«Un jour de pluie à New York» et «Ad Astra», aux extrêmes du cinéma d’auteur américain

Quatre des stars du film de Woody Allen: Selena Gomez (Chan), Timothée Chalamet (Gatsby), New York et la pluie.

Sortant en France le même jour, les nouveaux films de Woody Allen et de James Gray sont exemplaires de formes très éloignées du cinéma haut de gamme tel qu’il peut se pratiquer aux États-Unis.

Personne n’est obligé –c’est-à-dire qu’il n’existe non seulement aucune contrainte extérieure, du genre marketing envahissant, mais non plus, de l’intérieur du film, aucun chantage au grand sujet, à la révélation de quoi que ce soit, au tour de force imposant l’admiration. C’est juste le nouveau Woody Allen.

Qui y entrera sans exigence particulière y trouvera un bonheur de cinéphile qui, pour être sans prétention, n’en est pas moins d’une exceptionnelle finesse et sensibilité.

Avec un petit air de très jeune Woody, Timothée Chalamet incarne cet étudiant, Gatsby, plus doué pour les jeux d’argent que pour les études, qui veut offrir à sa dulcinée provinciale, Ashley (Elle Fanning), une journée inoubliable dans sa New York natale.

Rien ne se déroulera comme prévu pour le jeune homme, mais tout à fait comme les choses se passent dans un film de l’auteur de Manhattan et des quarante-sept autres longs-métrages qui composent son œuvre, incroyablement cohérente et vivante.

Dans la grande ville filmée comme une sorte de boîte aux trésors et aux souvenirs, figurez-vous qu’il va rencontrer une autre femme, qu’elle va rencontrer un autre homme, et même plusieurs.

C’est comme si on tirait, en suivant Gatsby, toute une guirlande de lumières. Avec la fille brune (Selena Gomez) embrassée pour de faux sur le tournage d’un film d’étudiant réalisé par un copain viendra toute une série de mises en relation, qui connectent avec élégance désir physique et différences de classes et de castes, orgueil et préjugés.

Ashley (Elle Fanning), jeune cinéphile exaltée fascinée par une star de Hollywood (Diego Luna).

Comme on tirerait, avec la blonde Ashley, une autre liane scintillante, voici la rencontre avec un grand auteur de cinéma tourmenté par son ego et le sens de son œuvre, puis un scénariste en vue et une star masculine. Elles entraînent sur la piste de tribulations qui questionnent le désir, la façon et la possibilité de respecter ce en quoi on croit, y compris l’idée de soi-même.

Rire qui détruit et capital de cristal

Dans cette comédie aux couleurs acidulées, le rire brise les couples.

Dans ce récit saturé de références culturelles (musique, peinture, cinéma, littérature), la vérité sort de la bouche des putains et ni l’argent, ni la famille, ni l’éducation ne sont des repères stables.

Dans ce conte tout entier situé chez les princes et princesses de l’Amérique, les capitaux (financiers, culturels, physiques) sont de cristal fragile.

Dans cette pantomime ludique, le destin est placé sous le signe monumental de l’inexorable passage du temps, mais sous l’apparence grotesque de l’horloge de Central Park.

Moraliste assurément, mais tout le contraire d’un moralisateur, Woody Allen se joue avec une légèreté aérienne des grandes questions, interroge les dispositifs de représentation –mentale, artistique, sociale– en semblant se contenter de tresser ensemble les deux brins d’aventures inventées de toutes pièces, avec vaudeville et burlesque, mélancolie et sens du détail.

Fabuliste qui ne rechigne ni au fantastique, ni à la digression, le cinéaste sait jouer de manière de plus en plus sophistiquée et féconde sur un clavier difficile, voire périlleux: celui des clichés. (…)

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«Wonder Wheel», entre questions et vertige

Pris dans le grand bouleversement #MeToo, le nouveau film du new-yorkais semble décalé: un plaisant vaudeville d’époque délibérément en mode mineur. Mais il recèle de troublants arrières-plans.

Un fétu de paille pris dans un maelstrom. Impossible désormais de parler et d’écrire à propos du nouveau film de Woody Allen indépendamment des débats liés à l’immense mouvement en faveur des droits des femmes enclenché par l’affaire Weinstein. C’est comme ça.

Ce qui reste possible est de voir le film. Le voir, c’est découvrir une œuvre très représentative d’une tendance du cinéma de l’auteur de September et de Whatever Works, à savoir un film volontairement en mineur, qui pourrait être un huis clos sur une scène de théâtre ou une dramatique télé comme Allen en a tournée jadis (Don’t Drink the Water).

À cette aune, son 47e long métrage est une réussite, modeste et subtile, grâce à l’usage de la voix off (depuis longtemps un des talents les plus aiguisés du réalisateur de Manhattan) et à une interprétation impeccable, où on distinguera particulièrement la présence très émouvante de Kate Winslet, qui tient avec les honneurs un rôle qui, il y a quelques années, aurait pu être confié à l’immense Gena Rowlands.

Mickey (Justin Timberlake), le séduisant maître-nageur qui rêve d’une carrière d’une carrière d’auteur dramatique. (©Mars Films)

Dans le cadre par définition artificiel du parc d’attraction de Coney Island dans les années 1950, un vaudeville doux-amer se noue entre un couple de cinquantenaires cabossés par l’existence, Ginny et Humpty (Jim Belushi qui s’occupe d’un manège, Kate Winslet serveuse dans un bar à huîtres), Mickey le sémillant maître-nageur (Justin Timberlake) et Carolina (Juno Temple), la fille du mari débarquée inopinément, avec un contrat de la mafia sur le dos et tous ses avantages naturels bien en avant.

 Menacée de mort, Carolina (Juno Temple) débarque à Coney Island. (©Mars Films)

À quoi s’ajoute un gamin qui évoque le gosse de Radio Days, et l’enfance du personnage joué par Allen dans Annie Hall, figure la plus évidente du réseau de références à son propre cinéma qui est de longue date un des charmes des films du prolifique cinéaste new-yorkais.

Le contexte Weinstein/#MeToo

Des critiques américains avaient pointé lors de la présentation du film aux États-Unis le parallèle entre le fait que le séducteur maître-nageur délaisse sa liaison avec la femme d’âge mûr pour tomber amoureux de la fille du mari de celle-ci et le fait que Woody Allen lui-même avait délaissé Mia Farrow pour vivre avec la beaucoup plus jeune Soon-yi, fille adoptive de Mia Farrow, et désormais son épouse depuis vingt ans.

Bien qu’ayant connaissance de ces articles, dont celui du New York Times, on avouera n’avoir jamais songé à faire ce rapprochement pendant la projection. Par ailleurs, on se gardera bien d’émettre un jugement moral sur les choix affectifs de personnes majeures et saines d’esprit.

Il en va autrement des actes de pédophilie dont le réalisateur est accusé par sa fille adoptive Dylan Farrow, et qu’elle est venue redire lors d’une émission sur la chaine CBS le 18 janvier. Est-ce vrai, comme elle le dit, soutenue par l’avocat Ronan Farrow, le fils de Mia et Woody qui a joué un rôle central dans la mise à jour de l’affaire Weinstein? Est-ce faux comme l’affirment Woody Allen et aussi Moses Farrow, autre fils de Mia? L’auteur de ces lignes n’en sait évidemment rien.

Tout juste peut-on rappeler trois points. (…)

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Magic Woody

quintessence

Magic in the Moonlight de Woody Allen, avec Emma Stone et Colin Forth. Sortie le 22 octobre | Durée: 1h38.

Il est peu probable que le quarante-quatrième long métrage de Woody Allen soit considéré comme une de ses œuvres majeures. Pourtant il représente à bien des égards la quintessence de son cinéma tel qu’il se construit avec une extraordinaire régularité, rigueur et inventivité depuis un demi-siècle –en tous cas depuis Annie Hall en 1977. En choisissant cette fois de raconter les aventures d’un grand prestidigitateur prétentieux et rationaliste mis au défi de démasquer les trucs d’une jolie médium par un groupe de riches oisifs américains sur la Côte d’azur dans les années 1920, il réussit à la perfection son propre tour de passe-passe favori.

Magic in the Moonlight est en effet une charmante et pas du tout prétentieuse comédie sentimentale, servie pas des acteurs, des décors et des accessoires aussi impeccables que les rebondissements de l’intrigue. L’extrême accessibilité du spectacle ne procède en aucun cas d’une facilité dans la mise en scène. A bientôt 80 ans, Allen ne cesse d’affirmer sa liberté de cinéaste, en revendiquant le droit à des embardées dans le pur fantastique, et en se posant des défis, qui concernent ici notamment les interminables monologues de Colin Firth en arrogante star des scènes de music-hall et des alcôves de la bonne société.Ciselé, étincelant, parfois vertigineux, le résultat joue sur un tranchant entre cruauté et légèreté qui emprunte à la fois aux Marx Brothers et à Lubitsch, les deux pôles fondateurs de la comédie classique américaine (à forte teneur Mitteleuropa) auxquels il est ici rendu un évident hommage.

Pétillante et élégante distraction (ce qu’il s’honore d’être), le nouveau film de l’auteur de Zelig, de Hannah et ses sœurs, de Crimes et délits, de Harry dans tous ses états, de Hollywood Ending, pour ne citer que quelques uns des sommets artistiques d’une œuvre qui en compte bien davantage, poursuit simultanément une méditation au long cours sur ce qui hante cet artiste depuis toujours.Il serait exact mais bien réducteur de dire que Magic in the Moonlight est un film sur le cinéma. Mais c’est bien l’interrogation d’un cinéaste sur les ressorts secrets qui mènent à la fois sa pratique et celle de ses collègues qui font des films (à quelque poste que ce soit) et ceux qui le regardent. Cette interrogation porte sur les besoins, les vertus et les limites de la croyance, du vouloir croire, elle porte sur les ressources de la fiction et de la lucidité acceptées comme non antinomiques.

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«Blue Jasmine»: Woody Allen complètement à l’Ouest

Avec son héroïne totalement piquée expédiée de New York vers San Francisco, qu’interprète magistralement Cate Blanchett, le nouveau film du cinéaste est une très grande réussite dans le registre de la comédie tissée de part d’ombre.

 

Complètement piquée, cette Jasmine. Qui ne s’appelle pas Jasmine. Sûr que, depuis quarante ans que, contre vents et marées, il fabrique un nouveau film par an, Woody Allen sait mettre en place un personnage et une situation s’il le veut.

Et là, il veut. Et propulse telle une roquette siphonnée son héroïne dans le décor, lui aussi brossé en deux plans trois répliques, d’un San Francisco prolétaire, tout aussi inattendu que l’irruption de Kate Blanchett en ex-hyper-richarde de Manhattan brusquement expulsée de sa planète Cartier-Gucci.

Attendez… Woody Allen? A San Francisco, Californie? Non seulement il fait de la métropole de la côte Ouest, région jadis objet de son inexpiable ressentiment, un portrait attentif et affectueux, mais il en fait surtout le contrepoint d’un New York huppé comme un vol de grues, repaire des pires gangsters (qui malgré la concurrence ne sont ni à Las Vegas, ni à Hollywood mais bien à Wall Street) et territoire des plus ineptes modes de socialisations.

Est-Ouest, riches-pauvres, hommes-femmes… La virtuosité de Blue Jasmine est bâtie sur un jeu de multiples oppositions binaires, dont chacune serait simpliste, mais dont l’assemblage aérien et constamment rebondissant donne au film une vitalité et une profondeur du meilleur aloi.

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