La «Grande Autre» (Shu Qi), témoin des cauchemars de celui qu’elle accompagne, pour le sauver ou le soumettre.
Une fresque hallucinée signée Bi Gan, la découverte obstinée d’un mystère immense dans le film de Damien Dorsaz, une cruelle histoire d’amours et de tendresse avec Abdellah Taïa: de Chine, du Pérou ou du Maroc, ces troisième, premier ou deuxième films font vivre bien des bonheurs de spectateurs.
«Résurrection», de Bi Gan
Ce fut, à la toute fin du dernier Festival de Cannes, une sorte d’hallucination. D’autant plus qu’après dix jours d’immersion dans les grands écrans, le film proposait une traversée de l’histoire du cinéma, sur un mode à la fois funèbre (dans l’univers de Résurrection, le septième art est supposé avoir non seulement disparu mais être oublié) et d’invocation, vers laquelle pointe son titre. Conte fantastique supposément situé dans un monde futur où l’immortalité serait acquise en échange de la perte de la possibilité de rêver, ce qui tient lieu de narration est énoncé sur des cartons rappelant le cinéma muet.
Ce récit s’attache à un dissident, surnommé «le Rêvoleur», et à une femme, dite «la Grande Autre», qui l’accompagne fantômatiquement, pour le faire sortir de son état soumis à des songes multiples et presque tous douloureux et violents. Rien, dans le film du cinéaste chinois Bi Gan, ne permettra de décider si, ce faisant, elle tend à le sauver ou à le faire rentrer dans le rang –ou si c’est la même chose.
Traversée de l’histoire chinoise et de celle du cinéma
Changeant d’apparence dans des environnements eux aussi très différents, le Rêvoleur traverse le XXe siècle, scandé par les traces d’événements historiques ayant marqué la Chine et par différents styles et genres renvoyant à l’histoire du cinéma: burlesque, expressionnisme, film noir, films d’horreur…
À grandes embardées dans des univers visuels spectaculaires et tourmentés, usant et parfois abusant du très long plan-séquence en mouvement qui est devenu un effet de signature repéré dès le premier long-métrage de son auteur, l’excellent Kaili Blues (2015), Résurrection est à la fois extrêmement touffu et solidement organisé en cinq chapitres, suivis d’un épilogue.

Le grand décor factice d’une Chine orientalisante au début du XXe siècle, une fumerie d’opium d’où surgira la figure du Rêvoleur errant. | Capture d’écran Les Films du Losange
Chaque chapitre renvoie à la primauté d’un des cinq sens. La manière dont celui-ci devient le ressort de la fiction, ou du rêve du personnage, est souvent alambiquée, pour ne devenir plus apparente que peu à peu. L’important est dans l’affirmation d’ensemble de ce qui est assurément le projet du jeune cinéaste: la quête d’une mise en scène plus sensorielle que narrative ou esthétisante, malgré la débauche de péripéties et d’inventions formelles.
Cette accumulation n’échappe pas toujours au risque d’une scénographie rococo, mais sait aussi trouver des instants de pure grâce. L’écriture d’un idéogramme sur une mare couverte de lentilles d’eau est un moment inoubliable, la géométrie dangereuse des rails de chemin de fer dans la pénombre mobilise tout un imaginaire, le départ d’un jeune couple à bord d’une immense barge écarlate vers le soleil levant du XXIe siècle laisse une trace troublante, au sortir d’une cavalcade sanglante.

Dans la nuit rouge de la fin du siècle, une des apparences de Jackson Yee, face à une jeune fille de l’obscurité (Li Gengxi). | Capture d’écran Les Films du Losange
Le réalisateur Bi Gan, dont les films bénéficient en Chine d’un succès qui lui permet la présence de deux stars de première grandeur dans les principaux rôles, Jackson Yee et Shu Qi, a désormais les moyens de ses expérimentations avec le langage cinématographique, avec toute la mémoire du cinéma, avec des influences venues de multiples origines. C’est une chance qui peut aussi devenir un piège, auquel Résurrection n’échappe pas toujours.
D’une ampleur et d’une ambition qui lui ont valu, sur la Croisette, le Prix spécial, le film impressionne par sa virtuosité et intrigue par sa tentative paradoxale d’être à la fois immersif, sinon hypnotique, et saturé de clins d’œil, de pas de côté. Ces jeux avec le second degré, a priori antinomiques de la possibilité de s’abandonner à la grande symphonie en cinq mouvements composée par l’auteur d’Un grand voyage vers la nuit (2018), sont le pari singulier, fragile, de cet encore bien plus grand voyage à travers le siècle, sa mémoire, ses délires et ses angoisses.
«Lady Nazca», de Damien Dorsaz
Très vite, une heureuse similitude se dessine entre le film et son héroïne, cette jeune Allemande installée à Lima dans les années 1930, et qui se prend de passion pour les étranges «lignes de Nazca» (ou géoglyphes de Nazca), créées par une ancienne civilisation du plateau andin et qui dessinent d’immenses figures animales dans le désert péruvien.
Pour son premier film, le cinéaste suisse Damien Dorsaz reconstitue pas à pas un parcours initiatique audacieux, d’une marginalité assumée et méthodique, en filmant comme sa Maria explore.
D’abord accompagnée d’un archéologue français (Guillaume Galienne) qui bientôt renoncera, Maria Reiche (Devrim Lingnau) découvre les signes qui décideront de son destin. | Capture d’écran Memento
Interprétée avec beaucoup de présence mais sans effets superflus par l’actrice allemande Devrim Lingnau, l’apprentie archéologue du film est directement inspirée de Maria Reiche, qui joua effectivement un rôle décisif dans la mise à jour de cet impressionnant ensemble vieux de près de 2.000 ans, dans sa préservation et dans l’élaboration d’explications sur leur signification.
Trouvant un juste équilibre entre la singularité de cette figure féminine, la spectaculaire beauté des paysages, le mystère millénaire des longues marques tracées sur le sol et le mystère, peut-être aussi ancien, qui pousse une personne à se passionner, sa vie durant, pour un phénomène qui a priori ne la concerne en rien, Lady Nazca fraie son chemin entre les écueils de la reconstitution historique et de la fable à thèse. (…)


Luo (Huang Jue), celui qui voyage à travers sa mémoire, ses fantasmes et ses peurs.
Images subliminales et impressions venues du passé, réel ou non.



