très haute tenue. (…)

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Duel au soleil

Palerme d’Emma Dante, avec Emma Dante, Alba Rohrwacher, Elena Cotta. 1h34. Sortie le 2 juillet

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Figure importante du théâtre contemporain italien, et également romancière, Emma Dante « passe au cinéma », comme on dit, sans beaucoup s’éloigner de chez elle. Parce qu’elle a tourné dans la ville où elle est née, et même dans la rue où elle a habité 10 ans, cette Via Castellana Bandiera qui est aussi le titre original du film. Et surtout parce qu’il y a en effet une dimension théâtrale dans ce film, par ailleurs très cinématographique, mais construit dans le cadre de ce que les Américains appellent show down, le duel final notamment caractéristique de la fin des westerns classiques. Et c’est exactement ce à quoi on assiste dans Palerme, avec des enjeux pas si lointains d’ailleurs des affrontements mythologiques métaphorisant l’invention des Etats-Unis qu’aura raconté Hollywood.

Interprété par la cinéaste et la star montante du cinéma italien Alba Rohrwacher, Palerme appelle également une autre comparaison, également dans le régime du mythe : la tragédie antique. La situation de départ aurait pu aussi bien être celle d’une comédie à l’italienne des années 60-70 – chacune au volant de sa voiture, deux femmes appartenant à des mondes différents de la société italienne se retrouvent bloquées l’une en face de l’autre, et refusent de céder le passage. En hommage au Grand Embouteillage de Comencini, on aurait pu surnommer le film « le petit embouteillage », ce ne serait pas rendre justice à sa dureté tragique, malgré (ou à cause de) l’absurdité même de la situation.

Situation matériellement d’une simplicité qui confine à l’épure, et en même temps riche de sens multiples, une des vertus du film étant de ne surtout pas choisir entre ceux-ci. Le face-à-face de deux femmes au volant de leur voiture (la Dante et la remarquable Elena Cotta en vieille albanaise au bout du malheur), qui finit par mobiliser tout un quartier pour des motivations aussi diverses que peut avouables, possède surtout une qualité qu’on désespérait de retrouver dans le cinéma italien fondé sur la représentation stylisée des comportements populaires. De Bellissima ou Il bidone aux Monstres ou à Mes chers amis, ou même à Affreux sales et méchants, c’était la grandeur de ce cinéma d’avoir su porter sur leur propre monde un regard très critique, volontiers grotesque ou aussi outré que le permet l’héritage de la commedia dell’arte, mais sans jamais mépriser ceux qui étaient filmés ; exactement ce qu’il a été ensuite incapable de faire, sous l’influence trop visible des veuleries télévisuelles – y compris lorsqu’il prétendait dénoncer ces mêmes veuleries, comme récemment  Reality de Matteo Garrone.

Ces deux femmes sont folles, si on veut, et pas moins fou le monde commun que ni elles ni leurs proches ne savent plus habiter, chacun(e) pour soi et moins encore ensemble. Mais ce sont des êtres humains, et pas de pantins ni des caricatures. Les traiter ainsi, en humain, est le début de la seule réponse possible à cette folie même. C’est aussi la condition, admirablement remplie, d’un film intense et émouvant.

Post-scriptum: Avez-vous remarqué? Sangue et Palerme, deux bons films italiens deux semaines de suite (et dont aucun n’est signé Nanni Moretti)? Cela mérité d’être salué!