«L’Histoire de Souleymane», «Niki», «Lee Miller», «The Apprentice», usages et vertiges du biopic

L’Histoire de Souleymane est aussi, indirectement, le biopic de son acteur Abou Sangare.

Les films de Boris Lojkine, Céline Sallette, Ellen Kuras et Ali Abbasi traduisent certaines des multiples manières, très inégales, qu’a le cinéma de faire d’une personne un personnage.

Raconter sous forme de fiction tout ou partie de la vie de personnes célèbres est presqu’aussi vieux que le cinéma, Jeanne d’Arc restant recordwoman du genre depuis un bon siècle. Il n’empêche que le désormais dit «biopic» connaît une efflorescence sans précédent, avec de loin en loin la découverte de manières plus singulières d’évoquer une personnalité et son temps que la reconstitution biographique illustrée.

Parfois, l’engouement pour une figure donne plusieurs films simultanément, comme c’est arrivé avec des icônes de la mode telle Coco Chanel en 2008-2009 ou, en 2014, Yves Saint Laurent, cas exemplaire du contraste entre un traitement académique et un traitement inventif dans le cas de l’approche de Bertrand Bonello.

Et, pour cette seule année 2024, sont parues sur les grands écrans les vies de Maria Schneider, de Bob Marley, de Maurice Ravel, de Napoléon, de Romain Gary et d’Amy Winehouse, en attendant Sarah Bernhardt, La Callas, Franz Kafka, Charles Aznavour, Leni Riefenstahl, Bob DylaTrois paramètres majeurs nourrissent cet engouement. Les deux premiers sont symétriques: soit la personne est déjà très célèbre et le film cherche à profiter de sa renommée, qui rassure les investisseurs et invite le public en terrain supposé connu, soit elle ne l’est pas autant qu’elle le devrait et il s’agit de révéler une existence injustement sous-estimée par l’histoire officielle. Non sans éventuellement combiner les deux, en promettant des révélations sur des figures archi-connues.

Le troisième facteur décisif est d’offrir presque systématiquement l’occasion d’une performance impressionnante à l’interprète principal·e, avec couramment promesse d’Oscar, César et autres statuettes dorées en usage partout dans le monde.

Cette semaine, ce sont pas moins de quatre biopics qui sortent sur les écrans français. En fait trois plus un, L’Histoire de Souleymane, où la question du biopic, du rapport entre un individu et celui qu’il incarne, est reformulée de manière singulière. Les trois premiers évoquent les années de formation d’une artiste, Niki de Saint Phalle, la carrière d’une photographe, Lee Miller, et le début de l’ascension de Donald Trump. Chacun des trois est porté par une idée forte, qui organise les éléments biographiques retenus et, surtout, la manière de les présenter.

«Niki» de Céline Sallette

Pour son premier film comme réalisatrice, Céline Sallette s’appuie sur les trois livres consacrés à sa propre histoire écrits par la peintre et la suit dans son devenir artiste, plus exactement cette artiste-là, suivant un processus de réappropriation de son passé marqué par l’inceste qu’elle a subi.

Le film tire le meilleur parti de ses deux principaux atouts. L’un tient à l’intensité de la présence de son actrice, Charlotte Le Bon, très bien filmée dans la multiplicité des manières qu’a l’héroïne d’exister, de réagir, de souffrir, de s’effondrer, de rayonner de vitalité. D’être folle et pas du tout folle.

Niki (Charlotte Le Bon), qui laissera le nom de son mari pour se réapproprier celui du père qui l'a violentée en même temps qu'elle invente son style et construit sa place. | Capture d'écran Wild Bunch Distribution via YouTube

Niki (Charlotte Le Bon), qui laissera le nom de son mari pour se réapproprier celui du père qui l’a violentée en même temps qu’elle invente son style et construit sa place. | Wild Bunch Distribution

Le second, peut-être subi, mais précieux, consiste en l’interdiction qu’a eu la cinéaste de montrer les œuvres de celle dont elle conte l’histoire. C’est d’autant moins dommageable qu’à peu près tout le monde a au moins vaguement en tête ce à quoi ressemble l’œuvre de Niki de Saint Phalle, a au moins vu les grandes statues colorées, à défaut d’une connaissance plus complète.

Il se trouve que cette situation fait écho à ce qui reste assurément le chef d’œuvre du film consacré à un ou une peintre, le Van Gogh de Maurice Pialat, où là non plus on ne voyait jamais les tableaux. Ils n’en étaient que mieux présents, sans le malaise de figurer le geste d’un ou une grande artiste en action, qui est souvent comme la dénonciation explicite de ce que le dispositif du biopic dans son ensemble a d’artificiel, sinon de complètement bidon.

Rien de tel avec ce film tendu, combatif, qui réussit également l’exercice si souvent décevant de la reconstitution d’une communauté d’artistes en marge et promis à grand avenir. Ici, c’est l’évocation de la bohême des nouveaux réalistes (Tinguely, Arman, Villeglé, Spoerri… Yves Klein n’apparaît pas dans le film, qui en revanche redonne une place à l’artiste suisse Eva Aeppli), en évitant le côté folklorique qui généralement prévaut.

De part en part, au fil de ses chapitres, cette réussite tient pour une part à une rage féministe, qui irrigue le film sans l’y enfermer. Et c’est très bien ainsi.

Niki
De Céline Sallette
Avec Charlotte Le Bon, John Robinson, Damien Bonnard, Judith Chemla, Alain Fromager
Durée: 1h38
Sortie le 9 octobre 2024

«Lee Miller» d’Ellen Kuras

C’est un peu le contraire avec Lee Miller. Le film évoque la vie de cette photographe américaine casse-cou qui réussit à s’imposer parmi les reporters de guerre ayant accompagné l’US Army en 1944-1945, de la Normandie à l’Allemagne où elle est parmi les premières à photographier l’horreur des camps de concentration.

La vie de Lee Miller fut effectivement extraordinaire, à plusieurs titres. Et c’est comme si le film ne savait faire autre chose qu’y prélever ce qui peut paraître payant, tout en se soumettant à un point de vue général très contestable.

Lee Miller (Kate Winslet), reporter baroudeuse pendant la Seconde Guerre mondiale. | SND
Lee Miller (Kate Winslet), reporter baroudeuse pendant la Seconde Guerre mondiale. | SND

Comme autant de coups de truelle, on voit s’empiler les coups de force sur lesquels compte la production. À commencer par le numéro de Kate Winslet, monolithe de détermination dans un monde en guerre où se multiplient aussi les manifestations de cette guerre plus insidieuse (et bien plus longue), celle de la domination des mâles.

Mais aussi les scènes d’action, avec assez d’explosions et de cavalcade sous les tirs pour secouer le public, et des scènes choc (les piles de cadavres de Buchenwald et de Dachau, l’autoportrait dans la baignoire d’Adolf Hitler).

Dans le film, tout se résume à une suite d’anecdotes curieuses, sans que rien dans la manière de filmer, de jouer, de monter, ne donne accès aux multiples et terribles échos que ces situations convoquent.

Mais c’est aussi, ou surtout, idée maîtresse bizarrement dissimulée, que cette histoire est racontée d’un point de vue très particulier. Celui d’un homme qui déballe et commente les archives de Lee Miller et qui est présenté comme «le journaliste», mais est en fait le fils de la photographe, Antony Penrose, auteur du livre dont s’inspire le film. (…)

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«Elvis», rock star luxueusement statufiée mais aplatie

Le narrateur-manipulateur colonel Parker (Tom Hanks) et sa créature, Elvis Presley (Austin Butler).

Baz Luhrmann déploie toutes les ressources de son savoir-faire d’homme de spectacle pour composer une évocation énergique mais millimétrée et simplificatrice.

Rare privilège, Baz Luhrmann a pu modifier le logo de la multinationale qui le produit (Warner), et qui apparaît serti d’or et de pierres précieuses. De quoi afficher immédiatement le ton et l’esprit du film: l’excès de clinquant, la déferlante de kitsch.

Aussitôt après apparaît celui qui est supposé raconter l’histoire (bien qu’on puisse douter qu’il l’aurait racontée ainsi), le colonel Parker, imprésario démiurge de la star du rock, que Tom Hanks se régale à surjouer en Raminagrobis visionnaire et cynique.

Elvis, le film, est porteur d’une question à plusieurs centaines de millions de dollars: dans quelle mesure un public âgé de moins de 50 ans est-il susceptible d’être passionné par un phénomène totalement inscrit dans un monde disparu avec les années 1950-1960?

Pour les autres, plus âgés, il n’y a guère de suspense: ceux pour qui le chanteur de «Blue Suede Shoes» a été une figure importante de leur jeunesse pourront piocher à loisir dans le luxueux éventail de colifichets-souvenirs offerts par le film. Et ceux qui lui portent peu ou pas d’intérêt ne risquent pas de changer d’avis.

Deux atouts et deux ressorts

Sur une trame classique de biopic qui se garde bien de toute interrogation sur la mécanique de ce genre, Baz Luhrmann déploie les plus évidents, les plus assurés de ses atouts, qui sont au nombre de deux. L’un, plus technique qu’artistique, tient au réalisateur; l’autre, la musique, tient à son sujet.

Le signataire de Roméo + Juliette et de Moulin rouge! est un expert incontesté pour ce qui est de rendre spectaculaire, à force d’effets visuels tape-à-l’œil et de sens du tempo, des clichés de la culture populaire.

Et il dispose en l’occurrence du renfort considérable d’une poignée de morceaux musicaux historiques, chargés d’une puissance qui, même s’ils ne modélisent plus depuis longtemps les compositions à succès d’aujourd’hui, conservent une indéniable efficacité.

Comme il est si fréquent, ils ne seront d’ailleurs évoqués qu’à ce titre de citation-clin d’œil, sans avoir jamais le droit d’être joués et chantés pour eux-mêmes –il fallait un Clint Eastwood, cinéaste vraiment amoureux de la musique dont il évoquait une grande figure, pour faire entendre en entier les morceaux de Charlie Parker dans Bird.

Côté bande-son, le film bénéficie d’ailleurs, outre les multiples fragments de chansons chantées par Presley, de très nombreuses contributions d’artistes d’aujourd’hui, convoqués pour évoquer l’univers musical au sein duquel le phénomène a émergé au milieu des années 1950. Parmi les plus mémorables figure l’apparition de Shonka Dukureh en Big Mama Thornton pour un fragment de la version originale de «Hound Dog».

À ces ressources s’ajoutent deux ressorts typiques d’Hollywood –l’un du Hollywood de toujours, l’autre du Hollywood de maintenant. (…)

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«Vice», plongée fabuleuse dans les mécanismes du pouvoir

Dick Cheney (Christian Bale) et George W. Bush (Sam Rockwell), le manipulateur et la marionnette dans le Bureau ovale

Le récit de l’ascension de Dick Cheney s’arrogeant les pleins pouvoirs à Washington grâce à la pusillanimité de George W. Bush puis à la sidération qui a suivi le 11-Septembre est un remarquable exemple des puissances de la fiction appliquée à des faits réels.

Le cinéma n’est pas particulièrement fait pour montrer ce qu’on ignorait –c’est plutôt le travail du journalisme. Il est davantage fait pour montrer ce qu’on sait, ou croit savoir, d’une manière qui donne un accès nouveau, plus intense, plus émouvant et stimulant, à un monde infiniment tissé de connu et d’inconnu. Très précisément ce que propose Vice.

Le film d’Adam McKay est un biopic de Dick Cheney, vice-président des États-Unis aux côtés de George W. Bush durant les deux mandats de celui-ci (2001-2009), période marquée notamment pat les attentats du 11-Septembre et l’invasion de l’Irak par les Américains.

Nous connaissons (ou croyons connaître) ces événements importants et dont nous avons été contemporains. Nous savons qui est Dick Cheney et qu’en penser –du mal. Nous savons ce qu’est un biopic et comment Hollywood utilise ce format. Très bien.

Décalages ironiques

Vice ne va pas contredire nos opinions, ne va pas non plus révéler grand-chose, ne va pas bouleverser la forme biopic. Vice fait autre chose, qui s’avère, artistiquement et politiquement, au moins aussi intéressant, peut-être plus.

McKay réussit cela précisément en jouant en permanence des espaces entre les conventions de la fiction et les événements de la réalité.

Il redouble cette mise en mouvement par un arsenal de petits décalages ironiques, qui visent aussi bien les protagonistes réels (Cheney, Bush et Donald Rumsfeld en particulier) que le dispositif du film, et sa prétendue objectivité.

Des appartés, des sautes temporelles, l’intervention d’un narrateur dont l’identité mettra longtemps à être explicitée, des explications qui ne rechignent pas au didactisme, déploient une multiplicité de facettes tout en alimentant la chaudière d’une narration lancée à toute vapeur.

Lynne et Dick Cheney (Amy Adams et Christian Bale), couple shakespearien.

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Le vital excès de vitesse de «Don’t Worry He Won’t Get Far on Foot»

Inspiré de la biographie d’un dessinateur ayant surmonté de terribles épreuves, le film de Gus Van Sant déclenche une explosion d’énergie, grâce à la vigueur et à la liberté de sa mise en scène.

Ne vous inquiétez pas, donc. Au début, on voit ceci, et puis cela, et encore autre chose. Pas terrible, mais ça va venir.

On voit un type assez antipathique qui fonce dans les rues d’une banlieue américaine proprette en fauteuil roulant. On voit des réunions d’alcooliques anonymes. On voit le même type, avant, qui se biture éperdument. Son copain ivrogne aussi. L’Amérique provinciale classe moyenne, hideuse et satisfaite d’elle-même.

On perçoit que le personnage central du film a existé, qu’il est (un peu) célèbre. Il s’appelle John Callahan.

Pas la peine de savoir que ledit Callahan est devenu au début des années 1980 un cartoonist renommé, publiant ses dessins d’humour caustique dans de prestigieux médias, après avoir traversé les événements montrés par le film –alcool, accident grave, paralysie, réhabilitation, rencontre avec un gourou farfelu, histoire d’amour et succès paradoxal, avant le retour de la tragédie (le sida).

Parce que Gus Van Sant

Franchement, en principe, on devrait s’en ficher de cette affaire. Mais pas du tout. Parce que Gus Van Sant.

C’est-à-dire, ici, parce qu’une confiance absolue d’un cinéaste dans les ressources du jeu d’acteur, dans l’expressivité du mouvement, dans les effets des changements de tonalités. Parti pour aligner des situations conventionnelles, vues cent fois dans des films (surtout américains), Van Sant s’invente une place de conteur-filmeur tout à fait singulière.

Il ne déplace pas les règles du jeu comme il l’avait fait pour Elephant, ce qui lui a valu une très légitime Palme d’or. Il n’en invente pas de nouvelles comme dans Gerry. Il n’entre pas dans une connivence intime avec ses protagonistes comme dans Paranoid Park. Il ne transforme pas un épisode réel concernant une célébrité en conte métaphysique comme dans Last Days ni en manifeste comme dans Harvey Milk.

Non, il se «contente» d’accompagner au plus près la multitude de trajectoires qui sont la matière de ce récit, de parier sur la possible composition de niveaux et d’enjeux différents, avec l’idée d’une somme –très– supérieure aux éléments qui la composent. (…)

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Vertige de l’espace ouvert et mystérieux de «Barbara»

Avec précision et invention, le film de Mathieu Amalric et Jeanne Balibar déploie autour du personnage réel et imaginaire que fut la chanteuse un immense paysage de sortilèges.

Où est-ce? Dans quel espace se situe ce film? Il faudra du temps pour que se dessine la réponse.

Le nouveau film de Mathieu Amalric conjugue en effet plusieurs contextes. Il se passe aujourd’hui, où un réalisateur (Amalric) s’apprête à filmer une actrice (Jeanne Balibar) qui doit jouer la chanteuse.

Il se passe dans les années 1980 et 1990, celles où Barbara est Barbara, la longue dame brune sur un tapis planant et instable de triomphes en scène, d’angoisses mortelles, de compositions inspirées, de caprices de petite fille et de diva.

Il se passe dans la tête de cette femme folle et géniale, labourée par son appétit de vivre et ses appels du gouffre.

Il se passe dans un assemblage de petits mots qui font un texte qu’on n’oubliera plus, dans une l’hésitation entre deux notes, ce minuscule miracle dissonant et si juste qui change la ritournelle en trésor.

Il se passe aussi, un peu, dans la pénombre dont on n’a pas à savoir davantage, et qui fut celle entre Amalric et Balibar.

Et il se passe dans nos mémoires. Mémoires multiples, incertaines, partielles. Poussières incernables de clichés, d’émotions, d’agacements peut-être pour certains. C’est à dire qu’il se passe dans le paysage infiniment mouvant de l’imaginaire collectif tel qu’une femme de spectacle et ses œuvres –ses chansons, mais aussi sa voix, son image, son style– l’habitent. (…)

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A Cannes, deux femmes en ouverture et en éclats

«Barbara» de Mathieu Amalric avec Jeanne Balibar et «Un beau soleil intérieur» de Claire Denis avec Juliette Binoche ont ouvert leurs sections respectives avec à chaque fois une haute et belle idée du cinéma.

On a dit et redit qu’il n’était pas sain que trop de films français fassent l’ouverture des différentes sections cannoises. C’est envoyer un mauvais signal au monde que d’afficher une présence trop visible des productions nationales, comme c’est encore le cas cette année avec Arnaud Desplechin (Compétition),  Mathieu Amalric (Un certain regard) et Claire Denis (Quinzaine des réalisateurs).

Dire cela n’est évidemment pas minimiser le talent de ces cinéastes, ni la réussite de chaque film pris un par un. Après Desplechin en beauté, les deux autres films d’ouverture sont en effet de grandes réussites. Ils sont l’un et l’autre construits autour d’un personnage féminin, c’est à dire également autour d’une actrice.

L’un de ces personnages s’appelle Barbara, l’autre Isabelle. Jeanne Balibar est celle qui porte le film Barbara de Mathieu Amalric, Juliette Binoche celle qui donne vie à l’héroïne d’Un beau soleil intérieur. Et chacun de ces films appartient à un genre, ici un biopic, là une comédie, et ne cesse de s’évader des règles de ce genre.

 

Fragments biographiques et mise en abyme

 

Pour évoquer la chanteuse Barbara, Mathieu Amalric et Jeanne Balibar inventent ensemble un rituel d’images et de sons, d’archives et d’impro, de paroles et musique. Un réalisateur joué par Amalric tourne un film sur Barbara jouée par Balibar, les lieux, les péripéties de vie de la chanteuse et celles du tournage, entrent dans une danse sensible et hallucinée, un vertige.

Et ainsi le sixième long métrage du réalisateur du Stade de Wimbledon atteint ce lieu magique: celui qui acte l’impossibilité de la reconstitution de ce que fut la véritable Barbara, tout en redonnant à percevoir infiniment de ce qu’elle a fait vibrer, de ce qu’elle a incarné, de ce qu’elle a symbolisé. (…)

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«Emily Dickinson»: quelqu’un manque dans le portrait

Le film de Terence Davies consacré à la poétesse américaine permet de mieux comprendre les conditions de réussite d’un biopic.

Emily Dickinson est un biopic d’Emily Dickinson. Mais c’est un biopic qui ne ressemble à pratiquement rien de connu.

Un biopic est un film qui raconte la vie d’une personnalité en se revendiquant comme fiction, à la différence des réalisations, parfois d’ailleurs réussies, qui jouent la carte de la reconstitution aussi authentique que possible. Exemple récent: Born to Be Blue à propos de Chet Baker, où le seul enjeu tient à la ressemblance entre l’interprète et son modèle.

Deux sortes de biopics

En schématisant, on pourrait dire qu’il existe deux grandes catégories de biopics. La première concerne ceux consacrés à des figures célèbres et attrayantes (de Pasteur à Ray Charles ou Cousteau et de Catherine de Russie à Piaf ou Dalida). La seconde réunit les films qui, y compris à propos de figures moins immédiatement attractives, se révèlent capables de raconter autre chose, autrement.

Les premiers fétichisent leur vedette (parfois une double vedette, le personnage et l’interprète) et capitalisent au maximum sur quelques clichés du type «ascension et déchéance», «gloire publique et misère privée».

Les autres ouvrent, à partir de leur personnage principal et de ce qu’il a fait, de multiples pistes qui sont autant des pistes de cinéma que des pistes biographiques et historiques. Quelques exemples récents: Jersey Boys de Clint Eastwood, Ma vie avec Liberace de Steven Soderbergh, Neruda puis Jackie de Pablo Larrain. Référence canonique: le chef-d’œuvre de Maurice Pialat Van Gogh.

Le dixième long métrage de Terence Davies ne relève d’aucune de ces deux catégories. Cette étrangeté a quelque ressemblance avec le cas de son réalisateur, signataire avec son premier film, Distant Voices, Still Lives en 1988, d’une merveille de cinéma qu’il n’a jamais renouvelée depuis. Comme si, au-delà de l’évocation de sa propre enfance, quelque chose s’était rompu, du côté du désir plutôt que du talent.

En racontant l’existence de la poétesse classique américaine, il se fraie un chemin à nouveau singulier, à défaut d’être entièrement convaincant. (…)

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«Jackie» dans le tragique labyrinthe des miroirs du pouvoir

Le nouveau film de Pablo Larraín est moins un biopic ou l’évocation d’un moment historique qu’une manière d’interroger de manière incarnée les arcanes de la représentation politique.

Il est très rare qu’un réalisateur présente deux longs métrages de manière aussi rapprochée: moins d’un mois après l’apparition de son Neruda sur les écrans français, voici donc Jackie du même Pablo Larraín. Précisons que cette proximité n’est pas un effet d’optique due à la distribution en France: les deux films ont bien été tournés à la suite l’un de l’autre.

 

Il est plus rare encore que, sans faire diptyque, deux films réalisés coup sur coup nourrissent une réflexion commune, et ici particulièrement féconde, sur une même thématique.

Personne célèbre et personnage de cinéma

Comme l’indiquent clairement les titres, il s’agit en effet de deux approches de la manière dont le cinéma peut prendre en charge un personnage, qui est aussi, dans les deux cas, une personne célèbre.

Cette thématique ne se limite pas à la question du biopic, même si elle l’inclut. Il est même très passionnant de voir comment Larraín, en ayant l’air de s’en éloigner par les chemins du romanesque et de l’onirique, a fait de Neruda un authentique biopic (un portrait filmé), alors qu’en semblant coller au quotidien de Jacqueline Onassis durant les jours qui suivirent l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy, il prend en charge bien autre chose.

Dans les deux cas, Neruda et Jackie, Larraín ne filme pas frontalement le récit d’un moment d’existence de son personnage. Si le poète chilien était dépeint au miroir éclaté de sa propre littérature et de la vision fantasmatique du flic qui le traquait, la First Lady est évoquée à travers une interview imaginaire donnée quelques semaines après le meurtre, et qui ne sera pas publiée.

Mais Jackie n’est pas un portrait de Jacqueline Kennedy. C’est, grâce à cette image constamment reconfigurée dans le tourbillon qui suit les coups de feu de Dallas et jusqu’à la cérémonie solennelle à Washington, une mise en abime incarnée des rapports entre collectif et individu, symboles et objets concrets. Un voyage dans le palais des glaces de la politique aux côtés d’une femme qui ne cadre avec aucune des définitions toutes faites qui lui ont été appliquées.

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«Neruda», le film qui a tout compris à ce que doit être un biopic

Autour la figure légendaire du poète chilien communiste, Pablo Larrain compose un carnaval de réalisme et de fantaisie qui rend justice à l’histoire.

Enfin un biopic sérieux! C’est à dire à la fois exact et joueur, et surtout prenant au sérieux la dimension légendaire de son personnage, sans laquelle on ne lui consacrerait pas un film. D’autant plus remarquable que ni le personnage en question ni la situation évoquée ne paraissaient laisser de place à la liberté de ton et à l’invention ludique.

Le poète Pablo Neruda est en effet un véritable mythe, dans son pays, le Chili, et dans toute l’Amérique latine: la figure hors norme du grand poète du peuple (grâce surtout à son œuvre majeure, les 15.000 vers du  Chant général) et à son combat contre les dictatures sanguinaires mises en place dans toute la région par les États-Unis, des années 1940 jusqu’à sa mort douze jours après le coup d’État de Pinochet –son enterrement fut la première manifestation de résistance publique à la terreur.

La situation est celle du Chili à la fin des années 1940: mise en coupe réglée du pays par des potentats au service des puissances économiques étatsuniennes et locales, avec arrestation, torture, déportation et meurtre des opposants politiques et syndicaux, sur fond de Guerre froide pas du tout froide.

Sénateur communiste, Neruda va être arrêté, il tente de fuir le pays, échoue, se cache. Un policier d’élite, rusé et obstiné, le traque à travers Santiago et sur les routes de la Cordillère des Andes.

La lutte entre deux imaginaires

Neruda raconte cela, avec précision. Et puis tout autre chose en même temps. Le film est le récit romanesque, fantasque, de la lutte de deux imaginaires. On voit celui du poète politicien et on entend celui du flic.

Le premier est aussi un jouisseur, un manipulateur et un parvenu. Le second est possédé par un idéal et une ambition qui par moments frôlent le délire poétique, une sorte d’ivresse narcissique qui fait plus souvent des artistes, ou des assassins.

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Le jeu et la règle selon Eastwood, variation en mineur

 Jersey-Boys-Film

Jersey Boys de Clint Eastwood. Avec John Lloyd Young, Erich Bergen, Michael Lomeda, Vincent Piazza, Christopher Walken. 2h15. Sortie le 18 juin.

 

Le 33e film de Clint Eastwood est-il un film de Clint Eastwood ? Pas plus que cela à première vue, dans la mesure où il s’agit de la très fidèle transposition à l’écran d’un musical à succès, qui sous le même titre fait les beaux jours de Broadway depuis bientôt dix ans. Et complètement, voire même triplement, dans la mesure où il se situe à l’intersection de trois veines importantes de l’œuvre considérable du cinéaste. Jersey Boys s’inscrit en effet simultanément dans la lignée des films sur l’art et le spectacle (Bronco Billy, Honky Tonk Man, Bird), ceux sur l’appartenance à une communauté (Sur la route de Madison, Minuit dans le jardin du bien et du mal, Mystic River, Mémoire de nos pères, Gran Torino) et d’une forme particulière de biopic (Bird à nouveau, Invictus, J. Edgar).

Loin d’être opportuniste ou artificiel, cet assemblage de thèmes différents trouve une légitimité grâce à la tonalité avec laquelle Eastwood traite son récit et construit sa mise en scène : comme toute une part de son œuvre, celle qui a souvent – pas toujours – donné ses meilleurs films, Jersey Boys est un film en mineur. Un film qui réussit à prendre en charge de nombreux enjeux, à évoquer des situations spectaculaires, à repasser dans les ornières les plus profondément creusées des films de genre avec une sorte de légèreté, comme planant à quelques centimètres de ces territoires si balisés, si insistants. Avec ce nouveau film, il en va ainsi de la « demi-success story » d’un groupe pop des années 60, les Four Seasons, issu des bas-fonds du New Jersey où la mafia règne depuis bien avant les Sopranos, et donc aussi réalisation située dans le système codé du film de gangster.

Christopher Walken campe, dans un rôle secondaire, une variation à la fois subtile et amusée des grandes figures de parrains de cinéma. Il est le seul acteur connu ajouté à un casting presqu’entièrement repris de la distribution pour la scène, geste courageux qui privilégie l’adéquation de l’interprète au rôle plutôt que les bénéfices du star-system, selon un geste qui rappelle, en moins radical, celui des Lettres d’Iwo Jima avec tous les rôles confiés à des acteurs japonais. D’un caméo du jeune Eastwood dans Rawhide, le feuilleton qui l’a lancé à la fin des années 50, à une citation littérale d’un gag de Chantons sous la pluie, le vieux Clint ne finasse pas avec les références, il en fait au contraire, sans jamais insister, une matière explicite de son récit. C’est pour mieux brancher son film sur un environnement qui est lui-même un château de cartes mémoires de ses propres histoires, à la fois fragiles, biseautées et indestructibles.

Un film en mineur est un film qui fait systématiquement le choix du « moins » : Eastwood ne se soucie pas d’ajouter les usuelles enjolivures « de cinéma » quand on adapte une pièce, pas de scène de foule, à peine d’extérieur. Principe d’économie assurément, mais qui n’est pas seulement économie financière. Jersey Boys ignore superbement le monde où se produit l’ascension du groupe de crooners pop entourant Frankie Valli et sa curieuse voix attirée vers les aigus –pas plus qu’un vrai gangster movie ou une métaphore de l’Amérique des années 50-60, le film ne sait pas qu’il existe un type nommé Elvis Presley ou un autre Bob Dylan, sans parler des Beatles et des Stones.

Film d’intérieur, tourné vers le petit groupe de ses personnages, faisant un usage modéré des tubes (vous ne vous souvenez pas de Sherry,  Walk Like a Man, Bye-bye Baby, Who Loves You, Oh What a Night ? Vous les connaissez pourtant, sans parler des reprises par les yéyés français), il y trouve la possibilité d’un jeu sur les variations, les nuances, et surtout les complexités du monde dont finalement il s’occupe, mais différemment. Le désir de musique et le besoin d’affirmation de soi, les mécanismes du capitalisme et du showbiz, les besoins contradictoires d’autonomie et d’appartenance, l’impossibilité de réduire une personne à une définition, tout est bien là dans Jersey Boys, mais toujours en demi-teinte, d’une manière finalement non-conclusive, qui n’assigne personne sans appel à une place, un rôle, une fonction, un destin. Le recours aux procédés de l’adresse directe au spectateur et de la multiplicité des points de vue, qui n’a rien de neuf, prend ici une validité et une force inattendue. C’est vrai en particulier de ce thème central de l’inscription dans un groupe (un famille, une bande, un cadre ethnique…), que le film réussit à affronter sans décider à la place des gens, ni énnoncer aucune morale.

Aussi étrange que cela puisse paraître à propos d’un réalisateur aussi américain qu’Eastwood, pour le meilleur et pour le pire, à propos d’une histoire si profondément inscrite dans la culture populaire américaine, émerge pourtant l’idée que Jersey Boys est en fait un film français. On veut dire ici un film dans l‘esprit de Jean Renoir. Un récit disponible à la perturbation du « tout le monde a ses raisons », qui ne se soucie de plaider aucune juste cause ni d’assurer le triomphe d’aucun héros. Une façon d’entrer dans les histoires, et dans l’Histoire, qui n’a pas d’avance sur ses personnages, et croit plus émouvant, plus juste et capable de rendre heureux ses spectateurs, ce qu’il fait, sans lui avoir rien imposé ni édicté, sans l’avoir non plus satisfait par le triste assouvissement d’attentes déjà verrouillées.