Nanni Moretti à l’épreuve d’icônes d’une histoire révolue, qui a aussi été la sienne.
Les films de Nanni Moretti, Marusya Syroechkovskaya et Sepideh Farsi inventent des formes singulières par conter des drames à la fois individuels et collectifs.
C’est une riche semaine cinématographique qui s’ouvre le 28 juin. Elle est marquée par des films concernant des situations de crises à la fois collectives et intimes, en mobilisant des façons immensément différentes de les représenter.
On ne parle pas ici du retour d’Indiana Jones, d’ailleurs tout à fait plaisant, mais de films dont chacun invente son langage pour décrire et interroger des situations dramatiques et complexes.
L’autofiction en forme de comédie musicale de Nanni Moretti autour de l’effondrement des espoirs progressistes et de son propre vieillissement, le home movie déjanté de la relation amoureuse d’une jeune Russe à travers une décennie et demie d’époque Poutine, l’utilisation de l’animation pour raconter l’Iran via sa résistance à l’agression irakienne en 1980: trois manières singulières d’avoir affaire au monde, à celles et ceux qui le peuplent, grâce aux ressources du cinéma.
«Vers un avenir radieux» de Nanni Moretti
Le quatorzième long métrage de fiction du réalisateur de Palombella Rosa et du Caïman (mais aussi des grands documentaires politiques que sont La Cosa et Santiago, Italia) est une très singulière proposition, éminemment politique elle aussi, centrée sur une unique question: que faire après une défaite totale?
Défaite historique et collective de construction d’une société plus juste et plus généreuse, défaite qui vient d’être parachevée par l’élection de l’extrême droite héritière du fascisme mussolinien à la tête du pays. Mais plus généralement, et depuis longtemps, défaite du projet qui aura été l’horizon du communisme européen et notamment italien, défaite à laquelle les communistes eux-mêmes sont loin d’être étrangers.
Défaite personnelle aussi: vieillissement malheureux, couple qui se détruit, difficulté à faire son travail, inadaptations aux mœurs de son temps, environnement professionnel livré aux margoulins et aux mercantis, comportements compulsifs et déplaisants avec les proches et les collaborateurs.
Rien ne va, et Moretti ne s’épargne pas plus qu’il ne diminue les torts de ceux qui l’entourent –ni de ceux qui avaient comme projet de construire un monde sinon idéal, du moins moins violent, moins immoral et moins inégal.
Donc, une comédie
Bien sûr, les impasses de ses propres projets de film, de sa manière de filmer, et la crispation sur des principes devenus décalés par rapport aux conceptions dominantes d’un environnement gagné par un mercantilisme cynique et fier de l’être, ne sont pas similaires à ce que fut l’écrasement de l’insurrection de Budapest par les tanks soviétiques en 1956.
Vers un avenir radieux est donc une comédie, puisque le film joue à inventer une équivalence, ou au moins un montage, entre des événements qui ne se situent clairement pas à la même échelle.
La crise du couple de Nanni aujourd’hui et la crise du communisme au milieu des années 1950 sont d’ampleurs et de natures très différentes. Faire du cinéma, cela peut être cela: en composer la mise en résonance, pour faire sentir l’état du monde où nous sommes –qui est aussi, qu’on l’oublie ou pas, celui d’où nous venons.
Nanni et sa femme (Margherita Buy), qui va le quitter, tous deux à la traîne des choix de vie de leur fille. | Le Pacte
Comédie désespérée, il sera de la plus haute nécessité qu’elle ne soit pas sinistre –qu’elle ne se soumette pas aux pourtant si évidentes raisons de se complaire dans la déprime. Dans désespoir il y a espoir, comme disait le vieux poète à propos d’autres défaites, et il s’agit d’aller le chercher, de l’affirmer avec d’autant plus de fierté. Parce que ne pas le faire serait, éthiquement, humainement, cinématographiquement, une indignité absolue.
Donc, musicale
Et dès lors il sera bien logique que la comédie soit une comédie musicale, en hommage à ce qu’il y a eu de plus tonique côté histoire du cinéma, la comédie musicale, à quoi Moretti n’a jamais renoncé (on se souvient de l’apparition de Jennifer Beals dans Journal intime, du pâtissier chantant –et trotskiste– d’Aprile…), mais aussi d’une tradition de chants collectifs liés aux luttes populaires, qui existe partout dans le monde mais a été particulièrement féconde en Italie.
L’irruption des chants et danses participe de manière nécessaire à ce brillantissime assemblage de sketches burlesques, mélodramatiques, didactiques, colorés. Sketches volontiers auto-ironiques, dont Moretti est la figure centrale dans le rôle de Moretti essayant de réaliser un film sur les réactions, dans un quartier populaire de Rome acquis au Parti communiste italien, au soulèvement hongrois contre le stalinisme en 1956 et sa féroce répression par ces chars russes, qui ont depuis repris du service, comme on sait.
En coulisse un producteur français hâbleur (Mathieu Amalric, en souvenir de son rôle dans Tournée) est supposé aider au financement du projet, qui mobilise entre autres une troupe de cirque venue d’Europe de l’Est. À la maison, l’épouse et d’ordinaire productrice (Margherita Buy, toujours parfaite) accompagne un autre projet de film, à l’esthétique violente et racoleuse, et fait le bilan d’une vie de couple en lambeaux.
Moretti parmi des jeunes gens qu’il ne comprend pas et qui ne le comprennent pas, la défaite en chantant, en dansant, et en souriant. | Le Pacte
Toutes les saynètes n’ont pas la même énergie, et on ne sait trop ce que tout cela évoquera à une personne née après la chute du Mur, voire après celle des tours de Manhattan. Le pari, qui est loin d’être minime, est en effet non seulement d’éveiller une curiosité, mais aussi de tester de quels rapprochements avec aujourd’hui seraient capables des spectateurs pour qui le Vingtième Congrès du PCUS, le Printemps de Prague, ou le Compromis historique ne veulent rien dire.
Le pari est plus que risqué; il se situe quelque part entre un baroud d’honneur et la tentative de planter une graine qui mettra longtemps, très longtemps à pousser. Pour le moment, sur l’écran, il reste un précieux alliage de lucidité, d’humour, de désir de filmer, et d’immense affection pour celles et ceux qui, au-delà des erreurs et des aveuglements, ont dédié une part décisive de leur existence à tenter de rendre le monde moins laid.

Vers un avenir radieux de Nanni Moretti avec Nanni Moretti, Margherita Buy, Mathieu Amalric, Silvio Orlando, Barbora Bobulova. Durée: 1h35 Sortie le 28 juin 2023
«How to Save a Dead Friend» de Marusya Syroechkovskaya
Le premier plan est un long panoramique sur un véritable mur d’immeubles de banlieue sinistre, gigantesque boîte à misère et à violence. Puis apparaît un bref prélude, dédié à l’enterrement de Kimi, l’ami mort.
Ensuite, un déluge d’images tremblées, de déchaînements adolescents sous influence Kurt Cobain/Joy Division dans un Moscou sinistre. La jeune fille parle en voix off, c’est parfois elle qui filme, parfois elle qui est filmée, parfois elle qui se filme.
À fond de train dans un tourbillon de guitares punk, de défonce, d’alcool, de pulsions suicidaires et de poésie brut, Marusya raconte la dérive autodestructrice de ces jeunes Russes qui sont sortis de l’enfance à l’orée du XXIe siècle.
How to save a Dead Friend, qui comporte plusieurs séquences d’archives –discours de bonne année récurrents du président russe, répression violente de manifestations– est bien une chronique des années Poutine. Mais une chronique réfractée au miroir explosé du parcours affectif de son autrice durant les quinze premières années de cette ère, c’est-à-dire d’abord de son histoire d’amour échevelée avec Kimi.
Au bout des transgressions entre alcool et seringues, le véritable amour de Kimi et Marusya. | La Vingt-cinquième Heure Distribution
Marginaux enfants du quartier ghetto de Boutovo (construit sur un charnier de l’ère stalinienne), Marusya et Kim s’aiment littéralement à la folie, dans le vertige des suicides d’amis coincés entre vie bouchée et romantisme destroy. Embardées et dérives que traduisent la désorganisation des séquences, le bricolage d’ailleurs très inventif dans l’image, et la tonalité des commentaires de la réalisatrice ou les déclarations de ceux qu’elle filme.
Il apparaît en effet que ce qui est désormais un film, et c’en est un, est le résultat de ce qu’elle a tourné durant toutes ces années plutôt comme on garde trace à usage intime de moments du quotidien. HTSDF ou l’album vidéo recomposé d’une jeunesse détruite, par celle qui l’a vécue. (…)
Entre le jeune premier (Masaki Okada) et Kafuku, des jeux de paroles et d’esquive où l’innocence et la perversité, la souffrance et la superficialité se répondent et se renforcent. | Diaphana



