«Voyage au bord de la guerre», «Kneecap», reflets diffractés de conflits en cours

Le rappeur du groupe Kneecap Liam Óg Ó hAnnaidh, dit Mo Chara, dans une rue de Belfast, en Irlande du Nord.

Le documentaire à la première personne d’Antonin Peretjatko en Ukraine et le semi-biopic farfelu d’un groupe de rap nord-irlandais par Rich Peppiatt explorent d’autres manières de mettre en film une époque contaminée par les guerres.

Rarement la sortie de nouveaux films aura pu cristalliser de manière aussi significative l’étrange relation que le cinéma entretient avec l’actualité. Inévitablement en décalage avec l’immédiat, il lui échoit de lui faire écho, avec des distorsions qui peuvent selon les cas être éclairantes et émouvantes, bénéfiques d’une manière ou d’une autre.

Ainsi, de deux films qui sortent ce mercredi 18 juin, l’un et l’autre habité non pas par «la guerre», mais par des guerres très spécifiques, guerres qui appartiennent toujours au présent, même si d’autres occupent aussi le devant de la scène politique et médiatique, tandis que d’autres encore en sont exclues.

L’intelligence singulière du dispositif cinématographique tient pour une large part au processus du montage, dont une des ressources majeures est de mettre en relations des éléments disjoints, réputés incomparables ou hétérogènes. C’est aussi ce que font ces deux films rapprochés par leur date de sortie, l’un vis-à-vis de l’autre et ensemble vis-à-vis de l’actualité.

Pas question de comparer la guerre en cours en Ukraine avec ce que fut le conflit nord-irlandais, encore moins à la manière dont ses traces persistent –y compris, dans l’actualité, avec les émeutes racistes dans les quartiers unionistes d’Irlande du Nord, depuis lundi 9 juin. Et pas question de comparer aucun de ces conflits avec le génocide en cours dans la bande de Gaza, ou l’extension de la guerre au Moyen-Orient par Israël, de la Syrie au Liban et désormais à l’Iran.

Mais il y a bien un effet de montage, qui serait singulier et éclairant dans la proximité des deux films, et est infiniment dramatisé par l’actualité –y compris par les manières dont le Soudan ou la RDC, théâtres de guerre atroces, en sont absents. Puisqu’il y est aussi question de visibilité, de mémoire, d’inscription ou pas dans des imaginaires, qui elles aussi bouleversent la vie des gens et, dans bien des cas, les tuent.

Petit documentaire fauché fait à la main dans un cas, comédie hard rap déjantée dans l’autre, on semble loin d’œuvres à la mesure et dans la tonalité des tragédies en cours, ou de celles d’hier toujours mal éteintes.

Sans préjuger des effets et bénéfices de formes plus imposantes, il y a pourtant dans ces approches indirectes et modestes des ressources de compréhension, de questionnements et d’investissement affectif en lien avec les drames, qui empruntent des chemins que seuls les films peuvent frayer.

Et, hasard ou nécessité, Voyage au bord de la guerre et Kneecap finissent par converger autour de l’importance de la culture –rôle des artistes dans la résistance ukrainienne, importance de la langue dans l’affirmation républicaine en Irlande du Nord– dans les combats actuels, quand le fracas des armes et le sang des victimes menacent de tout submerger. À nouveau, ne surtout pas surestimer l’importance de cette dimension culturelle. Mais ne pas la laisser occulter.

«Voyage au bord de la guerre», d’Antonin Peretjatko

D’abord un prologue un peu anecdotique sur un voyage à travers la Russie effectué quelques années plus tôt par le cinéaste français Antonin Peretjatko. Il sert à installer un ton, fait d’humour et de naïveté, qui colorera le film lui-même, composé à partir de deux voyages en Ukraine, quelques semaines après l’invasion russe, puis neuf mois plus tard.

Il est rare qu’un réalisateur commence par présenter l’outil avec lequel il va filmer, a fortiori qu’il énonce les raisons du choix. Mais c’est ainsi que débute véritablement Voyage au bord de la guerre, de manière doublement convaincante. En expliquant le choix de la pellicule et d’une caméra 16 mm, Antonin Peretjatko explicite simultanément bon nombre des choix formels du film et l’état d’esprit dans lequel il l’a réalisé, dans une quête méthodique d’échapper aux stéréotypes du reportage sur l’Ukraine en guerre.

Produit de première nécessité trouvé en voyage, marqué du logo «Poutine va te faire foutre» inspiré de Banksy. | Capture d'écran Léopard Films via YouTube

Produit de première nécessité trouvé en voyage, marqué du logo «Poutine va te faire foutre» inspiré de Banksy. | Capture d’écran Léopard Films via YouTube

Accompagnant Andrei, instituteur ukrainien qui, après avoir fui son pays devant les hordes de Vladimir Poutine, doit retourner brièvement chez lui, le réalisateur français part à la recherche du lieu où vécut jadis son grand-père, qui s’était exilé cent ans plus tôt.

Avec la petite machine à coudre de sa Bolex, il raboute la trajectoire d’Andrei, en route pour récupérer des affaires et apporter les fruits d’une collecte de solidarité, les témoignages sur la vie quotidienne dans les villes et villages traversés, entre moments ludiques ou ironiques et véritables drames, une réflexion sur la fonction des artistes dans la société –exemplairement au moment où elle agressée– et le questionnement quant à la quête des origines.

Chemin faisant, au printemps dans l’immédiat après l’invasion puis en hiver quand la guerre s’est installée, ce bricolage revendiqué par le réalisateur découvert en 2013 avec la joyeuse fiction La Fille du 14 juillet permet une singulière approche de la situation dans le pays agressé par la Russie.

Éléments factuels connus, dont les atrocités à Boutcha et les destructions d’immeubles d’habitation, et aperçus inédits se reconfigurent les uns les autres. Cela tient à la manière décalée du réalisateur de rencontrer ses interlocuteurs, puis de le raconter en voix off, comme aux possibilités de tourner de la caméra 16 à ressort.

Au passage, il s’énonce une salutaire critique de la quête des origines, ce poison contemporain qui infuse les communautarismes et les nationalismes. Avec légèreté, même s’il n’édulcore rien de la violence que subit l’Ukraine, que subissent les hommes, les femmes, les enfants, les paysages et les villes, les mémoires et les rêves, Voyage au bord de la guerre dézingue l’obsession identitaire, bienfaisante et rarissime opération.

Voyage au bord de la guerre
De Antonin Peretjatko
Durée: 1h02
Sortie le 18 juin 2025

«Kneecap», de Rich Peppiatt

Voix off aussi, humour aussi, mais pas du tout le même ton, le même rythme avec ce premier film speedé consacré au groupe de rap nord-irlandais qui lui donne son titre. Aux braises toujours rougeoyantes de l’affrontement entre républicains et loyalistes, l’Irlandais Rich Peppiatt enflamme un faux biopic de deux des membres du trio, dans leur propre rôle, tandis que le troisième entre en scène avec un prétexte de fiction. (…)

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Cannes 2024, jour 6: «Les Damnés», «L’Invasion», «Ground Zero», «An Unfinished Film»: chroniques de guerre

Dans un monde en proie aux destructions, il faut aussi récupérer, reconstruire, tenir -une image de L’Invasion de Sergei Loznitsa.

En Ukraine et à Gaza, mais aussi dans la violence de la répression en Chine au moment du Covid ou de manière plus métaphorique, les grands conflits actuels s’invitent sur les écrans cannois.

Le Festival de Cannes a beau faire tout ce qu’il peut pour renforcer les parois de sa bulle à l’écart d’une actualité marquée par de multiples conflits, ceux-ci s’y invitent de bien des manières. Non par effraction, mais du fait même du fonctionnement du cinéma.

Quatre crises majeures ouvertes récemment habitent de manière plus ou moins explicite certains titres découverts sur la Croisette ces derniers jours. La guerre en Ukraine avec L’Invasion de Sergei Loznitsa et l’écrasement de Gaza sous les bombes avec Ground Zero, projet collectif piloté par Rashi Masharawi, sont ceux qui se confrontent le plus clairement à une guerre en cours.

Mais aussi, de manière moins directe, An Unfinished Film de Lou Ye revient directement sur ce qu’a été la violence de la réponse des États à la pandémie du Covid, exemplairement en Chine, a fortiori à proximité du foyer où la pandémie est apparue. Quant aux Damnés de Roberto Minervini, s’il s’agit en apparence d’un film historique, il est tout entier habité par le rapport des humains à la guerre, et par l’opposition de plus en plus violente entre deux factions des États-Unis.

Des films qui, chacun à sa façon, savent et veulent ne pas être du côté des pouvoirs –politiques, médiatiques et dans les modes de représentation et de récit. Ces pouvoirs qui font les guerres.

«Les Damnés» de Roberto Minervini (Un certain regard)

Connu pour ses documentaires attentifs aux profondeurs du Sud des États-Unis dans leurs aspects les plus sinistres, le réalisateur italien depuis longtemps installé en Amérique semble changer sa caméra d’épaule. Son nouveau film est en effet une fiction historique, située durant la guerre de Sécession, dans une région où cette période est rarement évoquée, la Californie.

Mais la manière dont Roberto Minervini accompagne un détachement de soldats nordistes affrontant d’abord les difficultés de la vie quotidienne dans un coin sauvage, les rigueurs de la discipline et la difficulté pour un groupe de types de cohabiter, avant d’avoir affaire à un ennemi invisible, se révèle peu à peu une approche de la situation de guerre d’une façon bien plus générale.

Un des jeunes troufions de l’armée fédérée, pas bien sûr de ce qu’il a à faire dans ce coin perdu. | Shellac Distribution

Les Damnés documente des états physiques et psychiques qui dans une certaine mesure concernent les soldats de toutes les guerres. Et aussi, en partie, participent de ce qui s’est construit aux États-Unis durant les années 1861 à 1865, et qui reste incroyablement prégnant dans le pays actuel, comme le réalisateur est bien placé pour l’avoir constaté, notamment dans son film The Other Side.

Film de guerre assurément, mais film d’ambiance plutôt que d’action, porté par une relation sensible aux paysages, aux corps et aux imaginaires de ces hommes loin de tous leurs repères, Les Damnés distille un trouble attentif à des réalités qui sont loin de ne concerner que le passé.

Sa forme délibérément non spectaculaire, quand le spectaculaire participe si communément de l’exaltation des penchants guerriers, fait qu’il continue de résonner longtemps après que la projection est terminée.

«L’Invasion» de Sergei Loznitsa (Séances spéciales)

Avec son nouveau documentaire, le cinéaste ukrainien entreprend un travail d’une audace inédite. À partir d’images tournées dans de multiples endroits du pays depuis l’agression russe du 24 février 2022, il déploie une attention au plus proche de situations significatives, qui passent d’ordinaire sous le radar des médias comme des représentations liées à la propagande, dont la très nécessaire propagande appelant à soutenir le combat dezs Ukrainiens.

Certaines des multiples formes par lesquelles les Ukrainiens rendent hommage aux morts sur le front et entretiennent l’esprit de combat contre l’agresseur. | Atom and Void

Aux côtés des camarades de combat et des familles lors de l’enterrement de soldats morts sur le front, à l’occasion d’un mariage avant que l’heureux élu ne retourne dans les tranchées, dans une café-librairie où les gens amènent tous les livres russes qu’ils avaient chez eux (une attitude que Loznitsa a publiquement regrettée, ce qui lui a valu d’être violemment critiqué), dans une maternité ou un hôpital, à chaque fois les opérateurs sur place ont, à la demande du cinéaste, filmé longuement, et sous différents angles. Des angles qui ne cherchent pas à être systématiquement glorificateurs.

Grâce à cette approche, la guerre en Ukraine n’est plus seulement visualisation de mouvements de troupe sur des cartes et statistiques de victimes et de destructions. Elle se densifie de présences humaines différenciées, de lieux singuliers, des mots qu’utilisent ici un prêtre, là un officier, ailleurs, un adolescent ou une vieille dame.

Les humains et leurs mots, leurs gestes, leurs habits, leurs quotidiens différenciés selon de multiples aspects sont au cœur de l’approche attentive, jamais simplificatrice, du réalisateur de Maïdan.

Dérangeant en ce qu’il déplace des imageries simplistes, L’Invasion matérialise sous une forme cinématographique cela même que Poutine cherche à écraser sous les bombes: le droit à la nuance, à la prise de recul, à la discussion contradictoire. Loznitsa n’est pas un militaire ni un propagandiste, c’est un cinéaste. Et c’est en cinéaste qu’il contribue au combat, pour leur liberté et la nôtre.

«Ground Zero. The Untold Stories of Gaza» (hors sélections)

Ici, c’est l’un des réalisateurs qui dit explicitement en voix off que son but est que le massacre ininterrompu depuis des mois dans la bande de Gaza ne soit pas qu’une affaire de statistiques.

Ici aussi, une des missions confiées au cinéma est de rendre aux personnes leur individualité, leur singularité, contre la propagande meurtrière qui réduit les Gazaouis à une masse indistincte et dangereuse pour mieux les tuer par dizaines de milliers.

Dans un des épisodes, l’enfant qui va chaque jour rejoindre son maître d’école… au cimetière où il est enterré. | Coorigines

Cela est énoncé dans l’un des seize courts métrages produits, tournés et montés par des réalisateurs et réalisatrices de Gaza, dans l’enclave sous les bombes. (…)

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Festival de Cannes, jour 6: trois guerres qu’on croirait lointaines

Nome de Sana Na N’Hada, mémoires récentes ou plus anciennes de conflits loin d’être éteints.

Avec pour horizons les combats contre Daech, les conflits nés de l’éclatement de la Yougoslavie ou les luttes contre le colonialisme, «Les Filles d’Olfa» de Kaouther Ben Hania, «Lost Country» de Vladimir Perišić et «Nome» de Sana Na N’Hada dessinent des repères toujours pertinents dans le monde actuel.

Le Festival de Cannes, dont le génie propre est d’être beaucoup de choses à la fois (refrain revendiqué), se veut aussi «miroir des problèmes du monde actuel». Il l’est forcément, de multiples manières, mais il est singulier qu’on n’y trouve pratiquement aucun film sur les principales crises contemporaines, la catastrophe environnementale (à l’exception du beau mais pas très convaincant film sénégalais Banel et Adama), les tragédies migratoires et la guerre en Ukraine.

Pour cette dernière, il faut d’ailleurs se demander si c’est un si grand dommage. Depuis le début de l’agression russe de février 2022, les festivals ont présenté de nombreux films concernant la situation dans cette partie du monde. Sauf exception encore à découvrir, aucun n’avait grand intérêt.

Porter attention aux réalités du monde est une chose, trouver les formes cinématographiques capables d’apporter des points de vue et des compréhensions en est une autre. Au-delà de l’émotion et du désir d’engagement, légitimes, ce qu’on a pu voir est loin du compte –les meilleurs films consacrés à l’Ukraine restent, à ce jour, Maïdan de Sergueï Loznitsa, sur le soulèvement démocratique de 2013-2014, et Frost de Sharunas Bartas (2017), à propos de l’occupation du Donbass.

Quant aux difficultés du cinéma à vraiment travailler la crise environnementale, c’est une question à la fois trop vaste et trop grave pour être débattue ici.

Si la crise armée au Soudan a été évoquée par Goodbye Julia de Mohamed Kordofani, premier film de cette origine présenté à Cannes, ce sont surtout trois autres conflits, plus éloignés dans l’espace et, dans certains cas, dans le temps, qui nourrissent une recherche du cinéma sur les affrontements significatifs de notre temps, qu’il s’agisse du djihad au Maghreb et notamment de la mobilisation en faveur de Daech, de la guerre de libération nationale dans les anciennes colonies portugaises, ou de l’effondrement de la Yougoslavie.

Situés dans le temps et dans l’espace, ces films parlent aussi, surtout, d’ici et de maintenant. Il n’est pas indifférent que chacun d’eux soit aussi un récit de sortie de l’enfance, de rupture avec un état du monde ancien –pas nécessairement pour le meilleur, c’est le moins qu’on puisse dire.

«Les Filles d’Olfa», de Kaouther Ben Hania

En compétition officielle, le nouveau film de la cinéaste découverte grâce à l’étonnant Le Challat de Tunis croise dispositif de mise en scène très élaboré et plongée dans une réalité terriblement crue. Cette réalité, ce fut d’abord celle de cette femme, Olfa, ouvrière et mère de famille ayant affronté les règles sociales de son pays, la Tunisie, en élevant ses quatre filles après le départ d’un mari qu’elle n’a jamais laissé imposer sa loi.

La véritable Olfa Hamrouni et celle qui l’interprète, Hend Sabri, sont deux protagonistes à part entière. | Jour2fête

On la voit, Olfa, et on voit aussi l’actrice Hend Sabri, qui jouera le rôle à sa place, et devant elle, lorsque les situations évoquées deviennent trop douloureuses. On voit aussi deux des véritables filles. Les deux autres, «qui ont été dévorées par le loup», sont incarnées par des comédiennes.

Ces sept femmes, en comptant la réalisatrice, racontent, décrivent, essaient de comprendre. Et ce qui pourrait être très abstrait s’avère incroyablement vivant, drôle souvent (au début), émouvant. Ce qui sera raconté, c’est ce qui advient à quatre adolescentes dans la Tunisie actuelle –mais, mutatis mutandis, cela vaudrait pour bien d’autres pays arabes. C’est-à-dire, au cœur de ces trajectoires toujours considérées avec une attention pour les personnes une par une, comment les deux aînées ont, avec un enthousiasme passionné, rejoint Daech –et s’y reconnaissent toujours.

Entre coquetterie adolescente, passion mystique et révolte, les jeux dangereux de deux jeunes filles fascinées par l’intégrisme violent. | Jour2fête

Cette guerre-là, qui a des dimensions militaires dont on entrevoit des épisodes, est surtout une guerre des esprits, des imaginaires, des désirs. Grâce à ces présences –et la séparation entre «vraies» et actrices devient bientôt assez peu importante–, grâce à ce que les cinq protagonistes, Olfa et ses filles, ont de séduisant, de très humain et de vivant en même temps que de terrifiant, le film devient une exceptionnelle voie d’accès aux processus selon lesquels se jouent des formes mortifères de radicalisation, habituellement incompréhensibles.

Les Filles d’Olfa de Kaouther Ben Hania avec Eya Chikhaoui, Tayssir Chikhaoui, Olfa Hamrouni

Séances

Durée: 1h47

Sortie le 5 juillet 2023

«Lost Country», de Vladimir Perišić

En 1996 à Belgrade, alors que la guerre génocidaire menée par les Serbes contre la Bosnie vient à peine de se terminer, une part importante de la population se soulève contre le pouvoir de Slobodan Milošević. Parmi eux, beaucoup de jeunes, dont ce lycéen, Stefan, en porte-à-faux entre un engagement qui n’est pas seulement politique mais amical, amoureux, et même existentiel, et son attachement à sa mère, porte-parole du parti au pouvoir. (…)

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«The Earth Is Blue as an Orange» et «All Eyes Off Me»: deux lueurs en mouvement

Dans l’abri souterrain de la maison familiale, tournage d’un film à la fois intime et lié à la guerre, omniprésente.

Le film de la cinéaste ukrainienne Iryna Tsilyk et celui de sa consœur israélienne Hadas Ben Aroya sont deux propositions de regarder différemment des situations aussi oppressantes qu’infiniment différentes l’une de l’autre.

Si le volume de sorties reste très élevé (quatorze nouveaux films ce mercredi 8 juin, sans oublier les reprises, dont celle de ce film majeur resté si longtemps invisible qu’est La Maman et la putain de Jean Eustache, œuvre repère des années 1970), les titres les plus importants, notamment la plupart de ceux découverts aux récents festivals de Berlin et de Cannes, attendent un moment plus favorable pour rejoindre les grands écrans.

Parmi les sorties du moment –et ce sera également vrai pour les prochaines semaines– il est pourtant possible de repérer des propositions singulières, fragiles et nécessaires. Ce sont autant de lumières balisant l’état actuel d’un cinéma toujours aussi créatif, même à l’écart des grandes orgues médiatiques et du marketing.

Que les deux films ici repérés n’aient à peu près rien en commun, à part d’être réalisés par des femmes (et d’être affublés d’un titre en anglais qui n’a aucune raison d’être), fait partie de ce qu’il s’agit de souligner: que ces modestes mais vives lueurs éclairent de multiples directions, ouvrent des sentiers d’une irréductible diversité.

«The Earth Is Blue as an Orange» d’Iryna Tsilyk

C’est la guerre en Ukraine. Bien sûr, on se dit que le film n’a pas pu être réalisé depuis l’agression russe du 24 février, mais cela ne change rien. Les habitants de cette maison en zone d’affrontement le sont en effet dans une partie du pays soumise aux bombardements par les troupes de Poutine et leurs supplétifs, situation qui a connu une phase aiguë en 2014 dans l’est du pays et ne s’était jamais complètement arrêtée.

Dans cette maison modeste d’une petite ville, une mère élève ses deux grandes filles et ses deux fils plus jeunes –pas d’homme à l’horizon, on entreverra qu’il s’est carapaté en abandonnant sa famille. Personne ne semble le regretter, tout le monde est très occupé.

Occupé à s’organiser pour vivre quand tombent des obus à proximité, occupé à aller à l’école ou au lycée, occupé à jouer de la musique et entretenir le logement. Et puis aussi, sinon surtout, occupé à participer au film que réalise la fille aînée, Myroslava.

La maison est son décor principal, les membres de la famille sont l’équipe technique et les principaux interprètes de Vivre selon les règles, documentaire sur les conditions d’existence dans la situation très particulière où ces gens se trouvent.

The Earth Is Blue as an Orange se terminera avec la projection, devant les voisins, de ce film-là. Mais celui d’Iryna Tsilyk trouve la singularité de sa démarche d’être un documentaire sur une famille directement menacée par la guerre, où la réalisation d’un film multiplie les déplacements, les effets de réverbération, les capacités de rire de ce qui se produit et qui est tragique.

On peut regretter qu’Iryna Tsilyk n’ait pas su ou pas voulu intégrer à son propre film ce qui explique sa place à elle dans cet intérieur, et rend possibles les images que nous voyons: jeune réalisatrice, elle a animé des camps d’été pour adolescents des régions soumises à l’agression russe, organisant des formations au cinéma auxquelles a participé l’adolescente Myroslava.

Celle-ci, non contente de se passionner pour ce mode d’expression, a invité chez elle la tutrice et une petite équipe alors qu’elle entreprenait de réaliser son film en famille.

Controverse artistique entre Myroslava, réalisatrice en herbe, et sa coscénariste et actrice, qui est aussi et surtout sa mère, Anna Gladka. | Juste Doc

Tout autant que le dispositif en abyme, la réussite du film tient à la présence, chaleureuse, émouvante, jamais simplifiée, des membres de cette famille, et surtout de la mère –donc, tout aussi bien, à la capacité de la réalisatrice à les filmer.

De la fabrication d’un projecteur avec les moyens du bord à l’expédition dans la capitale pour un examen crucial, d’une tortue dans le lavabo à l’inspection nocturne de la maison voisine plus qu’à demi-détruite par les bombes, The Earth Is Blue as an Orange multiplie les changements de focale autour de ce point fixe, et place forte, qu’est la figure d’Anna, et de cette ligne de perspective qu’est le tournage du film de Myroslava.

Documentaire jouant comme une fiction de la réalisation d’un autre documentaire, la proposition d’Iryna Tsilyk garde ainsi, dans les situations les plus triviales comme dans les plus dramatiques, une dynamique attentive. Elle est, aujourd’hui plus encore qu’au moment du tournage, une belle réponse sans emphase ni effets de manche à la barbarie.

«All Eyes Off Me» de Hadas Ben Aroya

Il est fréquent de dire qu’on sait assez tôt que penser d’un film, qu’il est rarissime en particulier qu’un film qui inspire un rejet ou une antipathie inverse cette relation durant la suite de la séance.

Cette affirmation, globalement vraie tant elle renvoie à une cohérence, volontaire ou pas, qui organise la manière de filmer, n’est absolument pas valable pour le deuxième film de la réalisatrice israélienne. (…)

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«Irradiés», terrible et tendre incantation fatale

Avec son dispositif visuel inhabituel, le film de Rithy Panh met en scène de manière bouleversante des visions des massacres du XXe siècle comme questionnement inquiet d’une pulsion de mort de l’espèce humaine tout entière.

Il y a trois écrans, côte à côte, qui font parfois une seule image large et étroite, parfois trois images. On voit des mains, qui fabriquent soigneusement les éléments d’une maquette, la maquette d’une maison. Trois fois, puis seulement sur l’écran du milieu. Sur les écrans à gauche et à droite, les images d’archives d’une ville en ruine. On reconnaît Hiroshima, après la bombe. Sur quelle échelle, dans quels ordres de grandeur, inscrire ensemble ces visions?

La voix féminine dit «Le mal nous cherche. Si nous ne l’avons pas dispersé en dehors de nous, en ouvrant une paume légère.» Ou fallait-il écrire plutôt : «Le Mal»? Majuscule ou minuscule, ce pourrait être un des arcs de tension extrême du film. Le Mal comme entité abstraite, surhumaine, ou les infinies manifestations des violences et des destructions perpétrées par les humains, sans nul besoin de métaphysique.

Puisque le gigantesque pandémonium des horreurs commises de main d’homme que s’apprête à déployer le film de Rithy Panh convoque des visions au confluent de l’archive implacablement historique et de l’hallucination prophétique. Dans les dimensions les plus matérielles de la destruction et de la souffrance, traversées par un souffle de feu et de terreur.

En composant et recomposant sans cesse ces images de crimes de masses et de génocides qui scandent le XXe siècle, du déluge d’acier, de sang et de boue de la Marne et de la Somme à la Shoah, de Hiroshima aux 100.000 tonnes de napalm déversées par l’armée américaine sur le Viêt Nam et au génocide perpétré par les Khmers rouges, le cinéaste déploie les figures d’une forme particulière de la barbarie, le crime industrialisé.

En avons-nous vues, et jusqu’à la nausée, des images d’horreur? Des photos et des films de crimes de guerre et contre l’humanité? Irradiés ne vise pas à ajouter un chapitre au livre si épais des témoignages visuels des souffrances que des hommes infligent à d’autres humains.

Il s’agit encore moins d’un catalogue, qui serait alors coupablement incomplet –les images concernent le seul XXe siècle, et uniquement l’Asie et l’Europe, de manière partielle.

Là n’est pas la question. À partir de quelques tragédies extrêmes, repères du siècle précédent, il s’agit de donner forme à ce qui relève, avec les moyens du cinéma, de la méditation et du poème. Malgré, ou plutôt avec les mots prononcés par les deux voix, une femme et un homme, c’est pourtant comme un chant à bouche fermée.

Irradiés, de Rithy Panh. | Les Acacias

Les inflexions et les résonances produites par les images simultanées et successives, en contrepoint –ou à l’unisson– des paroles dites et d’un impressionnant travail sonore, engendrent peu à peu une relation plus ample à ce que mobilise et interroge le film, sans du tout faire disparaître la singularité des événements auxquels il se réfère.

Des surenchères inédites

C’est pourquoi la majuscule du M de «mal» reste tremblante, incertaine. Il ne s’agit pas du Diable ici, ni d’un quelconque absolu, il ne s’agit pas de monstres, il s’agit de gens, de bonshommes, quand même très massivement des mâles. Et ils ont fait ça, et ça, et encore ça.

«Ça»: des surenchères extrêmes, inédites, dans la pratique ô combien banale de tuer ses semblables. (…)

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«Little Palestine», la vie et rien d’autre

Le jeune réalisateur Abdallah al-Khatib tient le journal du siège du camp palestinien de Yarmouk, en Syrie, avant qu’il ne soit détruit par l’armée de Bachar el-Assad.

C’est quoi, la formule arithmétique de tels destins? Le malheur au carré, au cube? Palestiniens et enfants de Palestiniens chassés de chez eux par la création d’Israël, réfugiés en Syrie, attaqués, puis assiégés par le dictateur Bachar el-Assad, bombardés par les avions russes.

C’est quoi cette histoire? On la connaît, c’est Alamo, et c’est Sarajevo. C’est, depuis l’intérieur, la souffrance de ceux qui ne sortiront pas. La violence de chaque jour et les mois qui se suivent, la faim et la mort.

Celui qui a filmé cela, Abdallah al-Khatib, n’avait jamais touché une caméra avant qu’un ami lui laisse la sienne pour tenter de sortir du camp de Yarmouk, dans la banlieue de Damas –et soit finalement attrapé et torturé à mort par les sbires d’el-Assad. Il n’était même jamais allé au cinéma, Abdallah al-Khatib.

Où a-t-il trouvé le sens du cadre, de la distance, de la mise en contexte? Car si comme disait le poète «le malheur au malheur ressemble», et en effet «il est profond profond profond», si les images d’horreur en Syrie, nous en avons tant vues sans que cela aide à grand-chose pour les Syriens, ce que l’on voit dans Little Palestine, on ne l’a jamais vu.

Dans les rues de Yarmouk affamé. | Dullac Distribution

Yarmouk, qui fut durant un demi-siècle le plus grand camps de réfugiés palestiniens issu de la Nakba, rejoint massivement le camp de la révolution contre le régime syrien. En 2013, l’armée encercle entièrement cette ville de plus de 100.000 habitants, qui s’est encore gonflée de nombreuses personnes ayant fui les exactions du régime dans d’autres quartiers[1]. Les bombardements, les tirs de snipers, l’arrêt de l’approvisionnement en nourriture, en eau, en médicaments, en électricité transforment la vie de cette population civile en enfer.

L’humour et les barricades

Au fil des jours, le réalisateur a enregistré les paroles des anciens et des gosses, des femmes et des adolescents. Il filme la débrouille et écoute les rêves, il capte les récits des anciens combats, des anciennes souffrances dans l’ombre des violences et des terreurs en cours.

Filmé de l’intérieur, par un membre actif de cette communauté écrasée et isolée (avant le siège, al-Khatib était l’organisateur de multiples actions de formation pour les jeunes), le point de vue est sans concession, mais tout entier porté par l’attention aux singularités des personnes, aux énergies individuelles qui s’inventent dans ce contexte extrême.

Un concert en pleine rue alors que tombent les barils d’explosifs largués par les hélicoptère d’el-Assad, des gamins qui jouent au foot dans la cour de l’école, la mère du réalisateur engagée corps et âme dans l’organisation de l’aide aux plus démunis, la petite fille qui cueille de l’herbe, devenue ultime aliment disponible, quand tout près résonnent des explosions…

Quand toutes les issues sont fermées. | Dullac Distribution

Ce sont ces figures qui éclairent ce paysage privé de lumière par les assiégeants. (…)

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«Il n’y aura plus de nuit», le plaisir du regard qui tue

Un hélicoptère de combat filmé par une caméra thermique au cours d’une opération militaire.

Composé d’archives enregistrées par des pilotes en opération, le film d’Eléonore Weber, du même mouvement, fascine et interroge quant aux effets des technologies militaires, mais aussi des pulsions de chacun.

On sait et on ne sait pas. Une des troublantes étrangetés que le film Il n’y aura plus de nuit met en évidence tient à cette relation instable que nous entretenons désormais avec un grand nombre d’images.

Sur l’écran apparaissent des montagnes spectrales, des silhouettes scintillantes, des bâtiments ou des objets réduits à une forme simplifiée. La vision nocturne, les caméras infrarouges, le surplomb dominateur et inquisiteur engendré par des caméras embarquées sur des objets volants, nous y avons tous désormais eu affaire.

Et pourtant, la sensation est immédiate que la combinaison de ces dispositifs de vision ouvre des territoires instables, à la fois attirants et inquiétants. À partir de cette étrangeté, le film d’Eléonore Weber ne cherche à créer aucune énigme, plutôt à énoncer le plus clairement possible les conditions, les objectifs, les effets de la production et de la diffusion de ces images.

Couples fatals

La voix off dit: «Lorsqu’ils sont en vol, tout ce que les pilotes regardent est filmé, tout ce qui est filmé est archivé.» Puis elle explique qu’à ces couplages regard humain-caméra et image enregistrée-image archivée s’en ajoute un troisième, qui associe automatiquement le regard et la caméra aux canons de l’hélicoptère de combat. Le regard à la mort.

Avoir été exposé à ce type d’images, par exemple la bavure de l’armée américaine en Irak révélée par WikiLeaks en 2010, n’immunise pas contre leur caractère fantasmagorique, bien au contraire.

Il n’y aura plus de nuit est entièrement composé d’archives militaires trouvées sur internet (lire ci-dessous). La durée et la répétition de situations venues de plusieurs théâtres d’opération actuels ou récents y engendrent, successivement ou simultanément, plusieurs niveaux d’émotion et de réflexion. Ainsi, ces images, dont la raison d’être n’avait rien à voir avec le cinéma, sont devenues du cinéma au meilleur de ce qu’il peut faire.

Qui voit quoi, et comment? Questions pour le soldat, questions pour le spectateur.

Le film rend sensible, et compréhensible, certains aspects des pratiques militaires d’aujourd’hui, avec l’accroissement gigantesque de l’asymétrie entre des forces combattantes –où on finira par se souvenir qu’à la fin, ce sont les infiniment plus forts, les Américains, qui perdent les guerres.

Le film rend sensible, et compréhensible, combien ces technologies et ces pratiques sont déclinables, et en partie déjà déclinées dans d’autres situations que celles des guerres, y compris dans le domaine de formes de surveillance et de répression policière, ou par des organismes privés.

Le désir du spectateur

Mais aussi, et peut-être surtout, le film amène qui le regarde à s’interroger sur ses propres perceptions, ses propres désirs, ses propres relations plus ou moins instinctives, plus ou moins formatées, avec ce à quoi on assiste.

Les relations au son et à l’image, à l’action et à l’attente, aux corps et aux visages, à la vitesse et à la lenteur sont remises en jeu par la succession des séquences. Dans le commentaire, riche et subtil, ces interrogations sont nourries par les échanges avec un pilote d’hélicoptère de combat convié à témoigner et à réfléchir sur ce qu’on voit, et comment c’est perçu par les militaires, en vol et au sol, pendant et après.

Le silence et l’absence de visage, qui transforment en déjà-fantômes ceux qui sont filmés, et dans de nombreux cas tués, les similitudes évidentes avec les jeux vidéo, la coprésence de mondes totalement différents (celui des personnes filmées, celui des pilotes-caméramans-tireurs, celui de chaque spectateur) mettent en mouvement des désirs (désir de voir, désir «qu’il se passe quelque chose») et aussi des rejets, ou des manières de se protéger.

Ces mouvements intérieurs, stimulés par ce qu’il faut appeler la beauté de ces images, même si le mot «beauté» devient lui aussi problématique, font du fait de regarder le film une expérience extraordinairement dynamique. Celle-ci est encore potentiellement démultipliée par le fait de le voir en salles, parmi d’autres, et dans le dispositif du grand écran le plus souvent dévolu à d’autres types de représentations. Là s’y active au mieux ses potentiels à la fois critiques et émotionnels.

Entretien avec Eléonore Weber: «Comprendre la guerre comme projet esthétique»

Eléonore Weber, réalisatrice de Il n’y aura plus de nuit. | Emmanuel Valette / DR

Quel a été votre parcours avant ce film?

Eléonore Weber: J’ai étudié la philo et le droit, et j’ai aussi été assistante parlementaire avant de choisir le cinéma. J’ai fait des films très différents, un long-métrage documentaire, Night Replay, et deux fictions plus courtes. Ce sont des films très différents de Il n’y aura plus de nuit. J’ai aussi fait beaucoup de théâtre, que j’écrivais et mettais en scène, le plus souvent en binôme avec Patricia Allio, à partir d’une réflexion commune que nous avions formalisée dans un texte, Symptôme et proposition. Notre travail de théâtre utilisait des caméras et des images enregistrées, mais était loin du cinéma –ce cinéma vers lequel je suis désormais retournée.

Comment avez-vous rencontré ces images, qui sont devenues la matière visuelle de Il n’y aura plus de nuit?

À l’origine, je travaillais sur un projet scénique avec Patricia Allio sur les guerres contemporaines, en particulier celles que la France mène au Moyen-Orient ou auxquelles elle participe, et dont nous savons si peu. En découvrant ces images filmées depuis des hélicoptères, et dont certaines sont accessibles à tous sur internet, j’ai tout de suite pensé qu’il fallait en faire un film, uniquement composé de ce type d’images. (…)

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«Sympathie pour le diable», la guerre à tombeau ouvert

Paul Marchand (Niels Schneider), son ami photographe (Vincent Rottiers) et son interprète (Ella Rumpf) en reportage chez les Serbes qui massacrent la population de Sarajevo. |Rezo Films

L’évocation du journaliste Paul Marchand et de la manière dont il a couvert le siège de Sarajevo compose un récit trépidant qui interroge l’effondrement moral de la fin du XXe siècle.

Il y avait la guerre, merde! Là, à côté. Et tout le monde s’en fichait –ou plutôt ne s’en fichait pas complètement, mais s’en arrangeait et puis oubliait plus qu’aux trois quarts.

C’était le début de la dernière décennie du XXe siècle. Le siège, 330 obus par jour, sur des civils. Des centaines de tireurs embusqués faisant des cartons sur des passants, des enfants, des secouristes. Lui, il s’est retrouvé au milieu de ça, volontairement.

Lui, il s’appelait Paul M. Marchand. Il a 31 ans –dont huit passés à Beyrouth en pleine guerre civile– lorsqu’il arrive à Sarajevo, d’abord en freelance, bientôt correspondant de quatre radios francophones. Pas vacciné, pas blasé, Paul Marchand.

À fond les manettes au volant de sa voiture sur Sniper Alley, le cigare au bec et le verbe bravache, on en ferait aisément une figure folklorique. Lui-même a cultivé cette apparence, et le film en rend compte. La finesse de Sympathie pour le diable est de ne pas le masquer, mais de ne pas s’arrêter au masque.

Sur plusieurs tempos à la fois

Portant le même titre que le premier livre écrit par Marchand, à son retour (réédité chez Stock), alors qu’il se remettait de la grave blessure physique reçue en Bosnie (les autres, il semble bien qu’il ne s’en est jamais remis), le film vibre selon plusieurs rythmes à la fois.

Celui, trépidant, imprimé par le dandy trompe-la-mort et celui, exigeant, d’un journaliste précis et très bien informé, se battant aussi contre des rédactions promptes à passer ses reportages à la moulinette de ce qu’il était alors convenu de dire.

La voiture de Paul Marchand lancée à toute vitesse sur Sniper Alley, devant l’hôtel Holiday Inn où était basée la presse internationale pendant le siège. | Rezo Films

Mais aussi, dans un entrelacs de notations très bien agencées, le rappel de l’importance et des limites du travail des journalistes hébergés à l’Holiday Inn, évoquées avec une justesse rare, plus revue depuis l’essentiel travail de Marcel Ophuls, Veillées d’armes, en 1994.

Et aussi ce que fut le martyr des habitant·es de la capitale bosniaque, et la veulerie des dirigeants européens, et la violence des assaillants serbes. (…)

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«Teret», l’ombre portée d’une tragédie contemporaine

Vlada (Leon Lucev) et le camion blanc au lourd secret.

Le premier film du réalisateur serbe Ognjen Glavonic s’appuie sur un épisode particulièrement tragique de la guerre au Kosovo pour composer une parabole impressionnante, et aux multiples échos.

«Teret» signifie «la charge» en serbe –et on se demande bien pourquoi le titre n’est pas traduit. La charge en question, c’est celle qui se trouve dans ce camion blanc hermétiquement fermé.

Mais c’est aussi le poids que supporte cet homme qui accepte d’être traité comme un chien par les militaires et les policiers qui lui ordonnent de conduire ce même camion, à travers le pays en plein chaos.

C’est la peur et le silence qui pèsent sur ce pays, la Serbie, alors qu’elle subit les bombardements de l’Otan durant tout le printemps 1999, en représailles à son action meurtrière au Kosovo.

C’est le fardeau de l’effondrement d’un pays qui s’appela la Yougoslavie, de l’enchaînement de ces guerres qui, en Croatie, en Bosnie puis au Kosovo, ont transformé les Balkans en lieux de violence atroce.

Teret est un road movie. Il accompagne Vlada, le chauffeur, du Kosovo à Belgrade, dans des paysages de fin du monde. Mais la route qu’il parcourt est tout autant un chemin initiatique, une trajectoire de conte noir.

Ces ponts coupés par les bombes américaines sont aussi les impasses d’un état du monde. Ces civiles et civils qui fuient les destructions, réelles ou redoutées, sont les visages d’une humanité privée d’abri et de repère.

Une route réelle et mythologique

Et Vlada lui-même est à la fois le très réel, et même très charnel conducteur d’un non moins réel poids lourd, et une figure mythologique.

Un héros porteur d’une fatalité, un Sisyphe mais sur lequel pèse une malédiction qui ne vient pas des dieux de l’Olympe, mais de l’histoire des hommes, des dirigeants de son pays, de l’hystérie nationaliste, d’un état du monde, notre monde.

Cette charge tragique et bien réelle, Ognjen Glavonic en a documenté la réalité dans un documentaire glaçant, Depth Two, reconstitution méthodique d’atrocités commises par l’armée serbe.

Il lui a valu une flopée de récompenses dans les festivals du monde entier et la vigoureuse détestation de la plupart de ses compatriotes –détestation accompagnée de menaces très réelles, elles aussi, et décuplées par la sortie du film de fiction Teret, qui en est comme l’ombre portée.

Les traces devenues étranges d’une époque révolue.

Minimaliste et mystérieux, le premier film du jeune cinéaste serbe est pourtant intensément habité.

Dans les paysages qui portent les traces devenues étranges d’une époque révolue et les cicatrices béantes de l’actualité récente, il semble que tout vibre des échos de multiples forces venues de loin. (…)

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Stefano Savona: «J’étais en colère contre les médias qui racontaient la guerre»

Le réalisateur du documentaire «Samouni Road», tourné à Gaza, explique pourquoi il a aussi fait appel à des images d’animation.

Œuvre hybride et sidérante, Samouni Road de Stefano Savona est d’ores et déjà une œuvre marquante dans l’histoire du documentaire. Le cinéaste italien, surtout connu pour le grand film qu’il a consacré à la révolution égyptienne, Tahrir, était l’un des rares à avoir filmé à Gaza durant l’attaque israélienne «Plomb durci» de janvier 2009 qui a tué quelque 1.300 Palestiniennes et Palestiniens, pratiquement tous des civils dont de nombreuses femmes et enfants.

Il y avait fait la connaissance des survivants d’une famille, les Samouni, dont vingt-neuf membres ont été assassinés par Tsahal. Retourné à Gaza en forçant à nouveau le blocus l’année suivante, il a pu voir ce qu’étaient devenus les survivants de cette famille martyre. De là est né le projet d’un film qui non seulement prendrait acte de ce qui advient après une telle tragédie, mais tenterait aussi de montrer son «avant», le tissu des jours ordinaires déchirés subitement par l’irruption de la guerre.

Comme il n’existe pas d’image de cet avant, Savona a fait appel à un artiste surdoué de l’animation, Simone Massi. Appuyé sur des archives (photos et vidéos) et sur des témoignages et des informations toujours vérifiées, les séquences dessinées s’intègrent de manière dynamique à la trame des images documentaires tournées par Savona.

Grâce également au montage, et au recours à une troisième matière d’image pour les attaques des hélicoptères de combat, le film déploie une intelligence sensible, où la précision des faits et la puissance de l’émotion se donnent la main, par-delà les habituelles barrières entre réalisme et imaginaire, pour partager une perception augmentée, mais rigoureuse et engagée, de la réalité.

ENTRETIEN

En 2009, vous avez réalisé Piombo fuso [Plomb durci], composé d’images que vous aviez tournées à Gaza durant la guerre menée par l’armée israélienne dans l’enclave palestinienne. Comment s’est fait le cheminement qui mène, neuf ans plus tard, à ce nouveau film?

Piumbo fuso voulait rompre l’embargo sur les images imposé par les Israéliens, il a été conçu moins comme un film que comme une sorte de blog cinématographique au jour le jour, à partir du moment où j’avais réussi à entrer à Gaza malgré le blocus total de l’armée. Je filmais chaque jour, je montais chaque jour et je téléchargeais immédiatement, pour essayer de tenir une chronique de la guerre. Je ne connaissais pas particulièrement Gaza, même si j’avais déjà beaucoup voyagé au Moyen-Orient, mais j’étais animé par ma colère contre les médias qui racontaient la guerre soit de façon aseptisée, depuis un extérieur qui ne prenait pas la mesure de ce qui se passait vraiment, soit de l’intérieur de façon pornographique, en ne se concentrant que sur les cadavres, la douleur et la violence. Je voulais échapper à cette double rhétorique, qui ne permet pas de comprendre ce qui se passe. Le film composé ensuite, Piombo fuso, porte la trace de cette démarche.

C’est dans ce cadre que vous avez rencontré la famille Samouni.

Oui, et en les filmant après la tragédie qu’ils ont subie, avec le meurtre de vingt-neuf des leurs par l’armée israélienne le 4 janvier 2009, j’ai compris qu’il fallait construire une autre position, sortir de cette situation où on arrive toujours juste après, quand l’événement a eu lieu, et que les gens n’existent plus que comme victimes, ou en tout cas sous le signe de cette horreur qui s’est abattue sur eux. Ils disparaissent comme personnes dans leurs singularités et leur diversité. Tout ce qu’ils sont d’autres, tout ce qu’ils étaient avant et que dans une certaine mesure ils seront après, même si évidemment affectés profondément par la tragédie, disparaît. C’est cela que j’ai voulu retrouver: leur redonner une existence longue, cesser de les ensevelir tous, les vivants et les morts, sous le poids de l’événement fatal.

Des survivants du bombardement israélien, filmés par Stefano Savona en 2009.

Vous prenez conscience de cette distorsion dès le montage de Piombo fuso?

Oui, plus on travaillait avec Penelope [Penelope Bortoluzzi, monteuse et productrice des films de Savona, également cinéaste], plus on se rendait compte des limites de la position dans laquelle je me trouvais. Nous ne voulions pas faire un film de dénonciation de plus, nous savons qu’ils ne servent à rien. Après avoir fait traduire l’ensemble de ce que racontaient les gens que j’avais filmés, on découvrait la qualité des témoignages, allant bien au-delà de la plainte ou de la dénonciation. Je reconnaissais la manière de s’exprimer des paysans siciliens auxquels je consacre depuis vingt ans une enquête documentaire, Il Pane di San Giuseppe. Ces paysans palestiniens traduisaient un rapport au monde au fond très semblable, à la fois ancré dans la réalité et très imagé.

Comment un nouveau projet a-t-il émergé de ces constats?

Un an après, en 2010, j’ai reçu un message m’annonçant que le mariage qui semblait rendu impossible par la tragédie de janvier 2009, et en particulier la mort du père de la fiancée, allait avoir lieu. C’est elle qui m’a contacté: «On va se marier, viens!». Je suis donc reparti, même s’il était encore plus difficile d’entrer à Gaza. Il a fallu emprunter des tunnels, mais au prix de pas mal de tribulations je suis arrivé à Zeitoun le jour même du mariage, que j’ai filmé. Et je suis resté plusieurs semaines.

Comment la situation avait-elle évolué en un an?

Tout avait changé. En voyant combien cet «après» de l’événement évoqué dans Piombo fuso était différent de ce que j’avais vu, j’ai eu envie de raconter aussi «avant». Voyant le quotidien de 2010, j’ai voulu raconter celui de 2008, où la guerre fait irruption de manière imprévue, même si on est à Gaza. C’est une façon de ne plus considérer les Palestiniens dans les rôles qui leur sont assignés, soit de terroristes, soit de martyrs, de redonner place à la variété et à l’humanité de leurs existences, d’hommes, de femmes, d’enfants.

Que rapportez-vous de ce deuxième voyage?

Pour l’essentiel, des scènes de la vie quotidienne, et des témoignages sur la vie avant et depuis la guerre. J’avais aussi beaucoup filmé la petite fille qui ne parlait pas, Amal, elle m’emmenait me promener dans le village et les environs, c’était très émouvant. Peu à peu, j’ai compris que c’était par ses yeux que je voulais raconter l’histoire.

Amal, la petite fille survivante.

D’une manière ou d’une autre, il vous fallait donc montrer des situations que vous n’aviez pas filmées, celles d’avant la guerre et l’attaque israélienne.

J’ai envisagé la fiction, mais c’était impossible parce que je ne voulais pas faire disparaître les personnes que j’avais filmées derrière des acteurs, ni, en cas de reconstitution avec elles dans leur propre rôle, les mettre en face d’acteurs qui auraient joué ceux qui sont morts. À ce moment est venue l’idée de l’animation, domaine que Penelope et moi connaissions mal, avec lequel on avait peu d’affinités. On s’interrogeait sur la possibilité de mêler documentaire et animation, c’était avant L’Image manquante de Rithy Panh qui a proposé une autre réponse, avec un autre type d’animation, à un problème en partie comparable. On hésitait, jusqu’à la découverte des dessins de Simone Massi. (…)

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