Marty S. contre Super Marvel: de l’utilité du clash

La sortie du cinéaste américain contre les «films Marvel» suscite une avalanche de questionnements utiles, grâce à la formulation choisie par le réalisateur, précisément parce qu’elle est discutable.

En déclarant que les productions Marvel ne sont pas du cinéma, Martin Scorsese a jeté un lourd pavé, déclenchant tempêtes et remontées de marigots plus ou moins vaseux. Mais aussi un ensemble de questions qui méritent d’être posées, et de constatations intéressantes.

Dans une interview donnée début octobre au magazine Empire en marge de la sortie de son film The Irishman, produit par Netflix, le réalisateur avait déclaré: «Je ne les regarde pas. J’ai essayé, vous savez. Mais, ce n’est pas du cinéma. Honnêtement, la chose dont ils se rapprochent le plus, aussi bien faits soient-ils, avec des acteurs faisant le meilleur au vu des circonstances, ce sont des parcs d’attractions. Ce n’est pas du cinéma dans lequel des êtres humains tentent de transmettre des émotions, des expériences psychologiques à d’autres êtres humains.»

La première est qu’il y a aujourd’hui du sacré autour des créatures et des produits définis comme «Marvel» –qui incluent leurs homologues de la boutique d’en face, DC ComicsMarvel servant clairement ici de nom générique à l’univers des super-héros et des effets spéciaux qui domine le box-office mondial. Les attaques contre Scorsese relèvent en effet clairement du procès pour blasphème, un sujet que le cinéaste connaît bien.

Encore qu’à lire un peu attentivement les réactions négatives suscitées par la diatribe de l’auteur de Taxi Driver, la divinité offensée est plus prosaïquement l’argent, les sommes faramineuses (et pour partie en trompe-l’œil) rapportées par ce qu’on nomme bien improprement des franchises étant systématiquement brandies en preuve de leur valeur absolue.

Avec, de manière d’autant plus perverse qu’elle est implicite, l’idée bien établie que l’argent est la mesure de toutes choses –à la fois des humains (lorsqu’ils évaluent le succès des films, les Américains et la majorité du reste du monde ne s’occupent pas du nombre de spectateurs mais du volume des recettes) et du plaisir supposé être associé à la consommation de ces produits.

Une formule singulière

Bizarrement, les défenseurs de la position de Scorsese raisonnent dans les mêmes termes, enfourchant de vieilles haridelles opposant l’art au commerce, pour pourfendre le moulin à vent d’un cinéma cherchant désormais à faire du fric, contre un supposé art du cinéma pur de ces basses compromissions.

Comme si le cinéma n’avait pas toujours cherché aussi à susciter des recettes financières, comme si l’argent n’était une condition de sa naissance et de son existence. Ce qui oblige à prêter attention à la formule singulière employée par Martin Scorsese disant non pas qu’il n’aime pas les films Marvel mais qu’ils «ne sont pas du cinéma».

Une des questions que soulèvent les réactions outrées des producteurs et réalisateurs de films de super-héros, ainsi que des millions de fans outré·es par les mots de Scorsese, est: pourquoi tiennent-ils tant que ça à ce que ces objets qu’ils adorent soient du cinéma?

La formule employée par Scorsese signifie: je ne fais pas la même chose que ceux-là, nous ne sommes pas
du même monde.

C’est au fond un hommage à ce que le cinéma garde de prestigieux et de séduisant que traduit toute cette colère contre la formule du réalisateur. C’est, plutôt inattendue, une revanche du symbolique, et de l’ambition non financière. La formule (contestable) employée par Scorsese signifie: je ne fais pas la même chose que ceux-là, nous ne sommes pas du même monde.

Or, à ce stade, les multimilliardaires du monde Disney-Marvel et les centaines de millions de spectateurs accros aux costaux volants en capes multicolores tempêtent ou pleurnichent parce qu’ils veulent faire partie du même monde que l’auteur des Affranchis et de Hugo Cabret.

Il existe une phrase intrigante dans le monde du show bizness: «J’ai pleuré tout le long du chemin jusqu’à la banque.» Elle est répétée à l’envi par ceux qui obtiennent de grands succès commerciaux mais ne sont pas reconnus comme des artistes, en particulier par la critique, pour proclamer qu’ils s’en moquent.

Reconnaissance symbolique

Alors qu’elle dit exactement le contraire: oui, ils s’en mettent plein les poches. Mais oui, aussi, ils souffrent de ne pas avoir en plus l’onction artistique. Ils veulent, ils ont besoin aussi de la reconnaissance symbolique, d’une admiration qui ne se mesure pas seulement en monceaux de dollars et en fan-base faramineuse. Et cela est une excellente nouvelle: que même chez les plus cyniques, le cinéma recèle aussi, ou encore, cette idée d’une ambition que rien de chiffrable ne définira jamais.

Que ce soit Scorsese qui vienne dire ainsi «nous ne sommes pas du même monde» est loin d’être anodin. Lorsque Ken Loach lui emboîte le pas, tout le monde s’en fiche: ça va de soi qu’il n’est pas, ou ne se sent pas du même monde. Mais lui, Scorsese, vient du sérail et ne l’a jamais quitté. (…)

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Pour se souvenir de Jean-Pierre Beauviala, inventeur de caméras et poète

Pour sa marque Aaton, il avait pensé, rêvé et su fabriquer beaucoup des plus beaux outils de cinéma.

Il est mort le 8 avril. Il avait 81 ans. Il n’était pas célèbre, et pourtant… Il s’appelait Jean-Pierre Beauviala, il était ingénieur, architecte, électronicien, inventeur et poète. Il avait créée en 1971 la société Aäton, pour fabriquer des caméras, des enregistreurs son et d’autres appareils pour le cinéma.

Beauviala aura incarné comme personne l’idée qu’une réflexion inspirée par les enjeux —artistiques, politiques, économiques, affectifs— est capable de nourrir des inventions techniques en nombre quasi-infini.

Cette idée concernerait aussi bien la conception d’ordinateurs, de tracteurs ou de chaussures, elle vaut autant pour la fabrication d’objets matériels que comme manière de considérer l’existence. Lui l’a mise en œuvre pour le cinéma.

Dans son domaine, Beauviala n’a cessé d’en démontrer la validité par la mise au point d’outils devenus indispensables dans de nombreux domaines de l’activité cinématographique, depuis la synchronisation par quartz de l’image et du son.

Il a révolutionné le design des appareils professionnels de prise de vue (le fameux modèle du «chat sur l’épaule») ou anticipé des innovations décisives, comme avec la Paluche, qui devance la petite caméra DV de quelque quinze années.

Modèle de PME exemplaire

Il était devenu durant des décennies à la fois un symbole et une singularité. Le symbole d’un artisanat de pointe, et la singularité de la seule entreprise française de fabrication d’appareils de prise de vue et, à cet égard, une sorte de modèle de PME exemplaire. Avec, aussi, des idées bien à lui sur l’organisation du travail et le srapport shiérarchiques – ou plutôt leur absence.

De tous temps, Aäton a travaillé avec ceux qui devaient utiliser ses produits. Jean-Luc Godard, Jean Rouch, Raymond Depardon, Louis Malle, les plus grands chefs opérateurs, la fine fleur du documentaire étasunien ont été les interlocuteurs, parfois quasiment les co-concepteurs, des innovations de la marque grenobloise, loin des sentiers battus de la grande industrie.

Celle-ci a pris sa revanche en 1985 lorsqu’un des plus gros concurrents d’Aaton, Arriflex, a contraint la société grenobloise à déposer son bilan en lui intentant un procès où le rapport de force économique l’emportait sur le droit.

Peu après, Aaton (sans ä) renaissait de ses cendres, et poursuivait une aventure marquée notamment par une invention décisive dans le domaine du son, le Cantar, aujourd’hui l’enregistreur le plus utilisé sur les tournages professionnels dans le monde entier.

Bien entendu, l’arrivée du numérique a représenté de nouveaux défis relevés par Aaton, qui là aussi refuse de suivre les chemins tout tracés.

D’abord réticent devant la pauvreté des images numériques comparées aux images argentiques, Beauviala avait mis au point de nouveaux dispositifs qui représentaient d’abord de réels progrès d’ergonomie et de maniabilité avec la caméra Pénélope.

Mais surtout, il invente alors un procédé qui permet à l’image numérique d’échapper à la malédiction de son extrême régularité: le velouté et l’infini nuancier que permet le 35 millimètres étaient dus au fait que les sels d’argent photosensibles sont disposés de manière irrégulière sur la pellicule, alors que les pixels sont une grille fixe et parfaitement régulière.

Beauviala met au point un dispositif qui décale aléatoirement la position physique du capteur d’un demi-pixel à chaque image, déstabilisant l’enregistrement.

Capteurs introuvables

L’invention, réalisée sur trois caméras prototypes avec des éléments électroniques commandés à la société canadienne Dalsa, est baptisée Pénélope Delta. Elle soulève l’enthousiasme chez les cinéastes et opérateurs. Le lancement est annoncé pour début 2013, de nombreux modèles sont commandés.

La caméra Pénélope Delta (Aaton)

Hélas, Dalsa se révèle soudain incapable de livrer en série les éléments de capteurs indispensables. Les commandes ne peuvent pas être honorées. Aaton, qui s’est lourdement endetté pour mener à bien les recherches permettant la mise au point de Pénélope Delta et construire les caméras commandées, est mis en redressement judiciaire début avril. Avec, selon l’entreprise, un fort soutien de la puissance publique, un repreneur est alors recherché.

On croira un temps l’avoir trouvé. C’est un leurre. Beauviala et l’équipe d’ingénieurs assemblée autour de lui se retrouvent dépossédés de leur société, et de leurs brevets. Le bilan est sinistre: les pouvoirs publics laissent mourir un fleuron de la créativité technologique. La Pénélope Delta, qui offrait une restitution visuelle inconnue à ce jour en numérique, notamment pour les visages et les corps humains, est abandonnée.

Et c’est une véritable perte artistique, en même temps que le signe d’une défaite d’un projet porté par un homme et une entreprise incarnant une sorte d’idéal professionnel, entrepreneurial et social.

Réduit à ses propres forces, un temps tenté par une retraite bucolique dans ces montagnes au-dessus de Grenoble qu’il aimait tant, l’incorrigible Beauviala s’était remis au travail. Il travaillait à une caméra ultra légère, La Libellule.

NB: ce texte est une version actualisé d’un article consacré à Beauviala et publié sur Slate le 18 juin 2013.

Run Run Show, mort d’un Tycoon

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Le producteur chinois Run Run Shaw est mort à Hong Kong le 7 janvier. Quel âge avait-il ? Les bulletins officiels disent 106 ans, mais rien n’est moins sûr, le Tycoon du cinéma d’arts martiaux ayant toujours entretenu l’incertitude sur sa date de naissance. Un élément parmi d’autres de ce qu’il a voulu comme sa légende. Celle-ci repose surtout sur la construction d’une société de production, la Shaw Brothers, qui a produit quelque 760 longs métrages, dont une bonne moitié directement supervisés par sir Run Run.

Né Shao Ren-leng à Ningbo, au sud de Shanghai, il n’a pas 20 ans quand il crée avec son frère Runme sa première société de cinéma, à Singapour, où la Shaw Organisation sera durant un demi-siècle un acteur majeur d’une industrie du cinéma prolifique. Les deux frères ouvrent ensuite deux autres sociétés à Shanghai et à Hong Kong dans les années 30, puis, après 1949, ils se replient sur la colonie britannique où la désormais Shaw Brothers s’impose comme la principale société de production hongkongaise. Mais c’est Run Run le patron, et il règnera d’un main de fer jusqu’à la fin des années 80, avant de se consacrer surtout aux œuvres caritatives et à l’aide à la recherche.

S’il est inexact de faire de lui l’inventeur des films d’arts martiaux (le cinéma chinois en produit depuis les années 1920), il a incontestablement développé un modèle de production, inspiré des Majors hollywoodiennes mais adaptées aux conditions chinoises, y compris la relation avec les mafias locales. Sa période la plus faste sera celle des années 60 et 70, malgré la rivalité avec l’autre grand studio d’alors, la Cathay, Shaw Brothers domine la production, avec des centaines de films parmi lesquels de grandes œuvres signées King Hu (L’Hirondelle d’or), Chang Cheh (La Rage du tigre), Liu Chia-liang (La 36e Chambre de Shaolin). Ces films circulent dans toute l’Asie, et également dans le monde arabe et en Afrique. De ce point de vue, Run Run Shaw aura été le premier à mettre en œuvre  une stratégie internationale (hors Occident) sur le modèle de Bollywood.

Dans les studios alors utilisés jour et nuit, des dizaines de films sont tournés simultanément, parfois en utilisant les mêmes décors et les mêmes acteurs, selon une division du travail et une rentabilisation des talents poussées à l’extrême. Une incontestable énergie et une forme d’inventivité au bricolage parfois poétique émergent de ce torrent de cascades, où officient notamment de très grands praticiens des arts martiaux. En 1967, Run Run Shaw crée une chaine de télévision privée, TVB, qui est toujours un des acteurs importants du paysage audiovisuel régional.

Si les films de la Shaw Brothers occuperont une place très importante dans le panthéon des amateurs de « films de kung-fu » lorsque ceux-ci commenceront de conquérir l’Occident, le studio ne joue pourtant pas les premiers rôles dans ce phénomène culturel planétaire qui se joue à la fin des années 70. Deux anciens cadres de la Shaw Brothers, Raymond Chow et Leonard Ho, ont créé en 1970 la Golden Harvest, c’est elle qui sera en pointe dans le mouvement incarné par Bruce Lee puis Jackie Chan et Tsui Hark. Bien que s’étant associé à la production de Blade Runner de Ridley Scott (1982), Run Run Shaw, figure rigide d’une époque désormais archaïque de l’industrie du cinéma, ne parviendra pas vraiment à continuer d’accompagner les mutations du cinéma chinois et international.

Lautner avant Lautner

monoclenoirlautnerPaul Meurisse dans Le Monocle Noir de Georges Lautner (1961).

Georges Lautner est mort le 22 novembre. Il était âgé de 87 ans. Il est le réalisateur de 40 films entre 1958 et 1992, dont un grand nombre, comédies et polars, ont été de grands succès. S’il entre dans l’histoire du cinéma, ce sera surtout comme signataire d’une comédie policière devenue «culte», Les Tontons flingueurs, dont le véritable auteur est son scénariste-dialoguiste Michel Audiard, fabriquant de répliques devenues des bons mots répétées à l’envi dans les diners ou devant les zincs.

Lautner aura incarné à la perfection cette idée de l’exécutant fiable, capable de s’adapter au terrain, aux difficultés de tournage et aux états d’âme des vedettes: une «garantie de bonne fin» (comme on dit dans les assurances) pour les producteurs. Pourtant, au tout début de sa carrière, il aura entrebâillé brièvement la possibilité de propositions un peu plus personnelles.

C’est le cas avec le méconnu Arrêtez les tambours, son troisième film en 1960, chronique d’une petite française durant l’Occupation cherchant à tenir un discours non-manichéen à une époque où ce n’était guère de mise. La même année, un autre film dans le même esprit, Les Honneurs de la guerre de Jean Dewever connaitra la même obscurité. Ensuite, la trilogie des Monocle avec Paul Meurisse (Le Monocle noir, 1961, L’œil du monocle, 1962, Le Monocle rit jaune, 1964) fait preuve d’une originalité loufoque, prête à quelques audaces de stylisation, de celles qu’on préfère d’ordinaire admirer chez les comiques anglo-saxons alors qu’il s’agit d’une production très franco-française. Le Monocle est sans doute un des seuls ancêtres locaux des OSS 117 du tandem Hazavanicius-Dujardin. Sous la houlette du patron de Gaumont, Alain Poiré, le réalisateur avait déjà commencé sa longue carrière d’exécutant modèle dont il ne sortira presque plus.

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Chollywood ?

Ce n’est pas par goût immodéré de la bière que Leonardo DiCaprio, Nicole Kidman, John Travolta et plusieurs des principaux poids lourds de Hollywood ont boudé la cérémonie des Emmy Awards pour passer le week-end du 21 septembre dans la presqu’ile du Shandong. Si la ville de Qingdao est mondialement célèbre pour les brasseries qui portent son nom (la bière Tsingtao), elle est peut-être en passe de conquérir une forme de célébrité beaucoup plus considérable encore. C’est là en effet que Wang Jianlin a présenté un nouveau projet de grande ampleur.

Monsieur Wang est un personnage considérable : classé deuxième chinois le plus riche par Forbes, cet ancien militaire est à la tête du groupe Wanda, dont l’activité principale est la construction et la gestion de centres commerciaux dans le monde entier. L’an dernier, il avait marqué son intérêt pour le secteur du cinéma en acquérant AMC, le plus gros circuit de salles américain, auquel il faut ajouter ses propres salles en Chine et dans toute l’Asie, pour créer, et de loin, la première société d’exploitation cinématographique du monde. Cette fois-ci, il annonce la création d’une immense « cité du cinéma », avec notamment 20 plateaux de tournage, des décors en dur reproduisant plusieurs environnements « exotiques » (européens), des équipements de pointe pour la post-production, et aussi sept hôtels de luxe, un yacht club, un parc à thème, etc., le tout pour un investissement de 3,7 milliards d’euros.

Aux côtés de Tony Leung, Zhang Ziyi et des stars hollywoodiennes, la cérémonie de lancement a également accueilli certains des principaux représentants de l’industrie du spectacle américain, dont la présidente des Oscars, les représentants des grandes agences artistiques et des Majors, ou l’omniprésent Harvey Weinstein, qui est sans doute la figure la plus dynamique de la production US.

Au-delà de son aspect pharaonique, l’opération Qingdao Oriental Movie Metropolis (en V.O. : 青島東方影都) est exemplaire de deux phénomènes majeurs de la situation du cinéma mondial. Le premier est le développement fulgurant de l’industrie du cinéma en Chine même. Nombre d’observateurs s’interrogent sur la viabilité du Qingdao Metropolis,  alors que la Chine dispose déjà de très nombreux lieux de tournage – près de 1000 selon une estimation du Guangzhou Times.  La nouvelle infrastructure aura besoin d’accueillir la production de 100 films chinois et 30 films étrangers chaque année pour remplir ses objectifs. Monsieur Wang assure que les contrats correspondants sont déjà signés. Ce nouvel épisode s’inscrit dans le contexte d’une hausse vertigineuse aussi bien du nombre de films tournés que des recettes en salles qui caractérisent le cinéma chinois.

Ce qui soulève la deuxième question, celle des relations entre le nouveau géant et la superpuissance hollywoodienne. A Qingdao, le signal – émis par quelqu’un qui ne saurait occuper sa place sans le soutien des plus hautes autorités du pays – était clair : nous voulons travailler avec Hollywood. Côté américain, entre méfiance envers un possible rival et avantages à tirer d’une telle coopération, le plateau penche pour l’instant vers la deuxième option. Ce qui est certain, c’est que tout cela se joue entre puissances dominantes, aussi bien en termes nationaux qu’en définition des produits dont il est question. De toute évidence, nul parmi ces gens-là ne se soucie de diversité culturelle. Mais les Chinois n’ignorent rien en revanche des usages du softpower. Et il n’est pas certain que ces évolutions, même motivées par les seuls appétits de bénéfices financiers et d’intérêts politiques, ne réouvrent pas un peu plus un jeu mondial où la domination états-unienne demeure une donnée centrale.

Reflets de la machine sur une statuette dorée

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The Social Network, grand vaincu de la cérémonie des Oscars

Le Discours d’un Roi et Black Swan préférés à The Social Network et Inception? Contrairement à ce que l’on pourrait croire, on assiste bien au triomphe d’un certain formatage.

C’est entendu, Hollywood est une énorme usine, la plus grosse machine à produit du loisir de masse –et notamment des films– que la planète ait jamais connu. Mais qu’est-ce que cette usine exactement, et comment fonctionne-t-elle? Le résultat des Oscars de cette année fournit un indice intéressant. Il contredit les généralités symétriques qui font de Hollywood soit une machine à produire massivement du crétinisme spectaculaire, soit l’Olympe de la créativité.

La cérémonie d’attribution des Oscars a consacré le triomphe d’une certaine idée de Hollywood, on pourrait même dire, d’un certain sens du mot «Hollywood», face à un autre sens de ce mot. Ces deux sens concernent l’«industrie», mais d’une manière différente.

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Les habits neufs de Bollywood

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Kalki Koechlin dans Dev D. d’Anurag Khasyap

A l’occasion du Festival de Goa, mais bien loin des logiques festivalières, découverte des manières dont la plus prolixe industrie du cinéma du monde invente ses propres chemins vers la globalisation, sans baisser la tête devant Hollywood.

Les génériques des films de Bollywood sont si longs qu’on les coupe en plusieurs morceaux répartis dans la première heure de film pour mentionner tous ceux qui ont droit d’apparaître en « générique de début » (le générique de fin est encore plus long, et donne lieu à des chants et numéros spécialement conçus pour l’accompagner). Cette avalanche de noms, y compris de sponsors, d’agences de marketing, de partenaires en communication et autres intervenants corporate contribuent à faire du cinéma hindi la forme sans doute la plus achevée de l’industrie.

A l’IFFI (International Film Festival of India), qui s’est tenu à Goa du 23 novembre au 3 décembre, l’apparent œcuménisme qui fait voisiner produits de Bollywood, films indiens d’auteur, productions des autres régions et parlées en d’autres langues du sous-continent (Bengali, Tamil, Telugu, etc.) et films venus du monde entier n’accuse au contraire que l’immense distance qui sépare les machines fabriquées industriellement à Bombay de tous les autres films – quelles que soient les considérables différences entre eux. Membre du jury de ce quarantième jury, j’ai participé à la désignation parmi les quinze films en compétition des lauréats, dont un très beau film taïwanais, No puedo vivir sin ti de Leon Dai, et A Brand new Life de la franco-coréenne Ounie Lecomte.

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No puedo vivir sin ti de Leon Dai, Paon d’or du 40e IFFI

La remise des prix, dans l’indifférence polie d’une assistance qui n’avait vu aucun des films récompensés, comme la fréquentation des salles témoignaient que les films que nous avions à juger et les grandes productions de Bollywood présentées dans une section à part n’étaient pas seulement très différents : ils n’appartiennent pas au même univers cinématographique – le fossé étant infiniment plus large que celui qui sépare par exemple les blockbusters hollywoodiens des films en compétition à Cannes.

Le cinéma indien, grâce notamment à l’efficacité de Bollywood, conserve la mainmise sur son propre marché – même si, dans leurs régions et langues respectives, les cinématographies des autres états de l’Inde obtiennent eux aussi d’énormes succès publics. Après avoir tout tenté pour s’y implanter, Hollywood a, au moins pour l’instant, jeté l’éponge, et les Majors américaines préfèrent investir dans des films locaux et s’assurer une part de ce marché florissant avec des productions home made. Les Indiens ne se privant d’ailleurs pas de retour à l’envoyeur, puisque c’est le plus grand conglomérat indien, Reliance, qui finance désormais les productions de Steven Spielberg.

Cela ne signifie évidemment pas que Bollywood reste enfermé dans un univers étanche. Il y a longtemps que les fabricants de films ont ajouté d’abord des touches exotiques venues d’Europe et des Etats-Unis, puis des ingrédients significatifs importés de l’entertainment occidental : la musique s’est électrifiée, les chorégraphies ont emprunté au rock, puis au hip-hop , au rap et la techno, les corps bodybuildés de certaines stars ont fait concurrence aux formes plus enveloppées des jeunes premiers classiques, les poursuites en moto et les bagarres calibrées ont trouvé leur place dans les scénarios des interminables mélodrames chantés et dansés que sont toujours l’immense majorité des films de Bollywood. Même si le polar ou la comédie s’y taillent une part plus importante qu’autrefois, mais sans remettre en cause les fondamentaux musicaux.

Longtemps ces ajouts étaient des pièces rapportées, cherchant avec plus ou moins d’habileté à combiner des attraits hétérogènes. La découverte à Goa des quelques films récents suggère d’autres évolutions. Très sombres tous les deux, dans une imagerie très retravaillée en numérique pour altérer les couleurs et les matières, Dev D. d’Anurag Kashyap et Kaminey de Vishal Bharadwaj sont des exemples impressionnants de ce qu’on pourrait définir comme une mutation : le passage d’un assemblage de pièces rapportées occidentales et de fondamentaux du schéma indien à la digestion par Bollywood d’ingrédients extérieurs.

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Dev (Abhay Deol) et Paro (Mahi Gill), qui s’aiment depuis l’enfance, éternellement séparés par le destin et leurs passions.

Dev D. est exemplaire en ce qu’il reprend un récit immensément populaire en Inde, la romance de l’amour impossible Devdas, déjà quatre fois porté à l’écran avec un immense succès.

La bande annonce de Dev D.

Dev D. n’est pas seulement une transposition dans l’Inde contemporaine, urbaine, à  la fois violente, miséreuse et hightech. Le scénario désarticule le récit en trois histoires volontairement  heurtées. Il invente san complexe une relation inédite à une très jeune fille filmée  victime de sexting (son image volée en plein ébats sexuels diffusée par MMS auprès des élèves de sa classe et sur Internet) et devenue une prostituée bien dans sa peau. Elle est interprétée par une actrice née (à Pondichéry) de parents français, Kalki Koechlin, assumant le rôle classique de la courtisane Chandramukhi, modernisé en Chanda. Le film mobilise un groupe de rap très indien aux interventions impressionnantes, à la fois brutales et très distanciées. De même les manières de filmer, de monter, de sonoriser incluent de manière agressivement efficace le vocabulaire du clip et l’imagerie rentre-dedans à la Trainspotting (de Dany Boyle, salué au générique, lui qui est devenu un héros ambigu en Inde, où on ne sait toujours pas très bien s’il faut se féliciter que Slumdog Millionnaire ait valu un triomphe commercial et une moisson d’oscars à un film tourné en Inde ou déplorer que ce soit un Anglais qui ait utilisé à son avantage les décors et les archétypes locaux – seule la musique, signée d’un grand compositeur de Bollywood, A.R. Rahman, et elle aussi oscarisée, fait l’unanimité).

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Le frère gangster qui zozote et le frère amoureux qui bégaie: Shahid Kapur dans son double rôle de Kaminey (à droite avec star féminine Priyanka Chopra)

Quant à Kaminey (Scoundrels, « voyoux »), il reprend des mécanismes-types de Bollywood, comme les frères jumeaux aux destins d’abord antagonistes qui finiront par se rejoindre.

La bande annonce de Kaminey

Mais c’est service d’une intrigue étonnamment complexe, conçue par un cinéaste qui a transposé Shakespeare dans le monde de l’Inde contemporaine, Macbeth et Othello devenant les films de gangsters Maqbool et Omkara. Kaminey est lui aussi un film de gangsters, ouvertement influencé par Scorsese et Michael Mann. Mais aussi une dénonciation ouverte de la corruption policière, et une mise en garde explicite contre les dangers de l’extrême droite nationaliste dans la région même de Bombay – ou de Mumbai, comme la ville doit être nommée selon les nationalistes, au pouvoir dans cet état, et qui cherchent à imposer le mot y compris par voie de justice ou par la force. Une grande partie de l’industrie du cinéma s’oppose ouvertement, mais pas toujours avec succès, à cette exigence qui fait partie des stratégies de tension du parti BJP et de ses excroissances encore plus extrémistes.

Les chansons de Kaminey, aux paroles proches des habituels lyrics bollywoodiens mais aux arrangements saturés de basses techno, participent de cet alliage nouveau, tout comme le physique du (double) jeune premier Shahid Kapur, nouvelle coqueluche des fans de l’Inde toute entière, et qui ressemble plus à Tom Cruise qu’à Shahrukh Khan.

Bollywood, comme l’Inde d’une manière plus générale, a compris la mondialisation, et les avantages qu’elle peut en tirer. Après avoir paru se laisser envahir par des signes extérieurs d’américanisation, l’impression est plutôt d’une absorption à son avantage. Qui se double d’une attitude offensive vers l’étranger, y compris le territoire jusqu’alors inexpugnable des Etats-Unis. Non content de financer Spielberg, le groupe Reliance, qui possède la plus grande chaine de salles en Asie à l’enseigne BIG n’ pas seulement annoncé l’ouverture de son 500e écrans le 1er décembre (en Malaisie). Il annonçait simultanément l’ouverture l’an prochain d’une chaine de 200 salles aux Etats-Unis.

Mais l’industrie indienne semble aussi capable d’échapper à la bipolarisation en se focalisant sur la rivalité avec Hollywood. Jouant avec efficacité des possibilités de métissages tout en se prémunissant de l’invasion américaine voire en se lançant dans des opérations en sens inverse, elle s’intéresse aussi à l’autre grande puissance – au moins potentielle dans le domaine du cinéma… Non non, pas l’Europe, mais la Chine.

1Gordon Liu et Deepika Padukone dans Chandni Chowk to China

En témoigne un curieux film (découvert celui-là hors festival),  Chandni Chowk to China de Nikhil Advan. Il s’agit cette fois de mêler Bollywood aux films d’arts martiaux, la greffe est aussi artificielle que l’étaient les premiers mélanges avec Hollywood, mais le signal est clair. Avec la complicité de Warner, qui avait déjà concocté la greffe occidentalo-chinoise de Tigres et dragons, et d’ailleurs avec le même grand maître es arts martiaux, Huen Chiu-Ku, Chandni Chowk to China est construit d’une des grandes stars de Bollywood , Akshay Kumar, qui se trouve être également un grand praticien de kungfu (et avoir été un cuisinier réputé avant de devenir acteur).

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Akshay Kumar dans Chandni Chowk to China

Si le film est sorti dans l’indifférence du public et sous l’ironie des critiques aux Etats-Unis, il a été un triomphe uen Inde, où le public a adoré voir Kumar, petit marchand de légumes dans une échope de Chandni Chowk, quartier populaire de Delhi, se transformer en combattant émérite grâce aux enseignements combinés d’un « guru » et d’un « sifu » (un « maître » indien et un chinois). Après avoir réconcilié les deux sœurs jumelles devenues une Chinoise et un Indienne et avoir, grâce à aux enseignements des maîtres combinés à ses gestes professionnels de vendeur de rues, il défait le méchant (interprété par le grand acteur de films d’arts martiaux Gordon Liu, le héros des classiques de Liu Chia-liang comme La 36e Chambre de Shaolin) qui opprimait un village au pied de la Grande Muraille. A la toute fin, le héros indien est sollicité… par des villageois africains pour venir aussi se battre à leurs côtés. Au premier abord, cela ressemble seulement à un gag absurde. Mais Reliance annonce le lancement d’un circuit de salles BIG aussi sur ce continent. Suspense…