Bertand Bonello: «En France, on a du mal à faire jouer réalité et fiction»

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Rencontre avec le réalisateur à l’occasion de la sortie de son nouveau film sur fond d’attentats terroristes dans Paris: Nocturama, dont la critique  est à lire ici.

Bertand Bonello: «Pour la première fois, je rencontre des journalistes qui demandent un entretien en disant: “je n’aime pas votre film mais je voudrais en parler avec vous.” Je trouve leurs questions légitimes.»

Ce sont des gens qui trouvent le film mauvais, ennuyeux, ou qui pensent qu’il fait l’apologie du terrorisme?

Ni l’un ni l’autre, leur intérêt et leur malaise portent sur les interférences du réel, qui les empêchent d’aimer le film comme ils auraient aimé le faire. Cette question du rapport réalité/fiction m’intéresse beaucoup. Il y a un aspect culturel, très français, alors que, par exemple, les Américains se servent beaucoup de la fiction pour affronter leurs démons, quitte à le faire de manière biaisée. En France, on a beaucoup plus de mal à faire jouer ces dimensions l’une par rapport à l’autre. Ce qui est précisément le mécanisme sur lequel est bâti le film.

La question de l’interférence entre la fiction et la réalité a aussi dû se poser pendant la production du film, durant une période où il s’est produit des événements graves.

Le film a été écrit en 2011-2012, avant les attentats. Le tournage a eu lieu l’été dernier, après Charlie et avant le Bataclan. Je me suis bien sûr posé la question, mais en y pensant  je n’ai pas vu de raisons de transformer le scénario ou la mise en scène. En revanche, j’ai modifié ma manière d’en parler, en évitant pas exemple le mot «terrorisme», qui a été phagocyté par Daech, alors que le terrorisme existe depuis la nuit des temps. De même qu’il a été évident de changer le titre, qui était à l’origine Paris est une fête. Je suis très content qu’il s’appelle Nocturama [d’après le titre d’une chanson de Nick Cave, ndlr], un titre plus fictionnel, plus du côté de la fantasmagorie. C’est aussi la raison du choix de l’affiche, qui a un côté science-fiction. Le film est dans l’imaginaire, même si il vient d’un ressenti qui est, lui, issu de la réalité.

Et qui porte sur quoi?

Sur le sentiment d’une énorme pression dans la société française, de l’accumulation d’une violence latente, de blocages ou de refus très profonds, dans un environnement où le passage à l’acte par des moyens destructeurs comme la pose de bombe est également entré dans le paysage.

Le film s’appuie sur le ressenti d’une saturation de la réalité quotidienne par la violence, mais «en général», sans se référer à des causalités particulières, et encore moins à des faits précis qui se sont produits.

Exactement. Et c’est ainsi que les explosions sont mises en scène, de manière quasi-abstraite, comme des tableaux, il n’y ni figurants, ni souci de réalisme. Ce sont des images.

La première partie du film, celle qui se situe à l’extérieur, dans Paris, avant les explosions, est à la fois d’un grand réalisme sur les lieux, les trajets, les atmosphères, et très stylisé.

C’est le principe de tout le film, qui se traduit de manière différente dans son déroulement. Nocturama est mon film le plus mis en scène, le plus méthodiquement travaillé, cadre par cadre, mouvement de caméra par mouvement de caméra, etc. Et en même temps il a donné lieu à une recherche factuelle très poussée. Les scènes dans le métro sont filmées dans des conditions documentaires, parmi les véritables usagers, en toute petite équipe. De même que pour les scènes de la fin, j’ai travaillé avec un ancien du GIGN, pour avoir la précision des actions, des gestes, des méthodes d’infiltration dans un bâtiment de ce type et des procédures pour en prendre le contrôle.

Ce rapport au réel passe aussi par les acteurs.

J’ai voulu un partage égal entre comédiens professionnels et non-professionnels, qui m’apportent d’innombrables éléments de réalité, dans les voix, les visages, les postures, les rythmes des gestes, etc. Sur le tournage, j’ai été très attentif à ne pas faire disparaître ce qui venait d’eux, tout en l’intégrant à ce que j’avais écrit.

Le film était-il très écrit?

Dans les moindres détails. Tous les dialogues, toutes les musiques, toutes les situations. Durant tout le tournage dans la Samaritaine retransformé en grand magasin, je passais mes week-ends seul à m’y déplacer, à imaginer les départs de caméra, les circulations, la construction des espaces et des temporalités. Cette exigence de précision est aussi liée à la volonté de s’inscrire dans le cinéma de genre, du côté du fantastique dans la première partie, et pour la deuxième du film de siège dont Assaut de John Carpenter demeure la référence. La mise en scène amène de la fiction, les acteurs amènent du réel. (…)

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Entretien Jia Zhang-ke: « ce qui change et ce qui reste »

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Y a-t-il une généalogie pour Au-delà des montagnes?

Il y a eu un temps de maturation très long, le film vient en partie de séquences accumulées durant le tournage des films précédents. Depuis 2001, lorsque j’ai eu ma première caméra numérique, mon chef opérateur Yu Lik-wai et moi avons beaucoup circulé, en filmant un peu au hasard. Nous avons tourné des images qui n’étaient pas exactement des tests, plutôt des notes, sans savoir ce qu’on en ferait. Il y a 4 ans, nous avons fait plus ou moins la même chose avec une nouvelle caméra, beaucoup plus perfectionnée, l’Arriflex Alexa. La mise en relation de ces deux ensembles d’images, à 10 ans d’intervalle, m’a donné l’idée du film. J’ai été frappé à quel point les images de 2001 me semblaient lointaines, comme venues d’un monde disparu. Je me suis demandé comment j’étais moi-même à cette époque, et si j’étais capable de renouer avec celui que j’ai été il y a si longtemps… dix ans qui semblent un gouffre.

Vous aussi, vous avez changé durant cette période.

Bien sûr, je suis un homme différent moi aussi, j’ai 45 ans et une expérience de la vie qui faisait défaut alors. J’ai trouvé intéressant, à partir de cette distance parcourue, de poursuivre la trajectoire au-delà du présent, dans le futur. Quand on est jeune on ne pense pas à la vieillesse, quand on se marie on ne pense pas au divorce, quand on a ses parents on n’envisage pas qu’ils vont disparaître, quand on est en bonne santé on ne pense pas à la maladie. Mais à partir d’un certain âge, on entre dans ce processus, qui est celui du présent mais aussi de projections dans l’avenir. Le sujet du film est la relation des sentiments avec le temps : on ne peut comprendre vraiment les sentiments qu’en prenant en compte le passage du temps.

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Pour cela vous aviez aussi besoin d’aller dans le futur ?

Si on raconte seulement le présent on manque de recul. Se placer du point de vue d’un futur possible est une manière d’observer différemment le présent, de mieux le comprendre. Ayant vécu toute mon existence en Chine, je suis très conscient des mutations foudroyantes qu’a connu le pays, dans le domaine économique bien sûr, mais aussi pour ce qui concerne les individus. Tous nos modes de vie ont été bouleversés, avec l’irruption de l’argent au centre de tout.

Vous avez essayé de représenter le temps lui-même ?

Un des moyens auxquels recourt le film repose sur la comparaison entre les étapes d’une vie et des paysages successifs qui défileraient, d’où l’importance de l’idée de voyage dans le film : la voiture, le train, l’hélicoptère, etc. Il y a ce déplacement permanent, et en même temps il y a ce qui se répète, ce qui est stable dans le quotidien – ne serait-ce, de manière très triviale, que le fait de manger : on a fait des raviolis, on fait des raviolis, on fera des raviolis…

Le film parcourt en effet de multiples paysages, mais il y a aussi un point fixe, Fenyang, où vit le personnage féminin principal.

C’est là que je suis né et que j’ai grandi. J’y ai tourné mes deux premiers films, Xiao-wu et Platform, et une partie de A Touch of Sin. C’est un point d’ancrage affectif, j’y ai mes amis et une partie de ma famille, mais aussi un point d’ancrage esthétique et social : pour moi, Fenyang représente ce que vit le commun des mortels en Chine. Cette région est aussi très attachée à une notion qui est le sujet du film, et qu’on exprime par en chinois par les caractères Qing Yi. Cela désigne une notion très forte de la loyauté envers ses proches, qu’il s’agisse de sa famille, de la personne qu’on aime ou de ses amis. Cette idée, qu’on peut comparer à ce qu’on a appelé en Europe au Moyen Age la « foi jurée », est centrale dans les romans de chevalerie chinois. Elle est incarnée dans la mythologie chinoise par Guan Gong, le dieu de la guerre. Son attribut traditionnel est cette longue hallebarde avec un plumet rouge, cet objet qu’on voit réapparaître dans chaque partie du film. Il est porté par quelqu’un qui semble errer sans but, comme s’il ne savait plus que faire de cette vertu.

Vous avez la nostalgie d’un rapport plus profond et plus durable entre les personnes.

Oui, mais pas seulement entre les personnes, cela peut être avec des lieux, et surtout avec des souvenirs. Dans la vie quotidienne des Chinois d’aujourd’hui, je constate une perte profonde de cette relation d’engagement réciproque, et elle affecte aussi les souvenirs. Même si une relation entre des personnes se défait, il ne devrait y avoir aucune raison pour ne pas continuer de respecter ce qui a été partagé. Si on abandonne cela, tout peut se défaire, même « les montagnes peuvent s’en aller » comme le dit le titre international du film, Mountains May Depart.

Est-ce aussi le titre en chinois ?

Littéralement, le titre chinois veut dire « les vieux amis sont comme la montagne et le fleuve », qu’ils ont immuables. La formulation est l’inverse du titre en anglais, mais c’est la même idée, la même interrogation.

Pourquoi avoir choisi l’Australie pour la partie future ?

La plupart des Chinois qui émigrent vont aux Etats-Unis et au Canada, surtout sur la Côte Ouest, mais l’Australie me semblait bien plus lointaine. Le choix de l’Australie tient au fait que c’est dans l’autre hémisphère, quand c’est l’hiver en Chine là-bas c’est l’été. Quand il fait très chaud en Australie, il neige dans le Shanxi. Le succès international de A Touch of Sin m’a amené à circuler dans de nombreux pays, je m’y suis intéressé à la présence d’immigrés chinois, et notamment du Shanxi. J’étais particulièrement attentif au sort des jeunes, et à leurs rapports avec leurs parents. J’ai découvert dans de nombreux endroits, à Los Angeles, à Vancouver, à Toronto ou à New York, des ruptures dans le langage, avec des conséquences profondes. Dans beaucoup de familles chinoises émigrées, seul un des deux parents parle anglais, l’enfant, lui, ne parle que l’anglais. Il y a donc un des deux parents avec lequel il ne peut pas dialoguer. C’est une rupture majeure.

 

Deux chansons jouent un rôle important dans le film, Go West des Pet Shop Boys et une chanson de variétés en cantonais.

La chanson des Pet Shop Boys a été extrêmement populaire en Chine dans les années 90, quand j’étais à l’université, à une époque où des discothèques ouvraient un peu partout. Dans les boites de nuit et dans les soirées, Go West était la chanson qui passait systématiquement à la fin, et qui réunissait tout le monde dans une danse collective. On ne se demandait pas trop ce que désignait l’Ouest, ça pouvait être la Californie (qui pour nous est à l’Est) ou l’Australie comme pour les personnages du film. Quant à la chanson en cantonais, Take Care, c’est un morceau de la chanteuse Sally Yeh. Elle est une star de la cantopop, mais la chanson elle-même est peu connue. Je l’aime beaucoup, je l’écoute souvent.  La musique populaire m’a toujours beaucoup intéressé, ces chansons m’ont aidé à comprendre la vie et elles sont un très bon témoignage de la mentalité collective, elles racontent la société. A nouveau, je suis frappé par la disparition, dans les chansons récentes, des sentiments forts, de l’engagement fidèle envers quelqu’un ou quelque chose qui était si présent auparavant. J’ai d’ailleurs publié un article sur le sujet : on a toujours des chansons d’amour, mais qui s’attachent plus au physique, et à l’instant. Au contraire, Take Care porte sur l’idée qu’une séparation est sans doute en cours mais que ce qui été vécu de fort ne sera pas effacé.

Zhao Tao est présente dans tous vos films depuis Platform mais elle a une présence nouvelle dans Mountains May Depart, une autre manière d’être actrice. Lui avez-vous demandé de jouer différemment ?

Ce n’est pas moi qui lui ai demandé, cela vient d’elle, et elle m’a beaucoup étonné. On se connaît bien puisque nous sommes mariés, et qu’on travaille ensemble depuis longtemps, mais avec ce film j’ai découvert des aspects d’elle que j’ignorais, un monde intérieur qui m’était inconnu. Au début de la préparation, elle m’a demandé si je pouvais lui donner des indications sur le personnage, je lui ai donné seulement deux mots : « explosif » pour la première partie et « océan » pour la deuxième. A partir de là, elle a énormément travaillé de son côté, elle a rempli plusieurs cahiers de notes sur le personnage, sur tout ce que je n’avais pas écrit dans le scénario, qui comme d’habitude est surtout constitué de grands repères, en laissant beaucoup de place à l’initiative durant le tournage. Elle a fait une véritable création littéraire. Elle a par exemple cherché à expliquer, pour elle-même, comment cette femme avait accepté de laisser son fils partir avec son mari. Elle a aussi pris beaucoup d’initiatives, par exemple pour la scène finale, elle porte des habits qui appartiennent à ma mère. L’idée vient d’elle. Elle a également beaucoup travaillé le langage corporel, pour chaque époque. Son expérience de danseuse l’aide pour cela.

On retrouve comme coproducteur le studio Shanghai Film Group, malgré les problèmes de A Touch of Sin, toujours pas sorti en Chine. Cela n’a pas été difficile de renouer avec eux ?

Non, le Shanghai Film Group a aimé le scénario et était partant pour m’accompagner. Avec ce film, j’espère leur permettre de récupérer l’argent qu’ils ont perdu à cause de l’interdiction de A Touch of Sin : celle-ci s’est fait à la dernière minute, quand ils avaient engagé des frais importants pour la sortie du film.

Ce film a l’autorisation de sortir en Chine ?

Oui, il est sorti cet automne, et a obtenu un succès important, de loin le plus massif parmi mes réalisations. Malgré une campagne très violente contre le film après la présentation à Cannes à l’initiative de médias officiels, il a bénéficié d’excellents commentaires, dans la presse et sur Internet, lorsque les gens ont pu le voir. La situation s’est entièrement retournée.

 

NB: Cet entretien est une nouvelle version, modifiée et enrichie, d’un autre publié dans le dossier de presse, et de celui qui figure dans mon livre « Le Monde de Jia Zhang-ke » (Editions Yellow Now), en librairie début janvier.

 

 

 

 

Entretien avec agnès b. : « un déplacement dans la manière de regarder »

 

668559_19651928_460x306 agnès b. sur le tournage de Je m’appelle hmmm…

Vous êtes une personne qui était déjà très occupée, par de nombreuses activités dans la mode et l’art contemporain. D’où vient le désir, ou le besoin, de faire un film ?

J’ai fait de la mode par hasard, cela n’a jamais été mon but. Il y a longtemps, le journal Elle m’a repérée a cause de la manière dont je m’habillais avec des choses trouvées aux Puces, et cela m’a donné l’occasion de gagner ma vie. Moi je voulais être conservateur de musée, mais je ne savais pas comment faire, je ne connaissais personne. J’aime la peinture depuis l’âge de 12 ans, et puis je venais de Versailles et je rêvais de passer derrière les cloisons du château, pour voir comment ça se passe. Le désir d’être artiste est là depuis très longtemps. J’ai fait beaucoup de dessin aux Beaux-Arts, ensuite j’ai fait énormément de photos, et plus tard des petits films, des courts métrages où je mettais mes vêtements dans des histoires – mais je ne peux pas les montrer, on n’a pas les droits sur les mannequins qui portaient les vêtements. Mais j’ai appris, à filmer et à monter, aux côtés d’un monteur, toujours le même, Jeff Nicorosi, avec qui j’ai aussi monté Je m’appelle Hmmm.

C’est vous qui filmiez ces courts métrages ?

C’est toujours moi qui tenais la caméra. J’ai aussi fait le cadre sur Je m’appelle Hmmm…, même s’il y a une deuxième caméra, celle du chef opérateur, Jean-Philippe Bouyer. Il a fait la lumière, mais je me suis occupée des cadrages.

Vous aviez donc envie de faire des films avant d’avoir envie de faire ce film en particulier ?

Sans doute, mais ce film je l’ai écrit il y a longtemps, comme un besoin. J’ai eu besoin d’écrire cette histoire. Au départ il y avait un petit article du Monde qui racontait que dans le cabinet d’un juge d’instruction un revenu s’était emparé d’un coupe-papier et se l’était planté dans le cœur. J’ai cherché comment on en arrive à un geste aussi violent, j’ai eu envie d’inventer une histoire qui pourrait mener à un tel geste. C’est l’unique point de départ factuel, à partir duquel, il y a 15 ans, j’ai écrit l’ensemble du scénario, en deux jours, à la main sur un bloc Rhodia (que j’ai toujours). C’était très visuel, avec peu de dialogues, je savais ce que je voulais montrer.

Le film a-t-il un but, une visée ?

Je voulais faire un film contre les apriori, je voulais dire qu’on peut se tromper de coupable. Souvent on ne connaît pas les histoires, on se les fait soi-même, avec des à-peu-près qui peuvent avoir des conséquences graves. Face à cela, je voulais montrer les entourages, les différents membres de la famille et la manière dont chacun perçoit les autres.  A partir de la violence faite à la petite fille, il y a des ondes de choc qui s’élargissent tout autour, et qui sont traitées par chacun comme il peut. Je voulais parler de ça.

Cette situation de violence et de silence autour de l’inceste, vous en avez été proche ?

Pas directement, ce n’est pas du tout mon histoire mais je sais de quoi je parle. Et il était important de détailler le contexte dans la première partie, pour donner tout son sens à la rencontre avec le camionneur. Ensuite il y a le road movie, le voyage initiatique, et une sorte d’amour qui nait entre eux deux, même si celui de la fille pour lui est différent de son amour à lui pour elle. Voilà ce que j’avais écrit.

Que s’est-il passé depuis l’écriture du scénario, déjà ancienne ?

Il y a trois ans, j’ai trouvé les conditions nécessaires pour faire le film. Terence Stamp avait accepté de jouer le camionneur, j’étais très heureuse de lui proposer ce contre-emploi de Théorème. Mais ensuite, j’ai cherché des financements, et je n’en ai pas trouvés. Dès qu’ils voyaient qu’il était question d’inceste, tous mes interlocuteurs se sauvaient. Heureusement que j’ai mon travail par ailleurs, il m’a permis de financer le film, sans cela je n’aurais pas pu le faire.  J’ai souvent aidé d’autres cinéastes, j’ai créé une maison de production, mais tous les grands professionnels m’avaient dit : ne faites jamais de films avec votre argent. Là je n’ai pas eu le choix. J’ai conscience d’avoir beaucoup de chance d’avoir cette possibilité, même si c’est aussi un gros risque.

Pourtant à l’époque le film ne s’est pas fait.

Une personne qui représentait la DDASS s’y est opposée, elle a bloqué le tournage, elle m’avait dit : « vous ne tournerez pas ce film ». Même si les scènes qui pouvaient faire problème, la petite fille sur les genoux du père ou quand elle mime avec la poupée Barbie ce qu’ils lui fait sont jouées par une doublure. La DDASS ne voulait rien savoir, c’est le sujet lui-même qu’elle n’acceptait pas. Ensuite, la dame qui bloquait a pris sa retraite, et le film est redevenu possible. Mais Terence Stamp ne pouvait plus.

Comment avez-vous choisi les interprètes du film tel qu’il est aujourd’hui ?

L’agence de casting m’a présenté des centaines de petites filles, qui n’allaient pas du tout. Un peu par hasard, j’ai rencontré Lou-Lélia Demerliac, elle habite dans un village, elle lit beaucoup, elle parle peu, elle n’a pas l’air d’une petite actrice ou d’un enfant mannequin. C’était elle. Douglas Gordon, que je connais bien et qui a une véritable passion pour le cinéma comme cela se voit dans ses œuvres, m’avait dit qu’il aimerait avoir un petit rôle dans mon film, à un moment l’idée s’est imposée qu’il serait parfait pour le personnage de Peter. J’ai toujours pensé à Sylvie Testud et Jacques Bonnafé pour les parents, ce sont des acteurs merveilleux, ils n’avaient jamais joué ensemble alors que pour moi il y a une évidence. Je tenais au monologue de la mère devant son miroir, je tenais à ce qu’on sache ce qu’elle pense, à ce qu’on prenne conscience de sa solitude, mais c’est très difficile à jouer et je savais que Sylvie saurait le faire.

Et les danseurs de buto ?

Eux ne figuraient pas dans le scénario,  d’ailleurs à l’époque je ne connaissais pas le buto, qui n’est pas exactement de la danse, c’est une forme d’expression née après Hiroshima, qui traduit de manière très personnelle la souffrance et la force de vie après la catastrophe, qui m’a bouleversée quand je l’ai découverte il y a seulement quelques années. Il y a aussi une relation avec les statues blanches du parc de Versailles de mon enfance, au milieu de tout ce vert de la nature : quand j’ai filmé les buto dans la nature pour moi c’était comme si les statues se mettaient à bouger.

Les autres moments qui sont comme des échappées par rapport à l’histoire principale étaient-ils prévus dans le scénario ?

Ce sont des rencontres, un véritable voyage c’est ça, c’est l’irruption de l’inattendu, un déplacement dans la manière de regarder. Je tenais aussi à ce qu’il y ait des cafés, ce sont des lieux très communs mais où des découvertes sont possibles, qui sont comme des théâtres mais qui feraient partie de la vie quotidienne.

Il y a dans le film un questionnement sur le nom, à la fois celui du personnage, comme le souligne le titre, et le votre, puisque qu’au générique il y a vos deux noms, Agnès Troublé et agnès b.

Oui, je voulais signer le film de mon vrai nom, et puis on m’a dit qu’il fallait que figure aussi agnès b. – qui est aussi un petit trafic sur le nom, j’ai laissé son nom à Christian Bourgois, je n’ai gardé que l’initiale. C’est vrai qu’il y a sûrement quelque chose là, de toute façon, quand on s’appelle « Troublé »… En Amérique, les douaniers m’appellent Miss Trouble.

Qu’est-ce qui a été le plus difficile à filmer ?

C’est compliqué de tourner dans la cabine d’un camion, qui très exiguë. Surtout que je tenais à ce qu’on perçoive et le point de vue de la petite fille, et le point de vue du chauffeur.

Le film était-il très préparé ?

Certains aspects le sont, par exemple j’avais en tête très précisément l’intérieur de la maison familiale, je voulais que ce soit presque comme un théâtre, que nous soyons comme les spectateurs de cette vie resserrée, à huis clos, avec les volets fermés, l’espace comprimé autour de la télé. J’ai fait la maquette, j’ai dessiné les objets, choisi les couleurs…

En même temps le film a un côté aventureux, qui est l’esprit même du road movie, on avance et on va bien voir ce qui arrive.

Je voyais la route comme une portée où j’allais poser des notes. J’avais chois cette région pour ces paysages vides, disponibles, l’espace ouvert, avec cette route droite, pas de publicité, rien. J’ai fait des repérages, deux fois, il y a d’ailleurs des images vidéo des repérages qui se retrouvent dans le film. Le fait de tenir une des caméras m’a permis d’être réactive à ce qui arrivait. Par exemple, Douglas Gordon n’avait dit à personne qu’il allait se mettre à chanter, comme je filmais j’ai pu saisir ce moment. On n’a fait qu’une seule prise. Je tiens depuis longtemps un journal vidéo, où j’ai souvent filmé des musiciens, on ne peut pas faire de montage quand on filme de la musique, il faut rester avec elle tout en inventant comme l’accompagner avec les images, j’avais une certaine expérience de ça.

Les images venues des repérages participent à cette proposition de plusieurs matières d’image.

J’avais besoin que l’image ne soit pas homogène, de casser ce que des situations pouvaient avoir de trop naturaliste ou de trop sentimental, comme lors des dernières retrouvailles entre Céline et Peter. J’ai même refilmé l’écran pendant le montage, avec la minuscule caméra Harinezumi, qui un grain très spécial.

Vous aimez les rapprochements inattendus, cela s’entend aussi avec les musiques du film.

La musique est évidemment très importante, pour moi elle nait des scènes, de l’esprit de chaque moment. Hugues Rett ( ???) m’a aidé pour les morceaux de rock dans le camion, du rock anglais du début des années 80, qui rattache Peter à ce moment lointain, comme à une origine. Le morceau de Sonic Youth au bord de la mer, je lai entendu il y a 7 ou 8 ans, à La Villette, et aussitôt ça été une évidence. Je me souviens en l’écoutant de m’être dit : ce morceau sera pour la scène de la plage. J’ai une passion pour David Daniels, un contre-ténor exceptionnel. J’ai été élevée avec l’opéra, mes parents étaient des habitués du Festival d’Aix en Provence, c’est inscrit très profondément en moi – sans doute le lien le plus direct avec ma propre enfance.

Et puis Vivaldi…

Oui, Vivaldi ! J’avais demandé à Jean-Benoit Dunckel, du groupe Air, il a cherché longtemps pour arriver à ces variations, ce qu’il m’a finalement apporté semble remonter aux origines, comme si la musique était en train de naître, comme si Vivaldi était juste en train de trouver le thème, en sifflotant presque, ou avec un seul instrument.

Cette manière d’assembler des matières différentes et parfois inattendues n’est pas sans rapport avec votre travail dans la mode.

Peut-être… Sur mon passeport, il est écrit que je suis styliste, ça me va. Alors on peut styliser beaucoup de choses, c’est vrai que j’aime bien chercher des compositions qui produisent des sensations particulières.

(Une version de cet entretien figure dans le dossier de presse du film).

Entretien avec Claude Lanzmann: «Il ne faut pas faire du style ou des effets»

Montage, photo, commentaire, utilisation des archives: l’auteur de «Shoah» commente les choix formels de son nouveau film, «Le Dernier des injustes», dans lequel il fait dialoguer des images du présent avec des séquences filmées il y a quarante ans.

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Le nouveau film de Claude Lanzmann, Le Dernier des injustes, est une œuvre considérable, non seulement par sa durée (3h40) mais par sa manière de faire dialoguer événements du passé le plus tragique, celui de l’extermination, mémoire filmée par lui-même il y a quarante ans lorsqu’il enregistrait un entretien avec l’ancien «Doyen du Conseil juif» de Theresienstadt Benjamin Murmelstein, et images et paroles d’aujourd’hui.

La sortie en salles du film a donné à son auteur l’occasion de revenir longuement sur plusieurs aspects controversés de l’histoire de la Shoah, et notamment l’attitude des responsables juifs contraints par les nazis de faire partie des Conseil juifs, et la figure particulière et sujette à débat de Murmelstein. Mais ces aspects seraient tout simplement incompréhensible sans éclairage sur la manière dont a été composé ce film à la forme très singulière, et c’est sur cet aspect «formel», mais qui n’a rien de superficiel ou d’accessoire, qu’il nous a paru souhaitable d’interroger le cinéaste.

Le nouveau film de Claude Lanzmann, Le Dernier des injustes, est une œuvre considérable, non seulement par sa durée (3h40) mais par sa manière de faire dialoguer événements du passé le plus tragique, celui de l’extermination, mémoire filmée par lui-même il y a quarante ans lorsqu’il enregistrait un entretien avec l’ancien «Doyen du Conseil juif» de Theresienstadt Benjamin Murmelstein, et images et paroles d’aujourd’hui.

La sortie en salles du film a donné à son auteur l’occasion de revenir longuement sur plusieurs aspects controversés de l’histoire de la Shoah, et notamment l’attitude des responsables juifs contraints par les nazis de faire partie des Conseil juifs, et la figure particulière et sujette à débat de Murmelstein. Mais ces aspects seraient tout simplement incompréhensible sans éclairage sur la manière dont a été composé ce film à la forme très singulière, et c’est sur cet aspect «formel», mais qui n’a rien de superficiel ou d’accessoire, qu’il nous a paru souhaitable d’interroger le cinéaste.

Comment avez-vous construit Le Dernier des injustes, à partir du moment où vous décidez d’utiliser les images tournées en 1975 au tout début de la préparation de Shoah, où vous n’avez pas fait figurer ces séquences?

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