«Put Your Soul on Your Hand and Walk», du miracle au crime, et après

Sur le fond d’écran du téléphone de Sepideh Farsi, la photographe gazaouie Fatma Hassona (en haut) et la réalisatrice iranienne en pleine conversation.

Au-delà de l’émotion suscitée par la mort de son héroïne palestinienne, tuée par l’armée israélienne en avril, la sortie du film de Sepideh Farsi permet la découverte d’une œuvre singulière et nécessaire.

L’assassinat de la jeune photographe palestinienne Fatma Hassona par l’armée israélienne, le 16 avril 2025, au lendemain de l’annonce de la sélection au Festival de Cannes du film qui lui est consacré, a suscité une légitime émotion. Les crimes innombrables et anonymes commis –avant et depuis– au cours de la guerre génocidaire actuelle dans la bande de Gaza y trouvent une personnification atroce et nécessaire.

Mais cette fonction inédite et sinistre du film ne doit pas le faire disparaître en tant que tel, pour tout ce qui s’y active de singulier. La jeune femme surnommée «Fatem», le parcours et les décisions de la cinéaste iranienne Sepideh Farsi, les choix de mise en scène, y compris sous le poids de circonstances écrasantes mais comme réponses de cinéma, font de Put Your Sould on Your Hand and Walk un film puissant et fragile, nécessaire.

«Un miracle a eu lieu lorsque j’ai rencontré Fatma Hassona, en ligne, par un ami palestinien. Depuis, elle m’a prêté ses yeux pour voir Gaza pendant qu’elle résiste et documente la guerre. Et moi, je suis en lien avec elle, depuis sa “prison de Gaza” comme elle dit. Nous avons maintenu cette ligne de vie pendant plus de 200 jours. Les bouts de pixels et sons que l’on a échangés sont devenus le film», écrivait la réalisatrice en avril dernier, quand elle croyait pouvoir présenter ce film à Cannes en compagnie de celle qui occupe l’écran.

Cinéaste iranienne depuis longtemps exilée en France, autrice de films –fictions, documentaires, film d’animation (La Sirène, 2023)– le plus souvent consacrés à la situation dans son pays, Sepideh Farsi a aussi été présente dans d’autres lieux où la souffrance des humains se concentre, notamment les camps grecs où sont parqués des milliers de candidats à la migration.

C’est respecter et Sepideh Farsi et Fatma Hassouna que de ne pas faire disparaître leur film sous la colère et la douleur qu’inspire ce crime.

Dans la tension extrême du massacre en cours dans la bande de Gaza, mais aussi dans la joie affirmée comme un défi de Fatma Hassona et dans l’intelligence complice entre les deux femmes, la réalisatrice de Téhéran sans autorisation (2009) et de Demain, je traverse (2019) a fait exister Put Your Soul on Your Hand and Walk, qui a été présenté à Cannes par l’Association du cinéma indépendant pour sa diffusion (ACID).

L’atrocité qui s’est jouée aussitôt après l’annonce de la sélection du film –le meurtre de Fatma Hassona et de plusieurs membres de sa famille par l’armée israélienne, qui avait «ciblé» la jeune femme d’après le collectif de chercheurs indépendants Forensic Architecture– a provoqué une intense émotion, qu’il importe de ne pas laisser s’éteindre.

Mais c’est respecter et Sepideh Farsi et Fatma Hassona que de ne pas faire disparaître leur film sous la colère et la douleur qu’inspire ce crime. Principalement composé d’enregistrements des échanges entre la cinéaste et la photographe sur WhatsApp et Telegram, il est dominé par ce sourire que la photojournaliste palestinienne arbore presque tout le temps, y compris en évoquant les maisons rasées, les corps déchiquetés.

Le sourire de Fatima «Fatem» Hassouna, acte de résistance. | New Story

Le sourire de Fatma «Fatem» Hassouna, acte de résistance. | New Story

Que ce qu’incarnait cette jeune femme continue d’exister

Devant ce sourire, on songe à une scène de Je suis toujours là de Walter Salles (2024) où, après que son mari a été torturé à mort par la dictature militaire brésilienne, la mère décide que sa famille n’apparaîtra publiquement que le sourire aux lèvres. Mais Fatem ne se résume pas à une jeune femme qui sourit.

Lucide, capable de mobiliser l’humour comme l’analyse, autrice d’images fortes qui émergent de la masse de représentations des ruines sans fin résultant du pilonnage incessant de Tsahal depuis près de deux ans sur les quartiers habités, Fatma Hassona n’est pas qu’une icône de résistance au quotidien au moment où elle est filmée, devenue depuis une image de martyre.

Dans le film, où apparaissent plusieurs de ses images, elle est aussi une artiste et une journaliste –donc en danger redoublé, puisqu’Israël a tué au moins 220 journalistes palestiniens dans la bande de Gaza depuis le début de la guerre, selon Reporters sans frontières. Un choix de ses photos, accompagnées notamment d’une partie de son dialogue avec Sepideh Farsi, vient d’être publié aux Éditions Textuel sous le titre Les Yeux de Gaza, après avoir été exposées dans de nombreuses galeries et au festival Visa pour l’image, la grande manifestation annuelle du photojournalisme, à Perpignan.

Une des photos de Fatima Hassouna qui figurent dans Put Your Soul on Your Hand and Walk. | Capture d'écran New Story via YouTube

Une des photos de Fatma Hassona qui figurent dans Put Your Soul on Your Hand and Walk. | Capture d’écran New Story

Fatma Hassona était aussi une jeune femme vivante, active, curieuse, qui s’occupait de sa famille, animait des ateliers pour les enfants dans une école voisine à moitié détruite, allait se marier quelques jours après la présentation du film. (…)

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Sepideh Farsi : « Être photographe était à ses yeux inséparable de l’impératif de capter le génocide en cours »

Juste après l’annonce de la sélection au Festival de Cannes de Put Your Soul on Your Hand and Walk, où la jeune photographe gazaouie Fatma Hassona raconte son quotidien dans l’enclave soumise à la guerre génocidaire, la jeune femme et sept membres de sa famille sont ciblés et assassinés par l’armée israélienne. La légitime émotion suscitée par ce crime depuis ne saurait faire oublier la richesse de ce qui se joue dans le film de la cinéaste iranienne exilée, film qui sort en salles le 24 septembre.

Le meurtre perpétré par Tsahal (et documenté depuis par Forensic Architecture) a, inexorablement, amené Sepideh Farsi à changer la fin de son film. Mais même avant cela, Put Your Soul on Your Hand and Walk était déjà, en même temps qu’un témoignage bouleversant, une proposition singulière de cinéma, porteuse de certaines des manières dont celui-ci peut prendre en charge une tragédie contemporaine comme le génocide en cours en Gaza. Le film possède ces qualités du fait de la personnalité de celle, Fatem, qui raconte à la fois le quotidien de la survie sous les bombes à Gaza, ses propres activités et ses rêves, et aussi grâce à la relation singulière avec celle qui la filme. Et il s’appuie sur des choix de mise en scène qui en intensifient la puissance, quand bien même ils sont dictés par la violence extrême que subit Fatem et par les difficultés techniques de la réalisation. La richesse de ce que propose Put Your Soul tient à l’impressionnante présence visuelle de la jeune femme, à la finesse de la réalisatrice y compris dans la façon de se positionner, en référence à son propre parcours, vis-à-vis de celle avec qui elle ne communique que par écrans d’ordinateur ou de téléphone interposés. Elle tient aux sensations transmises par les sons, et aussi aux photos prises par Fatem dans Gaza martyrisée, et qui scandent les échanges sur Telegram ou sur Signal. Toutes ces dimensions en font une contribution importante à l’invention au présent des réponses, nécessaires, même si à jamais insuffisantes, que les films construisent en termes de possibilités de ne pas baisser les bras, et les caméras, face à la terreur. J-M.F.

Vous dites dans le film que « Rencontrer Fatem a été comme un miroir ». Comment a eu lieu cette rencontre avec Fatem Hassona ? Et en quoi y avez-vous perçu cet effet miroir ?
La rencontre elle-même est en partie due à un hasard. À l’origine, j’ai éprouvé le besoin de faire entendre la voix des Palestiniens, qui était presque totalement absente du récit de ce conflit dans les médias, depuis le début. Je suis partie au Caire en espérant pouvoir entrer à Gaza en passant par Rafah, mais c’était impossible. J’ai donc commencé à filmer des réfugiés palestiniens arrivant de Gaza. Jusqu’à début avril 2024, certains pouvaient encore sortir, en payant 8 000 dollars par personne ! J’ai été accueillie par une famille gazaouie et l’un de ses membres, Ahmad, m’a parlé d’une amie photographe qui vivait dans le nord de Gaza.

La rencontre avec Fatem engendre-t-elle aussitôt l’hypothèse d’en faire un film, sous cette forme-là ?
L’idée de faire un film à distance a commencé très vite. J’avais déjà réalisé un film tourné avec un téléphone portable, Téhéran sans autorisation, en 2009. Le principe de mettre en œuvre un film à distance s’est imposé dès notre première rencontre. Décisif pour le film, l’impératif d’un cinéma d’urgence, qui dépasse les obstacles physiques. Il fallait tout garder. Je n’ai pas su d’emblée que ces images de conversations visio seraient le cœur du film, j’ai commencé avec une logique d’archives au présent, mais l’idée s’est imposée rapidement. Et Fatem a été partante immédiatement.

Pouvez-vous revenir sur cet aspect « miroir » que vous évoquez ? Votre œuvre est principalement consacrée à l’Iran, et aux Iraniens, y compris en exil comme vous-même, jusqu’au récent film d’animation La Sirène. Ce qui se passe à Gaza peut susciter le besoin de faire un film pour tout cinéaste, mais voyez-vous une continuité entre votre propre parcours et la mise en œuvre de ce film ?
L’enfermement subi par Fatem, le fait qu’elle n’ait jamais pu sortir de Gaza malgré son désir de voir le monde résonnait avec mon sentiment, inversé, d’être, comme exilée, enfermée à l’extérieur de mon pays. Je ne confonds ni ne compare absolument pas son sort, infiniment tragique, et le mien, mais ces situations suscitaient ce que j’ai perçu comme un jeu de miroir. Aussi parce qu’elle et moi fabriquons alors des images face aux événements que nous subissons, et également parce que, même si de manière très différente, nous sommes dans un environnement où être engagée ne va pas de soi pour des femmes.

Dans le film, les échanges avec Fatem commencent le 24 avril 2024. Que s’était-il passé avant ?
C’est littéralement la première fois qu’on se voyait. Le téléphone était à l’horizontale, et instinctivement je l’ai tourné et j’ai commencé à enregistrer. J’étais très consciente que ce moment était unique. Il y avait, omniprésentes, les difficultés de connexion, qui décuplaient ce sentiment d’une urgence. Auparavant, on avait échangé une fois en audio par Skype, quand Ahmad l’avait appelée et nous avait mises en contact. On avait convenu de tenter cet échange et elle m’avait signalé qu’elle aurait besoin de deux heures pour marcher jusqu’à un endroit pour capter. Les Israéliens ont aussitôt bloqué la connexion Skype, mais d’autres plateformes ont fonctionné. C’est là que tout a commencé. J’ai senti qu’il fallait enregistrer tout ce que je pouvais.

Pourquoi passer à l’image verticale ?
Pour qu’on la voit mieux. Pour mieux cadrer son visage. Et aussi, le smartphone en vertical permettait d’avoir autre chose à sa droite et à sa gauche. Comme par exemple, une partie de mon écran d’ordinateur en arrière-plan, pour montrer d’autres éléments et créer un contexte et du relief dans l’image.

Vous avez donc enregistré des échanges en visio avec Fatem d’avril à début novembre 2024.
Oui, c’est ce qu’il y a dans le film… ce qu’il aurait dû y avoir, avant que je sois amenée à ajouter la séquence finale. Après novembre 2024, nous avons continué à nous parler fréquemment, et j’ai aussi tout enregistré, mais je sentais que ce que j’avais déjà recueilli durant les deux cent premiers jours était suffisamment riche pour bâtir la structure du film. J’avais commencé le montage, je n’arrivais plus à gérer mes émotions et mon énergie entre nos discussions, ce qui se passait sur le terrain à Gaza, et les heures passées seule sur l’écran du montage avec les rushes. Et puis, Fatem, de plus en plus souvent, avait ces moments de désespoir ou de faiblesse physique comme elle le décrit dans le film. J’ai donc cessé d’intégrer les nouveaux entretiens au montage. Mais après l’annonce de son assassinat, ajouter notre dernière conversation m’est apparu comme une nécessité.

Ce que nous voyons dans le film, est-ce l’essentiel de vos échanges durant ces deux cents jours ?
Oh non, souvent, quand la connexion le permettait, nos conversations duraient longtemps, elle m’a beaucoup parlé, de la situation bien sûr, d’elle-même, de sa famille et de ses proches. Seule une petite fraction des rushes figure dans le film. J’ai eu du mal à un moment à trouver sa structure finale. À l’automne, j’ai fait appel à la cinéaste et monteuse Farahnaz Sharifi[1], qui m’a aidée à trouver la forme définitive.

Le film est dominé par la guerre, la violence extrême infligée à tous les habitants de Gaza, mais il donne aussi accès à la vie personnelle de Fatem, sa famille, son travail avec les enfants.
Oui, je ne voulais surtout pas la réduire à sa seule situation géopolitique, au seul fait qu’elle était une Palestinienne sous les bombes à Gaza, mais laisser de la place à cette jeune femme si pleine de créativité, et à la présence si magnétique, pour montrer tous les aspects de son être. (…)

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[1] Farahnaz Sharifi est notamment la réalisatrice de My Stolen Planet, documentaire autobiographique sur son parcours d’Iranienne en exil, qui est sorti en salle le 25 juin 2025.

La déflagration «Sirāt», jusqu’aux limites

Au milieu des danseurs du désert, Luis (Sergi López) et son fils (Bruno Núñez Arjona), au début d’une quête extrême.

Le nouveau film d’Óliver Laxe emballe le moteur du cinéma d’aventure pour un voyage à travers de multiples et troublantes formes de l’inconnu.

C’était le début du Festival de Cannes, ça commençait en douceur, tout allait bien, le soleil, les vedettes sur le tapis rouge, on s’échauffait. Et puis Sirāt a explosé. Trois mois et demi après la fin d’un festival cannois par ailleurs très riche en propositions extrêmement diverses, où le film d’Óliver Laxe a glané un judicieux Prix du jury, l’onde de choc reste aussi puissante. Ou même encore davantage.

Il y avait, il y a toujours l’histoire de Luis (Sergi López), ce père qui cherche sa fille parmi les participants à une rave dans le désert nord-africain et se joint à une caravane de marginaux qui, alors que la guerre se répand, fuient les militaires et cherchent la prochaine fête extrême.

Mais plus que les péripéties de leur odyssée, ou même les figures pourtant mémorables de ce petit groupe de pirates punk à bord de leurs camions surdimensionnés, ce sont les ondes émotionnelles qu’émet le film comme totalité qui laissent une empreinte durable.

La «totalité» ne désigne pas tant ici Sirāt dans sa continuité que les multiples sensations et imaginations que chaque instant, chaque situation suscite. Les corps, les lieux, la musique, les événements étranges, délicats ou d’une grande brutalité interagissent constamment. Ils produisent des effets qui ont le mérite rarissime d’être à la fois très puissants et très ouverts sur ce que chacun·e en fera.

D’ordinaire, les films carburant à la puissance travaillent à des formes de domination de leurs spectateurs (qui le plus souvent ne demandent que ça). Rien de tel ici.

Fêtards, flibustiers, philosophes, ils sillonnent le désert au nom d'une idée de l'existence, de la vie et, aussi, de la mort. | Pyramide Distribution

Fêtards, flibustiers, philosophes, ils sillonnent le désert au nom d’une idée de l’existence, de la vie et, aussi, de la mort. | Pyramide Distribution

Sur une ligne de crête entre grand spectacle et méditation

Comme dans ses trois films précédents, dont deux déjà tournés dans le désert marocain, le quasi-documentaire Vous êtes tous capitaines (2010) et le poème visuel empreint de mysticisme Mimosas, la voie de l’Atlas (2016), mais aussi la chronique inspirée d’un monde livré aux brasiers du réchauffement climatique et de la haine de l’autre, Viendra le feu (2019), le cinéaste franco-espagnol invente un cinéma sur une ligne de crête entre grand spectacle et méditation.

Pour Sirāt, Óliver Laxe semble avoir filmé comme ses personnages dansent, au-delà de la fatigue et de la lucidité, dans une sorte de transgression illuminée par une quête extrêmement physique, polarisée par l’appel d’une forme de dépassement de soi, de pari sur une autre harmonie.

Aux confins de rapports au monde archaïques et de formes ultra contemporaines, la composition des images acquiert une fécondité que matérialise très vite l’impressionnante symétrie des montagnes rouges de l’Atlas et des parois noires des murs d’enceintes qui attendent les danseurs. Bientôt, le déroulement de la rave fusionne ce que cette pratique a d’actuel et les échos d’antiques rituels, dont elle devient la réapparition mutante. (…)

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Le Festival de Cannes 2025 ou le paradoxe de la Croisette

Retour critique sur ce qui a été montré au cours de la 78e édition du Festival de Cannes : sélections riches en découvertes et palmarès quasi-irréprochable, mais aussi sur la manière dont cette fête réussie de l’art du cinéma s’est inscrite dans le réalité contemporaine.

Il est impossible de sortir de la contradiction entre le déroulement de cette 78e édition du Festival de Cannes, et le contexte dans lequel elle a eu lieu. Le déroulement, on se risquera à affirmer qu’il a été très proche de ce qu’on peut attendre de mieux d’une telle manifestation. Le contexte, l’état du monde, inutile d’épiloguer. Mais il est possible que cette contradiction, de toute façon inévitable, se soit avérée cette année, à son échelle qui ne faut pas surestimer, un bienfait.

Sélection officielle et palmarès

Cela avait commencé avec l’annonce des membres du jury de la compétition officielle[1], assemblée d’une diversité exemplaire, dont les membres incarnaient d’emblée, par leur œuvre, à la fois une multiplicité d’idées du cinéma et une exigence quant à ses possibilités, bien loin de l’habituelle surreprésentation de vedettes glamour, choisies pour leur éclat sur le tapis rouge. Et cela s’est terminé avec un palmarès proche de la perfection[2], comme Cannes en a rarement connu. Chacune et chacun pourra déplacer à sa guise l’attribution de tel prix à tel film, ceux qui figurent au palmarès témoignent ensemble d’une excellence de la créativité cinématographique mondiale impressionnante.

Ces films viennent d’Iran, de Norvège, d’Espagne (et surtout du Maroc), d’Allemagne, du Brésil, de Belgique, de France et de Chine. Aucun ne peut se réduire à son sujet. Interrogation sur les effets délétères dans toute la société d’une dictature (et pas uniquement dénonciation de celle-ci en tant que telle) avec Un simple accident et L’Agent secret, questionnement de l’articulation entre investissements affectifs individuels, impératifs de l’environnement social et dispositifs de la collectivité (Jeunes Mères et La Petite Dernière), télescopage furieux des catastrophes politiques et écologiques avec les solitudes personnelles et les quêtes solipsistes de radicalité (Sirat), capacités et limites d’un art, le cinéma, à prendre en charge les crises et les zones d’ombre à l’échelle d’une famille (Valeur sentimentale), d’une maison durant un siècle (Sound of Falling) ou d’une projection dans le futur des effets de la modernité (Resurrection), chacun des lauréats invente une forme singulière en interaction directe avec ce qu’il évoque. Et ainsi, du film de Bi Gan et celui d’Oliver Laxe, les plus explicitement audacieux sur les partis-pris de mise en scène, partis-pris d’ailleurs antinomiques, à la frontalité assumée et hyper-attentive des frères Dardenne et de Hafsia Herzi, ou aux puissances d’immersion dans les strates des relations émotionnelles et de rapports de force chez Joachim Trier, Jafar Panahi et Kleber Mendoça, les cadrages, les mouvements de caméra, les rythmes, les couleurs, les relations entre images et sons inventent, travaillent, questionnent. Réalistes, oniriques, contemporains ou situés dans le passé ou dans l’avenir, ou tout ça à la fois, ils sont tous reliés au monde, ce monde-ci, sa matérialité et ses abimes.

Et si on regrettera ici ouvertement que l’admirable et singulier The Mastermind de l’américaine Kelly Reichardt n’ait pas trouvé sa place dans les choix des jurés, ce sera du moins manière de souligner que la qualité d’ensemble de la compétition officielle ne se limite pas aux huit titres récompensés. La cinéaste de Portland poursuit un nécessaire et passionnant travail de mise en crise, par la douceur extrême, des ressorts machistes et dominateurs structurant l’idée même de romanesque cinématographique, elle est si transgressive par rapport aux codes dominants, où les effets de manche font partie du problème, qu’elle continue de peiner à obtenir la place qui lui revient. Et, parmi les autres titres en compétition officielle, le glacial Deux Procureurs de Sergei Loznitsa cartographiant les ressorts matériels et psychique de la dictature stalinienne, le joyeux Nouvelle Vague de Richard Linklater racontant avec un amour irrévérencieux la naissance d’A bout se souffle, Fuori de Mario Martone dissolvant le biopic de l’écrivaine Goliarda Sapienza dans les flux du désir, de l’angoisse et de la révolte, films aussi différents l’un de l’autre qu’on puisse l’espérer, ont été eux aussi des moments mémorables parmi les 22 longs métrages de cette sélection.

Aussi à Cannes

Bien entendu, le Festival, ce n’est pas seulement cette sélection-là, même si elle occupe une place particulière. Il y avait à Cannes cette année 110 longs métrages inédits – on demande pardon de laisser de côtés les courts métrages, les œuvres du patrimoine, les réalisations en réalité virtuelle, et encore les milliers de projets à différents niveaux d’accomplissement, dont le destin se joue au Marché du film. Outre les 22 films de la compétition, l’auteur de ces lignes en a vu 25 autres, parmi lesquels un nombre significatif d’œuvres mémorables. Parmi celles-ci, figure une révélation fulgurante, la fresque post-coloniale du Portugais Pedro Pinto Le Rire et le couteau (à Un certain regard), entièrement filmée au présent en Guinée Bissau. Et, également élaboré sur les enjeux coloniaux, le somptueux et rigoureux Magellan du génial Philippin Lav Diaz (Cannes Première). Ou, aussi classique dans sa forme qu’il soit, Homebound (Un certain regard) de l’Indien Neeraj Ghaywan, premier film à rendre compte de ce qu’a signifié dans les pays pauvres l’épidémie de COVID, c’est-à-dire un massacre de masse, incommensurable avec les souffrances, aussi réelles soient-elles, des habitants des pays riches.

Mais on se souviendra aussi du film d’enlèvement bien moins formaté qu’il n’y parait Highest 2 Lowest de l’Américain Spike Lee (Cannes Première), du délicat et fascinant Miroirs n°3 de l’Allemand Christian Petzold (Quinzaine des cinéastes). Et bien sûr du foudroyant pamphlet de l’Israélien Nadav Lapid Yes (Quinzaine)[3]. Il faudrait, il faudra le moment venu, encore faire place aux documentaires éminemment si personnels et subtils Imago du Tchétchène Déni Oumar Pitsaev (Semaine de la critique) et La Vie après Siham du Franco-égyptien Namir Abdel Messeeh (Sélection ACID).

J’en oublie, évidemment, d’autres festivaliers auront d’autres choix, de toute façon l’immense majorité de celles et ceux qui me lisent n’a pas encore pu voir ces films. Ce n’est pas le sujet ici. Le sujet c’est qu’ensemble, ils composent une affirmation des puissances du cinéma, et dans le cas de cette année de ce qu’on qualifie de cinéma de fiction, tel qu’il s’invente aujourd’hui, un peu partout dans le monde, dans des conditions et avec des perspectives incomparables entre elles, mais qu’un espace comme Cannes est capable de réunir, et est capable de rendre collectivement plus visibles.

La maison Cannes et le monde

Mais bien sûr, le Festival, la Croisette, le Palais et ses abords ne sont pas une bulle hors du monde. (…)

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[1] Le jury, présidé par Juliette Binoche, était composé de l’actrice et cinéaste américaine Halle Berry, de la réalisatrice et scénariste indienne Payal Kapadia, de l’actrice italienne Alba Rohrwacher, de l’écrivaine franco-marocaine Leïla Slimani, du réalisateur, documentariste et producteur congolais Dieudo Hamadi, du réalisateur et scénariste coréen Hong Sang-soo, du réalisateur, scénariste et producteur mexicain Carlos Reygadas et de l’acteur américain Jeremy Strong.

[2] Palme d’or à Jafar Panahi pour Un simple accident, Grand prix à Joachim Trier pour Valeur sentimentale, Prix du jury ex-aequo à Oliver Laxe pour Sirat et à Mascha Schlisky pour Sound of Falling, Prix de la mise en scène Kleber Mendoça Filho pour L’Agent secret, Prix du scénario à Jean-Pierre et Luc Dardenne pour Jeunes mères, prix d’interprétation féminine à Nadia Melliti  dans La Petite Dernière de Hafsia Herzi, prix d’interprétation masculine à Wagner Moura dans L’Agent secret, Pris spécial à Resurrection de Bi Gan.

Cannes 2025, jour 11: «The Mastermind», «Yes» et petit retour sur le 78e Festival

Le personnage titre de The Mastermind (Josh O’Connor), cool et brillant ou complétement nul?

Cette édition de très bon niveau, riche en œuvres et en formes d’articulation du cinéma aux sombres réalités actuelles, se termine avec les films, aussi importants que différents, de Kelly Reichardt et de Nadav Lapid.

La veille, le personnage de The History of Sound parlait de la possibilité de voir la musique, que les compositions sonores trouvent leur traduction visuelle. Soit une possible définition de l’art du cinéma. Les deux films majeurs présentés durant le dernier jour du Festival de Cannes (avant les reprises puis le palmarès le lendemain, ce samedi 24 mai, jour de clôture) justifient à l’extrême cette comparaison.

Et ils le font de la manière la plus opposée qui soit. Malgré leur proximité sur le programme, difficile de rapprocher la grâce singulière –tout en nuances et variations– du magnifique nouveau film de Kelly Reichardt, The Mastermind (présenté en compétition officielle), du hurlement d’horreur et de fureur qu’est Oui (ou Yes), le cinquième long-métrage de Nadav Lapid (Quinzaine des cinéastes).

«The Mastermind» de Kelly Reichardt

Il faudra revenir en détail sur chacune de ces œuvres à leur sortie. Mais sans attendre, prendre date. En soulignant, avec la nouvelle réalisation de la cinéaste de First Cow, quel enchantement est cette manière de jouer avec les codes du film de braquage, puis de traque à travers les États-Unis, pour tout réinventer au passage.

Un sentiment de familiarité saisit lorsqu’apparaît l’acteur principal, Josh O’Connor, également présent à Cannes dans The History of Sound déjà cité, mais c’est pour la continuité, souterraine et incontestable, entre son personnage et celui qu’il interprétait dans La Chimère (2023), le film à tous les sens du mot merveilleux d’Alice Rohwacher, qui est en effet comme la sœur européenne de la réalisatrice américaine.

Dans une petite ville de la côte Est, au début des années 1970, le James que joue O’Connor, ébéniste au chômage, organise un vol de tableaux particulièrement mal conçu dans le musée local.

Ce qu’il s’en suivra, tandis qu’à la télévision l’Amérique s’enlise au Vietnam, est aussi riches de sensations, allusions, déplacements, sauts, échos qu’un morceau de Thelonious Monk. Et, de Framingham (Massachusetts) à Cincinnati (Ohio), toute l’aventure se déploie aux sons du jazz bebop de la BO originale de Rob Mazurek, jubilatoire.

James (Josh O'Connor) en cavale, antihéros extrême grâce à la manière dont le film ne le juge jamais. | Condor Distribution
James (Josh O’Connor) en cavale, antihéros extrême grâce à la manière dont le film ne le juge jamais. | Condor Distribution

En partie comme elle l’avait fait avec le western dans La Dernière Piste (2010), la cinéaste de Portland s’empare des codes d’un genre pour les accompagner dans des directions inédites, plus étranges, plus attentives, plus incertaines.

La manière de reprendre ainsi des motifs fondateurs du «grand récit» à l’américaine, tel que Hollywood l’a décliné à l’infini, y compris sous ses formes les plus noires quand Humphrey Bogart l’incarnait ou quand Nicholas Ray les mettait en scène, interroge avec humour et humanité les grands ressorts qui organisent les rapports au monde dominants, avec tous les sympathiques effets que l’on connaît.

Rien de proclamé, mais rien d’anodin, donc, dans l’odyssée sans héroïsme de James, voyage mental, émotionnel et humoristique, où de multiples figures temporaires prennent brièvement une existence impressionnante –on n’oubliera pas de sitôt Maude (Gaby Hoffman), l’amie qui refuse d’héberger le fugitif. À vrai dire, sans rien qui jamais ne pèse ou ne pose, on n’oubliera rien du tout. Surtout pas le bonheur d’avoir rencontré ce film.

«Oui» de Nadav Lapid

Aux antipodes de cette élégie subtilement ravageuse, le pamphlet de l’Israélien Nadav Lapid s’ouvre sur une séquence frénétique, déjà surchargée de sons, d’exhibition érotique et violente, tandis que se déploie la vulgarité agressive des riches israéliens qui ont convié le couple d’artistes au centre du récit, le musicien Y. et la danseuse Jasmine. Les officiers présents viendront ajouter la laideur de leur idée de la musique et de la danse à l’obscénité ambiante saturée de stéroïdes.

Jasmine (Efrat Dor) et Y. (Ariel Bronz) en incarnation misérable et conquérante du sempiternel the show must go, y compris au cœur de l'abjection. | Les Films du losange
Jasmine (Efrat Dor) et Y. (Ariel Bronz) en incarnation misérable et conquérante du sempiternel the show must go, y compris au cœur de l’abjection. | Les Films du losange

Ce sera l’un des enjeux de la première partie du film, qui clame et expose la cruauté des parvenus dans la partie supposée la plus ouverte et tolérante de la société israélienne, celle dont le centre est Tel-Aviv et non Jérusalem ou les colonies.

Et c’est, position politique d’une radicalité singulière, pas seulement en Israël, sous les oripeaux d’un grand-guignol fou d’arrogance et de mauvais goût, la condamnation sans appel de celles et ceux qui se racontent vivre dans une démocratie quand celle-ci écrase, massacre et spolie sans fin.

Se déroule ensuite un long voyage à travers le pays, qu’entreprend Y. en citant Pierrot le Fou (1965), jusqu’à cette colline d’où les Israéliens «venaient pique-niquer en famille en regardant les bombes tomber» sur les écoles et les hôpitaux palestiniens.

Quand le documentaire télescope la fiction: Y. sur la colline qui domine la bande de Gaza, bombardée sans interruption par l'armée israélienne. | Les Films du losange
Quand le documentaire télescope la fiction: Y. sur la colline qui domine la bande de Gaza, bombardée sans interruption par l’armée israélienne. | Les Films du losange

Une troisième partie voit Y., ayant achevé sa déchéance, composer l’hymne fasciste appelant à raser la bande de Gaza (chant effectivement composé, et interprété par un chœur d’enfants, après le 7-Octobre).

Oui est ainsi une descente aux enfers où le réalisme le plus atroce se mêle à la folie cauchemardesque, à des formes de burlesque et à la puissance d’incarnation des interprètes, à commencer par Ariel Bronz et Efrat Dor dans les rôles principaux.

Tourné sur place, dans son pays où le cinéaste de L’Institutrice (2014) et de Synonymes (2019) s’est senti en territoire «ennemi», comme il l’a récemment déclaré, Oui bouscule et inquiète avec une énergie peu commune, cherchant à faire entendre sa voix, malgré le fracas des bombardements et de la propagande.

Quatre retours sur dix jours à Cannes

1. Éloge du jury (avant délibération)

Une longue expérience du vétéran de la Croisette, et des festivals en général, empêche de se livrer à un pronostic quant à ce que décidera le jury présidé par Juliette Binoche et qui apparaît a priori comme un des meilleurs jurys cannois depuis une éternité.

Pour la première fois peut-être, il semble que la présence de personnalités glamour davantage choisies pour les flashs le long du tapis rouge que pour désigner collectivement les plus beaux films du moment n’ait pas prévalue dans le choix de ses membres.

Le jury de la compétition officielle, présidé par Juliette Binoche (au centre). | Festival de Cannes
Le jury de la compétition officielle, présidé par Juliette Binoche (au centre). | Festival de Cannes

Outre la présidente elle-même, dont le parcours traduit une formidable curiosité pour les idées du cinéma les plus diverses et dans nombre de cas les plus exigeantes, la présence notamment du réalisateur sud-coréen Hong Sang-soo, du cinéaste mexicain Carlos Reygadas, de la cinéaste indienne Payal Kapadia, du réalisateur congolais Dieudo Hamadi, de l’actrice italienne Alba Rohrwacher ou de l’écrivaine franco-marocaine Leïla Slimani semble de très bon augure.

Ne pas y joindre à cet égard les noms des deux jurés états-uniens, Halle Berry et Jeremy Strong, ne témoigne d’aucun antiaméricanisme primaire, mais de la longue expérience de l’ignorance vertigineuse dans laquelle la quasi-totalité des professionnels de ce pays, y compris les plus talentueux, se trouve face aux cinémas du reste du monde.

En la matière, l’isolationnisme n’a pas attendu Donald Trump, mais il y a des raisons de penser que le triomphe de celui-ci auprès de ses électeurs a à voir avec l’absence d’ouverture au monde de la très, très grande majorité des Américains. Et ce alors même qu’à Cannes, à cet égard très loin de l’Amérique réelle, on trouve un beau florilège de la petite minorité qui ne relève pas de cette fermeture.

2. Si ça ne tenait qu’à moi…

Sans aucune illusion prophétique, on se contera de livrer ici la liste des films en compétition parmi lesquels je choisirais une Palme d’or, non sans hésitation, si j’étais à moi seul tout le jury.

Sans autre ordre que leur apparition sur l’écran du Grand Auditorium Lumière du Palais des festivals, donc, il m’incomberait de choisir entre Sirāt d’Oliver Laxe, L’Agent secret de Kleber Mendoça Filho, Un simple accident de Jafar Panahi, Valeur sentimentale de Joachim Trier et donc The Mastermind de Kelly Reichardt. Et je serais bien embêté.

D’autant plus que cette liste ne doit en aucun faire oublier les réussites que sont, aussi, Deux procureurs de Sergueï Loznitsa, La Petite Dernière de Hafsia Herzi, Nouvelle Vague de Richard Linklater, Fuori de Mario Martone, Jeunes mères des frères Dardenne ou Résurrection de Bi Gan.

Et puisque le Festival de Cannes, ce n’est pas seulement la compétition officielle, on s’en voudrait de ne pas mentionner ici la grande merveille qu’est Le Rire et le couteau de Pedro Pinho (Un certain regard), Magellan de Lav Diaz et Highest 2 Lowest de Spike Lee (hors compétition), Miroirs n°3 de Christian Petzold (Quinzaine des cinéastes), Imago de Déni Oumar Pitsaev (Semaine de la critique).

Absurdement oublié du jury de la section Un certain regard, le pourtant inoubliable Le Rire et le couteau de Pedro Pinho. | Météore Films
Absurdement oublié du jury de la section Un certain regard, le pourtant inoubliable Le Rire et le couteau de Pedro Pinho. | Météore Films

3. Coup de chapeau à «La Vie après Siham»

Il importe aussi de mentionner, à l’ACID, La Vie après Siham de Namir Abdel Messeeh. Treize ans après le miraculeux La Vierge, les Coptes et moi…, le cinéaste franco-égyptien invente une nouvelle manière de plonger dans les interstices de sa vie familiale, au moment de la mort de sa mère, pour faire se déployer une fresque aussi ample qu’apparemment modeste, saturée de romanesque vrai, d’amour du cinéma, d’attention à des modes de vie, hier et aujourd’hui, en France et en Égypte.

Le film est exemplaire des puissances des nouvelles écritures documentaires, quand le recours à l’intime, aux archives, aux imaginaires issus du cinéma classique compose une méditation ouverte sur des enjeux infiniment plus vastes que les questions de famille du réalisateur, qui lui ont servi de point de départ.

La liste des titres ici mis en avant témoigne d’une multiplicité de styles et d’origines géographiques et culturelles impressionnante, qui contribue à la réussite de cette édition et à l’importance maintenue du rôle décisif de Cannes.

Dans La Vie après Siham, le cinéaste et son père jouant à faire un film pour mieux effectivement en faire un, ludique et bien davantage. | Météore Films
Dans La Vie après Siham, le cinéaste et son père jouant à faire un film pour mieux effectivement en faire un, ludique et bien davantage. | Météore Films

4. Gaza au cœur

Mais si toutes les parties du monde ou presque sont représentées, même si l’Afrique subsaharienne reste peu visible, l’Océanie absente, les peuples autochtones quasi invisibles, et avec une attention loin d’être à la mesure de certaines questions décisives ou crises majeures (la catastrophe environnementale globale, les multiples tragédies qui ensanglantent l’Afrique, de la RDC au Soudan, le sort des Ouïghours…), l’actualité aura trouvé un peu moins mal que d’ordinaire une place sous les feux du Festival.

Presque tous les Américains présents (sauf Tom Cruise) ont dénoncé ce que fait et ce qu’incarne le président élu par leurs concitoyens. Et, explicitement avec Militantropos de Yelizaveta Smith, Alina Gorlova et Simon Mozgovyi (à la Quinzaine des cinéastes), indirectement par Deux procureurs, la guerre en Ukraine n’a pas été ignorée.

Mais c’est la tragédie en cours dans la bande de Gaza et à moindre bruit en Cisjordanie, où se perpétuent quotidiennement les crimes de masse d’Israël, qui aura réussi à obtenir une visibilité, infiniment pas à la mesure de ce qui se passe, mais supérieure à ce à quoi le Festival nous avait habitués.

Celle-ci n’aura cessé de se décliner, notamment à travers le discours de Juliette Binoche en ouverture, la projection en sélection officielle de Once Upon a Time in Gaza des frères Arab et Tarzan Nasser, celle de Yes de Nadav Lapid à la Quinzaine des cinéastes, les plus de 900 signataires –dont un grand nombre de stars présentes sur la Croisette– de la lettre dénonçant le silence sur le génocide, les multiples rendez-vous dans le pavillon de la Palestine au village international du Festival, la tenue d’une conférence de presse le 23 mai «Sauvons Gaza», Julian Assange venu pour accompagner le film le concernant, The Six Billion Dollars Man en arborant un t-shirt avec le nom de 4.986 enfants tués par l’armée israélienne, l’annonce de multiples projets.

Et c’est la tragédie entourant Put Your Soul on Your Hand and Walk, le film de la cinéaste iranienne Sepideh Farsi, consacré à la photojournaliste Fatima Hassouna tuée par Tsahal avec dix membres de sa famille au lendemain de l’annonce de la sélection du film à l’ACID, qui aura le plus intensément maintenu l’attention, si volontiers volatile dans un lieu comme Cannes.

Personne ne s’illusionne sur la capacité d’un festival de cinéma d’interrompre un génocide. Pourtant, sur un sujet qui demeure catastrophiquement clivant (à la différence du soutien à l’Ukraine ou aux femmes iraniennes), la manifestation aura pu participer à la nécessaire «démarginalisation» de la condamnation de la politique israélienne. Un grand festival, un lieu culturel sous les feux de l’actualité les plus brillants, peut du moins permettre cela.

 

Cannes 2025, jour 10: «Jeunes mères» sensible et précis, songes chinois et chansons anciennes

Perla (Lucie Laruelle), Robin (Günter Duret) et leur bébé, qu’elle et il ne voient absolument pas de la même manière.

Le film des frères Dardenne est sans conteste l’œuvre majeure de cette avant-dernière journée. Mais «Résurrection» de Bi Gan et «The History of Sound» d’Oliver Hermanus méritaient aussi une attention.

«Jeunes mères» de Jean-Pierre et Luc Dardenne

Aussi inévitable que regrettable est l’effet de répétition, voire d’éternel retour concernant la présence des frères belges au Festival de Cannes. Leur film, comme tout autre, mérite pourtant d’être regardé pour lui-même.

Et, de manière singulière, cet «effet Dardenne» (angle humaniste et mise en scène empathique), qui tend à se reproduire à l’intérieur même de Jeunes mères, y est magnifiquement déjoué par leur treizième long-métrage, présenté en compétition officielle juste avant de sortir en salles ce vendredi 23 mai.

Très vite, on comprend ou croit comprendre à la fois l’enjeu du film – les trajectoires de plusieurs jeunes femmes hébergées dans un centre pour mères seules et en grande difficulté– et le dispositif qui l’organise et qui consiste à circuler de l’une à l’autre, au gré de croisements sur les lieux même, puis sans davantage de continuité autre que ce que leurs situations ont en commun.

Mais bien sûr, chacune de leur manière dont elles le vivent, le plus important tient aux liens d’attachement construits ou subis et où se matérialisent leurs espoirs, leurs désirs, leurs angoisses. Chacune d’elles, comme chaque film pour lui-même.

Trois générations sur la même image, avec l'angoisse de la répétition des mêmes erreurs, des mêmes drames. | Diaphana Distribution

Trois générations sur la même image, avec l’angoisse de la répétition des mêmes erreurs, des mêmes drames. | Diaphana Distribution

Par brefs épisodes centrés successivement sur quatre jeunes femmes, Jessica, Perla, Julie et Ariane (avec une apparition brève mais mémorable d’une cinquième, Naïma), Jeunes mères compose le récit collectif de situations prises en charge par ce qui s’appelle, en Belgique, une maison maternelle. La mise en scène, séquence par séquence et dans l’agencement de ces séquences entre elles, réussit un très beau projet, qui se déploie sur plusieurs échelles.

Il s’agit d’articuler les enjeux («de société», comme on dit) à la fois avec ce qui relève de la singularité de chaque personne, y compris les enfants, les proches, les soignantes. Et il s’agit de mettre en partage comment sont vus, perçus, éprouvés, des êtres, les bébés –nés, à naître, ou pas– et des avenirs. Vus, perçus: question de mise en scène à l’évidence.

Mais il s’agit aussi d’inscrire ces mêmes enjeux, individuels et à l’échelle du contexte particulier de celles prises en charge par les maisons maternelles, de ce qui concerne, au-delà de ce sujet et des conditions –économiques, médicales, administratives, psychologiques– dans lesquelles elles ont lieu, tout ce que ces conditions racontent ou cachent, d’une réalité bien plus vaste. Disons du monde contemporain, du moins en Europe de l’Ouest.

Et c’est à nouveau la mise en scène qui permet cette émouvante et fluide circulation entre ces différents degrés, avec un art impressionnant de l’attention, des gestes, des rythmes. Bien au-delà de tout discours que Jean-Pierre et Luc Dardenne sont évidemment capables d’énoncer, ce déploiement sensible et précis ne peut s’accomplir que grâce à ce qu’ils sont: des citoyens, des observateurs de la réalité, mais surtout des cinéastes.

Jeunes mères

De Jean-Pierre et Luc Dardenne
Avec Babette Verbeek, Elsa Houben, Janaïna Halloy Fokan, Lucie Laruelle, Samia Hilmi
Durée: 1h45
Sortie le 23 mai 2025

«The History of Sound» d’Oliver Hermanus et «Résurrection» de Bi Gan

Toujours parmi les films en compétition, on ne s’attardera pas ici sur le détestable Woman and Child de l’Iranien Saeed Roustaee, qui réussit à rendre odieux la totalité de ses protagonistes, tout en épargnant plutôt le système judiciaire en Iran. Dans la même sélection, on préfèrera porter attention à deux autres titres, qui représentent des idées apparemment opposées du cinéma, mais peut-être moins qu’il ne semblait. (…)

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Cannes 2025, jour 9: kaléidoscope d’Europe

Interprétées par Renate Reinsve et Inga Ibsdotter Lilleaas, les filles d’un réalisateur vieillissant, figures admirables dans Valeur sentimentale de Joachim Trier.

«Deux procureurs» de Sergueï Loznitsa, «Imago» de Déni Oumar Pitsaiev, «Fuori» de Mario Martone et «Valeur sentimentale» de Joachim Trier ont fait partie des plus belles idées de cinéma venues du vieux continent.

‘idée même d’Europe reste si instable, imprécise et, pour beaucoup, au mieux sans enjeu, au pire un repoussoir, que l’on peine à identifier à Cannes le phénomène massif qu’est la présence des cinémas européens –en dehors du cas français–, surtout en portant notamment attention aux territoires limites, aux frontières à l’Est, où se joue en ce moment une part décisive de ce que l’on peut nommer un destin.

«Deux procureurs» de Sergueï Loznitsa

Le premier jour de la compétition officielle a été marqué par la sombre rigueur de Deux procureurs, nouveau film de fiction du cinéaste ukrainien Sergueï Loznitsa, aussi impressionnant dans ce registre que dans ceux du documentaire et du film de montage d’archives.

L’implacabilité de la mécanique d’écrasement des esprits et des corps mène tout près d’une forme de comédie hyper noire, dont le véritable enjeu est comme concentré dans une scène d’ouverture où un forçat des prisons du NKVD brûle sur ordre de ses geôliers des monceaux de lettres adressées au camarade Staline.

Andreï Vychinski, procureur général notamment des procès de Moscou (Anatoli Bely), et le jeune procureur idéaliste (Alexandre Kouznetsov). | Pyramide Distribution

Andreï Vychinski, procureur général notamment des procès de Moscou (Anatoli Bely), et le jeune procureur idéaliste (Alexandre Kouznetsov). | Pyramide Distribution

Ces lettres visent toutes à informer celui-ci des horreurs commises par sa police sans douter qu’il intervienne immédiatement pour rétablir le droit, la justice et l’idéal libérateur au nom duquel a été faite la révolution.

Ce sera aussi la démarche d’un jeune procureur rigide, d’un légalisme sourcilleux qui, du labyrinthe sordide d’une prison de province aux bureaux monumentaux du ministère à Moscou, apparaît presque, aujourd’hui, comme une abstraction dans un contexte dont nul ne peut désormais ignorer la perversion meurtrière.

Mais, inspiré d’une nouvelle d’un écrivain, Gueorgui Demidov, qui a vécu la terreur stalinienne, Deux procureurs est explicitement réalisé à l’époque de Vladimir Poutine, pour inviter à percevoir tout ce qui a changé et tout ce qui n’a pas changé. Sans aucun anachronisme.

Deux procureurs
De Sergueï Loznitsa
Avec Alexandre Kouznetsov, Alexandre Filippenko, Anatoli Bely, Andris Keišs, Vytautas Kaniušonis
Durée: 1h58
Sortie le 24 septembre 2025

«Imago» de Déni Oumar Pitsaiev

Venu de la même partie du monde, dont l’appartenance contestée à l’Europe rend celle-ci d’autant plus riche de sens, Imago du cinéaste russe Déni Oumar Pitsaev est situé dans une région particulière de Géorgie, la vallée de Pankissi, dans l’est du pays.

Cette vallée est principalement peuplée de Tchétchènes ayant fuit, depuis un siècle et demi, l’oppression russe sous ses multiples formes. Issu de cette communauté, mais ayant vécu surtout à Paris et ne se sentant nullement assigné à cette seule «identité», le réalisateur y revient à l’invitation de membres de sa famille, qui ont décidé pour lui qu’il devait s’y établir et y fonder une famille selon les usages ancestraux.

Le cinéaste (Déni Oumar Pitsaev) et sa mère, qui a des projets pour lui. | New Story

Le cinéaste (Déni Oumar Pitsaev) et sa mère, qui a des projets pour lui. | New Story

On a regretté ici la faible présence des documentaires cette année à Cannes, raison de plus pour saluer la justesse audacieuse des ressources documentaires mobilisées par ce film autour de son auteur et personnage principal.

Donnant acte aux spectateurs de la présence de la caméra, il invente un espace à la fois réaliste et habité de songes (et de cauchemars), individuels, familiaux, et collectifs. Très fécond, y compris en scènes drolatiques, ce dispositif se déploie dans la dernière partie en espace d’affrontement extraordinairement émouvant et brutal autour d’une figure paternelle à la fois très réelle et symbolique, qui reconfigure tout ce qui a été vu auparavant.

Imago
De Déni Oumar Pitsaev
Durée: 1h48
Prochainement en salles

«Fuori», de Mario Martone

Tout tourne autour d’une figure très connue dans son pays, moins en France, même si celle-ci permit à l’origine la reconnaissance dont jouit l’écrivaine Goliarda Sapienza. Cette figure de l’Italie d’après-guerre aux vies singulières et troublantes n’est en effet devenue célèbre qu’après la reconnaissance posthume de ce qui est aujourd’hui considéré comme son livre majeur, L’Art de la joie.

Le film du cinéaste italien Mario Martone, également en compétition officielle,  s’inspire, lui, de deux ouvrages autobiographiques, consacrés l’un au séjour en prison de son autrice pour vol, l’autre à sa relation fusionnelle avec une très jeune femme liée aux mouvements d’activisme clandestins des années 1970.

Whisky matinal sur une piazza romaine, Roberta (Matilda De Angelis) et Goliarda (Valeria Golino), dans la plus anodine des formes de leur relation tumultueuse. | Le Pacte

Whisky matinal sur une piazza romaine, Roberta (Matilda De Angelis) et Goliarda (Valeria Golino) dans la plus anodine des formes de leur relation tumultueuse. | Le Pacte

Son titre, Fuori («dehors» en italien), semble n’en désigner qu’un volet, lorsque les deux femmes sont hors de la prison. Mais il comporte aussi des chapitres dentro (dedans), lorsque celle qu’interprète Valeria Golino avec une énergie singulière, à la fois séduisante et inquiétante, était incarcérée pour un vol de bijoux aux motivations complexes. (…)

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Cannes 2025, jour 8: «Un simple accident» et «Highest 2 Lowest», films valeureux

Dans Un simple accident, trois anciens prisonniers en désaccord sur ce qu’il faut faire de leur ancien tortionnaire.

Jafar Panahi sur la Croisette, c’est déjà un événement. Mais son film est impressionnant de vie et de trouble. Apparemment modeste, le film de Spike Lee est sans doute un de ses meilleurs.

Malgré la présence dans chacun d’eux de la figure d’un kidnapping, rien ne semble relier ces deux films, au-delà du fait qu’ils ont, d’une lumière complétement différente, illuminé le Festival de Cannes que les a conviés. Et pourtant…

La possibilité de voyager du cinéaste iranien est en soi une heureuse nouvelle, que contrebalance l’inquiétude de ce que la radicalité de son attaque contre le régime iranien peut entraîner à son retour chez lui. Autre phénomène de nature différente, la vigueur cinématographique de Spike Lee enrobe des choix de récits et de mise en scène moins anodins qu’il n’y paraît.

C’est aussi cette hétérogénéité qui fait la dynamique de la manifestation cannoise. Mais il finit par émerger combien, depuis sa propre place, l’un et l’autre sont des agents de questionnement plus amples encore qu’ils ne semblaient être.

«Un simple accident», de Jafar Panahi (en compétition)

Extrême est la contradiction entre la joie de la venue de Jafar Panahi, finalement présent à un festival où un de ses films est montré –après quinze ans d’impossibilité de voyager–, et la noirceur de ce qu’évoque, avec une frontalité inhabituelle chez le réalisateur iranien, son onzième long-métrage.

Par hasard, un homme croit reconnaître celui qui fut son tortionnaire quand il était emprisonné. Cherchant à confirmer son soupçon, il agrège autour de lui, et de celui qu’il a kidnappé, des personnages très différents, par leur position sociale comme par leur relation avec ce qu’ils ont en commun: avoir été incarcéré pour raisons politiques et soumis à la torture.

Dans le van blanc de l’artisan Vahid, rendu fragile par son expérience carcérale, se retrouvent ainsi une intellectuelle, un militant enragé de désir de vengeance contre ce qu’il a subi, une jeune femme qui s’apprête à se marier, laissant derrière elle une expérience atroce.

Un simple accident est un film construit sur plusieurs suspens. L’homme ligoté à l’arrière de la camionnette est-il bien le tortionnaire qu’a cru identifier Vahid? Et dans ce cas, que faut-il en faire? Mais le film interroge tout autant la manière dont vivent au quotidien celles et ceux qui ont traversé l’épreuve de la répression. Et l’état général d’une société où, sans organisation commune ni programme, les formes de résistance se multiplient.

Ce synopsis pourrait être celui d’un film didactique, ou d’une pièce de théâtre moral, qui réfléchit sur le bien et le mal, la responsabilité, la légalité, le pardon ou encore la vengeance, dans la veine des Mains sales de Jean-Paul Sartre ou des Justes d’Albert Camus.

Il est d’ailleurs aussi cela. Mais il est d’abord, surtout, un film en mouvement, en même temps qu’une traduction par des moyens artistiques d’une expérience effectivement vécue par son auteur. La puissance impressionnante d’Un simple accident tient par la convergence de deux forces qui habitent simultanément le Jafar Panahi d’aujourd’hui.

Jafar Panahi au milieu de l’équipe du film sur les marches du Festival, bien plus qu’un simple événement festivalier

Nouvelle et différente est cette force venue de l’expérience de la prison, que le cinéaste iranien a subi à deux reprises. C’est surtout sa seconde incarcération, dont il a fini par sortir au bout de sept mois grâce à une grève de la faim et à une vaste mobilisation internationale, qui a inspiré l’évocation de ce qui se passe dans les geôles de la République islamique.

Et, plus encore que son propre sort, celui de ses compagnons de cellule, au sort souvent encore bien pire. Et qui, pour beaucoup, n’en sont toujours pas sortis. L’énergie singulière née de cette expérience fusionne avec le sens dynamique du récit du réalisateur du Ballon blanc (Caméra d’or en 1995) et de Trois visages (prix du scénario en 2018), la présence frémissante des interprètes, la capacité à passer du réalisme d’une rue de Téhéran à l’abstraction d’un décor de désert qu’un personnage associera à juste titre à la scène où se jouerait une forme particulière de la pièce En attendant Godot (Samuel Beckett).

Circulant avec aisance du réalisme à l’onirique, entre images au quotidien qui témoignent des reculs du régime –notamment le port du foulard– et partis pris formels travaillant la durée des plans et les couleurs, le film trouve ainsi un tonus qui emporte au-delà de la seule dénonciation, implacable, des atrocités commises par l’État iranien.

Car ce que met en scène Un simple accident, le film le plus frontalement en révolte contre la situation dans son pays qu’ait réalisé Jafar Panahi, ne se limite pas à la seule dénonciation des dirigeants et des sbires qui mettent en œuvre leur politique.

Ce que raconte en réalité le film –et à cet égard son titre est plus encore une antiphrase–, c’est la manière dont l’oppression violente pourrit l’ensemble du corps social, le fragmente, éloigne les uns des autres ses victimes, sabote aussi la sensibilité, les repères moraux et les capacités de vivre ensemble de toutes et tous.

Un simple accident

De Jafar Panahi
Avec Vahid Mobasseri, Maryam Afshari, Ebrahim Azizi, Hadis Pakbaten, Majid Panahi, Mohamad Ali Elyasmehr, Georges Hashemzadeh, Delmaz Najafi, Afssaneh Najmabadi
Durée: 1h41
Sortie le 10 septembre 2025

«Highest 2 Lowest», de Spike Lee (hors compétition)

Remake assumé d’un très beau film d’Akira Kurosawa, pas assez connu, Entre le ciel et l’enfer (1963), Highest 2 Lowest est apparemment un thriller autour de l’enlèvement d’un adolescent, qui ouvre une crise violente dans la vie d’un magnat de l’industrie musicale noire new-yorkaise. Le film joue avec virtuosité des codes du thriller de kidnapping, des suspens, des retournements de situation, des choix stratégiques et émotionnels des protagonistes.

Loin des films les plus ouvertement engagés de Spike Lee, son vingt-quatrième long-métrage semble témoigner surtout de son savoir-faire de showman. Le savoir-faire est indéniable et, dans ce cas, il produit des effets jubilatoires. Mais Highest 2 Lowest ne se résume pas à cela. (…)

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Cannes 2025, jour 7: «Once Upon a Time in Gaza» et «Alpha», tragédie ou surenchère

 
Ossama, le trafiquant audacieux (Majd Eid) et Yahya l’étudiant devenu acteur malgré lui (Nader Abd Alhay) dans Once Upon a Time in Gaza, d’Arab et Tarzan Nasser.

Quand le film des frères Nasser se confronte à une réalité catastrophique par les puissances de la fiction, celui de Julia Ducournau sature sa dystopie d’effets au risque de la figer.

Un festival de cinéma, ce ne sont pas seulement des films pris un par un après avoir été choisis par des sélectionneurs. C’est aussi un ensemble (une programmation), qui se décline et produit également des effets dans la temporalité particulière dans laquelle il est possible de les découvrir.

Cette généralité a trouvé une déclinaison singulièrement troublante, voire malaisante, avec la succession ce lundi 19 mai du film des frères Nasser, Once Upon a Time In Gaza (Il était une fois à Gaza), dans la section Un certain regard, et de celui de Julia Ducournau, Alpha, en compétition. Ce que chacun d’eux est susceptible d’inspirer ne change pas vraiment, mais le rapprochement intensifie leurs différences, qui sont à la fois sur le rapport au monde et sur le rapport au cinéma.

«Once Upon a Time in Gaza», d’Arab et Tarzan Nasser

Bien qu’entièrement conçu et réalisé avant le déclenchement de la guerre génocidaire menée par Israël dans la région natale des frères Nasser, le film fait à plusieurs titres écho à ce qui s’y passe depuis 591 jours.

Bref ajout de dernière minute, il s’ouvre avec la voix de Donald Trump annonçant son monstrueux projet de «riviera du Moyen-Orient». Celui-ci porte à un tragique niveau de délire l’un des principes porteurs de la fiction que revendique clairement le troisième film des jumeaux gazaouis et qu’affiche son titre.

Ce principe est celui du rapport au romanesque, devenu machine folle au service de l’oppression de ce qui était déjà, et depuis des décennies, un camp de concentration pour deux millions d’habitants, avant de devenir le champ de ruines et de cadavres par dizaine de milliers aujourd’hui. Comme d’autres films tournés avant octobre 2023, Once Upon a Time in Gaza a aussi de facto le mérite de rappeler à quoi la bande de Gaza a ressemblé, un jour pas si lointain.

La fiction comme carburant empoisonné du fonctionnement du système est partout. Elle sert à la manière de raconter l’histoire, à partir du conflit très néo-polar entre un trafiquant de médicaments plein d’assurance et un flic (palestinien lui aussi) manipulateur qui semble sorti d’un film de Martin Scorsese ou d’Abel Ferrara. Et elle est dans le tournage du film dans le film, projet conçu par la propagande palestinienne pour exalter une résistance glorieuse, voire triomphante, tout à fait mythologique.

Yahya (Nader Abd Alhay), étudiant et vendeur de falafels, se retrouve propulsé acteur, interprète d’un héros invincible dans une production supervisée de très près par les autorités, devant jouer des scènes plus édifiantes l’une que l’autre, dans un contexte où plus personne ne distingue la fiction de la réalité. Cette confusion se traduit en particulier par le fait que, faute d’accessoires, les scènes d’affrontement sont tournées avec de vraies armes chargées de vraies munitions. Avec des effets allant du burlesque au drame et surtout à l’absurde.

Les réalisateurs Arab et Tarzan Nasser, eux-mêmes construits comme figures de fiction dans l'environnement réellement dystopique dont ils viennent et où ils filment. | Gabrielle Denisse / Festival de Cannes

Les réalisateurs Arab et Tarzan Nasser, eux-mêmes construits comme figures de fiction dans l’environnement réellement dystopique dont ils viennent et où ils filment. | Gabrielle Denisse / Festival de Cannes

Cet ensemble de dispositifs et de stratégies, qui donne un film bref et tendu, paradoxalement sans rien faire oublier, s’inscrit dans les moyens qu’ont choisi, jusque dans leur apparence, les frères Nasser pour faire exister la Palestine dans le monde par le cinéma.

Y compris avec une dimension d’humour noir et de dérision dans l’importation de codes hollywoodiens dans ce contexte, qui est une manière de ne pas s’effondrer, même cernés par la violence réelle, celle des bombes, comme par celle des propos à la Donald Trump et Benyamin Netanyahou.

Secondairement, avec ce film, le Festival de Cannes qui, l’an dernier, avait banni jusqu’au droit de mentionner la Palestine dans le cadre officiel, complète son inscription dans la réalité actuelle, mobilisée déjà à la fois par le discours d’ouverture de Juliette Binoche et par la présentation à l’ACID, mais qui a amplement dépassé les limites de cette seule sélection, du film consacré à la photojournaliste palestinienne assassinée Fatima Hassouna. Ce n’est pas grand-chose, ce n’est pas rien.

Once Upon a Time in Gaza
De Arab et Tarzan Nasser
Avec Nader Abd Alhay, Majd Eid, Ramzi Maqdisi, Issaq Elias
Durée: 1h27
Sortie le 25 juin 2025

«Alpha», de Julia Ducournau (en compétition)

Si le précédent film trouve le moyen de s’inventer une possibilité en se retenant de toute emphase et de toute surenchère dans le pathos, la fable dystopique de la réalisatrice de Titane fait exactement le contraire. Le résultat est d’autant plus étrange qu’il est évident que tout ce qui compose Alpha est porteur d’émotion, d’idées de mises en scène, de paraboles capables de toucher et d’interroger.

La mère (Golshifteh Faharani) et sa fille Alpha (Mélissa Boros), cernées par les multiples agressions du réel, y compris celles qu'elles s'ingénient à susciter. | Capture d'écran Diaphana Distribution via YouTube

La mère (Golshifteh Faharani) et sa fille Alpha (Mélissa Boros), cernées par les multiples agressions du réel, y compris celles qu’elles s’ingénient à susciter. | Diaphana Distribution

Il est hors de question de croire qu’il s’agit d’une maladresse, d’un excès incontrôlé de cris, de drames, de sautes temporelles, de corps malmenés, de pleurs, de violences, de musique pompeuse, de couleurs désaturées, de thématiques, d’allusions à diverses événements récents…

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Cannes 2025, jour 5: «Le Rire et le couteau», et quelques autres

Sergio (Sérgio Coragem), un Candide sur le terrain postcolonial, pas au bout de ses surprises.

Ovni sur la Croisette, le film de Pedro Pinho est un enchantement exceptionnel. Mais il y avait de multiples plaisirs à découvrir aussi les réalisations de Richard Linklater, «Nouvelle Vague», Christian Petzold, «Miroir n°3» ou Hafsia Herzi, «La Petite Dernière».

Le saviez-vous? Au Festival de Cannes, il y a plein de films à voir. Cette année, 110 longs métrages inédits, sans parler des autres formats. Des très beaux, des très moches, des très attendus, certains signés de grands auteurs, ou interprétés par de grandes vedettes, traitant de grands sujets, etc.

Et puis il arrive, pas souvent, que surgisse au milieu de cette profusion un objet parfaitement singulier, dont on ne sait rien avant, et même dont on n’est toujours pas sûr de savoir à quoi on a affaire alors que la projection a commencé.

C’est qui, ce Pedro Pinho? Il n’en fait pas si inconnu. On devrait au moins se souvenir que son précèdent film, L’Usine de rien, avait été montré en 2017 à la Quinzaine des cinéastes.

Mais on continue de n’en savoir guère plus sur lui que sur cet olibrius désinvolte qui part en chaussettes et les mains dans les poches en plein désert après avoir croisé un douanier ayant exigé pour toute prébende un livre à lire.

Diara (Cléo Diara), emportée par un élan vital jaillissant de séduction, de ruses, de jeux, de désir et de nécessité. | Météore Film

Diara (Cléo Diara), emportée par un élan vital jaillissant de séduction, de ruses, de jeux, de désir et de nécessité. | Météore Film

L’olibrius s’appelle Sergio. Il débarque dans une capitale africaine. On ignore d’abord où, mais les gens parlent, entre autres, portugais. Il est envoyé par une ONG pour faire un rapport qui semble de nature à déranger pas mal de monde. Il va rencontrer des hommes, des femmes, des humains moins précisément définis, africains, brésiliens, européens, en ville et à la campagne.

On va bouger, rire, danser, s’embrasser furieusement, risquer sa peau, se battre, fuir, mentir. Comprendre et ne pas comprendre. Le pays, c’est la Guinée Bissau, son passé colonial violent, sa lutte pour l’indépendance héroïque et tragique, sa misère et sa vitalité, la fusion incandescente et opaque d’une multitude d’héritages.

Aussi peu assignable à un sens immédiat que son titre, le film suit Sergio, mais aussi une bande de trans et de queers de toutes les couleurs, une aventurière au visages orné de bijoux et au culot foudroyant. Il faut aller voir les plantations de riz, en danger de sècheresse ou de submersion, et un chantier du bout du monde dirigés par des ex-colons, ou leurs descendants, et où triment des proto-esclaves par forcément du cru, même si tout à fait africains.

Africains, c’est quoi? Le film ne sait pas, mais il multiplie, en riant, en pleurant, en s’effrayant, en frémissant de désir, les manières de poser la question, à fleur de sensualité, au coin de l’avenue Fanon et de l’avenue Guevara. Avec de la politique, de l’économie, du sexe, de la peur, de l’exotisme et de la haine de l’exotisme, il faut faire du cinéma. Donc le film le fait. Et c’est sidérant.

Partir encore, à l'infini d'aventures choisies, à défaut d'êtres comprises et encore moins maîtrisées –un choix qui est aussi un luxe, un dandysme, même au risque de sa vie. | Météore Film

Partir encore, à l’infini d’aventures choisies, à défaut d’êtres comprises et encore moins maîtrisées –un choix qui est aussi un luxe, un dandysme, même au risque de sa vie. | Météore Film

Voilà, ça dure trois heures et demi, ce qui est carrément déraisonnable dans un grand festival où (presque) tout le monde a autre chose à faire que d’aller à la rencontre d’un réalisateur quasi inconnu.

Et chaque plan est une merveille, leur agencement, les sautes dans le temps et dans le récit sont comme des pas de danse pour mieux capter des signes secrets, des effluves méconnues. Il y a, bien sûr, cent autres raisons d’être à Cannes. Mais n’y aurait-il que la possibilité d’y découvrir Le Rire et le couteau que cela vaudrait le voyage, et tout le barnum de la Croisette.

Mais aussi… Richard Linklater, Christian Petzold et Hafsia Herzi

S’enthousiasmer pour le film de Pedro Pinho n’empêche pas d’apprécier d’autres propositions glanées au Festival.

À commencer, donc, par le réjouissant Nouvelle Vague de Richard Linklater, en compétition officielle. Gagnons du temps: si vous n’aimez pas Godard, si vous n’aimez pas la Nouvelle Vague, si vous refusez l’évidence que À bout de souffle est à la fois un des plus beaux films jamais réalisés et un des films les plus importants de l’histoire du cinéma, premièrement, allez vous faire foutre, et deuxièmement, n’allez pas voir ce film.

L'opérateur Raoul Coutard (Matthieu Penchinat) caché dans la carriole avec sa caméra, Jean-Luc Godard (Guillaume Marbeck), Jean-Paul Belmondo (Aubry Dullin) et Jean Seberg (Zoey Deutch). | Capture d'écran de la bande annonce / ARP Distribution

L’opérateur Raoul Coutard (Matthieu Penchinat) caché dans la carriole avec sa caméra, Jean-Luc Godard (Guillaume Marbeck), Jean-Paul Belmondo (Aubry Dullin) et Jean Seberg (Zoey Deutch). | Capture d’écran de la bande annonce / ARP Distribution

Reconstituant méticuleusement, c’est-à-dire aussi légendairement, les conditions et péripéties de tournage du premier long métrage du critique des Cahiers du cinéma, Nouvelle Vague figure avec des acteurs qui ressemblent assez aux multiples protagonistes de cette histoire pour imiter leur présence, sans qu’il soit jamais possible de les prendre pour les vrais –et en ne cherchant surtout pas cette illusion. (…)

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