Stefano Savona: «J’étais en colère contre les médias qui racontaient la guerre»

Le réalisateur du documentaire «Samouni Road», tourné à Gaza, explique pourquoi il a aussi fait appel à des images d’animation.

Œuvre hybride et sidérante, Samouni Road de Stefano Savona est d’ores et déjà une œuvre marquante dans l’histoire du documentaire. Le cinéaste italien, surtout connu pour le grand film qu’il a consacré à la révolution égyptienne, Tahrir, était l’un des rares à avoir filmé à Gaza durant l’attaque israélienne «Plomb durci» de janvier 2009 qui a tué quelque 1.300 Palestiniennes et Palestiniens, pratiquement tous des civils dont de nombreuses femmes et enfants.

Il y avait fait la connaissance des survivants d’une famille, les Samouni, dont vingt-neuf membres ont été assassinés par Tsahal. Retourné à Gaza en forçant à nouveau le blocus l’année suivante, il a pu voir ce qu’étaient devenus les survivants de cette famille martyre. De là est né le projet d’un film qui non seulement prendrait acte de ce qui advient après une telle tragédie, mais tenterait aussi de montrer son «avant», le tissu des jours ordinaires déchirés subitement par l’irruption de la guerre.

Comme il n’existe pas d’image de cet avant, Savona a fait appel à un artiste surdoué de l’animation, Simone Massi. Appuyé sur des archives (photos et vidéos) et sur des témoignages et des informations toujours vérifiées, les séquences dessinées s’intègrent de manière dynamique à la trame des images documentaires tournées par Savona.

Grâce également au montage, et au recours à une troisième matière d’image pour les attaques des hélicoptères de combat, le film déploie une intelligence sensible, où la précision des faits et la puissance de l’émotion se donnent la main, par-delà les habituelles barrières entre réalisme et imaginaire, pour partager une perception augmentée, mais rigoureuse et engagée, de la réalité.

ENTRETIEN

En 2009, vous avez réalisé Piombo fuso [Plomb durci], composé d’images que vous aviez tournées à Gaza durant la guerre menée par l’armée israélienne dans l’enclave palestinienne. Comment s’est fait le cheminement qui mène, neuf ans plus tard, à ce nouveau film?

Piumbo fuso voulait rompre l’embargo sur les images imposé par les Israéliens, il a été conçu moins comme un film que comme une sorte de blog cinématographique au jour le jour, à partir du moment où j’avais réussi à entrer à Gaza malgré le blocus total de l’armée. Je filmais chaque jour, je montais chaque jour et je téléchargeais immédiatement, pour essayer de tenir une chronique de la guerre. Je ne connaissais pas particulièrement Gaza, même si j’avais déjà beaucoup voyagé au Moyen-Orient, mais j’étais animé par ma colère contre les médias qui racontaient la guerre soit de façon aseptisée, depuis un extérieur qui ne prenait pas la mesure de ce qui se passait vraiment, soit de l’intérieur de façon pornographique, en ne se concentrant que sur les cadavres, la douleur et la violence. Je voulais échapper à cette double rhétorique, qui ne permet pas de comprendre ce qui se passe. Le film composé ensuite, Piombo fuso, porte la trace de cette démarche.

C’est dans ce cadre que vous avez rencontré la famille Samouni.

Oui, et en les filmant après la tragédie qu’ils ont subie, avec le meurtre de vingt-neuf des leurs par l’armée israélienne le 4 janvier 2009, j’ai compris qu’il fallait construire une autre position, sortir de cette situation où on arrive toujours juste après, quand l’événement a eu lieu, et que les gens n’existent plus que comme victimes, ou en tout cas sous le signe de cette horreur qui s’est abattue sur eux. Ils disparaissent comme personnes dans leurs singularités et leur diversité. Tout ce qu’ils sont d’autres, tout ce qu’ils étaient avant et que dans une certaine mesure ils seront après, même si évidemment affectés profondément par la tragédie, disparaît. C’est cela que j’ai voulu retrouver: leur redonner une existence longue, cesser de les ensevelir tous, les vivants et les morts, sous le poids de l’événement fatal.

Des survivants du bombardement israélien, filmés par Stefano Savona en 2009.

Vous prenez conscience de cette distorsion dès le montage de Piombo fuso?

Oui, plus on travaillait avec Penelope [Penelope Bortoluzzi, monteuse et productrice des films de Savona, également cinéaste], plus on se rendait compte des limites de la position dans laquelle je me trouvais. Nous ne voulions pas faire un film de dénonciation de plus, nous savons qu’ils ne servent à rien. Après avoir fait traduire l’ensemble de ce que racontaient les gens que j’avais filmés, on découvrait la qualité des témoignages, allant bien au-delà de la plainte ou de la dénonciation. Je reconnaissais la manière de s’exprimer des paysans siciliens auxquels je consacre depuis vingt ans une enquête documentaire, Il Pane di San Giuseppe. Ces paysans palestiniens traduisaient un rapport au monde au fond très semblable, à la fois ancré dans la réalité et très imagé.

Comment un nouveau projet a-t-il émergé de ces constats?

Un an après, en 2010, j’ai reçu un message m’annonçant que le mariage qui semblait rendu impossible par la tragédie de janvier 2009, et en particulier la mort du père de la fiancée, allait avoir lieu. C’est elle qui m’a contacté: «On va se marier, viens!». Je suis donc reparti, même s’il était encore plus difficile d’entrer à Gaza. Il a fallu emprunter des tunnels, mais au prix de pas mal de tribulations je suis arrivé à Zeitoun le jour même du mariage, que j’ai filmé. Et je suis resté plusieurs semaines.

Comment la situation avait-elle évolué en un an?

Tout avait changé. En voyant combien cet «après» de l’événement évoqué dans Piombo fuso était différent de ce que j’avais vu, j’ai eu envie de raconter aussi «avant». Voyant le quotidien de 2010, j’ai voulu raconter celui de 2008, où la guerre fait irruption de manière imprévue, même si on est à Gaza. C’est une façon de ne plus considérer les Palestiniens dans les rôles qui leur sont assignés, soit de terroristes, soit de martyrs, de redonner place à la variété et à l’humanité de leurs existences, d’hommes, de femmes, d’enfants.

Que rapportez-vous de ce deuxième voyage?

Pour l’essentiel, des scènes de la vie quotidienne, et des témoignages sur la vie avant et depuis la guerre. J’avais aussi beaucoup filmé la petite fille qui ne parlait pas, Amal, elle m’emmenait me promener dans le village et les environs, c’était très émouvant. Peu à peu, j’ai compris que c’était par ses yeux que je voulais raconter l’histoire.

Amal, la petite fille survivante.

D’une manière ou d’une autre, il vous fallait donc montrer des situations que vous n’aviez pas filmées, celles d’avant la guerre et l’attaque israélienne.

J’ai envisagé la fiction, mais c’était impossible parce que je ne voulais pas faire disparaître les personnes que j’avais filmées derrière des acteurs, ni, en cas de reconstitution avec elles dans leur propre rôle, les mettre en face d’acteurs qui auraient joué ceux qui sont morts. À ce moment est venue l’idée de l’animation, domaine que Penelope et moi connaissions mal, avec lequel on avait peu d’affinités. On s’interrogeait sur la possibilité de mêler documentaire et animation, c’était avant L’Image manquante de Rithy Panh qui a proposé une autre réponse, avec un autre type d’animation, à un problème en partie comparable. On hésitait, jusqu’à la découverte des dessins de Simone Massi. (…)

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Alain Gomis: « créer des territoires de rencontre »

L’ours d’argent au Festival de Berlin, puis le grand prix du Festival Panafricain de Ouagadougou qui lui est attribué pour la deuxième fois de suite, signalent avec éclat la nouvelle étape franchie par Alain Gomis. Avec «Félicité», le réalisateur franco-bissau-guinéo-sénégalais s’affirme comme figure de proue du cinéma en Afrique.

Pour lire notre critique de Félicité, cliquez ici

Chacun de ses quatre longs métrages (L’Afrance en 2002, Andalucia en 2008, Aujourd’hui en 2013, Félicité) marque un épanouissement dans la mise en scène et une ambition plus élevée. Rencontré au Centre Barbara, un lieu destiné à accueillir des jeunes musiciens dans le quartier de la Goutte d’or où il habite quand il est à Paris, ce cinéaste de 45 ans, également implanté à Dakar, construit patiemment une manière d’exister et de travailler, à la fois ancrée dans ses lieux fondateurs et ouverte à la diversité des influences et des expériences, y compris en relations avec d’autres arts et dans la transmission à la génération suivante…

 

Chacun de vos films me semble correspondre à la fois à un déplacement et à un élargissement. Pouvez-vous décrire le chemin qui mène d’Aujourd’hui à Félicité?

Il se passe plusieurs choses. D’une part, avec Aujourd’hui, j’ai pensé avoir manqué quelque chose de la ville actuelle, la ville africaine en particulier, mais pas seulement, un état contemporain du monde urbain. Je voulais y revenir autrement. En étant plus proche du vécu des gens. Aujourd’hui se passait à Dakar, mais surtout dans la tête du personnage. Il fallait sortir davantage, prendre mieux en compte ce que vivent mes amis, ma famille, mettre les mains dans le cambouis.

Félicité est en partie né de là. Ensuite, dans Aujourd’hui, qui est construit autour d’un personnage masculin, il y avait deux figures féminines importantes, et dans les deux cas j’avais ressenti l’envie de rester plus longtemps avec elles. Donc cette fois, j’ai voulu non seulement avoir une femme au centre du film, mais aussi explorer ce que c’est de travailler en profondeur avec une comédienne, ce n’est pas la même chose qu’avec un comédien. Enfin, tous mes films précédents sont construits sur un point de vue unique, intérieur, celui du personnage principal. J’ai voulu avoir cette fois plusieurs points de vue, ou même un point de vue flottant, qui puisse passer d’un personnage à l’autre, y compris un personnage secondaire, ou même d’un objet à l’autre, parfois à l’intérieur d’une unique séquence. Je ne voulais plus guider le regard du spectateur mais au contraire suggérer que nous pourrions tous être l’un ou l’autre de ces personnages.

« Une femme au centre du film »: Véro Tshanda Beya dans le rôle-titre

Comment cet ensemble d’envies se formalise-t-il pour élaborer le film?

J’essaie d’écrire l’histoire la plus simple possible, une sorte de fil de fer, quelque chose de dramatiquement dépouillé mais qui me permettra de trouver la chair du film en le faisant. J’avais atteint ça à la fin du tournage d’Aujourd’hui, ce présent de la naissance du film sur place. Cette fois, je voulais que toute la réalisation soit ainsi. Je connais les arcs qui relient les principaux moments, mais j’ai toute liberté de laisser ces moments eux-mêmes exister. Tourner dans un pays que je connais à peine m’a aidé à cet égard.

Vous saviez dès le début que vous ne tourneriez pas au Sénégal?

Non, j’écris à partir de gens, de lieux et de comportements que je connais. La figure féminine, le rapport mère-fils, l’amputation viennent de gens et de situations que j’ai côtoyés de près. Même si j’ai aussi d’autres sources d’inspiration, par exemple la figure de Nina Simone, ou le mythe de Faust.

Le mythe de Faust?

Un jour où je parlais avec (Mahamat Salé) Haroun, il m’a fait remarquer que nous, les cinéastes africains, avions beaucoup de mal à faire place dans nos films aux rapports avec l’invisible, qui sont pourtant omniprésents dans nos sociétés. J’ai eu envie d’essayer de m’en approcher, un détour par Faust m’y a aidé. Mais tout cela –la ville, le personnage féminin, Nina Simone, Faust, les points de vue multiples…–, ce sont des notes disparates sur des morceaux de papier. Un jour elles s’agrègent autour d’un visage de femme qui chante sur une vidéo, Muambuyi, et là ça prend corps. Il se trouve que cette femme est à Kinshasa. Sur le moment, je ne me demande pas si elle sera mon interprète, si je peux tourner dans une autre langue et dans une autre ville. Je sais que c’est là et que je peux commencer à écrire, je remets à plus tard les autres questions, dont je sais bien qu’elles se poseront.

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«Fuocoammare», what is your position?

Tourné pendant un an à Lampedusa, le documentaire de Gianfranco Rosi, récompensé d’un Ours d’or au Festival de Berlin, construit une compréhension du monde commun au sein duquel est en train de se produire un interminable massacre, avec la mort de milliers de migrants en Méditerranée.

Dès le début, Gianfranco Rosi construit l’espace où se jouera son film. À l’écran, en lettres blanches sur fond noir, des données factuelles concernant l’île de Lampedusa et les statistiques des centaines de milliers de migrants qui y arrivent, des milliers morts en mer à l’approche de ses côtes. Puis, aussitôt, un enfant qui grimpe à un arbre, se fabrique un lance-pierre, vise les oiseaux. C’est là, Fuocoammare.

Là, c’est-à-dire dans un territoire à la fois habité du quotidien de gens, hommes, femmes, enfants, et à proximité immédiate d’ une tragédie gigantesque, hors de proportion –une tragédie qu’on décrit, et enterre, avec une poignée de statistiques, ou de nouvelles choc à la télé.

Ces hommes, femmes et enfants à la vie normale, qui se font un café dans la cuisine, qui ont des problèmes de famille, de travail, de santé, ce sont les habitants de Lampedusa, mais aussi les Européens.

Aujourd’hui, les habitants de l’île ne rencontrent plus les milliers d’hommes, de femmes et d’enfants qui ont survécu à la traversée: les bateaux militaires les interceptent, les encadrent, les convoient vers des camps, ailleurs.

Sauf, bien sûr, ceux qui travaillent à bord des navires, les secouristes, les pompiers, les militaires, les policiers –étranges policiers en combinaisons étanches mais flanqués d’une matraque. Et le docteur. Le docteur Pietro Bartolo, médecin local devenu autorité médicale en charge de l’examen des arrivants, sans avoir pour autant abandonné sa pratique de généraliste avec les autochtones –tâche herculéenne accomplie avec modestie depuis plus de vingt ans.

Des jours scandés de banalité et de tragédie

Il y a un troisième personnage dans ce film documentaire mieux écrit, et plus riche de narration que la plupart des films de fiction. Une sorte d’aède, qui accompagne par la voix et les chansons le déroulement des jours, scandés de banalité et de tragédie: l’animateur de la station de radio locale.

 

Il lui arrive de diffuser cette chanson populaire, «Fuocoammare», inspirée par une catastrophe d’un autre temps, dont le récit surgira un jour d’orage, raconté à l’enfant. Mais le feu à la mer est à présent de toute autre ampleur. Il n’y a plus le feu au lac, c’est un océan embrasé, celui-là exactement dont les miasmes alimentent la popularité des Marine Le Pen et des Sarkozy, des Orban et des Brexit.

Gianfranco Rosi: «Nous sommes les témoins d’une tragédie européenne qui est sans doute la plus grande depuis l’Holocauste et, au lieu de créer un pont humanitaire pour ces gens qui continueront, quoi qu’il leur en coûte, à vouloir échapper aux guerres et aux désastres économiques, nous les laissons mourir en mer par dizaines de milliers.»

Lui, fidèle à ses méthodes, qui lui ont valu un Lion d’or à Venise en 2013 pour son précédent film, Sacro Gra, et qui a valu en février dernier à cette nouvelle réalisation, qui fut un des événements du Festival de Berlin, un judicieux Ours d’or, est resté un an sur place. Il a «pris de lenteur» la frénésie médiatique qui couvre les pires instants du massacre continu en Méditerranée, et puis s’en va.

S’il reste, c’est pour pouvoir construire cela: la recomposition par le cinéma, qui est le contraire de la télévision, d’un monde commun. Un monde où coexistent, selon des modalités variables, les Européens et les Africains, les vivants et les morts, les sauvés, les sauveteurs, les pas sauvés, et tous les autres, nous, vous.

Les jeux et les jours de Samuele l’enfant frondeur, l’engagement d’une incroyable générosité du médecin, le labeur des ouvriers du sauvetage en mer, les souffrances insondables des survivants à la traversée, les rouages bureaucratiques du traitement des corps, plus ou moins en vie, ou pas du tout, la petite cité qui vaque à ses besoins et plaisirs: c’est cet extraordinaire agencement dynamique que réussit le film.

C’est-à-dire bien plus qu’un témoignage ou qu’un cri d’alarme, la possibilité pour chacun de construire sa propre place dans ce monde complexe et mouvant, où l’horreur et le quotidien cohabitent de fait.

Mouvements intérieurs

«What is your position?», répète inlassablement l’homme de quart d’un navire du dispositif Mare Nostrum cherchant à aller secourir une embarcation en perdition. Mais dans la radio crachotante, nulle réponse, sans qu’on sache si ce silence plein de parasite indique un naufrage, ou l’incapacité de répondre.

«What is your position?», semble répéter inlassablement le film. Non qu’il connaisse la réponse, ou prétende intimer quoique ce soit. Mais la question doit être posée, ne pas cesser d’être posée à chacun.

Fuocoammare est bouleversant. Mais pas de ce bouleversement qui tétanise, au contraire comme association d’émotions –au sens premier de mouvements intérieurs. Sans doute le mieux qu’on puisse attendre d’un film en pareilles circonstances.

* À l’occasion de la sortie de Fuocoammare sont aussi distribués en salle les trois premiers films de Gianfranco Rosi, Boatman (1993), tourné sur les ghât de Bénarès, Below Sea Level (2008), réalisé au sein d’une communauté de marginaux dans le désert californien, et surtout l’extraordinaire El Sicario, Room 164 (2010), rencontre avec un tueur de la mafia mexicaine.

Fuocoammare, par-delà Lampedusa de Gianfranco Rosi. Durée: 1h49. Sortie: 28 septembre 2016

Bertand Bonello: «En France, on a du mal à faire jouer réalité et fiction»

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Rencontre avec le réalisateur à l’occasion de la sortie de son nouveau film sur fond d’attentats terroristes dans Paris: Nocturama, dont la critique  est à lire ici.

Bertand Bonello: «Pour la première fois, je rencontre des journalistes qui demandent un entretien en disant: “je n’aime pas votre film mais je voudrais en parler avec vous.” Je trouve leurs questions légitimes.»

Ce sont des gens qui trouvent le film mauvais, ennuyeux, ou qui pensent qu’il fait l’apologie du terrorisme?

Ni l’un ni l’autre, leur intérêt et leur malaise portent sur les interférences du réel, qui les empêchent d’aimer le film comme ils auraient aimé le faire. Cette question du rapport réalité/fiction m’intéresse beaucoup. Il y a un aspect culturel, très français, alors que, par exemple, les Américains se servent beaucoup de la fiction pour affronter leurs démons, quitte à le faire de manière biaisée. En France, on a beaucoup plus de mal à faire jouer ces dimensions l’une par rapport à l’autre. Ce qui est précisément le mécanisme sur lequel est bâti le film.

La question de l’interférence entre la fiction et la réalité a aussi dû se poser pendant la production du film, durant une période où il s’est produit des événements graves.

Le film a été écrit en 2011-2012, avant les attentats. Le tournage a eu lieu l’été dernier, après Charlie et avant le Bataclan. Je me suis bien sûr posé la question, mais en y pensant  je n’ai pas vu de raisons de transformer le scénario ou la mise en scène. En revanche, j’ai modifié ma manière d’en parler, en évitant pas exemple le mot «terrorisme», qui a été phagocyté par Daech, alors que le terrorisme existe depuis la nuit des temps. De même qu’il a été évident de changer le titre, qui était à l’origine Paris est une fête. Je suis très content qu’il s’appelle Nocturama [d’après le titre d’une chanson de Nick Cave, ndlr], un titre plus fictionnel, plus du côté de la fantasmagorie. C’est aussi la raison du choix de l’affiche, qui a un côté science-fiction. Le film est dans l’imaginaire, même si il vient d’un ressenti qui est, lui, issu de la réalité.

Et qui porte sur quoi?

Sur le sentiment d’une énorme pression dans la société française, de l’accumulation d’une violence latente, de blocages ou de refus très profonds, dans un environnement où le passage à l’acte par des moyens destructeurs comme la pose de bombe est également entré dans le paysage.

Le film s’appuie sur le ressenti d’une saturation de la réalité quotidienne par la violence, mais «en général», sans se référer à des causalités particulières, et encore moins à des faits précis qui se sont produits.

Exactement. Et c’est ainsi que les explosions sont mises en scène, de manière quasi-abstraite, comme des tableaux, il n’y ni figurants, ni souci de réalisme. Ce sont des images.

La première partie du film, celle qui se situe à l’extérieur, dans Paris, avant les explosions, est à la fois d’un grand réalisme sur les lieux, les trajets, les atmosphères, et très stylisé.

C’est le principe de tout le film, qui se traduit de manière différente dans son déroulement. Nocturama est mon film le plus mis en scène, le plus méthodiquement travaillé, cadre par cadre, mouvement de caméra par mouvement de caméra, etc. Et en même temps il a donné lieu à une recherche factuelle très poussée. Les scènes dans le métro sont filmées dans des conditions documentaires, parmi les véritables usagers, en toute petite équipe. De même que pour les scènes de la fin, j’ai travaillé avec un ancien du GIGN, pour avoir la précision des actions, des gestes, des méthodes d’infiltration dans un bâtiment de ce type et des procédures pour en prendre le contrôle.

Ce rapport au réel passe aussi par les acteurs.

J’ai voulu un partage égal entre comédiens professionnels et non-professionnels, qui m’apportent d’innombrables éléments de réalité, dans les voix, les visages, les postures, les rythmes des gestes, etc. Sur le tournage, j’ai été très attentif à ne pas faire disparaître ce qui venait d’eux, tout en l’intégrant à ce que j’avais écrit.

Le film était-il très écrit?

Dans les moindres détails. Tous les dialogues, toutes les musiques, toutes les situations. Durant tout le tournage dans la Samaritaine retransformé en grand magasin, je passais mes week-ends seul à m’y déplacer, à imaginer les départs de caméra, les circulations, la construction des espaces et des temporalités. Cette exigence de précision est aussi liée à la volonté de s’inscrire dans le cinéma de genre, du côté du fantastique dans la première partie, et pour la deuxième du film de siège dont Assaut de John Carpenter demeure la référence. La mise en scène amène de la fiction, les acteurs amènent du réel. (…)

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Entretien avec Hou Hsiao-hsien : « Le plus intéressant ce sont les questions de vitesse »

Capture d’écran 2016-03-06 à 23.00.54Hou Hsiao-hsien, et Shu Qi dans le rôle de Nie Yinniang

(En complément de la critique de The Assassin)

Pourquoi s’est-il écoulé tant de temps depuis votre précédent film ?

La raison principale est que je me suis trouvé m’occuper d’autres choses. J’ai accepté la direction du Festival de Taipei, puis celle des Golden Horse (les Oscars taïwanais, qui font office d’organisme professionnel du cinéma dans l’île). Il y avait beaucoup de travail, l’organisation ne marchait plus, et je me suis aussi beaucoup occupé de formation pour les jeunes réalisateurs dans ce cadre.

Pourtant, nous entendons parler du projet The Assassin depuis longtemps.

Et le projet est encore bien plus ancien. J’ai toujours été passionné par les récits de chevalerie chinois (le wuxia) et en particulier par cette forme qu’on appelle le chuanqi, des brèves nouvelles construites autour d’un personnage ou d’une anecdote, en vogue à l’époque Tang, avec souvent un côté fantastique, des personnages ou des actes surnaturels. J’en lisais beaucoup lorsque j’étais étudiant. Et alors que j’étais encore assistant réalisateur dans les années 70, j’avais déjà écrit des ébauches de scénario.

The Assassin est issu d’un chuanqi ?

Oui, c’est une des nouvelles de l’inventeur du genre, l’écrivain du 9e siècle Pei Xing. Bien que le texte soit très bref, nous n’en avons gardé que certains éléments au cours du long travail d’écriture[1].

Vous êtes quatre à cosigner le scénario.

Cela a participé à la durée longue de la mise en chantier du film, même si le principal responsable c’est moi, du fait de mes autres activités. Du coup le scénario s’est écrit par morceaux, au gré de mes disponibilités, en collaboration avec Chu Tien-wen et A Cheng[2], auxquels s’est jointe Hsieh Hai-meng, la nièce de Chu Tien-wen, qui est beaucoup plus jeune que nous. J’avais besoin de cette autre approche, par une autre génération. Malgré les conditions difficiles du travail en commun, nous avons réussi à construire le film séquence par séquence, de manière finalement cohérente. Nous nous sommes beaucoup appuyés sur l’abondante documentation, les chroniques d’époque, les poèmes, les peintures – et bien sûr les travaux d’historiens. A part Nie Yinniang, l’héroïne, qui est fictive, tous les protagonistes renvoient à des personnages historiques, et le contexte est aussi précis que possible. De même, on a créé le costume de Yie Ninniang, mais les autres sont conformes à ce qui se portait à l’époque Tang, on le sait grâce aux nombreuses peintures de cour.

Certaines scènes figurent dans le scénario mais ne sont pas dans le film.

Quitte à effectuer des changements sur place, nous avons tourné ce qui était prévu. Mais ensuite il apparaît que certaines séquences sont superflues. Par exemple, toutes les scènes situées à une époque antérieure à celle de l’action principale, quand les personnages principaux sont encore enfants, et qu’ils s’aiment. Je n’étais pas satisfait de ces séquences, et de toute façon la matière dramatique était déjà très importante.

Même si vous aimez les histoires d’arts martiaux depuis l’enfance, et même si vous avez eu le projet d’en faire un film, on ne peut pas dire que vos films précédents allaient dans cette direction.

J’aime beaucoup les films d’arts martiaux, mais surtout les films japonais, où c’est la maitrise du sabre et des gestes qui importent, et moins les trucages et les acrobaties. Le plus intéressant ce sont les questions de vitesse, il me semble que là se passe l’essentiel. J’ai cherché à garder cette énergie dans The Assassin, je voulais faire un film d’arts martiaux fondé sur cette recherche. Mais les maîtres d’armes chinois ne veulent pas faire ça, ils ont tous en tête le modèle habituel. J’ai dû me débrouiller seul, c’est à dire en travaillant avec les actrices. Au prix de grandes difficultés et, pour elles, de pas mal de bleus, on a réussi à atteindre ce que je cherchais. J’ai envie de continuer à faire des films d’arts martiaux dans cet esprit.

Même l’arme dont se sert Shu Qi est inhabituelle, ce petit poignard ne ressemble pas aux armes qu’on voit d’habitude dans les films du genre.

Ce couteau est une invention de ma part. Il contribue à rendre encore plus abstrait, plus concentré ce qu’elle fait comme assassin. Les sabres chinois sont devenus un folklore. Shu Qi a fait beaucoup d’exercices pour apprendre à le manier comme pour effectuer l’ensemble des gestes que réclame son personnage. Ce rôle a été une épreuve difficile pour elle, également parce qu’elle a le vertige et qu’elle devait se tenir à plusieurs reprises à de grandes hauteurs, notamment dans les arbres. Mais le plus difficile pour elle a été de garder en permanence un visage impassible. Tous les jours, je devais lui répéter : garde un visage inexpressif. Elle a eu du mal avec ça.

L’image a une texture inhabituelle. Vous avez tourné en numérique ?

Non non, avec de la pellicule. C’est très nécessaire, même si après il y a un important travail numérique sur les images en postproduction. Mais la matière des images produite par les tissus n’est pas un artifice, elle s’inspire directement de la manière dont les maisons riches étaient aménagées à l’époque Tang. Les tissus étaient le principal organisateur de l’espace domestique dans la dynastie Tang, ils délimitaient les espaces à l’intérieur de grandes pièces vides avec juste une banquette qui servait à la fois de lit et de siège. Les tentures permettaient de modifier les volumes et la fonction des mêmes endroits.

On éprouve la même impression d’une image à la matière inhabituelle avec les scènes dans la forêt.

Les plans dans la nature sont inspirés par la peinture. Ils sont toujours tournés en décors réels, j’ai fait un très gros travail de repérage pour trouver les lieux qui conviennent, y compris le village où les personnages se réfugient après l’attaque du convoi. Par exemple, rien n’est truqué dans les images du début, avec le lac et les oiseaux. En filmant, j’ai compris combien les peintres classiques étaient proches de la réalité. Ils regardaient le monde en artistes, mais ils le regardaient vraiment. Les rochers, les montagnes, les rivières, les arbres étaient là. Grâce à Mark Lee Ping-bing (le chef opérateur de tous les films de Hou Hsiao-hsien depuis Un temps pour vivre, un temps pour mourir en 1985), qui adore la peinture classique chinoise et en a une collection extraordinaire, nous avons pu creuser profondément dans cette direction. Mais ensuite, je voulais rendre justice à ces environnements magnifiques, en intérieur ou en extérieur, c’est pourquoi la caméra se déplace souvent, plus souvent que dans mes précédents films. Lorsqu’on se trouve dans des endroits aussi magnifiques, comment ne pas les explorer du regard ?

Lorsque nous avons vu le film au Festival de Cannes, les images n’avaient pas toutes la même taille. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.

En effet, il y avait des scènes en 1/33, le format ancien du cinéma, presque carré, que j’aime beaucoup, et des scènes en format beaucoup plus large, en 1/85. J’aurais voulu jouer sur ces différences de cadre mais cette fois cela s’est révélé trop compliqué pour la distribution en salles.

Comment a été conçue la musique, ou plutôt les musiques, puisqu’il y a la BO de l’essentiel du film, composée par Lim Giong, et l’étonnant dernier morceau ?

Pour la musique principale, Lim s’est inspiré des musiques d’époque, qui sont d’inspiration mandchoue. Il en a fait le matériau d’une création personnelle, tout à fait en phase avec l’esprit des plans, les mouvements de caméra, etc. Quant à l’emploi à la fin de Rohan, le morceau de Pierrick Tanguy avec les musiciens bretons et ceux de Doudou N’diaye Rose, je ne peux pas expliquer ce choix de manière rationnelle. On a essayé beaucoup de solutions, tout à coup est apparue cette possibilité de faire écho aux percussions de la danse dans le palais du gouverneur Tian Jian, mais de manière qui re-déplaçait tout. Dès que je l’ai entendu, j’ai dit : c’est ça.

 

 

 

 

 

[1] Cette nouvelle figure dans le livre Nuages mouvants qui paraît à L’Asiathèque en même temps que sort le film. On y trouve également le scénario de The Assassin et le récit de l’écriture du scénario et du tournage, par Hsie Hai-meng, une des coscénaristes.

[2] Chu Tien-wen est aujourd’hui une des grandes figures de la littérature taïwanaise. Elle a été la coscénariste de tous les films de Hou Hsiao-hsien depuis Les Garçons de Fengkuei (1983). A Cheng est un des principaux écrivain de Chine continentale, il est notamment l’auteur des Trois Rois (paru en France aux éditions de L’Aube), ouvrage marquant de la renaissance littéraire après la Révolution culturelle. Il a également été coscénariste de plusieurs films chinois importants le Village Hibiscus de Xie Jin (1986), Painted Skin de King Hu (1993) et le remake de Printemps dans une petite ville par Tian Zhuang-zhuang (2002).

 

Entretien Jia Zhang-ke: « ce qui change et ce qui reste »

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Y a-t-il une généalogie pour Au-delà des montagnes?

Il y a eu un temps de maturation très long, le film vient en partie de séquences accumulées durant le tournage des films précédents. Depuis 2001, lorsque j’ai eu ma première caméra numérique, mon chef opérateur Yu Lik-wai et moi avons beaucoup circulé, en filmant un peu au hasard. Nous avons tourné des images qui n’étaient pas exactement des tests, plutôt des notes, sans savoir ce qu’on en ferait. Il y a 4 ans, nous avons fait plus ou moins la même chose avec une nouvelle caméra, beaucoup plus perfectionnée, l’Arriflex Alexa. La mise en relation de ces deux ensembles d’images, à 10 ans d’intervalle, m’a donné l’idée du film. J’ai été frappé à quel point les images de 2001 me semblaient lointaines, comme venues d’un monde disparu. Je me suis demandé comment j’étais moi-même à cette époque, et si j’étais capable de renouer avec celui que j’ai été il y a si longtemps… dix ans qui semblent un gouffre.

Vous aussi, vous avez changé durant cette période.

Bien sûr, je suis un homme différent moi aussi, j’ai 45 ans et une expérience de la vie qui faisait défaut alors. J’ai trouvé intéressant, à partir de cette distance parcourue, de poursuivre la trajectoire au-delà du présent, dans le futur. Quand on est jeune on ne pense pas à la vieillesse, quand on se marie on ne pense pas au divorce, quand on a ses parents on n’envisage pas qu’ils vont disparaître, quand on est en bonne santé on ne pense pas à la maladie. Mais à partir d’un certain âge, on entre dans ce processus, qui est celui du présent mais aussi de projections dans l’avenir. Le sujet du film est la relation des sentiments avec le temps : on ne peut comprendre vraiment les sentiments qu’en prenant en compte le passage du temps.

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Pour cela vous aviez aussi besoin d’aller dans le futur ?

Si on raconte seulement le présent on manque de recul. Se placer du point de vue d’un futur possible est une manière d’observer différemment le présent, de mieux le comprendre. Ayant vécu toute mon existence en Chine, je suis très conscient des mutations foudroyantes qu’a connu le pays, dans le domaine économique bien sûr, mais aussi pour ce qui concerne les individus. Tous nos modes de vie ont été bouleversés, avec l’irruption de l’argent au centre de tout.

Vous avez essayé de représenter le temps lui-même ?

Un des moyens auxquels recourt le film repose sur la comparaison entre les étapes d’une vie et des paysages successifs qui défileraient, d’où l’importance de l’idée de voyage dans le film : la voiture, le train, l’hélicoptère, etc. Il y a ce déplacement permanent, et en même temps il y a ce qui se répète, ce qui est stable dans le quotidien – ne serait-ce, de manière très triviale, que le fait de manger : on a fait des raviolis, on fait des raviolis, on fera des raviolis…

Le film parcourt en effet de multiples paysages, mais il y a aussi un point fixe, Fenyang, où vit le personnage féminin principal.

C’est là que je suis né et que j’ai grandi. J’y ai tourné mes deux premiers films, Xiao-wu et Platform, et une partie de A Touch of Sin. C’est un point d’ancrage affectif, j’y ai mes amis et une partie de ma famille, mais aussi un point d’ancrage esthétique et social : pour moi, Fenyang représente ce que vit le commun des mortels en Chine. Cette région est aussi très attachée à une notion qui est le sujet du film, et qu’on exprime par en chinois par les caractères Qing Yi. Cela désigne une notion très forte de la loyauté envers ses proches, qu’il s’agisse de sa famille, de la personne qu’on aime ou de ses amis. Cette idée, qu’on peut comparer à ce qu’on a appelé en Europe au Moyen Age la « foi jurée », est centrale dans les romans de chevalerie chinois. Elle est incarnée dans la mythologie chinoise par Guan Gong, le dieu de la guerre. Son attribut traditionnel est cette longue hallebarde avec un plumet rouge, cet objet qu’on voit réapparaître dans chaque partie du film. Il est porté par quelqu’un qui semble errer sans but, comme s’il ne savait plus que faire de cette vertu.

Vous avez la nostalgie d’un rapport plus profond et plus durable entre les personnes.

Oui, mais pas seulement entre les personnes, cela peut être avec des lieux, et surtout avec des souvenirs. Dans la vie quotidienne des Chinois d’aujourd’hui, je constate une perte profonde de cette relation d’engagement réciproque, et elle affecte aussi les souvenirs. Même si une relation entre des personnes se défait, il ne devrait y avoir aucune raison pour ne pas continuer de respecter ce qui a été partagé. Si on abandonne cela, tout peut se défaire, même « les montagnes peuvent s’en aller » comme le dit le titre international du film, Mountains May Depart.

Est-ce aussi le titre en chinois ?

Littéralement, le titre chinois veut dire « les vieux amis sont comme la montagne et le fleuve », qu’ils ont immuables. La formulation est l’inverse du titre en anglais, mais c’est la même idée, la même interrogation.

Pourquoi avoir choisi l’Australie pour la partie future ?

La plupart des Chinois qui émigrent vont aux Etats-Unis et au Canada, surtout sur la Côte Ouest, mais l’Australie me semblait bien plus lointaine. Le choix de l’Australie tient au fait que c’est dans l’autre hémisphère, quand c’est l’hiver en Chine là-bas c’est l’été. Quand il fait très chaud en Australie, il neige dans le Shanxi. Le succès international de A Touch of Sin m’a amené à circuler dans de nombreux pays, je m’y suis intéressé à la présence d’immigrés chinois, et notamment du Shanxi. J’étais particulièrement attentif au sort des jeunes, et à leurs rapports avec leurs parents. J’ai découvert dans de nombreux endroits, à Los Angeles, à Vancouver, à Toronto ou à New York, des ruptures dans le langage, avec des conséquences profondes. Dans beaucoup de familles chinoises émigrées, seul un des deux parents parle anglais, l’enfant, lui, ne parle que l’anglais. Il y a donc un des deux parents avec lequel il ne peut pas dialoguer. C’est une rupture majeure.

 

Deux chansons jouent un rôle important dans le film, Go West des Pet Shop Boys et une chanson de variétés en cantonais.

La chanson des Pet Shop Boys a été extrêmement populaire en Chine dans les années 90, quand j’étais à l’université, à une époque où des discothèques ouvraient un peu partout. Dans les boites de nuit et dans les soirées, Go West était la chanson qui passait systématiquement à la fin, et qui réunissait tout le monde dans une danse collective. On ne se demandait pas trop ce que désignait l’Ouest, ça pouvait être la Californie (qui pour nous est à l’Est) ou l’Australie comme pour les personnages du film. Quant à la chanson en cantonais, Take Care, c’est un morceau de la chanteuse Sally Yeh. Elle est une star de la cantopop, mais la chanson elle-même est peu connue. Je l’aime beaucoup, je l’écoute souvent.  La musique populaire m’a toujours beaucoup intéressé, ces chansons m’ont aidé à comprendre la vie et elles sont un très bon témoignage de la mentalité collective, elles racontent la société. A nouveau, je suis frappé par la disparition, dans les chansons récentes, des sentiments forts, de l’engagement fidèle envers quelqu’un ou quelque chose qui était si présent auparavant. J’ai d’ailleurs publié un article sur le sujet : on a toujours des chansons d’amour, mais qui s’attachent plus au physique, et à l’instant. Au contraire, Take Care porte sur l’idée qu’une séparation est sans doute en cours mais que ce qui été vécu de fort ne sera pas effacé.

Zhao Tao est présente dans tous vos films depuis Platform mais elle a une présence nouvelle dans Mountains May Depart, une autre manière d’être actrice. Lui avez-vous demandé de jouer différemment ?

Ce n’est pas moi qui lui ai demandé, cela vient d’elle, et elle m’a beaucoup étonné. On se connaît bien puisque nous sommes mariés, et qu’on travaille ensemble depuis longtemps, mais avec ce film j’ai découvert des aspects d’elle que j’ignorais, un monde intérieur qui m’était inconnu. Au début de la préparation, elle m’a demandé si je pouvais lui donner des indications sur le personnage, je lui ai donné seulement deux mots : « explosif » pour la première partie et « océan » pour la deuxième. A partir de là, elle a énormément travaillé de son côté, elle a rempli plusieurs cahiers de notes sur le personnage, sur tout ce que je n’avais pas écrit dans le scénario, qui comme d’habitude est surtout constitué de grands repères, en laissant beaucoup de place à l’initiative durant le tournage. Elle a fait une véritable création littéraire. Elle a par exemple cherché à expliquer, pour elle-même, comment cette femme avait accepté de laisser son fils partir avec son mari. Elle a aussi pris beaucoup d’initiatives, par exemple pour la scène finale, elle porte des habits qui appartiennent à ma mère. L’idée vient d’elle. Elle a également beaucoup travaillé le langage corporel, pour chaque époque. Son expérience de danseuse l’aide pour cela.

On retrouve comme coproducteur le studio Shanghai Film Group, malgré les problèmes de A Touch of Sin, toujours pas sorti en Chine. Cela n’a pas été difficile de renouer avec eux ?

Non, le Shanghai Film Group a aimé le scénario et était partant pour m’accompagner. Avec ce film, j’espère leur permettre de récupérer l’argent qu’ils ont perdu à cause de l’interdiction de A Touch of Sin : celle-ci s’est fait à la dernière minute, quand ils avaient engagé des frais importants pour la sortie du film.

Ce film a l’autorisation de sortir en Chine ?

Oui, il est sorti cet automne, et a obtenu un succès important, de loin le plus massif parmi mes réalisations. Malgré une campagne très violente contre le film après la présentation à Cannes à l’initiative de médias officiels, il a bénéficié d’excellents commentaires, dans la presse et sur Internet, lorsque les gens ont pu le voir. La situation s’est entièrement retournée.

 

NB: Cet entretien est une nouvelle version, modifiée et enrichie, d’un autre publié dans le dossier de presse, et de celui qui figure dans mon livre « Le Monde de Jia Zhang-ke » (Editions Yellow Now), en librairie début janvier.

 

 

 

 

« Le cinéma tend à renforcer la position masculine »

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Philippe Garrel applaudi après la projection à Cannes de L’Ombre des femmes, avec Stanislas Mehrar et Clotilde Courau

Lire la critique

 Entretien avec Philippe Garrel à propos de « L’Ombre des femmes »

L’Ombre des femmes est-il un film plus scénarisé que vos précédentes réalisations ?

Oui. Après une époque, désormais lointaine, celle de mes films improvisés, j’ai trouvé bien d’avoir des scénarios, même si c’est surtout pour des raisons d’organisation et de recherche de financement. Là, c’est la première fois où j’étais content d’avoir un scénario, et où à mes yeux il égalait, en termes d’efficacité, l’époque de l’improvisation. Ce n’était plus utilitaire du point de vue économique, ou un pis-aller nécessaire, mais un réel apport au film. Cela avait déjà été un peu été le cas pour Liberté la nuit, mais cette fois j’ai atteint quelque chose de nouveau, en tout cas pour moi. La mise en place d’un suspens psychologique trouve de nouvelles ressources grâce à l’écriture.

 

Cette écriture est-elle différente de celle de vos précédents scénarios ?

Certainement, du fait de l’arrivée de Jean-Claude Carrière. Il amène une conception du scénario fondée sur le récit, que je n’avais pas avant. J’ai eu envie de rencontrer Carrière à cause de ce qu’il avait fait sur Sauve qui peut (la vie) et je lui ai demandé ce que Godard lui avait fourni à l’époque, et comment il avait travaillé. Il m’a dit que Godard lui avait donné l’endroit et les personnages, cette démarche me convenait très bien, on a procédé de la même manière. Avec Arlette Langmann et Caroline Deruas, déjà coscénaristes de La Jalousie, nous avons établi un sujet, et ensuite on l’a confié à Carrière qui a proposé les premiers développements. Ensuite on retravaille beaucoup ensemble, chacun de nous quatre apporte des éléments.

 

Comment définiriez vous le sujet ?

Le sujet c’est : la libido féminine est aussi puissante que la libido masculine. Pour moi L’Ombre des femmes est un film sur l’égalité de l’homme et de la femme, telle que peut la prendre en charge le cinéma. Ce qui signifie qu’il fallait énormément soutenir le personnage féminin, et aller contre l’homme : le cinéma a été conçu par des hommes et ce sont quand même toujours eux qui orientent nos représentations, nos manières de voir et de raconter même si heureusement il y a de plus en plus de femmes qui font des films. La plupart du temps, quand des femmes s’expriment à l’écran elles disent des mots écrits par des hommes,. C’est ce que j’ai essayé de résoudre en travaillant à quatre, deux femmes et deux hommes. Mais je crois que le cinéma fonctionne de telle manière que si on met le personnage masculin et le personnage féminin à égalité, le cinéma tend à renforcer la position de l’homme. Pour contrebalancer ça j’ai voulu que le film soit en défense de la femme et à charge contre l’homme. Et du coup à la fin Pierre ne s’en sort pas mal, Manon et lui sont en effet dans un rapport de force égal. Le film est sans doute quand même fait du point de vue d’un homme, mais d’un homme qui va voir ce qui se passe du point de vue des femmes.

 

Le scénario joue un rôle central lors du tournage ?

Pas central : pour moi, le cinéma c’est toujours fondamentalement ce qui se passe au tournage. C’est là que tout se joue vraiment. Mais le scénario joue un rôle important, surtout du fait des conditions dans lesquels sont faits ces films, c’est à dire très vite et pour très peu d’argent. Un travail très poussé et très précis sur le scénario permet ensuite d’être rapide, de ne pas perdre de temps ni d’argent. Tourner en 21 jours, à Paris ou tout près, dans l’ordre des scènes, nécessite que le scénario soit solide. Il prévoit d’ailleurs aussi le montage : pour travailler dans ces conditions, il ne faut presque rien jeter, tout ce qu’on tourne est nécessaire, et figure dans le film. Le montage proprement dit, ce sont des ajustements à partir de ce qui a été anticipé à l’écriture et fabriqué au tournage d’une manière très proche du résultat final. Mais le scénario ne peut pas, et ne doit pas tout prévoir : il y a des choses qui ne peuvent s’écrire qu’avec la caméra – peut-être les plus importantes. Les vrais risques, c’est sur le tournage qu’on les prend.

 

Ce sont des conditions matérielles que vous subissez, ou qui vous conviennent voire vous stimulent ?

Elles me conviennent, elles sont la contrepartie d’une totale liberté. Dès lors que je travaille dans ce cadre économique fixé au départ, on me laisse faire tout ce que je veux. Si je trouve une méthode de travail adaptée, ce qui est le cas, je fais exactement le film que je désire. Les films chers ne peuvent pas se faire sans un contrôle des financiers. Je trouve que nous vivons une époque où il faut prendre en considération ces questions, de toute façon l’économie m’a toujours intéressé. Dès 2011, lorsque la crise de la dette européenne a pris des proportions importantes, j’ai compris qu’on était entré dans une époque où il fallait réfléchir différemment, y compris à mon échelle. Depuis, les films sont tournés en moitié moins de temps, et avec des budgets divisés par 2 par rapport à ce que je faisais avant, qui n’avait déjà rien de dispendieux comparé à la plupart des autres. Il faut inventer d’autres prototypes. Et j’ai vu que j’y gagnais de la liberté. Mais sur mes films, tout le monde est payé au tarif syndical, j’y tiens absolument. On sait que je n’ai pas un grand public, à peu près le même depuis des décennies, l’économie de mes films est en proportion, donc c’est sain.

 

Vous aimez l’austérité ? Vous y trouvez une énergie ?

Je ne le vis pas comme une austérité, mais comme la définition de ce à quoi je tiens le plus. Je tourne avec les acteurs que je veux, les partenaires techniques que je veux, en répétant beaucoup, je filme et je monte en 35mm, en scope, en noir et blanc. Pour moi ce sont autant de luxes, mais qui sont possibles parce qu’ils trouvent place à l’intérieur du cadre défini très clairement avec le producteur, Saïd Ben Saïd, et que nous respectons tous les deux. Je n’échangerais pour rien au monde ma situation contre celle dans laquelle je vois d’autres réalisateurs qui font des films beaucoup plus chers, à travers des crises terribles. Je tiens à ce que l’art m’aide à vivre, il n’est pas question de sacrifier ma vie pour le cinéma. Lorsque j’enseignais au Conservatoire, j’étais effrayé par les élèves qui se disaient prêts à mourir pour l’art. Je préfère ceux qui sont prêts à vivre pour l’art.

 

Vous retrouvez Saïd Ben Saïd comme producteur, il participe de votre vision du cinéma bien que son nom soit associé surtout à des films très différents ?

Je l’ai rencontré il y a 6 ans, à l’anniversaire de Jean Douchet. Je ne savais pas qui il était mais il produisait Barbet Schroeder ce qui était déjà en sa faveur. Il m’a parlé avec une justesse et une précision qui m’ont sidéré de la bande son de Elle a passé tant d’heures sous les sunlights, je me suis dit : ça c’est un producteur attentif. Peu après, m’étant trouvé sans producteur, je lui ai demandé s’il voudrait produire un film que je ferai, il m’a dit oui, tout de suite. J’ai écrit très vite La Jalousie, tourné avec un très petit budget, et aussitôt après il m’a proposé de recommencer, exactement dans les mêmes conditions. Ça me convenait très bien. Au sein de sa société de production, je suis le plus petit, ils travaillent sur des gros budgets, du coup tout le monde me laisse une paix royale. En outre, contrairement à la plupart des producteurs, Saïd se soucie de ce qui se passe dans le monde entier et pas uniquement des résultats en France, or il se trouve que j’ai un public un peu partout dans le monde, il sait bien s’occuper de cette dimension, et moi j’aime cette idée que mes films circulent.

 

Lorsque vous écrivez le scénario, les personnages ont-ils un visage, avez-vous une idée de qui les interprétera ?

Non, ce sont des personnages. Lorsque le scénario est terminé, je choisis un acteur, ensuite j’en cherche un deuxième, en fonction du premier, et ainsi de suite. Dans ce cas, j’ai choisi Stanislas Mehrar, avec qui j’avais envie de tourner depuis longtemps, que je trouve magnétique. Je l’ai toujours beaucoup apprécié, surtout dans les films de Chantal Akerman. Ensuite j’ai pensé à Clotilde Coureau, je l’avais repérée il y a très longtemps, après l’avoir vue par hasard dans un téléfilm, immédiatement j’avais senti sa force. C’est une virtuose, je l’ai su d’emblée. Mais ensuite c’est en les voyant ensemble lors des essais que j’ai su que c’était la bonne réponse pour ce film-là.

 

Et pour le rôle d’Elisabeth ?

J’ai fait des lectures avec Stanislas Mehrar et plusieurs jeunes comédiennes, dont Léna Pogam, qui vient du Conservatoire. Je n’y enseigne plus mais je continue de suivre chaque année les nouvelles promotions, il y a beaucoup de découvertes à y faire. J’ai vu une relation possible et qui me plaisait entre ces deux acteurs, après il faut beaucoup travailler avec chacun. Je ne crois pas à la possibilité de faire faire aux acteurs autre chose que ce qu’ils sont. Il faut s’appuyer sur leur propre rapport au personnage et aux situations, ce qu’ils mettent eux-mêmes en place, et bâtir à partir de cela. Il faut intervenir sans tout casser, c’est un processus long et complexe, mais passionnant aussi.

 

Vous tournez pour la première fois avec le chef opérateur Renato Berta. Lui avez-vous demandé quelque chose de particulier ?

Lui aussi je l’avais surtout remarqué sur Sauve qui peut (la vie), même s’il appartient à la même mouvance des grands chefs opérateurs liés à la Nouvelle Vague avec lesquels j’ai déjà travaillé, il fait une image assez différentes de Raoul Coutard, de Willy Kurant, de Lubtchansky. Berta est remarquable en particulier pour les éclairages, et je voulais travailler dans cette direction. J’ai particulièrement aimé ses images assez denses, anthracite, qui me rappelaient les images des films de Pabst, de cette époque. Je lui ai demandé d’aller plus loin dans ce sens. Et puis c’est un technicien chevronné, il ne commet pas d’erreurs. Lorsqu’on ne fait qu’une seule prise comme moi, c’est très rassurant d’avoir quelqu’un d’aussi expérimenté.

 

Comment s’est mise en place la voix off ?

Elle est là depuis le début, elle fait partie du projet. Je ne crois à la possibilité d’ajouter une voix off à la fin, il faut une nécessité organique. J’aime beaucoup les films avec voix off, cela n’existe qu’au cinéma : des mots qui se glissent au milieu de choses qu’on voit, qu’ils peuvent parfois commenter ou contredire. Cette utilisation de la voix off vient clairement de la Nouvelle Vague, de Truffaut beaucoup, de Godard aussi. Mais il y a plein de possibilités différentes pour l’employer, elle permet d’indiquer des nuances qu’il serait impossible de faire passer par les dialogues ou le jeu.

 

La mise en scène aussi permet de suggérer bien des choses qui ne sont pas dites.

Evidemment. Il me semble qu’il y a plusieurs types de réalisateurs, dont ceux qui auraient pu aussi bien être peintres, certains comme Bresson, Pialat, Assayas, l’ont d’ailleurs été. Je me sens de cette famille-là. Cela signifie une attention particulière aux matières, aux motifs visuels, à des éléments plastiques qui ont un sens mais pas d’une manière explicite. Par exemple dans L’Ombre des femmes il y a une scène où Manon rentre chez elle après avoir été avec son amant, pendant que Pierre, qui était lui aussi avec sa maîtresse, l’attend dans l’appartement. J’ai mis un drap blanc dans l’escalier, ce n’est pas un accessoire au sens utilitaire, et presque personne n’y prêtera attention, mais pour moi c’est exemplairement une trace visuelle de là dont l’un et l’autre sortent, le lit, c’est un signe qui a une puissance de suggestion dans un coin du tableau.

 

La scène d’ouverture, qui n’a pas de suite dans l’histoire, occupe une fonction comparable ?

Exactement, elle participe à l’établissement d’une forme de tension. J’utilise aussi des images venues des mes rêves. Je cherche une forme d’onirisme mais qui reste attachée à la réalité. Notamment bien sûr « l’inquiétante étrangeté » du désir féminin dont parle la psychanalyse.

 

Qu’avez-vous demandé à Jean-Louis Aubert, avec qui vous travaillez pour la deuxième fois, pour la musique ?

Je lui ai demandé d’écrire, pour quelques moments très précis du film, des chansons sans parole. Avec une musique simple. Ce sont comme les mélodies de chansons dont les paroles serait le film lui-même, les images autant que les mots. Jean-Louis et moi on s’entend très bien, nous appartenons au même univers, sans doute en grande partie pour des raisons de génération.

 

Votre cinéma est d’une telle cohérence qu’on est forcément tenté de comparer les films entre eux, pour mettre en évidence ce qui a changé. Pour vous, y a-t-il une continuité ente La Jalousie et L’Ombre des femmes ?

 Ce qui m’intéresse c’est ce que je peux comprendre de l’inconscient. La Jalousie était lié à la mort de mon père, L’ombre des femmes est lié à la mort de ma mère. Pour moi, chacun de ces films est profondément marqué par cet événement personnel.

(NB: une autre version de cet entretien figure dans le dossier de presse du film)

 

 

Entretien avec Rabah Ameur-Zaïmèche à propos d’Histoire de Judas: « Un film pour aujourd’hui »

CaptureRabah Ameur-Zaïmèche (assis) sur le tournage d’Histoire de Judas

 

Y a-t-il une origine à ce film ? Mon enfance. J’étais à l’école, en CM2, je ne sais pas vraiment pourquoi mais j’ai commencé à m’intéresser au personnage de Jésus. Pendant une année j’ai dessiné des crucifix, je les coloriais de toutes les couleurs. Mon instituteur était perplexe mais m’a laissé continuer, mes camarades – pas beaucoup d’arabes à l’époque – se demandaient ce qui me prenait, ils me considéraient à la limite comme un traitre.  Mais Jésus a été un personnage important, qui m’a aidé à me construire. Ce n’est pas forcément lié à la religion, en tout cas pour moi, je n’ai pas besoin de référence à Dieu, ou à un dieu, pour trouver passionnant ce personnage et avoir envie de l’explorer. Il n’y a pas besoin de Dieu pour cela, même si nous avons tous en nous un sentiment de l’invisible qui nous interroge et nous interpelle. Jésus est une figure fondatrice à mes yeux, comme d’ailleurs Mandrin  (auquel Ameur Zaïmèche a consacré son précédent film, Les Chants de Mandrin) : ce sont deux personnages sur lesquels je me suis construit. Jésus était aussi un trait d’union entre la culture du monde d’où je suis originaire, et celui qui m’accueille, la France.

Vous vous intéressez plus à Jésus qu’au Christ ? Oui. Et Judas est presqu’un prétexte, pour faire un portrait de Jésus comme personnage humain, même s’il possède une certaine puissance, et comme quelqu’un qui continue de chercher à se découvrir lui-même.

C’est un agitateur, un chef révolutionnaire ? C’est un rabbin, c’est à dire un sage, quelqu’un qui connaît les textes sacrés, et qui aide et guide sa communauté. Il possède un savoir et il veut le vivre pleinement, au présent, maintenant. C’est sans doute ce qui le distingue des autres rabbins. Et c’est pourquoi il ne veut pas qu’on inscrive ses faits et gestes, et encore moins ce qu’il dit, dans la pierre ni sur des parchemins. Il se défie de la parole qu’on fige, et qui deviendra forcément un dogme, un outil de pouvoir, un instrument de domination et de soumission. D’où la mission de détruire les transcriptions de ses prêches qu’il donne à Judas, dans l’urgence : « Fais ce que tu dois faire. Et fais-le vite. »

Il y a de ce point de vue une primauté donnée à ce qui arrive, qui le rapproche du spectacle vivant, du théâtre comme mise en forme, et en mots, et comme expérience de ce qui se passe au présent. Mais c’est un peu ce que nous avons fait aussi en réalisant le film. On a reconstitué une sorte de théâtre à ciel ouvert, un vrai théâtre antique, pour s’approcher au plus près de la présence physique. J’étais très conscient de cette frontalité en tournant, je la cherchais, je voulais que le film propose de se confronter à ce qu’incarne Jésus tel que je le montre. J’ai cherché cette rencontre directe avec des mythes fondateurs, remodelés, réappropriés. Les récits gravés dans le marbre ne m’intéressent pas, un personnage comme Jésus mérite d’être en permanence réimaginé.

Vous avez tourné en Algérie. Dans quelles conditions ? J’y reviens pour filmer, 6 ans après Bled Number One, à nouveau dans des conditions où on aborde le tournage comme une sorte de chasse, de traque. A ce moment-là, j’ai un scénario, très écrit, très complet, je dois installer mes séquences dans des décors, des environnements que je découvre au fur et à mesure, et qui transforment tout. Même si à l’arrivée le film raconte bien, selon moi, ce qui était en jeu dans le scénario. Le passage de l’un à l’autre, du projet à sa réalisation, repose sur une dépense d’énergie extrême, avec le sentiment que c’est la dernière fois qu’on fait un film, qu’il advient quelque chose qui ne va plus jamais se reproduire. Et c’est cette énergie qui nous apporte des solutions improbables, inimaginables à l’avance.

Est-ce lié aux endroits, aux décors, aux gens ? Les pierres, les gouttes d’eau participent de ce phénomène, comme le rire des enfants, le visage des hommes, des femmes, des vieillards. La montagne au début, je ne savais pas qu’elle existait. La situation est dans le scénario mais pas comme ça, il y avait des plans qui venaient avant, de manière assez explicative, et qui sont devenus inutiles : quand j’ai vu cette montagne avec la cabane au sommet, j’ai su que je recevais un cadeau immense. C’était ce qu’on cherchait, sans le savoir. Au lieu de sortir d’une narration, les personnages sortent littéralement de la matière, de la terre.

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Où avez-vous tourné exactement ? Tout autour de Biskra, au pied des Aurès, là où commence le Sahara. Il n’y avait rien là-bas qui puisse représenter une ville antique, a fortiori Jérusalem. J’ai choisi de partir de la réalité telle que je la trouvais plutôt que de fabriquer des leurres, j’ai donc pris le parti de tourner au milieu de ruines qui pourraient être aussi bien celles d’un violent bombardement récent que la trace d’un très ancien empire effondré. On est à la fois dans la terre des mythes et dans un lieu actuel, qui pourrait aussi bien être Gaza.

Lorsque vous arrivez pour tourner, le scénario est très écrit ? Oui. C’est grâce à ce scénario que nous avons pu financer le film, auprès de l’Avance sur recettes, d’Arte, et avec le distributeur, Potemkine. Le scénario est très précis, y compris les dialogues. Il résulte d’un vaste travail de recherches, dans les textes bibliques et les études savantes, mais aussi la littérature. Avec Sarah (Sarah Sobol, collaboratrice de Rabah Ameur Zaïmèche à toutes les étapes de la création), pendant trois ans on s’est plongés dans des montagnes d’ouvrages. En lisant les textes, on comprend que la construction du personnage de Judas est liée à la volonté d’élargir le message du Christ aux gentils, aux non-juifs, ce qui est en particulier la stratégie de Paul. Que la nouvelle religion puisse recruter ses adeptes chez les « non-circoncis » était surement une nécessité politique, mais qui a des effets. Si on avait accusé les Romains d’être les coupables, il aurait été difficile de répandre la religion tout autour du bassin méditerranéen, ce qui est l’objectif alors : cette zone est d’abord un bassin romain.

Ce sont des interprétations qui figurent dans les documents ? Les interprétations sont innombrables. En lisant les meilleurs érudits récents, on s’aperçoit qu’en fait on ne sait pas grand chose de manière assurée. Oui Jésus a existé, et il a très probablement été crucifié. Pratiquement tout le reste, c’est du récit. La place reste donc ouverte à de multiples compréhensions. Ce que je refuse c’est qu’une interprétation soit imposée. Dès lors, il est possible de remettre en question le rôle attribué à Judas, et le mécanisme le plus simple que nous avons trouvé pour cela est qu’en fait il n’était pas là au moment de l’arrestation et de la crucifixion, il était en mission envoyé par son rabbin. Et cette mission est précisément de détruire ce qui aurait été le seul véritable évangile, les chroniques recueillies sur place des actes de Jésus. Parce que celui-ci se défie de la manière dont cela figerait son message. Lui-même connaît les textes saints, mais il veut justement apporter un autre rapport à l’invisible, quelque chose qui se vit dans l’instant, dans l’expérience de chacun et pas en appliquant des recettes établies. Il s’agit d’une expérience mystique, sans doute, puisqu’elle implique une relation avec des puissances spirituelles, mais aussi et sans rupture une expérience des rapports entre les êtres humains, et des êtres humains avec la terre, avec la nature. C’est une sacrée mission.

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Outre les textes religieux et historiques, avez-vous utilisé aussi d’autres sources ? Parmi les sources qui m’ont servi le plus directement se trouvent  Ponce Pilate de Roger Cailloix,  Le Maître et Marguerite de Boulgakov, auquel on a emprunté les répliques du procès de Jésus, et puis surtout Erri De Luca, de manière moins littérale, mais très présente. Nous avons aussi lu avec beaucoup d’admiration Histoire de Jésus de Nazareth, le scénario que Dreyer a essayé en vain de tourner durant 30 ans. Mais je me suis aussi beaucoup appuyé sue la peinture, notamment sur Caravage et sur Rembrandt. La séquence du tombeau vide avec Judas à la fin est directement inspirée du Christ au tombeau de Holbein, le plan n’était pas prévu dans le scénario, c’est le tableau qui l’a engendré. Avec Irina Lubtchansky, qui fait l’image pour la troisième fois sur un de mes films et est devenue une partenaire, nous avons beaucoup regardé ces lumières et ces compositions. J’ai aussi découvert  James Tissot, qui a peint d’innombrables tableaux consacrés à la vie du Christ et à la Passion. Mais ses œuvres me servent plutôt pour la scénographie, la disposition dans l’espace, alors que Caravage et Rembrandt aident à donner de la présence, de la matière.

dyn007_original_757_119_pjpeg__e58aabbf40ec4014e00d9028a4f4a19fLe Christ au tombeau (1521) de Hans Holbein

Christ Going to the Mount of Olives at NightJésus au Mont des Oliviers de James Tissot

En quoi était-il important de revenir, aujourd’hui, sur l’histoire de Jésus ? Pour moi les mythes, les grands récits doivent être constamment repris, réinterprétés, transformés. Sinon on court un très grave danger, celui que nos représentations soient confisquées par un appareil, un pouvoir, et figés dans un système qui empêche de réfléchir, de comprendre, en particulier ce qui arrive de nouveau. Cela vaut pour les mythes anciens comme pour des récits plus récents, ou des formes de récits dictées par les technologies actuelles, et qui elles aussi formatent et tendent à imposer une représentation unifiée du monde. Face à cela, je ressens le besoin de réintroduire du questionnement, de l’émerveillement, un possible ré-enchantement.

Pourquoi Judas ? Je n’ai jamais compris  pourquoi on avait besoin d’une idée aussi bête, aussi primaire, aussi brutale que cette trahison minable pour expliquer comment il a été pris. Pour moi, il a toujours été évident que c’était un artifice qui justifie les persécutions contre les Juifs – son nom, Judas, c’est déjà « le juif ». Et moi, je me suis toujours senti du côté des percutés, je devais être un peu juif quand j’étais petit : l’autre, celui qui est différent, et qu’on accepte pas à cause de cela. Oui, j’ai senti ça très profondément.

En faisant de Judas le personnage principal, vous avez voulu remettre en question cette perception si bien établie que « judas » est devenu un nom commun pour désigner un traître ? Oui, il me semble que depuis toujours je ressens qu’il y a une arnaque dans cette distribution des rôles, et qu’au moins on peut l’interroger. On voit alors que le récit de la vie de Jésus, de ce qu’il représente, n’a pas du tout besoin de ce qu’on a fait de Judas pour garder sa signification et sa puissance. Je crois même que c’est une histoire plus juste, plus humaine ainsi. Je ne prétends pas réécrire l’Evangile, seulement interroger ce qui s’est figé, de manière on le sait tardive, et fabriquée a posteriori, dès lors que cela produit des effets négatifs. Mon film n’est pas un film d’historien ou d’exégète, c’est un film pour aujourd’hui. La quête de la vérité doit rester de chaque époque, de chaque instant, au sein même des histoires, des mythes, des représentations parmi lesquels nous vivons, et qui nous aident à nous construire mais aussi peuvent devenir des carcans, des barrières mentales quand ils se transforment en dogmes. La vérité n’est pas fixée dans les livres, elle est toujours dans les intervalles.

Le son joue également un rôle important. Le travail sur le son vise à faire ressentir que le monde que l’on voit à l’écran existait avant, et continuera après notre départ, une fois que la situation semblera s’être dénouée. Il contribue à inscrire l’action dans une autre durée que celle du cours des événements. Le vent, les insectes, les oiseaux donnent cette dimension, grâce au son direct mais recomposé avec Nikolas Javelle, le monteur son et mixeur de tous mes films.

Qui sont les acteurs ? Jésus est joué par un ami, Nabil Djedouani, un réalisateur de films documentaires et de fiction. J’ai toujours été frappé, dans sa douceur, par sa ressemblance avec Jésus. Il a été essentiel à la naissance du film, dont il est aussi le premier assistant réalisateur. Mohamed Aroussi, qui joue Carabas, est un acteur qui a une formation de danseur. J’ai aussi demandé à mes cousins de me rejoindre, ils jouent la plupart des seconds rôles et ils étaient à la régie sur le plateau. A cause de la longueur des répliques, j’ai privilégié des comédiens venus du théâtre pour jouer les Romains, comme Régis Laroche qui joue Ponce Pilate, Roland Gervet dans le rôle du centurion, Xavier Mussel dans celui de Ménénius ou Nouari Nezzar dans celui de Caïphe. Marie Loustalot qui joue Bethsabée, était assistante caméra.

Vous êtes vous posé la question de la langue ? On entend des bribes d’arabe et de berbère, ça ne me dérange pas, Jérusalem était une ville très cosmopolite, avec des mercenaires, des marchands, des esclaves venus de tout le monde méditerranéen, et au-delà. Pour le reste, le film est parlé en français, c’est normal, c’est un film français. Je ne vois pas pourquoi je raconterais l’histoire dans une autre langue, ce serait ridicule. Le problème n’est pas la reconstitution, ce qui compte c’est la foi dans notre cinéma, la cohérence, l’énergie intérieure du film. On ne peut jamais filmer le passé, on ne peut filmer que ce qui est devant la caméra, des hommes et des choses d’aujourd’hui. Tout le film tient à son rapport au présent.

Le film a-t-il été difficile à produire ? Oui, comme tous mes films. Mais c’est aussi le cinéma que je veux faire, et le film ressemble à ce que je cherchais. Il est né dans ce processus long de la recherche dans les documentations, les musées, les bouquins, et puis le texte qui arrive, qui déferle, le scénario s’écrit en trois semaines. Le texte est écrit, à la virgule près, avec les dialogues. Le plus contraignant a été l’obligation de tourner très vite, cinq semaines de tournage en tout, cela demande à la fois de beaucoup prévoir et de s’adapter sans cesse. On travaille sans filet. Ensuite, le film est là, mais il faut aller le chercher au montage, il change encore, il se cache, il fuit, il mute. Il faut beaucoup de patience, d’exigence et de gentillesse pour l’apprivoiser, et qu’il vienne se poser à nos côtés.

Le film est dédié à votre père. Pourquoi ? Merci de me poser la question. Histoire de Judas est dédié à mon père parce qu’il fut pour moi exemplaire. Il est mort juste après le tournage. Exemplaire, il le fut à plus d’un titre : par sa patience, sa persévérance, sa gentillesse et son travail. Il a réussi à franchir toutes sortes d’obstacles : de simple chauffeur, il est devenu propriétaire de toute une flotte de transport. Pour lui, la vie ne se subissait pas, elle devait être vécue pleinement en ouvrant les portes sur le monde et sur les autres. Et ce qui lui importait le plus pour l’éducation de ses enfants, ce n’était pas la richesse matérielle, mais leur accès au chemin de la connaissance. Aujourd’hui, je pense faire le même métier que lui, mon père transportait des marchandises, je transporte des rêves.

Lire la critique d’Histoire de Judas sur Slate.fr

(Une version plus courte et légèrement différente de cet entretien figure dans le dossier de presse du film).

 

 

 

 

 

 

« Patria obscura » de Stéphane Ragot : La France, une image latente

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 Patria obscura de Stéphane Ragot. 1h23. Sortie le 22 octobre.

Très vite on comprend ce qu’il y a d’à la fois étrange et familier dans ce qui se met en place. Un photographe qui prend une photo, quoi de plus banal. Mais cette photo-là n’a rien à voir avec celles qu’il a coutume de faire, précisément parce que c’est la plus banale des photos : un portrait de famille, toute sa parentèle réunie sur un unique cliché. Le genre de choses qu’on fait lors des grandes occasions privées, mariages ou enterrements, qui rassemblent la parentèle d’ordinaire dispersée.

Cette image totalement sans intérêt pour quiconque hormis ceux qui y figurent (le contraire des photos que cherche à faire tout photographe) est riche de… quoi ? Un secret, et qui mène à pas mal d’autres secrets, dont les mieux cachés sont parfois ceux qui sont le plus mis en évidence. Et cet enchainement de secrets engendre un mystère. Les secrets sont privés, à l’échelle de la famille, le mystère, lui, se joue là où cette histoire familiale s’articule à l’histoire collective, à l’Histoire de France.

Toute histoire d’une famille française, avec ses inévitables parts d’ombres et ses nécessaires hasards, est-elle ainsi une possible description de l’Histoire de France ? Possible. Encore faut-il avoir l’énergie d’y aller chercher, et la talent de la raconter. Le grand talent de Stéphane Ragot est de savoir en déplier les recoins, en parcourir les avenues et les chemins de traverse, qui mènent un peu partout à travers le pays, qui croisent les grands événements du 20e siècle et l’actualité la plus immédiate et la plus inquiétante.

C’est une plaisante curiosité sans doute que la famille du réalisateur vienne côté paternel de la Lorraine profonde, celle des hauts fourneaux désormais éteints, et l’autre branche de la grande bourgeoisie installée dans les Landes, à l’exact opposé géographique et social. C’est une sorte de coïncidence riche de sens que les deux grands pères de Stéphane Ragot, Pierre et Paul (!),  aient été l’un et l’autre militaires professionnels, et en même temps dans une relation à l’armée, au pays, à l’uniforme, à l’autorité diamétralement opposée. Il est aussi romanesque à souhait que le grand-père Ragot soit né (de père inconnu) en 1900, l’année même du début de ce siècle que le film découvre pas à pas qu’il est en train de le raconter.

Et il n’est pas moins utile à ce processus qui se met en place que l’enquête sur ses origines, son histoire, ce qu’on appelle son identité, ait lieu alors qu’un président de la République française met en place un Ministère de l’Identité nationale – à quoi nombre des meilleurs esprits rétorqueront qu’il n’existe pas d’identité nationale, juste des identités individuelles. Et Stéphane Ragot de se demander ce que les uns et les autres entendent par là, ce qu’il en est de cette patrie qui a vêtu ses deux grands-pères, en a collé un en prison et a couvert l’autre de médailles.

Par petites étapes, successions de rencontres souvent émouvantes ou drôles, déplacements attentifs aux lieux et aux lumières, retours vers des souvenirs matérialisés par des maisons amies ou la découvertes d’emplacements porteurs d’un sens jusqu’alors inconnu, le réalisateur voyage. Il voyage dans le temps, dans l’espace, dans un entrelacs de mémoires – la sienne, celle de ses proches, de témoins de hasard – et d’archives.

Plus ça avance, plus ça bouge. C’est à dire que plus progresse la trajectoire du film, plus ses composants prennent de vie, s’attirent, se repoussent, se complètent. Du défilé du 14 juillet aux petits soldats de l’enfance, des photos accrochées dans la maison familiale aux registres d’une mairie de Dordogne, d’un écho poignant d’Oradour au visage radieux d’une jeune femme venue des antipodes. D’une boucherie sur la grand’ rue à la rue qui commémore la grande boucherie, et où défilent aujourd’hui des sans-papiers, exclus d’une nation dont les fils furent naguère les oppresseurs de leurs parents.

Stéphane Ragot, qui accompagne par sa voix sa propre trajectoire, trajectoire mentale tout autant que géographique, reste photographe : il ne cesse d’interroger aussi la manière dont il représente, dont il capture, met en forme, fige, déforme, enregistre ces éléments qui sont des bribes de son passé et de celui de ses parents, et qui deviennent bien davantage – notre histoire commune.

Scandant les étapes de son parcours, et la mise en miroir des dimensions les plus intimes et des approches collectives d’un homme qui n’oublie à aucun moment être aussi un citoyen, Stéphane Ragot convoque à l’écran sa pratique de la photographie. Il montre les mécanismes qu’elle utilise, les questions qu’elle suscite y compris avec le passage de l’argentique au numérique (qui est loin de n’être qu’un changement technique), pour mieux faire affleurer l’enjeu central de son film, qui tiendrait au mot « représentation » : représentation de soi et de ses proches, représentation de son histoire, représentation politique comme base de la démocratie, représentation technique avec la photo et le cinéma. La multiplicité des sens et la possibilité d’en jouer, avec légèreté mais sans aucune désinvolture, donne son souffle au film.

 

En même temps que sort le film paraît aux éditions Le Bord de l’eau le livre Patria Lucida. On y trouve le commentaire du film et les photos sur lesquelles il est bâti, ainsi qu’un excellent texte de Pierre Bergougnioux consacré aux impasses ‘éventuellement fécondes) de la construction d’une identité nationale française.

patria_obscura3             Les deux grands pères

 

Entretien avec Stéphane Ragot

Pouvez-vous résumer votre parcours avant que commence le projet de Patria obscura ?

J’étais photographe documentaire, diffusé par l’agence VU. A ce titre j’ai beaucoup voyagé, surtout en Amérique latine et en Afrique. Ma manière de travailler consistait à photographier des gens, mais aussi à parler avec eux, à recueillir des récits de vies – je photographiais des gens à qui je demandais : « qui êtes-vous ? ». A un moment, j’ai eu le sentiment d’un blocage, je me suis rendu compte que je ne serais pas capable de répondre moi-même à cette question que je posais aux autres. J’ai eu le sentiment que j’allais répéter indéfiniment ce qui était devenu un procédé, même si je changeais chaque fois d’endroit. Le film est né de là.

 

Quelle différence faites-vous entre un photographe documentaire et un photoreporter ?

La même qu’entre un film documentaire et un reportage télé, l’affirmation d’un point de vue personnel. Mes photos ont paru dans des journaux comme dans des livres, mais mon travail était basé sur la durée, ce qui n’est pas ce qu’on attend des photos reporters. Et je n’avais pas l’impératif de coller à l’actualité immédiate.

 

Vous avez toujours pratiqué cette activité au loin ?

Oui, j’ai très peu travaillé en France. Au sortir de l’adolescence, je voyais ce choix comme la traduction d’une envie de voyager, de découvrir, rencontrer des mondes différents. Aujourd’hui je l’analyse aussi comme un désir de fuite.

 

Vous êtes aussi allé à Sarajevo pendant le siège, ce qui est une position un peu différente de celle que vous avez décrite.

C’est un moment charnière, comme pour beaucoup d’autres photographes de ma génération. Au début des années 90, je préparais un travail à Beyrouth sur les suites de la guerre, la reconstruction, au moment où la Yougoslavie a explosé. Il m’est apparu qu’attendre que la guerre soit terminée en Yougoslavie pour y aller, comme je m’apprêtais à le faire au Liban, était une lâcheté. J’ai acheté un gilet pare-balles, obligatoire pour prendre les « lifts », les vols de l’ONU. J’ai passé le printemps 1993 à Sarajevo, plutôt à l’écart des autres photographes de presse. C’est le début d’une remise en cause de ma pratique photographique, qui va se poursuivre dans des zones de guerre civile en Amérique latine, notamment au Guatemala. C’est ce qui mène à Patria obscura.

 

A quel moment naît le projet du film ?

Au milieu des années 2000. Je me suis éloigné de mon activité de photographe documentaire et je travaille à ce moment-là comme chef opérateur dans le cinéma d’animation en volume, image par image. J’ai donc commencé par mettre de côté l’appareil photo… sauf que mes toutes premières images pour le film ont consisté à filmer cette séance de photo de famille qu’on voit au début. C’était la première fois que je photographiais ma famille au complet.

 

Pourquoi avoir fait cette photo ?

A ce moment, en 2004, mon projet de film consistait à me lancer dans une enquête sur l’histoire de mon grand-père paternel, Pierre. C’était un projet assez classique autour d’un secret de famille, cette figure opaque et assez dérangeante, dont j’ignorais presque tout. J’ai suivi une résidence d’écriture documentaire à Lussas, qui a surtout servi à remettre en cause l’approche un peu littérale, classique sinon naïve, que j’avais à l’origine quant à la manière d’employer le cinéma à cette recherche. J’ai compris que la dynamique naîtrait de la mise en relation entre mes deux grands-pères, et du défi de faire jouer ensemble l’intime, le familial et quelque chose de plus large, à l’échelle de la nation.

 

Comment avez-vous rencontré la productrice, Laurence Braunberger ?

La conception du film m’a pris longtemps, j’avais besoin d’un travail sur moi-même pour y arriver, pour que ce ne soit pas un règlement de compte ou juste la résolution d’une énigme biographique. J’ai retourné vers moi mon appareil photo, tout en documentant en vidéo mon activité de photographe. En même temps que se mettait en place ce processus, je m’immergeais dans les grandes œuvres du cinéma documentaire. Avec au premier rang de mes admirations Chris Marker. Pas seulement parce qu’il a beaucoup fait usage de la photo, surtout pour la liberté de son regard, Sans soleil a été une révélation. Comme je ne connaissais par ailleurs personne dans le cinéma, je suis allé sonner à la porte des Films du jeudi, dont le nom figure au générique de nombreux films de Marker. Et la porte s’est ouverte.

 

Qu’apportez-vous à ce moment ?

Les milliers de négatifs et 400 tirages noirs et blancs, un ensemble de photos que j’appelle mon vestige argentique. Et puis un document rédigé, assez précis, où j’ai écrit une possible organisation des images existantes. A partir de là, c’est à dire en 2011, avec Laurence Braunberger et la monteuse Sophie Brunet, nous avons commencé à mettre en place la réalisation de nouvelles séquences, notamment tout ce qui se passe dans mon labo, tout ce qui revient sur ma pratique de photographe, laquelle devient un des thèmes du film et non plus seulement un outil pour le fabriquer comme au début.

 

Vous aviez déjà fait tous les voyages à travers la France qui nourrissent l’enquête familiale ? Cela demande une certaine logistique, et un investissement…

Tout ça s’est fait à l’énergie, avec l’aide d’amis, et financé par les Assedic puis le RMI. Je n’avais pas de revenus depuis que j’avais lâché mon travail de photographe, c’était un saut dans le vide.

 

Votre voix joue un rôle important dans le film.

Le recours à la voix off est venu très tard. J’ai mis beaucoup de temps à l’écrire et j’ai fini par l’enregistrer dans mon labo, seul dans le noir, c’est là que j’ai trouvé le ton. Mes références étaient ces cinéastes qui sont capables de parler en filmant, dans le mouvement même d’enregistrement des images, Alain Cavalier dans ses films récents ou Ross McElwee. Pour ma part j’ai eu besoin de passer par l’écriture pour trouver la bonne distance.

 

Le film a bien sûr une dimension personnelle et familiale, il est aussi inscrit dans une époque, celle où par exemple est créé un Ministère de l’Identité nationale.

Même si la situation n’avait rien d’idyllique, quand j’ai commencé on n’était pas encore dans l’hystérisation des questions identitaires qui a accompagné la campagne de Sarkozy, puis sa présidence. Quand arrive le débat autour de la notion d’identité nationale, je suis très gêné : je n’ai pas l’intention de répondre à cette injonction malhonnête, biaisée. J’ai été un des premiers signataires de la pétition « Nous ne débattrons pas » lancée à l’époque par Mediapart, alors que je travaillais sur des enjeux évidemment liés à l’identité. Je ne voulais surtout pas tourner le dos à ces questions, mon travail était d’essayer de me réapproprier différemment des mots, des images, des symboles que je voyaient instrumentalisés pour les pires motifs. C’est pourquoi j’utilise le mot « patrie », je montre le drapeau, je fais entendre la Marseillaise, je n’ignore ni Marianne ni Jeanne d’Arc… Je crois qu’il faut interroger ces références, ne surtout pas faire comme si elles n’existaient pas sans se soumettre non plus à leur utilisation dominante.

 

Comment éviter d’entrer, même de manière polémique, dans une sorte de dialogue avec Le Pen ou Sarkozy ?

La solution a précisément été de repasser par la dimension personnelle, d’associer des représentations collectives très vastes à leur dimension individuelle et même intime. Je crois qu’on a besoin d’être capable de se regarder soi-même pour envisager les autres, que ce soit « les autres » à l’échelle de la famille ou du pays. Pour être ensemble il faut se raconter des histoires, partager des récits et des représentations. On est en déficit de ces histoires communes qui ne reposent pas sur l’exclusion, sur le déni d’une part de nous-même.

 

Le film se construit en partie sur une série de croisements qui semblent des coïncidences heureuses.

J’aime beaucoup la phrase de Chris Marker « Le hasard a des intuitions qu’il ne faut pas prendre pour des coïncidences ». Mon film n’est fait que d’intuitions, mon travail a été d’essayer d’être au bon endroit pour attendre les hasards porteurs de sens, qui éclairent la réalité. Il faut être là. Un des hasards les plus évidents est l’arrivée des Sans-Papiers dans le cimetière militaire près d’Arras où a lieu la cérémonie en l’honneur des anciens combattants. C’est la manifestation même de ce que veut prendre en charge le film. Comme le fait qu’il sorte en salles le 15 octobre 2014, cent ans jour pour jour après la dernière lettre envoyée par mon arrière grand-père à mon arrière grand’mère depuis une tranchée, juste avant sa mort.

 

Dans le film, on vous voit effectuer un accrochage sauvage de photos dans des lieux publics liés aux symboles de la France. Vous l’avez fait spécialement pour le tournage ?

Oui, cela fait partie des séquences tournées dans un deuxième temps, après avoir commencé à travailler au montage. Le film avait besoin de cette ouverture sur l’extérieur, de cette connexion à la fois entre mon travail de photographe et de cinéaste et entre la dimension personnelle et la dimension collective. Il avait aussi besoin de ce mouvement de côté, sans parole, qui d’une certaine manière rejoue différemment ce qui s’est formulé avant, mais cette fois sur le mode de l’action.

 

D’où vient la notion de « Petite Patrie » ?

Elle est née en réaction à mon interrogation sur le mot « patrie », sur ce qu’il pouvait signifier pour moi. Face à la définition terrible de Maurice Barrès, « la patrie c’est la terre des pères alourdie du poids des tombes », existe-t-il une autre conception possible ? Du coup, l’idée de la petite patrie, le territoire d’enfance dans un rapport ni morbide ni dominateur, permettait une relation à la fois très matérielle, précise – il y a une maison, il y a des gens – et en même temps très riche et assez abstraite, avec des souvenirs, des histoires plus ou moins inventées, une manière qu’on a eu d’exister et dont on garde des traces, même de manière obscure.

 

Le film fait résonner les enjeux d’identité avec le passage de la photo argentique à la photo numérique.

Pour moi c’est profondément lié. J’ai 45 ans, quand j’étais plus jeune j’ai appris un métier, photographe, que j’ai pratiqué. A un moment je me suis préoccupé de l’enseigner à mon tour, de commencer à transmettre ce que je savais. A ce moment-là tout s’est écroulé.  On venait de passer dans un autre monde. Je n’ai pas de difficulté à utiliser le numérique, ce n’est pas le problème, et je ne crois pas du tout qu’il y ait un enjeu de qualité technique des images. La rupture est à un autre niveau, il concerne la temporalité, l’écart entre la prise de vue et le moment où on voyait les images. Il m’est souvent arrivé de partir des mois pour prendre des photos, en nombre limité puisque le nombre de rouleaux de pellicules n’était pas infini, sans voir aucune de mes images avant mon retour. Cela signifie vivre longtemps avec ce qu’on imagine avoir photographié. Il se passe énormément de choses dans cet écart, c’est cela qui est perdu. Il y a ensuite le travail sur les négatifs, le développement, le tirage, la sélection sur une planche-contact, bref un rapport long avec ses propres images.  J’ai compris seulement après qu’il ait disparu que c’était ce temps-là qui m’importait. Cette idée là est latente dans le film – comme l’image latente était centrale dans mon rapport à la photo argentique.

 

Le processus même de votre film est fondé sur l’idée d’image latente.

Exactement. Les cérémonies officielles, les visages anonymes ou de gens qui me sont proches, les paysages que j’ai filmés sont pour moi des images latentes que j’essaie de rendre sensibles, perceptibles en faisant le film.

 

Comment avez-vous choisi les musiques qu’on entend dans le film ?

J’écris en musique, toujours, elles m’aident à trouver un rythme, et de ce fait les séquences sont pour moi d’emblée associées à des musiques. Durant l’écriture de Patria obscura, j’ai beaucoup écouté les compositions de Sylvain Chauveau, un compositeur de ma génération que j’apprécie beaucoup, surtout son disque Nocturne impalpable. Il a été d’accord pour que nous utilisions certains de ses morceaux, il est apparu très vite que je retrouvais au montage la proximité d’humeur et de rythme avec les séquences dont ils avaient accompagné l’écriture. Nous avons fait de même avec les autres musiques, notamment les morceaux du trompettiste norvégien Nils Petter Molvær. Un peu comme si ces musiques étaient déjà dans les images et qu’on les faisait apparaître – des musiques latentes.

 

En même temps que le film sort un livre au titre en miroir, Patria lucida.

Il tente une autre approche des mêmes enjeux, à partir du récit et d’une partie des photos réalisée pour le film, et d’un texte de Pierre Bergounioux. Alors que cette traversée du 20e siècle qu’accomplit le film ignore tout à fait 68 – hormis le fait que c’est mon année de naissance, comme on peut le lire à l’écran sur ma carte d’identité – le texte de Bergounioux part, lui, de Mai 68 pour interroger différemment les mêmes enjeux, en reliant mon approche au fait que j’appartiens précisément à cette génération. C’est un  regard décalé sur la même histoire.

 

NB : cet entretien figure dans le dossier de presse du film.

 

«En Chine, le sentiment d’être surveillé est omniprésent, sans qu’on sache forcément où sont les limites» (Vivian Qu, réalisatrice de «Trap Street»)

vivian-qu(1)Entretien avec la productrice de «Black Coal» qui livre avec son premier film comme réalisatrice une peinture à la fois subtile et très transgressive sur les formes modernes du contrôle dans la Chine actuelle.

Productrice de Black Coal, Ours d’or au Festival de Berlin 2014 et rare succès du cinéma d’auteur chinois dans son pays, réalisatrice d’un premier film à la fois subtil et très transgressif sur les formes modernes du contrôle dans la Chine actuelle, Vivian Qu est une figure centrale du jeune cinéma indépendant chinois.

Le récit de son parcours semé d’embuches policières et financières est aussi exemplaire de la manière dont les plus talentueux réussissent à s’appuyer sur les festivals internationaux, les aides étrangères et la reconnaissance critique pour se frayer un accès à leur public national.

Pouvez-vous résumer votre parcours?

Je n’ai pas étudié le cinéma mais les arts visuels, j’ai fait beaucoup de peinture et de photo à Pékin, où j’ai grandi. J’ai eu la possibilité d’aller à New York à la fin des années 1990 poursuivre dans cette voie, et j’y ai découvert le cinéma, dans les salles «art et essai» de la ville, au Moma, au Lincoln Center.

C’est là que j’ai compris que tout ce qui m’intéressait dans les autres arts, y compris également la littérature, était concentré dans les grands films. Cela a été une sorte de coup de foudre.

 J’ai décidé de travailler dans le cinéma, ce qui à ce moment ne signifiait pas nécessairement faire des films. A l’époque, tourner un long métrage était cher, je ne savais pas si j’aurais un jour les moyens de la faire. Cela a bien changé depuis.

Le romancier, scénariste et réalisateur Wang Shuo, qui a notamment écrit In the Heat of the Sun de Jiang Wen, était alors aussi aux Etats-Unis, il m’a convaincue de rentrer en Chine. A Pékin, des amis m’ont présentée à des réalisateurs, j’ai commencé en occupant de nombreux postes, j’ai écrit des scénarios, j’ai fait du montage, j’ai été assistante de production. Le fait que je parle anglais et que j’ai vécu à l’étranger m’a permis d’aider des cinéastes à nouer des contacts hors de Chine et à faire circuler leurs films.

Ensuite vous êtes devenue productrice.

En 2005, j’ai rencontré Diao Yinan[1], qui cherchait à financer son deuxième film, Night Train. Il galérait depuis assez longtemps. J’ai décidé de créer ma société de production pour accompagner ce projet.

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