Avec «The Mountain», Rick Alverson allume un feu glacé et hypnotique

Andy (Tye Sheridan) et le Dr Fiennes (Jeff Goldblum).

L’«odyssée américaine» d’un médecin sur les routes pour pratiquer des lobotomies et du jeune homme qui l’accompagne dessine un vertigineux parcours dans une société fascinée par ses démons.

À quel moment cela devient-il évident? Et pourquoi? Difficile de répondre, mais ce qui est sûr, c’est qu’avant le premier quart d’heure de projection de ce film signé d’un auteur dont on avoue ne rien savoir, à propos d’un sujet pour lequel on n’a pas d’intérêt particulier, on sait.

On sait se trouver en présence d’un véritable film de cinéma, d’une proposition forte, émouvante, riche de multiples niveaux tout en étant très simple à suivre.

Il ne s’agit même pas ici de se demander si The Mountain est un grand film, mais de constater avec certitude et gratitude que c’est du cinéma, ce qu’on est en droit d’attendre du cinéma –et qui se rencontre si peu souvent sur les écrans, y compris ceux desdites salles de cinéma.

Quelque part en province aux États-Unis, plutôt dans le nord, dans les années 1950 à en croire le modèle des voitures et des postes de télévision, Andy, jeune homme renfermé, vivote dans l’ombre de son père dominateur, viril. La mère n’est pas là, elle a été internée.

Le jeune homme travaille là où règne son père, cette patinoire immaculée où l’homme fort et sûr de lui fait tournoyer avec légèreté de gracieuses patineuses, et parfois en emmène une jusqu’à un coin isolé. Le fils ne dit rien, ne fait rien d’autre qu’écouter et regarder. Le père meurt.

Un homme surgit, il est médecin, il voyage d’hôpital psychiatrique en hôpital psychiatrique, où il pratique en grand nombre des opérations dont il est un spécialiste reconnu. Andy devient l’assistant du Dr Fiennes et, requis de tirer le portrait des patients, se révèle un bon photographe. Il ne dit toujours rien. Si, une fois, après une séance d’électrodes brutales: «C’est aussi ce que vous avez fait à ma mère?»

Trouble, inquiétant, d’une ironie subtile

Les plans sont comme posés, avec une sorte de certitude du regard, du cadre, de la durée. Les couleurs sont brunes et beiges, avec beaucoup de blanc: le blanc des lieux de soin dedans, le blanc de la neige et de la glace dehors. Les paroles sont rares et nécessaires, les silences troublants, parfois inquiétants, parfois d’une ironie subtile.

Au cœur de ce minimalisme vibrent une violence, une douleur, une étrangeté. Ce sont des lobotomies que pratique le Dr Fiennes avec dextérité et autorité, sinon une arrogance qui masque plus ou moins ses failles. Andy, qui partage souvent sa chambre de motel, les entrevoit.

Délibérément placé dans le registre de la retenue et de la demi-teinte, The Mountain n’est pas un film monotone. Il survient des événements, des rencontres, des changements de rythme.

Il y aura une jeune femme mystérieuse et attirante, Susan, et Jack son père, étrange gourou illuminé interprété comme en transe par Denis Lavant. Il y aura cette image de montagne, qui était chez Andy, qui est chez Jack et Susan.

Jack (Denis Lavant), guérisseur aux méthodes bizarres et imprécateur hypnotique.

Il y aura une aventure, des aventures, du sang vite effacé et de la terreur rentrée, du désir, un voyage. À ce moment, il semble que tout puisse arriver dans le film, et en même temps ce qui arrive est nécessaire, implacable. (…)

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« Kaili Blues » le plein de super

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Kaili Blues de Bi Gan, avec Chen Yong-zhong, Guo Yue. Durée: 1h50. Sortie le 23 mars.

Pour qui garde intérêt à ce qui advient sur les écrans au-delà des grosses machines hypermédiatisées, les propositions singulières, venues d’un peu partout, ne manquent pas. Chaque semaine ou presque y pourvoie, parfois même en si grand nombre qu’il est difficile de s’y retrouver. Parmi ces propositions, l’Extrême-Orient est depuis un quart de siècle une source particulièrement féconde. Et pourtant…

Et pourtant il est exceptionnel que se produise un événement tel que la découverte de Kaili Blues, premier long métrage d’un réalisateur de 26 ans, Bi Gan. Bi Gan est chinois, mais vient d’une région excentrée, le méridional et tropical Guizhou, et est issu de la minorité ethnique miao: pas exactement le profil type du jeune réalisateur préparé à s’imposer sur la scène internationale des festivals et des écrans art et essai. C’est pourtant ce qu’il est en passe de faire, avec ce film qui ne cesse de rafler, à juste titre, toutes les récompenses dans les festivals où il est invité, depuis Locarno qui l’a révélé en août dernier.

Au début de Kaili Blues, on retrouve certains traits communs au cinéma d’auteur chinois, une attention aux gestes et aux atmosphères, une dimension documentaire, le pari sur les puissances fictionnelles de personnages du quotidien, ici deux médecins qui travaillent et s’ennuient dans un dispensaire. Mais déjà des tonalités inédites, un penchant pour l’étrangeté qui rôde dans le banal et tire vers le fantastique, un humour à fleur de réel, la présence de la violence et de la misère, dans un monde où il est encore courant de vendre les enfants. Et surtout ces poèmes qui font irruption, troublent et séduisent.

Poète, ce fut une des activités de Bi Gan, depuis l’enfance. Il a aussi été pompiste, et dynamiteur de chantier. Rencontrer ce jeune homme qui semble plus jeune encore, c’est aller à la rencontre d’une trajectoire qui est elle aussi un poème. Fils d’un camionneur et d’une coiffeuse, élevé par sa grand-mère dans cette ville de Kaili où commence le film, Bi Gan a grandi dans un milieu où la culture n’avait aucune place.

Adolescent, il veut faire de la télévision, parce que «j’aime les animaux et j’espérais pouvoir leur consacrer des reportages». Seule le département média de l’université de Taiyuan, à 2.000 km de là, accepte ce peu prometteur aspirant, qui ne connaît rien au cinéma et ne s’en soucie pas. Un jour, par hasard, il tombe à la médiathèque de la fac sur un extrait de Stalker de Tarkovski. Il déteste ce qu’il voit au point de décider d’écrire un article dans le journal étudiant contre ce film, qu’il regarde alors par tronçons de dix minutes sur YouTube. Arrivé au bout, « j’ai pris conscience que j’avais vu le plus beau film de ma vie ».

Un professeur s’intéresse à lui, lui découvre un talent inattendu, va voir ses parents pour les convaincre de le laisser suivre sa voie. Voie qui se dirige dès lors vers le cinéma, mais avec des détours: Bi Gan étudie l’architecture, et apprend à faire sauter des pans de montagnes à coup d’explosifs.

 

kaili3De tout cela, on perçoit les traces dans Kaili Blues, de même qu’on y entend ses poèmes, que jusque-là personne ne voulait lire. Aujourd’hui, après que son film a remporté les Golden Horse, la plus haute récompense du cinéma chinois (décernée à Taiwan), un grand éditeur souhaite les publier.

Sortir de son monde par des voies improbables, c’est bien aussi ce que raconte Kaili Blues. Bientôt l’un des médecins enfourche sa moto et quitte la ville et son quotidien, chargé d’une double mission –retrouver son neveu abandonné par son père, apporter des souvenirs à l’ancien amoureux de sa collègue, désormais à l’article de la mort. La chronique se fait road-movie, exploration de situations inattendues et traitées avec légèreté, souvent avec humour.(…)

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« Siddarth »: un enfant et un monde

sidharth (1)Siddarth de Richie Mehta, avec Rajesh Tailang, Tannishtha Chatterjee. 1h36.         Sortie le 27 août.

Siddarth est le prénom d’un garçon de 12 ans que son père a envoyé travailler dans une usine, loin de Dehli. Mais Siddarth a disparu. Le film qui porte son nom raconte la quête du père soutenu par l’espoir de sa femme et de sa fille. Dans les rues de la capitale, dans celle de l’autre ville, dans les bus et les trains, puis au loin à Mumbai, le film organise une sorte de voyage, qui est aussi exploration de lieux, de métiers, de pratiques et de coutumes.

Car si Siddarth raconte assurément une histoire, histoire centrée sur les tribulations de cet homme, son intérêt tient à ce que chacun de ses plans raconte de surcroit bien d’autres choses : une foule de notations, parfois sans y prendre garde, qui concernent la nourriture et les téléphones portables, l’école et les chaussures, le travail clandestin des enfants, les transports, les lumières changeantes selon les quartiers, la police de proximité, les ONG, le thé…

Le ressort dramatique qui anime le film de Richie Mehta, réalisateur canadien d’origine indienne, à l’évidence bon connaisseur du monde qu’il parcourt avec sa caméra et son micro, n’est certes pas juste un prétexte, et les protagonistes sont bien polarisés par cette recherche.  Mais celle-ci devient l’occasion d’une sorte d’immersion dans le quotidien des quartiers pauvres des grandes cités indiennes d’aujourd’hui, sans misérabilisme ni racolage – on est très loin de l’affreusement complaisant Slumdog Millionnaire.  

On songe plutôt au cheminement dans les rues et au fil des rencontres du Voleur de bicyclette, à cette manière à partir d’une situation de crise à la fois objective et intime (sa femme reproche à l’homme, pauvre artisan ambulant, d’avoir envoyé le garçon travailler et de l’avoir mis en danger) de partir en quête du monde. Habitué des rues de la ville, qu’il arpente en proposant ses services de réparateur de fermetures éclair, le personnage principal a besoin d’être attentif à tous les signes, qui recèlent peut-être un indice du sort de son fils. Et c’est cette disponibilité même, disponibilité partagée par le film et offerte au spectateur, qui fait l’intérêt sans cesse renouvelé de Siddharth.

Venise 70-5 (2/09) Une petite fille dans un camion rouge

Lou-Lelia Demarliac dans Je m’appelle Hmmm…

Maigre moisson dominicale à la Mostra, avec nombre de films sur lesquels on préfère laisser planer le silence. Et puis, inattendue et inclassable, une découverte, une émotion.

Il y aurait un grand camion rouge sur des petites routes du côté des Landes. Il y aurait cette maison bizarre, à Orléans, avec le père chômeur dépressif qui végète entouré de ses trois enfants, et puis des fois, il demande à la grande, qui a 12 ans, de monter avec lui à l’étage. Il y aurait la fatigue de la mère, et la gamine qui un jour part en classe nature, et puis quitte la place nature, et monte se cacher dans le camion rouge. L’Anglais tatoué, Pete, démarre. Il ne la voit pas, et puis il la voit. Ça va rouler.

Présenté dans la section Orizzonti, Je m’appelle Hmmm…, premier long métrage d’une réalisatrice connue pour d’autres raisons sous le non d’agnès b., se met en place entre sombre chronique familiale et rêve fantastique, possibles éléments autobiographiques et road movie dans le Sud-Ouest de la France. C’est un film qui est comme porté par plusieurs élans à la fois, et qui, loin de chercher à les domestiquer ou à les coordonner, leur donne libre cours, et parie sur ce qui  émanera finalement de leur enchevêtrement, de leur luxuriance. Un film linéaire comme un voyage et accidenté comme une aventure.

Un film qui ne recule ni devant la stylisation ni devant le naturalisme, ni devant le deuxième degré – écriture à même l’écran, énoncé à plat de situations atroces et qu’il est plus digne de dire ouvertement, irruption de figures imaginaires, sorties de contes ou de songes, un couple de danseurs de Buto, un loup garou qui sert au bistrot, un facétieux voyageur grimaçant, un errant aussi éternel que le juif, mais qui est peut-être tsigane, ou révolutionnaire exilé, qu’on reconnaisse en lui ou pas le visage de Toni Negri.

Je m’appelle Hmmm… raconte son histoire, celle de la petite fille qui ne livrera de son identité que ce qu’en dit le titre ; Et en même temps, il fait de cette histoire, de ce trajet, l’aimant d’autres échos, d’autres récits, tandis que ses images parfois changent de matière et de cadre. Agnès b. fait son film comme on a vu la petite fille fabriquer un univers pour sa poupée, seul sur une plage, en glanant des objets perdus, jetés, ignorés. Le camion roule, il est beau. Celui qui le conduit, est, lui, admirable. Premier rôle au cinéma du très grand artiste qu’est Douglas Gordon, celui-ci donne à Pete une présence à la fois émouvante et opaque, au diapason de cet objet bizarre et juste qu’est le film lui-même.

Trois en chemin

Casa Nostra de Nathan Nicholovitch

Céline Farmachi dans Casa Nostra

C’est délicat, avec des ruptures de ton. C’est en noir et blanc, très beau, un peu trop même parfois. Il y a une famille assemblée d’abord, dans une grande maison dirait-on, et puis une jeune femme chez elle, qui se dispute avec son mari en Italie, à Lyon un garçon très amoureux d’une jeune fille qui n’a pas l’air de vouloir rester dans son lit et puis si, il y a une autre jeune femme, à Marseille. C’est carré, l’image est carrée. Ça bouge ça parle ça vibre. Il y a un vieil homme torse nu qui empile des parpaings sur une scène de théâtre devant des fauteuils vides. Une vieille femme qui se maquille, qui passe l’aspirateur. Il y a des tensions, du mouvement, des lignes de fuite. La femme en Italie part de chez elle.

Gilles Kazazian

Le garçon écrit, une pièce de théâtre. Celle de Marseille écoute les confidences d’autres gens. On dirait une composition musicale, du jazz plutôt free. On ne connaît personne, ni le réalisateur ni les interprètes ; c’est bien. Bientôt il semble que le point commun de ces éclats qui ne raccordent ni ne s’excluent soit un mot, une idée : l’intimité. L’intimité des sentiments, des émotions, des pulsions, de ce qui travaillent des êtres humains au secret d’eux-mêmes, au point d’instabilité entre eux, entre elle et lui, entre elle et elle. Des amants, des parents, des sœurs et frère, des fantasmes. Le curieux format carré devient une réponse formelle vite acceptée, et même assez gracieuse en même temps que déstabilisante, pour évoquer le trou de serrure, l’accès possible à ce qui d’habitude est caché. C’est impudique, oui, et pourtant jamais obscène. Les chemins convergent. L’ « argument dramatique » comme on dit, devient de plus en plus clair, ce n’est pas grave. Ce sont deux sœurs et un frère, leur père est en train de mourir, ils se mettent en chemin pour aller le voir mais  font un détour pour que le garçon essaie de remettre la main sur celle qu’il aime et qui, elle, ne l’aime pas. La mère est seule à la maison, on n’est pas sûr qu’elle attende ses enfants. On est dans des appartements, chez des gens qui disent un peu de leur histoire à eux, à elles surtout, on est sur des routes, à la montagne, dans un village, dans des cafés, des endroits avec de la musique tard. Noir  désir. Il y a des lits de rencontre, des étreintes de passage, des rêves, des cuites sévères. Avec le format carré, ils ne sont presque jamais tous les trois ensemble dans le cadre.

Clo Mercier

Pourquoi on dit « fratrie » quand il y a deux sœurs fortes et un frère faible ? La nuit ressemble à la nuit, les tasses de café au petit matin. On pourrait songer à Adieu Philippine, à cause de la liberté de filmer et du trio en vadrouille un homme deux femmes. Hélène, Ben, Mathilde, et ces acteurs qui rayonnent : Céline Farmachi, Gilles Kazazian, Clo Mercier. Malgré la grande différence de « sujet » ( ?), au moins en apparence, on pense surtout à Husbands de Cassavetes, à Passe-montagne de Stevenin. Quand ce qui fait mal touche juste, quand les instants sont des notes qui vibrent. La mort est un moment du vivant, ce n’est pas particulièrement gai, ni le contraire. Il y a un monde alentour. Il y a un film.

« Villegas » de Gonzalo Tobal

Premier film d’un réalisateur argentin de 30 ans dont les courts ont été largement remarqués dans les festivals, Villegas raconte deux jours dans la vie de deux cousins trentenaires. Esteban et Esteban dit Pipa quittent Buenos Aires pour retourner dans leur petite ville natale, le temps d’enterrer un grand père et de prendre acte que leur existence est à un tournant. Tout, absolument  tout ce que vous pouvez présupposer du film à partir de ce bref résumé, est exact. Ce n’est pas grave, au contraire. C’est même le meilleur du film : road movie générationnel, Villegas prend en charge les trajectoires et les circulations émotionnelles et psychologiques qui définissent ce genre. Moins il se mêle d’y jouter de l’originalité et de la singularité, mieux il réussit à faire entendre une mélodie subtile et complexe, entre ses deux protagonistes, celui qui est en train de se ranger et va se marier et celui qui glande sans parvenir à percer sur la scène rock, et les quelques personnages de rencontre, la serveuse de la station service, la cousine adolescente prolongée et amoureuse transie, le père qui raconte d’interminables histoires pas drôles durant les diners de famille. En revanche, dès que le film cherche à singulariser les situations ou à dramatiser les relations, il devient caricatural et maladroit. Gonzalo Tobal possède un réel sens de la mise en scène, particulièrement perceptible dans les scènes à basse intensité, et qui rend très plaisant le voyage en compagnie de ses deux Esteban tant qu’il ne se mêle pas d’y adjoindre de la dramatisation.

Le trip avec maman

Walk Away Renée de Jonathan Caouette

Ceux qui ont vu Tarnation n’ont pas oublié, n’oublieront jamais la vertigineuse découverte, dans le même maelström, de l’intimité d’un jeune homme comme jailli de sa famille en explosifs lambeaux (« dysfonctionnelle » semble décidément beaucoup trop sage) et d’un incontestable cinéaste comme jailli de nulle part. C’était il y a huit ans, on guettait le retour de Jonathan Caouette. Il revient avec un film différent, mais dans le droit fil du précédent, centré autour de cette héroïne tragique, Renée, qui est aussi sa mère. Renée, jeune femme au caractère fragile, fragilisée d’avoir été abandonnée par son mari juste après la naissance de leur enfant, Renée livrée aux psychiatres qui lui ont administrés des centaines, peut-être des milliers de séances d’électrochocs et toute la pharmacopée d’assaut des traitements lourds qui ont été l’ordinaire des « nids de coucou », Renée est aujourd’hui une dame de 58 ans qui a l’air d’une vieille épave: psychotique grave, trimballée d’institution mal adaptée en institution moins bien adaptée.

Au début du film, elle est à Houston, Texas, et elle est mal soignée, du coup elle débloque sérieusement. A New York, Jonathan s’angoisse et s’énerve. Puis finit par trouver une autre institution, à proximité de son domicile. Il part chercher sa mère. Walk Away Renée est le récit affectueux, halluciné, paradoxal, de leur voyage. C’est un voyage dans l’espace, la route entre le Texas et New York jalonnée de rencontres et d’incidents. C’est un voyage dans le temps, depuis l’enfance de Renée, photos et films de famille, donc aussi dans l’histoire d’une certaine Amérique, des années à 50 à aujourd’hui, grâce à des images chargées de sens multiples et intenses. C’est un voyage en enfer, l’enfer de la « prise en charge » psychiatrique, dessinée entre conversations téléphoniques angoissées, prescriptions inadaptés, témoignages désespérants. C’est un voyage dans les limbes d’un esprit du temps, temps à la fois au long cours et extrêmement présent. Douloureusement et joyeusement présent.

Et c’est même un voyage dans plusieurs univers, aux confins des imaginaires de la mère et du fils, dans des régions où la science-fiction, pour le meilleur ou pour le pire, est une modalité de l’intime, où le monde enchanté des vedettes de la chanson et du cinéma est une province du pays, peut-être même la pièce d’à-côté de la maison. Les proches et des quidams de rencontre participent de cette trajectoire multidimensionnelle, où l’infinie tendresse de J. Caouette pour sa mère et l’infinie rigueur du réalisateur J. Caouette s’enroulent en une sinusoïdale étincelante. Elle mène sur des chemins étonnamment ouverts à tous, cette histoire personnelle à l’extrême devient la fable juste de ce monde, de ses terreurs, des ombres de son passé, des gouffres de son présent. Chemins parcourus avec une légèreté souvent rieuse, toujours attentive, et qui mène à un authentique miracle : la résurrection de Renée, moment de grâce, éphémère sans doute, mais où l’énergie d’un être humain à prendre soin d’un autre être humain entre en collision avec la vibration purement cinématographique d’une image enfouie, occultée, et qui soudain surgit.

Walk Away Renée relève de ce qu’on pourrait appeler l’auto-fiction filmée. Genre déjà ancien (Jonas Mekas, depuis le début des années 50), il est un marqueur particulièrement fort de ce qui distingue radicalement (on ne dit pas : qui oppose) écrire et filmer. Rien de ce qui fait la force, la beauté, la colère, la simplicité du film de Jonathan Caouette ne pourrait advenir autrement que grâce au film, et à la sensibilité de cinéaste de celui qui le met en œuvre. L’auto-fiction filmée est devenue une tentation facile à assouvir avec les caméras numériques. Comme il se doit, cette facilité ne fait qu’élever le niveau d’exigence dans la mise en œuvre d’un procédé grand ouvert à toutes les complaisances. Tout autant que lorsque John Cassavetes à bout de souffle filmait  Gena Rowlands – une des références majeures, et à bon droit, de Caouette – c était incroyablement compliqué de réussir Walk Away Renée. On en sent à chaque seconde la tension et les risques. Et cela ne fait qu’ajouter au troublant bonheur d’accompagner cet amoureux voyage au bord de l’abîme.

Ombres et lumières de la route

Querelles de Morteza Farshbaf

Ils s’engueulent dans le noir ? Qui ? On ne sait pas, mais si quand même : c’est un couple, et ils parlent persan. Ouvrir ainsi la projection sans image est assez gonflé, ce sera la moindre des audaces de ce film parti d’emblée sur une aventureuse trajectoire. La suite ira plus loin, beaucoup plus loin. Dans la nuit, les phares d’une voiture qui s’en va éclairent fugacement un garçon d’une dizaine d’années sur son lit. Générique d’un film qui s’appelle Querelles en français, mais Deuil en persan et en anglais. Voici qu’un deuxième couple se dispute. Cette fois il y a des images, celles d’un 4X4 sur une route traversant un somptueux paysage vallonné. Impossible de ne pas penser aux grands espaces de Et la vie continue et Le vent nous emportera d’Abbas Karostami. Il y a des images, mais pas le son des dialogues de cette dispute, que nous ne percevons que grâce aux sous-titres.

Nous voici finalement à bord de la voiture, le mari conduit tout en discutant avec sa femme à côté de lui. L’un et l’autre sont sourds-muets, ils s’expriment par signes. Sur le siège arrière, il y a le garçon qu’on a aperçu sur son lit. Il ne faudra pas longtemps pour comprendre qu’il est le fils de ceux qu’on a entendus se disputer au début, que ses parents sont morts dans un accident de la route après avoir quitté très énervés la maison où ils se trouvaient avec l’autre couple, celui de la voiture. La femme sur le siège du passager est la sœur de celle qui est morte, et donc la tante du garçon. Le couple se dispute sur l’attitude à adopter vis-à-vis de l’orphelin, la meilleure manière de lui annoncer la mort de ses parents, et l’hypothèse de l’adopter. Remonte un ancien conflit entre l’homme et la femme, elle qui voulait un enfant, lui qui n’a pas voulu, en arguant du risque qu’il soit muet comme eux. Ils « débattent » en croyant que l’enfant ne les comprend pas. Mais s’il ne dit rien, il semble pourtant que celui-ci perçoive beaucoup de choses.

Il y aura dès lors nombre de péripéties, de rencontres sur la route, plusieurs personnages étonnants apparaîtront, les relations entre l’enfant et son oncle et sa tante évolueront. Ces péripéties participent du mouvement de ce film toujours mobile, toujours surprenant – et à nouveau cela rappelle les nombreux films de Kiarostami faisant du trajet automobile à la fois la rampe de lancement et la métaphore du mouvement cinématographique. Mais Querelles n’imite personne, ni ne se résume aux événements qui adviennent.

Avec une extraordinaire attention aux personnes et aux espaces, il met en branle un très étrange mouvement paradoxal. Ce mouvement évoque une composition musicale sophistiquée. C’est un parcours heurté, scandé par les péripéties, les crises, les arrêts forcés par un incident mécanique ou psychologique, par l’inquiétante violence d’une dispute sans parole, par l’opposition entre les plans très larges de paysage et l’habitacle de la voiture, par les irruptions de sons (klaxons, chantiers, camions…), par les brusques interférences du monde comme il continue interférant avec le drame vécu par les trois protagonistes, par les interruptions de lumière lors des passages dans des tunnels (qui obligent les personnages à se « taire » puisqu’ils ne se voient plus). Et c’est un mouvement d’ensemble d’une émouvante fluidité, comme si quelque chose de plus ample portait malgré tout cet agrégat de situations, d’émotions, de colère, de douleur et de tendresse.

Réussite formelle – inscrire le discontinu et le contrasté dans la fluidité d’un mouvement plus ample – Querelles est surtout une très belle mise en forme à la fois d’une idée de l’existence et de l’idée du cinéma. Capacité à percevoir l’existence à la fois dans ce qu’elle a de heurté, livrée à l’impondérable, aux drames extrêmes comme la perte des parents comme aux aléas d’une fuite dans le moteur qui bloque le retour à la grande ville, et pourtant cheminement et réagencement d’individus entre eux, le couple désaccordé sans avoir cessé de s’aimer, leur relation aussi bien à l’enfant qu’ils n’ont pas eu qu’à celui qui voyage avec eux et auquel ils ne savent pas s’adresser.  Et capacité de dépasser l’opposition entre un cinéma du coup de théâtre et de la tension dramatique et un cinéma de la durée (en termes pédants, on dirait entre image-mouvement et image-temps).

Avec ses trois acteurs inconnus et un dispositif de mise en scène d’une apparente extrême simplicité, Morteza Farshbaf réussit pour son premier long métrage une opération à la fois virtuose et dépourvue d’esbroufe, qui laisse en émoi au bord d’une voie menant vers on ne sait où, à l’entrée d’un chemin dont l’obscurité, à la fois menace et promesse, ressemble à celle de la salle de cinéma.  Ou à celle de l’avenir.