«Soundtrack to a Coup d’Etat», «Un simple accident», «Happyend», «Honeymoon», quatre approches politiques

L’expulsion illégale d’une des héroïnes de Soundtrack to a Coup d’Etat, Andrée Blouin, conseillère de Patrice Lumumba harcelée par les colonialistes belges et la CIA.

Au passé, au présent ou au futur, les films de Johan Grimonprez, Jafar Panahi, Neo Sora et Zhanna Ozirna explorent les multiples manières de faire du cinéma à partir des grands enjeux contemporains.

Parmi les sorties de ce mercredi 1er octobre se font écho des films très différents, de la Palme d’or iranienne plébiscitée à la proposition radicale et lumineuse associant archives de la décolonisation trahie et des sommets de l’histoire du jazz, de la dystopie japonaise métissée de teen movie à la bien réelle violence de l’agression russe en Ukraine mise en récit intimiste.

Ce sont quatre manières, parmi d’autres, qu’a le cinéma de s’emparer d’enjeux politiques, où la fiction comme le document, l’invention narrative comme manière à la fois de dire et d’interroger la réalité trouvent à se décliner en déployant les ressources de la mise en scène et du montage.

Aussi éloignés l’un de l’autre soient ces films, ils ont aussi en commun l’importance de leurs bandes-son: c’est un bruit qui lance le récit du film de Jafar Panahi (Un simple accident), la musique à son meilleur est coautrice de la construction du film de Johan Grimonprez (Soundtrack to a Coup d’Etat), la techno rebelle de celui de Neo Sora participe pleinement du récit (Happyend), tout comme les sons de la guerre, off, chez Zhanna Ozirna (Honeymoon).

Et si l’on s’interroge sur l’omniprésence de l’anglais dans trois des titres, ce qui est aussi une question politique, l’offre des grands écrans continue de témoigner des multiples capacités du cinéma à être présent au monde, tel qu’il va et surtout tel qu’il ne va pas.

«Soundtrack to a Coup d’Etat», de Johan Grimonprez

Violentes, somptueuses, immédiatement en tension maximum, la batterie de Max Roach, la voix d’Abbey Lincoln, la fureur faite beauté sublime de son chant comme de son visage, c’est le cri de l’album We Insist! Freedom Now Suite. C’est en 1960 –durant «l’ère des décolonisations»– et après cinquante-deux ans de rapines sanglantes perpétrées par les occupants, le soi-disant Congo belge devrait retrouver son indépendance sous la direction de son leader légitime, Patrice Lumumba.

Patrice Lumumba, le «père» de l'indépendance congolaise assassiné en janvier 1961. | Les Valseurs

Patrice Lumumba, le «père» de l’indépendance congolaise assassiné en janvier 1961. | Les Valseurs

C’est en 1960 et c’est la Guerre froide. À l’ONU, face aux représentants des pays du Sud qui peu à peu se fraient une voie, imposent une voix, les puissances coloniales reconstruisent les conditions de leur domination, de leurs pillages, de leur violence. Le secrétaire général de l’ONU trahit son mandat et très ouvertement se couche devant les oukases des États-Unis.

C’est en 1960 et aux États-Unis s’élèvent des voix nouvelles pour dénoncer l’apartheid légal qui y règne, dont celle de Malcolm X, à la tribune, et celles de géniaux musiciens, sur de multiples scènes. Mais le pouvoir en place comprend aussi la puissance de cette musique, l’instrumentalise tant qu’il peut. La CIA envoie Louis Armstrong en agent d’influence en Afrique, tente de manipuler Dizzy Gillespie et Miriam Makeba.

Cri et chant à la fois d'une grande voix de la communauté noire, en phase avec les luttes antiracistes aux États-Unis et en Afrique du Sud comme avec l'élan anticolonial. | Capture d'écran Les Valseurs via YouTube

Cri et chant à la fois d’une grande voix de la communauté noire, en phase avec les luttes antiracistes aux États-Unis et en Afrique du Sud comme avec l’élan anticolonial. | Capture d’écran Les Valseurs

C’est en 1960, les Congolais croient qu’ils sont libres. Mais les Américains ont besoin de l’uranium du Katanga pour leurs bombes atomiques. Les industries occidentales ne sont pas près de renoncer à s’enrichir des ressources minières. On y est toujours, voir le terrible et magnifique Le Sang et la boue, sorti à la fin du mois d’août.

C’est aujourd’hui et le réalisateur belge Johan Grimonprez déploie des prodiges de rythme et de poésie pour faire circuler les énergies de la mémoire et de la colère, de la compréhension historique et de la révolte politique, avec les images d’archives des grands artistes du bebop en contrepoint de celles des événements, à l’ONU et à la capitale qui s’appelait encore Léopoldville (devenue Kinshasa en 1966). [La richesse des ressources mobilisées par le film est telle qu’on ne saurait trop conseiller de rendre visite au dossier pédagogique mis en ligne par le distributeur –Les Valseurs– et qui s’adresse bien sûr d’abord aux enseignants, mais a de quoi passionner tout citoyen, a fortiori tout citoyen doté d’une paire d’oreilles.]

C’est aujourd’hui et on enrage qu’il n’y ait plus un Nikita Khrouchtchev pour tambouriner avec sa chaussure devant la litanie de mensonges et d’insultes de Donald Trump à la tribune des Nations unies, même avec des effets limités, même sans illusion ce qu’était alors l’URSS.

Tout en questionnant ce qui a changé, des mensonges doucereux du président américain de 1960, Dwight D. Eisenhower, qui vient d’ordonner l’assassinat d’un dirigeant démocratiquement élu aux contre-vérités vulgaires et agressives de son lointain successeur.

Car la puissance émotionnelle et érudite, rebelle et argumentée du grand set composé par Johan Grimonprez engendre du même mouvement un rare bonheur de spectateur et une lucidité vibrante sur les réalités du monde. Celles d’aujourd’hui aussi bien que leurs racines, d’un siècle de ténèbres à un autre.

Soundtrack to a Coup d’Etat
De Johan Grimonprez
Durée: 2h30
Sortie le 1er octobre 2025

«Un simple accident», de Jafar Panahi

Depuis son apparition au Festival de Cannes, où chacun s’est réjoui de la présence du cinéaste longtemps interdit de voyager, le onzième long-métrage est devenu cet objet consensuel et couvert d’honneurs, désormais y compris représentant français aux Oscars (sic). Instrumentalisé pour des raisons où la diplomatie a plus de place que le cinéma, il reste un film de grand intérêt, même si certainement pas le plus ambitieux de son auteur.

Au début du film, un homme croit reconnaître celui qui fut son tortionnaire quand il était emprisonné dans les geôles de la République islamique d’Iran. Cherchant à confirmer son soupçon, il agrège autour de lui –et de celui qu’il a kidnappé– des personnages très différents, par leur position sociale comme par leur relation avec ce qu’ils ont en commun: avoir été incarcéré pour raisons politiques et soumis à la torture.

Du quotidien parasité par la mémoire terrifiante à la quasi abstraction d'un acte de vengeance qui veut aussi être de justice. | Memento

Du quotidien parasité par la mémoire terrifiante à la quasi abstraction d’un acte de vengeance qui veut aussi être de justice. | Memento

Dans le van blanc de l’artisan Vahid, rendu fragile par son expérience carcérale, se retrouvent ainsi une intellectuelle, un militant enragé de désir de vengeance contre ce qu’il a subi, une jeune femme qui s’apprête à se marier, laissant derrière elle une expérience atroce.

Un simple accident est un film construit sur plusieurs suspens. L’homme ligoté à l’arrière de la camionnette est-il bien le tortionnaire qu’a cru identifier Vahid? Et dans ce cas, que faut-il en faire? Mais le film interroge tout autant la manière dont vivent au quotidien celles et ceux qui ont traversé l’épreuve de la répression. Et l’état général d’une société où, sans organisation commune ni programme, les formes de résistance se multiplient.

Ce synopsis pourrait être celui d’un film didactique, ou d’une pièce de théâtre moral, qui réfléchit sur le bien et le mal, la responsabilité, la légalité, le pardon ou encore la vengeance, dans la veine des Mains sales de Jean-Paul Sartre ou des Justes d’Albert Camus.

Il est d’ailleurs aussi cela. Mais il est d’abord, surtout, un film en mouvement, en même temps qu’une traduction par des moyens artistiques d’une expérience effectivement vécue par son auteur. La puissance impressionnante d’Un simple accident tient à la convergence de deux forces qui habitent simultanément le Jafar Panahi d’aujourd’hui.

Nouvelle et différente est cette force venue de l’expérience de la prison, que le cinéaste iranien a subi à deux reprises. C’est surtout sa seconde incarcération, dont il a fini par sortir au bout de sept mois grâce à une grève de la faim et à une vaste mobilisation internationale, qui a inspiré l’évocation de ce qui se passe dans les prisons iraniennes.

Et, plus encore que son propre sort, celui de ses compagnons de cellule, qui traversent des épreuves souvent encore bien pires. Et qui, pour beaucoup, n’en sont toujours pas sortis. L’énergie singulière née de cette expérience fusionne avec le sens dynamique du récit du réalisateur du Ballon blanc (1995) et de Trois visages (2018), la présence frémissante des interprètes, la capacité à passer du réalisme d’une rue de Téhéran à l’abstraction d’un décor de désert qu’un personnage associera à juste titre à la scène où se jouerait une forme particulière de la pièce En attendant Godot, de Samuel Beckett.

Autour du corps ligoté de celui qui fut peut-être leur tortionnaire, le groupe d'anciens prisonniers en pleine délibération. | Memento

Autour du corps ligoté de celui qui fut peut-être leur tortionnaire, le groupe d’anciens prisonniers en pleine délibération. | Memento

Circulant avec aisance du réalisme à l’onirique, entre images au quotidien qui témoignent des reculs du régime –notamment le port du foulard– et partis pris formels travaillant la durée des plans et les couleurs, le film trouve ainsi un tonus qui emporte au-delà de la seule dénonciation des atrocités commises par l’État iranien.

Car ce que met en scène Un simple accident, le film le plus frontalement en révolte contre la situation dans son pays qu’ait réalisé Jafar Panahi, ne se limite pas à la seule dénonciation des dirigeants et des sbires qui mettent en œuvre leur politique.

Ce que raconte en réalité le film –et à cet égard son titre est plus encore une antiphrase–, c’est la manière dont l’oppression violente pourrit l’ensemble du corps social, le fragmente, éloigne les uns des autres ses victimes, sabote aussi la sensibilité, les repères moraux et les capacités de vivre ensemble de toutes et tous.

Un simple accident
De Jafar Panahi
Avec Vahid Mobasseri, Maryam Afshari, Ebrahim Azizi, Hadis Pakbaten, Majid Panahi, Mohamad Ali Elyasmehr, Georges Hashemzadeh, Delmaz Najafi, Afssaneh Najmabadi
Durée: 1h41
Sortie le 1er octobre 2025

«Happyend», de Neo Sora

Le premier film du réalisateur japonais Neo Sora croise dystopie politique et environnementale dans un avenir proche et récit de passage de l’adolescence à l’âge adulte de deux lycéens. Tandis que la menace d’un séisme d’une violence inédite menace l’archipel nippon et «légitime» par avance l’établissement d’une dictature sécuritaire, Yuta et Kou font les quatre cents coups dans leur lycée de Tokyo.

Tout de suite, l’énergie musicale puisée dans la passion des jeunes gens pour l’électro, mais aussi une justesse sensible –pas si fréquente– dans la manière de les filmer, et un sens de l’image où peuvent surgir la surprise d’une installation transgressive et burlesque dans la cour du lycée comme l’étrangeté des discussions observées de trop loin pour les entendre, signent la pertinence d’une mise en scène très ajustée. (…)

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À voir au cinéma: «Banzo», «Ernest Cole, photographe», «Planète B», «Joli joli»

Alphonse (Hoji Fortuna), le photographe témoin engagé au cœur de Banzo de Margarida Cardoso.

Y aura-t-il des bons films à Noël? Oui: un songe élégant et vénéneux sous emprise coloniale et tropicale, l’évocation inspirée du destin tragique d’un grand photographe, un thriller SF et un «musical» ludique.

Noël est une poubelle. On ne paraphrase pas ici Le Père Noël est une ordure: on constate que la date du 25 décembre, dernier mercredi de l’année, sert de déversoir où s’entassent un nombre inhabituel de titres qui n’ont pas trouvé place dans l’embouteillage permanent qu’est devenue la distribution en France.

Parfois, dans les poubelles, on trouve des trésors. Ainsi, d’abord, deux films remarquables, dont on aimerait croire que le fait de concerner des Noirs n’a aucun lien avec leur relégation calendaire, sont à l’affiche. Fiction située dans les colonies portugaises au début du XXe siècle ou documentaire sur un photographe sud-africain des années 1960-80, ils sont pour le premier l’occasion de découvrir une cinéaste, pour le second l’opportunité de remettre dans la lumière d’un artiste oublié.

Il se trouve que Banzo et Ernest Cole, photographe ont aussi en commun de partager une même attention aux ressources, en partie communes et en partie différentes, du cinéma et de la photo.

Sortent ensuite le jour de Noël deux films de genre français qui, avec une belle inventivité même si dans des tonalités très différentes –la science-fiction dystopique, la comédie musicale– confirment la vigueur créative du cinéma dans ce pays. Et combien les codes des genres peuvent nourrir des propositions singulières.

«Banzo» de Margarida Cardoso

La femme du patron de la plantation dit: «Bientôt, cela fera une histoire. Et moi, je serai un personnage de cette histoire. C’est agréable, de devenir un personnage.» Bientôt, elle sera retournée à Lisbonne, dans la bonne société dont elle est issue, où elle pourra briller en racontant ce qu’elle a vécu. Les histoires, les personnages, c’est pour là-bas.

Ici, dans cette île jamais nommée (Sao Tomé), il n’y a ni histoire ni personnage: il y a le travail, la chaleur, la pluie, l’esclavage déguisé en contrat, la bureaucratie, l’ennui, le désespoir. Le personnage possible, désirable, c’était peut-être ce grand homme noir porteur de tatouages et de fierté. Mais il est tombé raide mort à la première séquence, en vue des côtes de l’île.

De cet homme, qui était peut-être son amant, et des causes de sa mort, le docteur blanc qui vient prendre ses fonctions à l’infirmerie de la plantation de cacao n’a rien à dire. Ne peut rien dire. Il fera son travail, consciencieusement inutile face à la violence réglée et policée, face au banzo, la maladie des travailleurs mozambicains qui se meurent de nostalgie du pays auquel ils ont été arrachés.

Plan après plan, avec une douceur plus coupante que toutes les brutalités de filmage, instillant une beauté vénéneuse et pourtant respectueuse des êtres, humains, animaux, végétaux, météores, fantômes, Margarida Cardoso invente une manière de filmer le colonialisme comme un poison.

Cinéaste portugaise ayant grandi au Mozambique, elle trouve dans le rapport aux lieux –jungle et rivage marin, demeure des maîtres, locaux administratifs et bâtisses misérables– une matière d’autant plus imprégnée de significations et d’imaginaire qu’elle ne s’assujettit pas à «une histoire».

Mise en scène d'un cérémonial qui, prétendant masquer l'oppression coloniale, la matérialise malgré elle, grâce à l'usage subtil des prises de vue du photographe Alphonse, en miroir de la réalisatrice du film. | Damned Distribution

Mise en scène d’un cérémonial qui, prétendant masquer l’oppression coloniale, la matérialise malgré elle, grâce à l’usage subtil des prises de vue du photographe Alphonse, en miroir de la réalisatrice du film. | Damned Distribution

Dès lors, des récits possibles, des légendes connues ou non, des réminiscences peuvent affleurer, fourmiller. Le docteur blanc, conscient de son impuissance, et le photographe noir, qui pour rendre perceptible l’horreur dont parlait Au cœur des ténèbres mais aussi redonner une singularité à la masse des opprimés revendique de mettre en scène des clichés, sont des relais partiels.

Ils participent de la grande invocation, volontairement fragmentaire, que devient Banzo, dont le titre désigne cette maladie délétère qui décime les femmes et les hommes astreints au travail, mais qui, indirectement, n’épargne pas les autres.

Par la composition des images et des rythmes, ce qu’il montre et ce qu’il ne montre pas, le film rend sensible le phénomène colonial comme pathologie, dont toutes et tous souffrent, même si de manière absolument incomparable entre qui en est victime et qui en profite.

Hiératiques et muets, vivants ou fantômes, les hommes et les femmes noires ayant refusé la domination des colons, ou s’en étant échappés, incarnent silencieusement, un peu témoins, un peu victimes, davantage résistants, l’espace mental et politique construit par la cinéaste, avec une envoûtante élégance.

Banzo

de Margarida Cardoso
avec Carloto Cotta, Hoji Fortuna, Sara Carinhas, Rúben Simões, Maria Do Céu Ribeiro
Durée: 2h07  

Sortie le 25 décembre 2024

«Ernest Cole, photographe» de Raoul Peck

Comment est-ce possible? Un étonnement, une incrédulité baignent le début du film. Incroyable que soit à ce point ignoré celui dont la nouvelle réalisation de Raoul Peck porte le nom.

Incroyable, la situation d’oppression et d’injustice caricaturale dans laquelle il a grandi, et travaillé jusqu’à l’âge de 27 ans, ce système aberrant qu’on appelait l’apartheid –et qui continue d’exister, ailleurs, sous des formes en partie différentes.

Une des photos d'Ernest Cole dans l'Afrique du Sud de l'apartheid. | Condor Films

Une des photos d’Ernest Cole dans l’Afrique du Sud de l’apartheid. | Condor Films

Incroyable la brutalité compacte du racisme auquel Ernest Cole se heurte lors de son exil aux États-Unis. Incroyable sa clochardisation, qui le mène à la mort en 1990, à seulement 50 ans. Et incroyable, aussi, ce trésor de 60.000 négatifs retrouvés dans une banque suédoise en 2017, vingt-sept ans après sa mort –et alors que la réalisation du film avait déjà commencé.

Tout en se reformulant au gré des archives et des découvertes, cette surprise et ce trouble, cette incompréhension et ce scandale courent tout au long du film. C’est-à-dire tout au long de la voix off qui du même mouvement suscite les différents niveaux de ce film palimpseste, et les relie.

Une voix qui dit «je», un «je » qui est simultanément celui du photographe sud-africain dont les images ont puissamment contribué à faire connaître la violence abjecte qui régnait dans son pays, le «je» du réalisateur, dont on reconnait peu à peu la voix, et aussi un peu le «je» de chaque spectateur et spectatrice. (…)

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«Halte», trip dantesque au bout de la nuit

Fusionnant catastrophe écologique et dictature délirante, le nouveau film-fleuve de Lav Diaz déploie dans un noir et blanc somptueux une fable de politique-fiction au lyrisme halluciné.

Les semaines se suivent et se ressemblent moins qu’il n’y paraît. Porter aujourd’hui attention à un film philippin après avoir souligné l’intérêt d’un film thaïlandais parmi les sorties du mercredi précédent, c’est réagir à ce que proposent les œuvres une par une, et ne pas se soucier de catégories extérieures.

Qu’ils viennent l’un et l’autre d’Asie du Sud-Est n’en dit au fond pas grand-chose. Outre qu’il y a plus de distance entre Bangkok et Manille qu’entre Rome et Copenhague, les différences sont bien plus significatives que la supposée proximité géographique entre la singularité délicate d’un premier film comme Manta Ray et la splendeur fastueuse de la nouvelle réalisation d’un grand maître du cinéma contemporain comme Lav Diaz.

Confirmant sa place éminente dans le cinéma contemporain après ces deux merveilles qu’étaient La femme qui est partie et La Saison du diable, le seizième long métrage du visionnaire philippin est un cauchemar lyrique et farceur, directement inspiré par la situation de son pays sous la dictature de Rodrigo Dutertre, même si cette évocation pamphlétaire est costumée en fable de science-fiction.

La totalité de Halte se passe dans la nuit, cette nuit permanente qui se serait abattue sur la région à la suite d’une catastrophe environnementale. Cette nuit est à la fois bien réelle et porteuse de toutes les métaphores qui s’y attachent.

Réelle, cette obscurité offre des nouvelles possibilités d’utilisation des ressources d’un noir et blanc si souvent employé par Diaz, qui est aussi le chef opérateur de ses films, mais de manière chaque fois différente.

Ici, avec le concours des pluies diluviennes devenues l’ordinaire de la météo locale, il mobilise une profusion de reflets et d’éclats, une palette contrastée, noirs de gouffre zébrés de lueurs coupantes, composition visuelle à la fois envoûtante et inquiétante.

Les unités de répression en action.

Métaphorique, cette disparition de la lumière naturelle installe la fiction aux confins de la nuit politique et de la nuit environnementale, dystopie réputée située en 2034 mais caricaturant à peine les délires autoritaires et mégalomaniaques de nos actuels Ubu, dont le Philippin Dutertre n’est qu’une des incarnations.

Robots, rocker et crocodiles

Il y aura donc un président dictateur aux phobies meurtrières et aux manies infantiles. Et il y aura des résistants menant des coups de main audacieux.

Il y aura une unité d’élite de la répression dirigée par deux femmes très amoureuses. Il y aura une épidémie qui légitime le contrôle intrusif et un héros atteint d’une étrange pathologie, l’anosognosie. Mais c’est la collectivité des êtres humains toute entière qui souffre de ne plus savoir qui elle est. (…)

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«La Particule humaine», poème visuel pour la très actuelle fin du monde

Jean-Marc Barr en héros à la recherche d’une issue, juste avant l’enfer

Le nouveau film du réalisateur turc Semih Kaplanoglu est une œuvre de science-fiction visionnaire, inspirée par Tarkovski.

En ce temps, la subsistance des êtres humains repose entièrement sur des nourritures de plus en plus génétiquement modifiées. En ce temps, les sociétés prospères excluent impitoyablement celles et ceux qui n’ont pas le bon génome. En ce temps, violence urbaine, scientificité arrogante, catastrophes environnementales et flicage général organisent la vie sur terre.

Cela doit être dans très longtemps –ou plutôt dans un monde alternatif, dans ce que l’on appelle une dystopie.

Un brillant spécialiste de la manipulation du vivant, prenant conscience du cauchemar généralisé qu’il a contribué à développer, passe «de l’autre côté», à la recherche d’une alternative. La Particule humaine est le récit épique et mouvementé de sa quête.

Mondialisation des angoisses

Le film se nourrit de la puissance visionnaire de son réalisateur, Semih Kaplanoglu, à qui l’on doit notamment une mémorable trilogie de paraboles centrées sur des éléments vitaux issus de la nature, dans leurs aspects matériels et symboliques, Œuf (2007), Lait (2008) et Miel (Ours d’or au Festival de Berlin 2010).

Sans faire partie de cet ensemble, ce nouveau film était doté à l’origine d’un titre similaire, Bugday, qui signifie «grain», «blé». Son titre français, et le slogan qui accompagne la sortie, «L’univers entier est humain», le tire vers un anthropocentrisme assez plat et très discutable, qui ne rend pas justice à ce qui se joue sur l’écran.

À droite, le biogénéticien Erol Erin (Jean-Marc Barr) et son compagnon d’exploration de la «Zone»

Dans un scope noir et blanc somptueux, associant prises de vues réalistes et quelques effets spéciaux impressionnants, Kaplanoglu explore de nouvelles possibilités du lyrisme visuel qui caractérise son style.

La présence de Jean-Marc Barr dans le rôle principal apporte une sorte de décalage, avec une pointe d’humour cool malgré la dominante très sombre, qui enrichit la composition.

Un film de science-fiction turc, c’est assurément une rareté. Moins qu’il n’y paraît pourtant, du moins si l’on considère non son origine nationale, mais le fait que des régions du monde autres que les grandes puissances industrielles traditionnelles (les États-Unis, l’Europe y compris la Russie, le Japon) recourent aujourd’hui à ce type de récit.

Des cinéastes originaires de Chine, d’Afrique, d’Iran, d’Inde ou d’Amérique latine ont fait des propositions dans ce domaine au cours des dernières années (1). C’est que la mondialisation est aussi celle des angoisses qui alimentent le genre, né dans les sociétés industrialisées –entre Mary Shelley, H.G. Welles, Karel Capek et Isaac Asimov.

Sous le signe de «Stalker»

Le principal horizon sur lequel s’inscrit La Particule humaine, sa référence majeure, est une œuvre qui a elle-même attache avec la science-fiction, mais selon une modalité très singulière où la métaphysique se mêle aux questions technologiques et politiques: celle de l’auteur de Solaris, Andrei Tarkovski. (…)

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(1) — On pense à All Tomorrow’s Parties, à la fin de Au-delà des montagnes, District 9, Iran K9, Voltage, La Terre et l’ombreEt le plus grand écrivain de science-fiction actuel est sans doute le Chinois Liu Cixin.