En ligne depuis l’Opéra, les merveilles de la 3e Scène

Portée par les Indes galantes de Rameau, dansé par une troupe de krumpers sous la direction de Clément Cogitore, la plateforme de l’Opéra de Paris « 3e Scène » offre aujourd’hui la possibilité de se laisser porter par des spectacles en ligne et gratuits. Musique, chant, danse, mouvement, corps, mots… Les œuvres proposées, de styles et de longueur très variées, emportent pendant quelques heures le spectateur confiné loin de son canapé.

Tout près, ou très loin du cinéma, les œuvres mises en ligne (gratuitement) par l’Opéra de Paris sous l’intitulé « 3e Scène » offrent un généreux bouquet de propositions visuelles et sonores, sensuelles et subtiles. Initiée en 2015 pour ajouter aux deux scènes réelles de Garnier et de Bastille cet espace virtuel, la proposition a connu un succès particulier grâce aux Indes galantes de Rameau, dansé par une troupe de krump exultante d’énergie contemporaine et baroque — au point de donner naissance à un spectacle en chair et en os, qui s’est joué à guichets fermés. Vue plus de 700 000 fois, cette œuvre spectaculairement physique du cinéaste et artiste visuel Clément Cogitore trace une des nombreuses lignes reliant les arts qu’accueille traditionnellement l’Opéra, musique, chant et danse « classique », et de multiples formes de propositions très contemporaines.

Contemporains les mediums, cinéma, vidéo, arts numériques, contemporains les styles musicaux, vocaux et gestuels ainsi mobilisés. Et contemporaines plus encore peut-être les propositions d’hybridations innombrables et fécondes auxquelles donne lieu le projet initié par le danseur, chorégraphe et producteur Dimitri Chamblas, en partenariat avec la société de production Les Films Pelléas, sur une invitation de Benjamin Millepied alors à la tête du ballet de l’Opéra de Paris. Une soixantaine de vidéos, de longueurs et de styles très variés, sont aujourd’hui disponibles sur le site de la 3e Scène, souvent accompagnées de « compléments de programme » qui enrichissent encore l’ensemble. Voici un florilège de quelques unes des plus remarquables.

Sarah Winchester, opéra fantôme de Bertrand Bonello

L’une des premières réalisations pour la 3e Scène en est aussi un des joyaux. Cinéaste et musicien, l’auteur de L’Apollonide et de Nocturama invente cette fois un conte cruel et fascinant, qui fait place à l’imaginaire fantastique, à l’histoire du capitalisme américain, à l’architecture réelle et rêvée, et à la danse. Celle-ci est incarnée par Marie-Agnès Gillot, d’une présence à la fois très physique et fantasmatique, donnant corps par ses mouvements à la folie meurtrière de la veuve du magnat des armes à feu, hantée par sa fille morte. Les mots et les notes de Reda Kateb construisent les contrepoints incantatoires à cette douleur extrême et cette folie vertigineuse performées par la danseuse. Les lumières, les chœurs, les dessins entrent dans la sarabande fatale, au cours de cette composition médiumnique qui, à certains égards, préfigure le très beau Zombi Child du même auteur.  

Alignigung de William Forsythe

Il est évidemment passionnant que ce duo soit filmé par un chorégraphe aussi habité par le langage cinématographique que Forsythe. Ralenti, mouvements de caméra, gros plan, jumpcut, surimpressions, escamotage à vue sont autant de ressources hors d’atteinte de la création scénique et qu’il mobilise avec inventivité en agençant les mouvements sur fond blanc de ces deux corps d’hommes entrelacés. Sur la musique à la limite du subliminal d’Ikeda, ils sont trois à composer ainsi ces formes à la fois abstraites et très explicitement corporelles, les danseurs Riley Watts et Rauf « Rubberlegz » Yasit, et la caméra de Forsythe, elle aussi virtuose sans effort apparent.

Degas et moi d’Arnaud Des Pallières

« Les danseuses ont cousu mon cœur dans un sac de satin rose. Un rose un peu fané, comme leurs chaussons ». Quand Degas dit cela, le cinéma a déjà opéré tant de miracles qu’on ne voit pas ce qu’il pourrait bien faire dans les 10 minutes qui restent. C’est Michael Lonsdale, évidemment, cette présence magique. C’est le reportage dans sa cuisine, mais par une caméra du début du XXe siècle, avec les mots du peintre inscrits en blanc sur des cartons noirs, mais des images aux couleurs belles comme des autochromes. Il est question d’être très vieux, mais vivant quand même, tandis que voici les danseuses, les petites danseuses ; elles sont habillées comme dans les tableaux qu’on voit au Musée d’Orsay, mais ce sont adolescentes d’aujourd’hui dans le studio au dessus de la place de l’Opéra. Les mots, les mouvements et les couleurs se cherchent et s’esquivent, un jeune homme manie le pastel avec habileté, pas besoin de croire qu’on voit l’artiste de La Classe de danse, l’œil et l’esprit complètent naturellement. Des Pallières décale, fractionne, redouble, ralentit, tourbillonne — c’est ça. Rien d’une reconstitution, une invite. Mais la jeune femme qui marche dans la rue du présent rallume la violence des rapports de domination de l’homme qui déshabillait les petites filles et leur faisait mal. Elle fait surgir la laideur immonde de la haine antisémite qui taraudait le peintre des grâces chorégraphiques. Le cinéma avait encore bien des ressources, pour qu’apparaisse aussi l’inévitable négatif sans lequel aucune image n’existe.

De la joie dans ce combat de Jean-Gabriel Periot

Elles et ils, elles surtout, parlent d’abord. Hors champ, elles disent ce que signifie « venir de banlieue ». Puis, à l’image, elles et ils chantent, ensemble. Respirent, cherchent, se risquent, dans une aventure partagée de la voix. C’est un étrange oratorio, composé pour l’occasion par Thierry Escaich avec des paroles de Periot. Les visages, une trentaine, sont de toutes les couleurs, mais plus souvent sombres. Pas deux présences pareilles, pas deux voix pareilles. Dans ce lieu qui n’est pas le leur, le grand théâtre de Garnier, ses pompes et ses velours, on voit et entend se fabriquer du commun sans diminution des singularités. Les mots chantés sont comme des oiseaux, très noirs d’abord, plus légers ensuite, qui traversent l’espace et la conscience. La beauté de l’image est un hommage, à ces visages souvent marqués par l’âge et l’existence. La mezzo-soprano Malika Bellaribi Le Moal les a guidé d’abord, pour l’élan. Après, elles et ils savent vers quoi aller.

Blue d’Apichatpong Weerasethakul

Bleue est la couverture dans laquelle est enroulée cette femme qui cherche en vain le sommeil. Qu’est-ce qui brûle en elle ? Nous ne saurons que le feu, qui semble naître, de sa poitrine, et finira par contaminer un décor de toiles peintes aux motifs orientalisants. Ces accessoires de spectacle sont la seule trace matérielle d’une relation entre l’œuvre de l’auteur d’Oncle Boonmee et l’Opéra ; on ne chante ni ne danse dans Blue. Mais dans la pénombre où palpite cette flamme qui peu à peu embrase, avec cette sensualité mystérieuse qui est la signature du grand cinéaste thaïlandais, chacun percevra peut-être qu’il s’agit bien ainsi d’un art lyrique, au sens le plus échevelé du mot. Et qui aura eu la chance de découvrir aussi l’œuvre dans sa version sous forme d’installation dans un lieu d’exposition (Blue était entre autres à la Biennale de Venise) pourra mesurer l’étonnante différence qui sépare les deux versions, ou plutôt les effets que produisent, dans des contextes différents, la même œuvre.

Les autres œuvres présentées sont:

Etoiles, I See You de Wendy Morgan

Vers le silence de Jean-Stéphane Bron

Grand Hotel Barbès de Ramzi Ben Slimane

Le Lac perdu de Claude Lévêque

C’est presqu’au bout du monde de Mathieu Amalric

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Les puissances occultes et lumineuses de «Zombi Child»

Fanny (Louise Labeque), possédée par un diable qui n’a rien d’exotique

Entre Haïti jadis et la France actuelle, le nouveau film de Bertrand Bonello invoque les magies blanche et noire du cinéma pour faire se répondre tragédie historique et drame sentimental.

Il y a un cérémonial, des funérailles, à Haïti. Et puis quelque chose d’anormal advient. C’est là-bas, c’est jadis.

Ce sont des manifestations de forces qui ne sont pas «rationnelles» –mais la passion amoureuse ou la fureur vengeresse ou la volonté de pouvoir sont-elles rationnelles? Les pulsions humaines sont-elles rationnelles?

D’où ça sort, ça? Des jeunes filles vêtues de costumes étranges, obéissant à des rituels bizarres.

Ce n’est pas du vaudou haïtien, c’est un héritage de la Révolution française et de l’administration napoléonienne. Ce culte-là porte le nom de Demoiselles de la Légion d’honneur. Ce rituel se nomme Éducation nationale. Cette épreuve initiatique, adolescence. C’est en France aujourd’hui.

Le film se passe ici et maintenant, mais aussi là-bas et jadis. Le voyage entre le monde des vivants et celui des morts est aussi un voyage dans l’espace, entre France et Haïti, et un voyage dans le temps, entre présent, époque de la traite et ère de la dictature Duvalier.

On entre dans le film de Bertrand Bonello sans comprendre où il nous emmène. Tant mieux! Il y aura ce film fantastique, fantomatique et cruel, là-bas aux Antilles et ce film d’adolescentes, ici dans cette institution en banlieue parisienne.

Il y aura une histoire d’amour enflammé d’une jeune fille, Fanny, un cours d’histoire de Patrick Boucheron. Il parle de Jules Michelet qui parle du peuple, c’est bien de cela qu’il s’agit –et on peut se souvenir qu’il a aussi parlé de celles qu’on appela sorcières, qu’ailleurs on nomme mambo.

Mambo Kathy (Katiana Millfort) en action

D’étranges chemins de désir et de chagrin mèneront de la classe du prof à l’autel de la prêtresse. Il faudra avoir affaire au zombi, et peut-être au redoutable Baron Samedi.

Captain Zombi et l’ombre des morts

Les zombis (sans «e»), ces êtres entre la vie et la mort qui font partie de la culture haïtienne, n’ont pas grand-chose à voir avec les zombies de la pop culture hollywoodisée d’aujourd’hui même s’il y a eu une filiation passée par le sublime Vaudou de Jacques Tourneur et, plus tard, La Nuit des morts-vivants et ses suites de George Romero.

Ce sont plutôt des âmes en peine, mais des âmes qui ont encore un corps, un corps qui peut être exploité.

Clairvius (Mackenson Bijou), qui fut zombifié

Il y aura la jeune fille haïtienne, Mélissa, qui se lie au groupe d’élèves, les jeux, les défis, les rivalités, les amitiés de jeunes filles d‘aujourd’hui, le lycée, le rap. Mais Melissa est aussi fille de résistante à l’oppression macoute et, peut-être, descendante de zombi.

En filigrane, la présence subliminale de ça:

Je sais où sont enterrés

Nos millions de cadavres

(…)

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Cannes 2019, Ep.5: La sorcière et la sainte, par les chemins de traverse

Jeanne (Lise Leplat Prudhomme) intraitable face à ses juges, et à ses spectateurs.

«Zombi Child» de Bertrand Bonello, à La Quinzaine des réalisateurs, et «Jeanne» de Bruno Dumont, à Un certain regard, inventent des évocations sidérantes et très émouvantes de jeunes personnages féminins.

Ce sont deux des grands réalisateurs français, figures majeures de la génération apparue à la fin des années 90. Ils présentent chacun un film dans une sélection parallèle, film qui aurait pu sans difficulté figurer en compétition. Centré l’un sur deux adolescentes, l’autre sur une petite fille dans un rôle apparemment seulement plus grand qu’elle, chacun des deux se distingue par une invention de mise en scène impressionnante.

Zombi Child de Bertrand Bonello

On a consacré une précédente chronique cannoise à la forte présence dans les films de cette année d’esprits inspirés et inspirants. La nouvelle réalisation de Bertrand Bonello aurait dû y figurer, et même en tête de liste, tant les présences en contact avec ce qu’on appelle «l’autre monde», ou d’autres dimensions de notre monde, y tient une place décisive.

En revanche, ses zombies n’ont rien à voir avec les morts-vivants du film de Jarmusch en ouverture. Il s’agit ici des êtres qui participent d’un vaste champ culturel d’origine africaine, qu’on englobe sous le nom de vaudou, et plus singulièrement de la manière dont on les considère en Haïti.

Le film se passe ici et maintenant, là-bas et maintenant, là-bas et jadis. Le voyage entre le monde des vivants et celui des morts est aussi un voyage dans l’espace, entre France et Haïti, et un voyage dans le temps, entre présent, époque de la traite et ère de la dictature Duvalier.

Ces circulations concernent aussi notre histoire, un cours par nul autre que le professeur Patrick Boucheron le souligne en évoquant la Révolution française racontée par Michelet à ses élèves. Des élèves dans un cadre très particulier, et lui aussi saturé de mémoire (et d’oubli) historique, puisqu’il s’agit de Demoiselles de la Légion d’honneur, cette institution napoléonienne à la fois républicaine et aristocratique.

Rituel de la République française, rituel vaudou, rituel d’adolescentes se mêlent autour de Fanny (Louise Labèque), de Melissa (Wislanda Louimat), à droite sur l’image, et de leurs amies.

C’est dans ce cadre chargé d’histoire (l’histoire de France, dont on sait combien elle a du mal à commercer avec ses propres fantômes) et autour d’un groupe de jeunes filles que Bonello déploie la toile de ses charmes et maléfices.

L’amour fou d’une adolescente y est un feu dévorant, la mémoire des tragédies haïtiennes, jusqu’au tremblement de terre, y est un tapis de braises.

Il y a, comme dans tous les films de l’auteur de L’Apollonide, de Saint Laurent et de Nocturama, une grâce immédiate dans la manière de filmer, de composer les plans, de laisser circuler de l’air et du sens autour du moindre geste, d’une zone vide, d’une parole chuchotée.

Il y a aussi, dans ce film-là, un mystère bien singulier. Comme dans les formules d’invocation, on ne comprend pas d’abord ce qui se trame. Cela viendra, avec une force et une émotion poignantes, mais c’est surtout le chemin étrange d’ombres non-naturelles et de pulsions secrètes, de désirs et d’affection qu’il importe de parcourir.

Dans le cimetière de Port au Prince, dans la salle d’arts plastiques de l’institution fondée par Napoléon, dans les champs de canne à sucre où souffrent les demi-morts, se développe un récit comme un réseau, dont la plupart des fils convergent vers l’élève haïtienne Melissa, et vers sa tante prêtresse vaudou. Ici, les envoutements sont bien réels: cela s’appelle du cinéma. Cela s’appelle la beauté.

Jeanne de Bruno Dumont

Il y a deux ans, Bruno Dumont présentait à Cannes une expérimentation intrigante, même si pas vraiment convaincante, Jeannette, l’enfance de Jeanne d’Arc. Cette évocation, sur des chansons pop d’aujourd’hui, de l’enfance puis de l’adolescence de la Pucelle était une sorte de musical historico-légendaire, incarné par des habitants de cette région du Nord de la France où Dumont réalise tous ses films.

Il retrouve la plus jeune interprète de sa Jeanne d’alors, l’étonnante Lise Leplat Prudhomme, désormais âgée de 10 ans, et qui incarne cette fois la Jeanne des batailles et des prisons, comme aurait dit Jacques Rivette, jusqu’au procès de Rouen et au bûcher.

Monseigneur Cauchon (Jean-François Causeret) et Jeanne, deux idées de la prière.

Ce récit, tourné dans les dunes des Hauts de France et dans la cathédrale d’Amiens, est à nouveau scandé par des chants, mais cette fois écrits et admirablement interprétés par Christophe.

L’artifice est encore plus évident, l’écart entre la stylisation du jeu des interprètes, rehaussée par la présence des chansons, le réalisme des lieux, et la fidélité à la véritable histoire, ouvre un gouffre d’où surgit la plus émouvante des évocations. (…)

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«Nocturama», film d’action et troublant opéra crépusculaire

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Nocturama de Bertrand Bonello. Avec Finnegan Oldfield, Vincent Rottiers, Hamza Meziani, Manal issa, Martin Guyot, Jamil McCraven, Rabah Nait Oufella, Laure Valentinelli, Ilias Le Doré, Luis Rego. Durée 2h10. Sortie le 31 août.

Difficile de l’ignorer, le nouveau film de l’auteur de L’Apollonide et de Saint Laurent conte l’histoire d’un groupe de jeunes gens qui posent des bombes dans Paris. Film magnifique et problématique, Nocturama suscite bien assez d’émotions et de questions chez ses spectateurs pour qu’on ait cru pouvoir en parler sans craindre de dévoiler des aspects de l’intrigue, ce qui n’en réduit nullement la puissance. Lire aussi l’entretien avec Bertrand Bonello,  ici.

En trois actes inégaux, Bertrand Bonello compose une sorte d’opéra tragique. Il faut entendre le mot «acte» au double sens d’action et de parties d’un spectacle.

Inégales, les trois parties du film le sont par leur durée, mais surtout par leur tonalité: le premier acte est une chorégraphie de trajets dans les rues, les métros et les immeubles de Paris, l’enchaînement infiniment gracieux et intrigant de parcours, de rencontres, presque sans un mot, entre une dizaine de jeunes gens.

À l’écran, l’écoulement des heures et minutes, la simultanéité réglée comme un ballet de leurs pérégrinations dans la ville, et de leur entrée dans plusieurs lieux spécifiques –un ministère, le siège d’une banque, un grand hôtel en face de la statue de Jeanne d’Arc rue de Rivoli…– associent un puissant effet de réalité, de filmage sur le vif de ces corps jeunes et actuels dans la ville tout aussi actuelle (quoique bien moins jeune) et un effet onirique, fantasmagorique.

Le second acte intervient lorsque les jeunes gens se retrouvent, réfugiés dans un grand magasin de luxe isolé du monde, d’où ils constatent sur des écrans de télé le résultat de leurs agissements précédents, soit l’explosion simultanée de plusieurs bombes dans la capitale, et le chaos qui en résulte.

Commence alors une longue nuit où chacun suit ses désirs et ses délires au gré des  tentations suscitées par les marchandises auxquels ils ont un accès aussi libres que leur possibilité de sortir est verrouillée. Dans ce palais enchanté, qui est aussi un piège ensorcelé, la tchatche des uns et le mal vivre des autres, l’individualisme, les appétits, la différence de rapport à l’argent, au langage, aux symboles selon les origines et personnalités se traduisent alors dans le comportement de chacun, toujours sans autre explication.

Le troisième acte, le plus bref, montre l’assaut du bâtiment par les forces de police. Si la virtuosité de la mise en scène de Bertrand Bonello est incontestable, le sens du rythme, l’agencement de plans à la fois intenses et gracieux par ce cinéaste-musicien possède une puissance de suggestion incontestable.

Cela n’empêche pas, bien au contraire, que dès qu’apparaît la nature du projet des protagonistes, un trouble particulier s’empare du spectateur. Cela aurait été vrai de tout temps, mais l’est bien davantage encore en France depuis janvier 2015. (…)

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Bertand Bonello: «En France, on a du mal à faire jouer réalité et fiction»

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Rencontre avec le réalisateur à l’occasion de la sortie de son nouveau film sur fond d’attentats terroristes dans Paris: Nocturama, dont la critique  est à lire ici.

Bertand Bonello: «Pour la première fois, je rencontre des journalistes qui demandent un entretien en disant: “je n’aime pas votre film mais je voudrais en parler avec vous.” Je trouve leurs questions légitimes.»

Ce sont des gens qui trouvent le film mauvais, ennuyeux, ou qui pensent qu’il fait l’apologie du terrorisme?

Ni l’un ni l’autre, leur intérêt et leur malaise portent sur les interférences du réel, qui les empêchent d’aimer le film comme ils auraient aimé le faire. Cette question du rapport réalité/fiction m’intéresse beaucoup. Il y a un aspect culturel, très français, alors que, par exemple, les Américains se servent beaucoup de la fiction pour affronter leurs démons, quitte à le faire de manière biaisée. En France, on a beaucoup plus de mal à faire jouer ces dimensions l’une par rapport à l’autre. Ce qui est précisément le mécanisme sur lequel est bâti le film.

La question de l’interférence entre la fiction et la réalité a aussi dû se poser pendant la production du film, durant une période où il s’est produit des événements graves.

Le film a été écrit en 2011-2012, avant les attentats. Le tournage a eu lieu l’été dernier, après Charlie et avant le Bataclan. Je me suis bien sûr posé la question, mais en y pensant  je n’ai pas vu de raisons de transformer le scénario ou la mise en scène. En revanche, j’ai modifié ma manière d’en parler, en évitant pas exemple le mot «terrorisme», qui a été phagocyté par Daech, alors que le terrorisme existe depuis la nuit des temps. De même qu’il a été évident de changer le titre, qui était à l’origine Paris est une fête. Je suis très content qu’il s’appelle Nocturama [d’après le titre d’une chanson de Nick Cave, ndlr], un titre plus fictionnel, plus du côté de la fantasmagorie. C’est aussi la raison du choix de l’affiche, qui a un côté science-fiction. Le film est dans l’imaginaire, même si il vient d’un ressenti qui est, lui, issu de la réalité.

Et qui porte sur quoi?

Sur le sentiment d’une énorme pression dans la société française, de l’accumulation d’une violence latente, de blocages ou de refus très profonds, dans un environnement où le passage à l’acte par des moyens destructeurs comme la pose de bombe est également entré dans le paysage.

Le film s’appuie sur le ressenti d’une saturation de la réalité quotidienne par la violence, mais «en général», sans se référer à des causalités particulières, et encore moins à des faits précis qui se sont produits.

Exactement. Et c’est ainsi que les explosions sont mises en scène, de manière quasi-abstraite, comme des tableaux, il n’y ni figurants, ni souci de réalisme. Ce sont des images.

La première partie du film, celle qui se situe à l’extérieur, dans Paris, avant les explosions, est à la fois d’un grand réalisme sur les lieux, les trajets, les atmosphères, et très stylisé.

C’est le principe de tout le film, qui se traduit de manière différente dans son déroulement. Nocturama est mon film le plus mis en scène, le plus méthodiquement travaillé, cadre par cadre, mouvement de caméra par mouvement de caméra, etc. Et en même temps il a donné lieu à une recherche factuelle très poussée. Les scènes dans le métro sont filmées dans des conditions documentaires, parmi les véritables usagers, en toute petite équipe. De même que pour les scènes de la fin, j’ai travaillé avec un ancien du GIGN, pour avoir la précision des actions, des gestes, des méthodes d’infiltration dans un bâtiment de ce type et des procédures pour en prendre le contrôle.

Ce rapport au réel passe aussi par les acteurs.

J’ai voulu un partage égal entre comédiens professionnels et non-professionnels, qui m’apportent d’innombrables éléments de réalité, dans les voix, les visages, les postures, les rythmes des gestes, etc. Sur le tournage, j’ai été très attentif à ne pas faire disparaître ce qui venait d’eux, tout en l’intégrant à ce que j’avais écrit.

Le film était-il très écrit?

Dans les moindres détails. Tous les dialogues, toutes les musiques, toutes les situations. Durant tout le tournage dans la Samaritaine retransformé en grand magasin, je passais mes week-ends seul à m’y déplacer, à imaginer les départs de caméra, les circulations, la construction des espaces et des temporalités. Cette exigence de précision est aussi liée à la volonté de s’inscrire dans le cinéma de genre, du côté du fantastique dans la première partie, et pour la deuxième du film de siège dont Assaut de John Carpenter demeure la référence. La mise en scène amène de la fiction, les acteurs amènent du réel. (…)

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« Le Dos rouge »: des sourires et des monstres

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Le Dos rouge d’Antoine Barraud. Avec Bertrand Bonello, Jeanne Balibar, Géraldine Pailhas, Joana Preiss, Martha Hoskins. Durée : 2h07. Sortie le 22 avril.

C’était il y a longtemps, bien longtemps, la dernière fois qu’on a ri au cinéma d’aussi heureuse façon. Je veux dire dans l’élan de quelque chose qui élève, qui intrigue, qui déplace.

Il y a ce garçon pas si jeune mais avec beaucoup d’enfance, au visage toujours comme étonné, disponible à une surprise, sur un fil entre extrême sérieux, effroi et fou rire devant l’absurdité du monde. Il s’appelle Bertrand, il est réalisateur de films. Il est joué par le réalisateur de films Bertrand Bonello, qui s’amuse à l’évidence à interpréter un personnage qui n’est pas lui, mais lui ressemble à plus d’un titre.

Ce Bertrand veut faire un film, visiblement il ne sait pas bien lequel, il a une idée plutôt qu’un projet, a fortiori qu’un scénario. Ce serait quelque chose autour de la monstruosité en peinture… Enfin, c’est lui qui le dit, pas obligé de le croire, en tout cas pour ce qui serait de limiter la monstruosité à la peinture. Ne sachant trop comment l’accompagner dans cette quête opaque, son assistante lui dégote une spécialiste d’histoire de l’art, Célia. Bertrand et Célia, les voilà partis dans les musées, à la découverte de peintres et de tableaux, certains très célèbres, certains inconnus. Ils visitent, ils discutent, ils regardent. Elle parle des tableaux comme on parle en dormant, elle est savante et folle, troublante et fuyante. Ils se mentent et se jouent et se séduisent et se déçoivent.

Bacon, Caravage, Chassériau, un rayon de lumière, le mouvement d’un pinceau, le décor du musée Gustave Moreau, le sens même du mot «portrait» surgissent comme des petites aventures, des relances drôles ou effrayantes où rode la spirale du chignon de Madeline, la demi-héroïne du Vertigo d’Hitchcock, figure muséifiée par la cinéphilie et elle-même visiteuse fantôme d’un fantôme peint. Rien qui pèse ni pose ici pour qui se laissera entraîner dans cette gigue vraiment érudite mais pas du tout pédante, un sens du contre-pied, dont l’une des meilleures manifestations est le phrasé déroutant et suggestif de l’historienne d’art révélant le sens caché d’une toile et mentant éhontément dans son téléphone portable.

Elle, Célia, est si fluide, mutine et même mutinée, imprévisible, qu’étant toute entière Jeanne Balibar au meilleur de son talent comique si singulier et percutant, elle sera ensuite sans crier gare Géraldine Pailhas. Bizarre? Oui, sans doute, mais pas plus que la manière dont autour de cette trame sérieuse prolifèrent comme lianes de la jungle, comme traînées de poudre, les échanges affectueux, les étranges transformations physiques, les moments de transgression, sexe et image, visage et ombre. (…)

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«Saint Laurent», le style, la marque, la star, le gouffre

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Saint Laurent de Bertrand Bonello, avec Gaspard Ulliel, Louis Garrel, Jérémie Renier, Léa Seydoux, Amira Casar, Aymeline Valade, Micha Lescot et Helmut Berger. Durée: 2h30. Sortie le 24 septembre 2014.

Bien malgré lui, le nouveau film de Bertrand Bonello s’est retrouvé, dès avant sa présentation en compétition officielle à Cannes ou même son achèvement, dans une situation complexe, à la fois périlleuse et faussée. Il s’est en effet trouvé au cœur d’une guerre comme le cinéma n’en a jamais connu: s’il est arrivé par le passé qu’un homme riche et puissant tente d’empêcher l’existence d’un film le concernant, et parfois y parvienne, on ne connaît pas d’exemple de potentat ayant adoubé un autre film pour torpiller le projet qui lui déplaît, comme l’a fait Pierre Bergé avec l’inintéressant biopic réalisé par Jalil Lespert. Fort heureusement, il faut moins de dix minutes au cinéaste de L’Apollonide pour balayer ce qui bourdonnait et papillonnait autour de son nouveau film et imposer sa rigueur, sa beauté et sa liberté.

Les grandes dates qui scandent, pas dans l’ordre, le surgissement de moments décisifs, inscrivent le cadre temporel, de 1967 à 1977, avec une brève incursion à la fin des années 80, une encore plus brève au début des années 60. Saint Laurent n’est pas une biographie filmée, c’est l’histoire d’une époque bien particulière racontée sous un angle bien particulier. Et c’est la mise en jeu infiniment précise et riche de suggestions autour d’une idée.

Dès la première séquence, située dans l’atelier de haute couture et où se combinent travail collectif, exigence extrême, hiérarchie rigide, rapport très concret à des matières et à des gestes, et tension vers une idée sinon un idéal, il vient naturellement à l’esprit qu’on assiste aussi à un film sur le cinéma, un film où un cinéaste met en scène, de manière détournée, la manière dont on fait un film.

C’est le cas en effet, mais pas seulement: accompagnant les embardées autodestructrices, les vertiges hédonistes et les lubies exhibitionnistes de son héros, sans oublier aussi de prendre en compte les stratégies capitalistiques et commerciales menées d’une main de fer par Pierre Bergé créant les conditions matérielles de l’essor foudroyant du style Yves Saint Laurent, de la marque Yves Saint Laurent, finalement de la star Yves Saint Laurent, le film s’approche comme rarement du mystère même de la création artistique. Ce mystère n’élimine nullement la mythologique romantique de l’artiste démiurge torturé par ses pulsions créatrices, approche qui n’est trompeuse que si elle prétend résumer et définir des situations autrement complexes. (…)

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