Non de non

No de Pablo Larrain

 

« Non » ou « Oui ». Rien de plus tranché que la question posée à un référendum. Cette fois, ce sera « Non ». Le 5 octobre 1988, les électeurs chiliens répondaient par la négative au maintien de Pinochet à la tête du pays, mettant un terme à 15 ans de dictature. « Non », sans même véritablement d’alternative : faire un film aujourd’hui sur la dictature chilienne n’ouvre pas d’espace à un équilibre même apparent des termes entre un régime d’oppression stigmatisé de manière en apparence universelle – au risque de faire oublier qu’il eut de nombreux défenseurs, notamment dans son pays et parmi les dirigeants de la « plus grande démocratie du monde », les Etats-Unis, qui ne se sont jamais gênés pour installer au pouvoir les pires tortionnaires lorsque ça servait leurs intérêts quelque part dans le monde. No, donc, s’intitule ce film qui semble raconter à la fois un affrontement simple entre deux forces politiques antagonistes et s’appuyer sur le sentiment incontestable de nécessité du « non », et du soulagement qu’engendrera sa victoire.

La très grande réussite du quatrième film de Pablo Larrain est de parvenir à faire exactement cela, et simultanément son exact opposé : la mise en jeu complexe d’interrogations, de doutes, de troubles, sur le sens des faits, des actes et des idées, face au contexte de l’époque et face à la situation actuelle, au Chili mais pas seulement.

Construit autour de la figure authentique, même si le rôle n’est pas une reconstitution historique, de René Saavedra, jeune chilien ayant vécu en exil l’essentiel de la dictature avant de rentrer faire carrière avec succès dans la publicité,  No raconte la mise en œuvre de stratégies publicitaires opposées aux idéaux et aux idéologies de la gauche pour lui donner la victoire.

En embauchant Saavedra, interprété avec séduction, ambivalence et fougue par Gael Garcia Bernal dans ce qui s’impose de loin comme son meilleur rôle,  les responsables de la gauche chilienne ouvraient la porte à un rapport au monde marqué par les puissances de la marchandise. Exact. Pourtant, ce serait à nouveau réducteur de réintroduire ici l’opposition frontale entre idées progressistes et soumission au marché. Le film joue bien sa partie « binaire » face aux forces de droite incarnées par le patron du jeune publicitaire – Pablo Castro l’acteur révélé par Tony Manero et Santiago 73 Post Mortem, les deux précédents films de Larrain, qui achève ainsi avec celui-ci sa trilogie de la dictature. Mais il met aussi en évidence à la fois la diversité des forces d’opposition, progressistes, révolutionnaires, démocrates, etc. Et il montre également les scléroses et les pesanteurs du passé, y compris du fait des souffrances endurées, auxquelles sont soumises ces mêmes forces.

Dès lors, le monolithisme du « Non » se défait en une multitude de facettes, qui interrogent courageusement les enjeux et les contradictions de la radicalité, cette radicalité si aisément portée au cinéma, où elle ne comporte pas grands risques, et hors du cinéma, où sa rhétorique par nature réfute les interrogations.

Cette complexité revendiquée, ce trouble dans les repères est remarquablement pris en charge par l’ambiguïté du personnage principal,  on l’a dit, mais aussi par un traitement singulier des images. Larrain a tourné son film avec une caméra vidéo analogique, celle même qu’utilisaient les télévisions et les publicitaires à la fin des années 80. Ce qui lui permet de monter ensemble sans rupture visible des archives d’époque et des plans de fiction filmés aujourd’hui, et ainsi de brouiller aussi la frontière temporelle. Mais cette raison « officielle » de l’emploi d’une caméra à tube n’est pas la seule, ni finalement la plus importante : le problème de la diversité des techniques de prise de vue aurait pu trouver d’autres solutions, plus simples et plus confortables sur le plan visuel. Le choix de cette vidéo analogique « grossière », datée, produit au contraire une matière d’image singulière, à la fois réaliste et distanciée, informative et stylisée, qui participe de l’intelligente déstabilisation que réussit No, à l’intérieur d’une dramaturgie qui semblait si fatalement balisée vers la victoire du bien et du beau.

 

Post-scriptum : il y a deux semaines sortait en France un excellent film argentin, Elefante blanco de Pablo Trapero. Avec No se confirme la vitalité de la création latino-américaine, phénomène qui, sans « créer l’événement », comme diraient les publicitaires, ne cesse de se confirmer – et que viendront renforcer prochainement, sur les écrans français, des titres comme El Premio et Los Salvajes.

 

«Django Unchained» et «Lincoln», il était deux fois la révolution

Bien que très différents, les derniers films de Tarantino et Spielberg, qui sortent à deux semaines d’écart, partagent la même foi dans le grand acte politique qui, par le fer et la parole, fait basculer le monde.

Leonardo DiCaprio, Christoph Waltz, Samuel L. Jackson et Jamie Foxx dans «Django Unchained» (Sony Pictures).

 

Tout de suite, le cadre de Django Unchained est posé: ce sera celui du mythe. Chanson «western», puis musique «à la Ennio Morricone» —en fait: de Ennio Morricone—, cadrages magnifiant l’ampleur cosmique du paysage, profil de Jamie Foxx isolé parmi la file de Noirs enchainés et filmé tel un dieu grec.

Django arrive. Cet homme noir vient de quelque part, et même de pas moins de trois lieux à la fois. Ça va péter! Exploser, gicler, tonitruer, rollercoasteriser grave, à l’image et au son, pendant 170 minutes, au nom de cette triple origine.

Django n’est pas du tout le héros du western classique, venu du nulle part et voué à redisparaître dans le soleil couchant, figure du Bien ayant effacé ses origines de miséreux européen. Il n’est pas le héros du western moderne, produit de son époque et de ses contradictions. Et il n’est pas le héros du western postmoderne, pure figure graphique et sensorielle (tel son homonyme inventé par Sergio Corbucci, dont le Django de 1966 ressort opportunément le 23 janvier).

1+2+3=violence déchaînée

D’où viens-tu Django?

1) D’une plantation du Sud des Etats-Unis juste avant la guerre de Sécession, donc de l’enfer de l’esclavage.

2) De l’outrageante insuffisance de la prise en compte de la brutalité de cet enfer dans l’imaginaire collectif américain. Hollywood n’a pas nié l’esclavage, et face à Naissance d’une nation, film dont Tarantino dit «qu’il l’obsède», et à Autant en emporte le vent (deux titres fondateurs du cinéma US, tous deux pro-Sudistes), on trouverait bien sûr nombre de réalisations dénonçant le sort des Noirs.

Mais la fabrique mythologique moderne n’a jamais massivement fait de la dénonciation des crimes inouïs et ininterrompus sur lesquels s’est bâtie la première prospérité américaine un enjeu de spectacle —alors que, très lentement et encore insuffisamment, le génocide des Indiens a fini par être pris en compte, après avoir été systématiquement inversé, faisant des victimes les bourreaux, durant plus d’un demi-siècle.

3) Des Etats-Unis d’aujourd’hui, ceux du Tea Party, de Fox News, de la surenchère extrémiste de la plupart des candidats à l’investiture républicaine en 2012. Du point de vue de Tarantino, ces gens-là ne sont pas des concitoyens aux opinions différentes des siennes, mais un ramassis d’abrutis malfaisants qu’il convient de réduire à néant par tous les moyens pour rendre l’air un tant soit peu plus respirable.

1+2+3=la déferlante de violence déchainée, comme l’indique le titre. Pour déclencher cette explosion, il faut une mèche, un dispositif de mise à feu. Celui-ci vient encore d’ailleurs: d’Europe, et du langage.

Irruption décisive du langage

On sait depuis la première scène du premier film de Quentin Tarantino, le conciliabule au restaurant en ouverture de Reservoir Dogs, l’importance décisive qu’il accorde à la parole. Et tous ses films fonctionnent sur des escalades en contrepoint de dialogues (ou de monologues) et d’action. Soit l’introduction comme corps étranger, perturbateur, d’une dimension toujours d’habitude marginalisée par la quête d’efficacité du spectacle hollywoodien («Pas de paroles, des actes»).

Tarantino fait un usage distancié, affichant son artifice, de l’usage des mots, à la différence de la présence massive de la parole chez Scorsese par exemple, où elle est organique, fait partie de la définition des personnages en relation avec leurs racines européennes, italiennes. Alors que l’usage immodéré des mots, et de phrases construites, sophistiquées, souvent s’interrogeant sur leur propre sens ou leur propre statut (rappelez-vous les arguties sémantiques de Travolta et Jackson dans Pulp Fiction), est clairement toujours un élément extérieur, intrusif et perturbateur, dont la présence a des effets finalement ravageurs.

Dans Django Unchained, cette irruption décisive du langage est incarnée avec une jubilatoire faconde par Christoph Waltz, le mémorable colonel Landa d’Inglourious Basterds. Waltz est devenu en deux films un «être tarantinien» par excellence, c’est à dire un personnage venu d’ailleurs, et capable d’une virtuosité d’expression verbale exceptionnelle, susceptible de dérégler les dramaturgies installées, de libérer des forces contenues par les manières habituelles de régler les rapports humains —et de raconter les histoires. Herr Doktor King Schultz libère Django, pas seulement au sens propre, mais au sens où la physique parle de la libération des puissances de l’atome.

Exactement comme Inglourious Basterds faisait penser à l’inscription sur la guitare de Woody Guthrie, «This machine kills fascists», Django Unchained porte en étendard «This machine kills racists». L’acte de «tuer» ne s’entendant, ne pouvant s’entendre qu’à l’aune des puissances particulières d’une guitare ou d’un film, et pas d’un fusil d’assaut —ce qui est une petite différence avec les braves gens de la NRA et assimilés.

Exemplaire est à cet égard la séquence renversant sur des membres du Klu Klux Klan un tombereau de ridicule, non pas parce que cela fait du bien de se moquer de salopards débiles, mais parce que cela s’inscrit dans un contexte qui insiste sur les effets atroces de ce qu’ils représentent. Le burlesque ne distrait pas de l’horrifique ni ne l’enrobe, ils sont deux modèles de munition au service du même combat.

Un combat qui se déroule dans les salles de cinéma

Ce combat ne se déroule pas dans le Sud des Etats-Unis au milieu du 19e siècle, mais dans les salles de cinéma au début du 21e. Pas plus que le précédent film ne se référait à l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, mais à l’univers imaginaire qui a été construit à partir d’elle, le nouveau film n’est pas une description des conditions réelles de l’esclavage, ni une fiction réaliste de ce qu’aurait pu y faire un noir révolté et particulièrement doué pour l’usage des armes.

Lire la suite

 

Chris Marker, explorateur du siècle

 

Il est mort le jour de ses 91 ans, le 29 juillet. Jusqu’au dernier moment, il aura surveillé le score de son film Chat écoutant la musique sur YouTube. Rien d’anecdotique à cela,  mais une curiosité sans fin pour les techniques modernes et un amour des chats, deux des nombreuses facettes de l’homme qui avait choisi de s’appeler, le plus souvent, Chris Marker.

Marker aura été, toute sa vie, un « homme de son temps ». Tellement en phase avec le présent qu’il n’aura cessé d’en explorer toutes les dimensions, dans l’espace, la durée, les idées et les techniques. Avant et mieux que d’autres, il aura compris les périls de la médiatisation, et choisi de ne pas apparaître en public. Après la mort d’un chat particulièrement cher, il prendra l’apparence de celui-ci, nommé Guillaume-en-Egypte, pour émettre commentaires, apologues et facéties. Lors de la mobilisation-réflexe après le 21 avril 2002 qui vit une foule spontanément descendre dans la rue suite à l’arrivée de Le Pen au deuxième tour des présidentielles, il reconnaitra comme un signe fraternel la présence parmi la foule de chats, et de masques de chats – ceux du peintre et street artist Thoma Vuille – faisant écho aux chats ornant les murs de la ville. Ce sera son dernier long métrage, Chats perchés (2004), aux confins du journalisme militant et du cinéma, avec les ressources de la vidéo légère dont il aura toute sa vie accompagné les mutations.

Chris Marker était cinéaste, mais aussi… mais aussi voyageur, bidouilleur de machines,  chercheur en poésie, internaute insomniaque, étudiant en sciences politiques, observateur des pratiques des autres artistes, mélomane. Chercheur, anthropologue, savant, pataphysicien. Et, donc, écrivain, éditeur, photographe, vidéaste. Et cinéaste.

On ne sait pas grand chose de l’enfance de Christian-François Bouche-Villeneuve, né à Neuilly le 29 juillet 1921, sinon son amitié adolescente avec Simone Kaminker, qui deviendra Signoret, élève dans un établissement voisin du sien – il le racontera dans Mémoires pour Simone (1986), un des nombreux films qui, d’une manière ou d’une autre, participent de l’immense travail de complicité active, avec des amis – connus personnellement ou pas – qui font aussi partie de son œuvre – Nicole Védrès, Stephan Hermlin, Yves Montand, Akira Kurosawa, Denise, Loleh et Yannick Bellon, Andrei Tarkovski, Costa Gavras, Nagisa Oshima, Agnès Varda… Le plus remarquable exemple de cet activisme à 360° est sans doute cet accomplissement exceptionnel dans l’univers de la télévision, L’Héritage de la chouette (1989), treize fois 26 minutes pour comprendre le monde contemporain à partir de ses sources dans la pensée grecque. Pas une succession : un réseau. Un réseau de pensée, d’amitié, d’agencement de compréhension.

Le réseau, la clandestinité… CF Bouche-Villeneuve est devenu Marker sans doute durant la Résistance, peut-être – il y a tant de légendes, la plupart créées par lui – comme traducteur aux côtés des troupes américaines. L’action, la pensée, les arts aussi et toujours, c’est là, à la Libération, cela s’appelle alors « Peuple et Culture » et « Travail et Culture », associations nées elles aussi de la Résistance, où se croisent communistes et chrétiens de gauche, où il fait la connaissance d’André Bazin et d’Alain Resnais. Il publie un beau roman qu’il n’aimait pas, Le Cœur net (1949), dont Jean Cayrol écrira la préface, il coréalise le magnifique Les statues meurent aussi avec Resnais, où la beauté des images et la finesse du commentaire sont des armes affutées contre le colonialisme français alors encore triomphant : terminé en 1952, le film est immédiatement interdit, et pour longtemps.

Marker écrit (en particulier un admirable Giraudoux par lui-même en 1952), Marker filme, Marker voyage et dirige une collection qui bouleverse l’idée même de guide de voyage, Petite Planète, aux éditions du Seuil. Il photographie aussi, peut-être surtout à ce moment. Cinéaste ? Pas encore vraiment : il est en train d’inventer quelque chose d’autre, qui sera longtemps au cœur de son style. Une manière à lui d’organiser son extraordinaire virtuosité dans le maniement des mots et dans la création d’images. On en vérifiera les puissances dans un des tout premiers films qu’il signe, Lettre de Sibérie, 1958, avec la scène du « Iakoute qui louche », scène montrée sous trois jours différents selon le commentaire, séquence saluée en son temps par Bazin comme l’acte de naissance d’un genre dont Marker restera l’un des maîtres, le « film-essai ».

Cette relation particulière mots/images, appuyée sur le rapport au voyage et sur l’engagement politique, est au principe de l’essentiel de son œuvre « documentaire » du début des années 60, Description d’un combat (1960, en Israël), Cuba si (1961), Le Mystère Koumiko (1965, au Japon qui devient une de ses destinations de prédilection), Si j’avais quatre dromadaires (1966, composé de photos prises partout dans le monde et d’un dialogue à trois). Mais elle caractérise aussi sa réalisation la plus célèbre, La Jetée (1962), sans doute un des films les plus commentés de toute l’histoire du cinéma, agencement d’images fixes et de mots qui construisent une vertigineuse boucle à travers le temps, pour une fraction de seconde mouvement, le regard d’une femme crucifiée par l’amour et la mort.

De cet instant de mouvement du monde et des sentiments au croisement du récit par les mots et de la construction des images, il est permis de voir le point de départ d’une série décisive, en trois temps : 1) avec Pierre Lhomme, grand chef opérateur qui est ici co-auteur à part entière, pour le geste à la fois plus modeste, plus attentif au réel, et à bien des égards plus clairvoyant, et aujourd’hui d’une pertinence intacte, qu’est Le Joli Mai, ce mois de mai 1962 alors que la guerre d’Algérie approche de son terme et que Paris et la France changent d’époque. 2) Loin du Vietnam (1967), projet pensé politiquement comme geste collectif, qu’il met sur pied et coordonne sans rien réaliser lui-même, mais en concevant le montage final qui réunit  Alain Resnais, Jean-Luc Godard, William Klein, Claude Lelouch, Joris Ivens et Michèle Ray (le segment tourné par Agnès Varda ne figurant pas dans le montage final, comme d’ailleurs celui du Brésilien Ruy Guerra). Soit une idée de la pratique du cinéma qui dépasse la fabrication de l’objet film, pour devenir l’intelligence d’une pratique. 3) Ce que relance et déploie l’expérience simultanée de la création d’une coopérative, Slon (qui aujourd’hui s’appelle Iskra et travaille toujours) et d’une initiative : accompagner par le cinéma une grande grève ouvrière, celle de la Rhodiacéta à Besançon en mars 1967. Il en nait un film, A bientôt j’espère, un débat, avec les ouvriers filmés et leur famille, qui critiquent le film, et un geste : mettre à leur disposition le matériel de tournage, pour qu’ils tournent selon leur propre approche leur situation. Naîtront des films, et une structure, les Groupes Medvedkine, qui durant six ans feront vivre d’autres hypothèses de cinéma.

Medvedkine, c’est le grand cinéaste révolutionnaire soviétique, l’inventeur du ciné-train qui déjà voulait rendre à ceux qu’on filme le pouvoir sur les images qu’on fait d’eux, l’auteur de l’iconoclaste Le Bonheur (1934) que Slon distribuera en salles, le cinéaste ayant traversé l’espoir et la trahison de l’espoir révolutionnaire à qui Marker consacrera plus tard le lucide et bouleversant Le Tombeau d’Alexandre (1993). Mais déjà, avant la succession des ciné-tracts (1967-68) et des films d’intervention « On vous parle… » (du Brésil, de Paris, de Prague – 1969-1971), c’était en 1967 la mise en place de nouvelles méthodes réinventant l’articulation de l’action collective héritée de Travail et culture et du geste ô combien personnel du virtuose compositeur d’images et de mots.

Première image du premier Ciné-tract

Au cours de la décennie qui commence alors (1967-1977), Chris Marker alimentera la pensée, la vision, la sensibilité par une telle quantité de travaux qu’on ne peut les énumérer, d’autant qu’il ne signe pas la majorité d’entre eux, collaborant, en France et dans le monde – notamment dans les colonies portugaises à l’heure de leur lutte de libération – à d’innombrables projets inséparablement artistiques, politiques et pédagogiques.  De cette décennie, et des ses racines historiques et idéologues, c’est aussi et surtout lui qui tirera le bilan terriblement clairvoyant, celui de l’espoir trahi, dans le sang et la torture des dictatures fascisantes, en particulier en Amérique latine, dans les trahisons meurtrières et les ridicules sinistres des régimes « socialistes », dans l’inaboutissement des espoirs d’un autre monde né un peu partout sur la planète durant les années 60 : à l’opposé du cynisme ou de l’abdication des « nouveaux philosophes », Le fond de l’air est rouge (1977) reste la grande œuvre politique de ce changement d’époque.

Publiant le texte du film (Maspero, collection Voix) comme il avait auparavant publié au Seuil, sous l’intitulé Commentaires les textes de ses précédentes réalisation, Marker y écrivait « j’ai essayé pour une fois (ayant en mon temps passablement abusé de l’exercice du pouvoir par le commentaire-dirigeant) de rendre au spectateur, par le montage, « son » commentaire, c’est à dire son pouvoir ». Foudroyante mise en contact de l’enjeu historique (la fin des « grands récits » annonciateurs des lendemains qui chantent) et de la forme cinématographique (le rapport texte-image).

La suite logique, artistiquement et politiquement logique, sera la reconstruction dans et hors le dispositif « film » des modes de représentation et de récit, avec une conscience aigüe des effets humains et poétiques des nouvelles technologies. Ce sera la correspondance imaginaire de Sans soleil qui, en 1982, voit le basculement du monde des images à un moment où on ne parle pas encore de numérique, et le traduit dans ce voyage incantatoire qui fera des listes « des choses qui font battre le cœur » de Dame Sei Shônagon un mot de passe entre des milliers et des milliers de proches, dans le monde entier. Ce seront les premières installations, réunies sous l’appellation « Zapping Zone », qui se multiplieront de 1981 à 1993, prenant des formes multiples et transitoires. Il y aura le film Level 5 (1996), qui continue de défaire l’agencement des formes cinématographiques, tient du jeu vidéo à un niveau que celui-ci ignore alors, et du site Internet qui n’existe même pas. Et puis le CD-Rom Immemory (1998), qui est lui un voyage spirituel anticipant les ressources du virtuel pour circuler dans l’histoire du cinéma, la mémoire personnelle de l’auteur et les grands enjeux politiques de son temps. Génie du montage de cinéma capable d’organiser dans le déroulement linéaire du film des trajectoires multiples (jamais gratuites), selon un mode contrôlé dont La Jetée reste le modèle puis avec l’ouverture des arborescences revendiquées par Le Fond de l’air, Marker entre cette fois de plain-pied dans les puissances du multimédia.

Par des chemins différents, et en particulier des rapports à la technique qui ne se comparent pas, Chris Marker et Jean-Luc Godard auront été de manière synchrone les deux grands ouvriers de la réflexion en acte sur les puissances et faiblesses du cinéma en interaction avec le cours de l’histoire contemporaine. C’est vrai depuis le dialogue à distance entre Le Joli Mai et Masculin-féminin et Deux ou Trois choses que je sais d’elle jusqu’à aujourd’hui, y compris avec les inventions de chacun quand aux potentialités de circulation de déplacement entre des « zones » que l’habitude tient séparées – chez Godard, exemplairement dans Histoire(s) du cinéma.

Depuis toujours passionné de technique et des enjeux politiques et esthétiques des appareils, Chris Marker vit à partir des années 90 non seulement dans l’amoncellement de films et de documents qui étaient son habitat naturel, mais dans une véritable caverne des merveilles et bidules technologiques. Pour lui qui depuis toujours pense en termes de réseau, l’essor d’Internet est l’évidence d’opportunités sans fins, vers d’autres branchements, d’autres associations, ludiques comme la chronique politico-ironique tenue par Guillaume en Egypte sur le site Poptronics des Bazooka, mais aussi ouvertes sur de multiples explorations.

Ce sera  notamment la création de L’Ouvroir sur Second Life, un espace d’exposition virtuel où son double félin guide le visiteur d’expositions photos en rencontres et questionnement. On peut encore le visiter sur le site Gorgomancy qui réunit nombre de fabrications markeriennes récentes, et y voir aussi son dernier court métrage, Leila Attacks[1], mais pas y circuler en mode interactif comme dans l’univers virtuel tel qu’il avait été créé avec un musée de Zurich, et où figuraient en particulier l’admirable ensemble de photos réunies sous l’intitulé « Staring Back »[2] .

Le virtuel n’est pas pour lui un ailleurs, encore moins une échappatoire au monde réel, son engagement immédiat et sans réserve contre les agressions serbes en Bosnie, qui se traduisent pas deux films, Le 20 heures dans les camps (1993) et Casque bleu (1995) en sont parmi les témoignages évidents (complété par Un maire au Kosovo, en 2000, avec François Crémieux). Au contraire, il est parmi les premiers à comprendre comment le virtuel fait partie du réel, et combien il importe d’en prendre acte, et d’y agir. Y compris avec l’outil classique du montage, comme lorsqu’il interroge le regard d’Adolf Eichman filmé par Leo Hurwitz regardant Nuit et brouillard (auquel Marker a tant contribué), dans Le Regard du bourreau (2008).

Ce geste contemporain entre en résonnance, en même temps qu’avec l’œuvre au long cours, avec ses artefacts les plus récents, les nouveaux ensembles photographiques (The Passengers, 2011), les dessins et montages envoyés aux amis sur Internet, les petits posts sur Youtube, et surtout la sublime installation vidéo The Hollow Men, qui a été présentée dans nombre des plus grands musées du monde. Mais pas au Centre Pompidou à Paris, qui à la grande tristesse et non moindre fureur de Marker, lui avait fermé ses portes[3]. C’est à Genève, sous l’intitulé Spirales. Fragments d’une mémoire collective. Autour de Chris Marker qu’aura été organisée en 2011, pour ses 90 ans, la plus complète rétrospective d’un des inventeurs qui aura le plus inspiré d’artistes et de penseurs durant le siècle.

La dernière image connue mise en ligne par CM (mais il y en à évidemment beaucoup d’autres à découvrir)

PS: Son amie Agnès Varda a envoyé ce petit message:

Chris MARKER va nous manquer. Il a commencé à exister pour moi en 1954, par sa voix. Il téléphonait à Resnais, qui montait mon premier film. Son intelligence, sa rudesse, sa tendresse, ont été une de mes joies tout au long de notre amitié. Tous ses amis avaient accès à un peu de lui. Il envoyait des  dessins, des collages. Lui seul sans doute replaçait les pièces de son auto-puzzle. Il s’en va, sachant qu’il a été admiré et très aimé. Je le rencontrais avec plaisir, mais quand je l’ai filmé dans son atelier, son antre de création, on l’entend, mais on ne le voit pas. Il a choisi depuis longtemps de se faire connaître par son travail et non par son visage ou par sa vie personnelle. Il a choisi le dessin qu’il a fait de son chat Guillaume-en-Egypte pour se représenter. Il a aussi choisi – au moins pour un temps – d’apparaître dans « Second life » sous forme d’un grand type clair, un avatar qui circulait sur une île et discutait avec une chouette.

Le voilà dans sa troisième vie. Longue vie là-bas !

Agnès Varda 30 juillet 2012

Chaque année, Chris Marker envoyait à ses amis une carte de voeux de son cru. Ce sera la dernière reçue de son vivant…

 

 

 

 

 

 

 


[1] Des puristes considèreront comme le dernier film de Marker l’image qu’il a envoyée en 2011 au groupe Damon and Naomi pour accompagner leur morceau And You Are There. Pourquoi pas ? un film avec une seule image est aussi une option.

[2] Ces photos ont été éditées par les éditions MIT Press.

[3] A Paris, l’installation a été présentée à la Galerie de France, début 2008.

Petite musique d’aujourd’hui

Chez Léon, coiffure de François Lunel

 

Ils s’appellent David, Isabelle, Jacques, Guillemette… Ils habitent à Paris, aujourd’hui. Ils sont différents, ils ne sont pas des échantillons représentatifs. Ils vont régulièrement chez le coiffeur de leur quartier, Dominique Léon. Là, en se faisant couper les cheveux, ils parlent, d’eux, de leur vie, de ce qu’ils en pensent. Il se trouve que Dominique Léon, en plus d’être un bon coiffeur, est doué d’un talent particulier dans l’art d’écouter les autres, de les aider à parler. Ni sociologie ni psychanalyse, pas d’autre protocole que les ciseaux ni d’autre justification que cet « être-là » qui prend pourtant, dans ce contexte, une qualité singulière. François Lunel est là, lui aussi, avec sa caméra qui filme dans la glace les clients de Chez Léon, et lui aussi les écoute. Qu’est-ce qui se dit ? Qu’est-ce qui s’entend ? Des paroles singulières, des bribes d’existence et la manière dont, avec effort et amusement, celui-ci ou celle-là parvient à les exprimer.

Il faudrait forger le terme « low-po », pour « low poésie », en écho à la « low-fi », cette fiction à bas bruit où se murmurent aujourd’hui certaines des plus belles constructions narratives, loin des perspectives monumentales du classicisme comme des stridences de modernités vouées à l’éclat des ruptures. Cette low-po dans les voix autant que dans les mots, et dans la délicatesse d’écoute des deux acolytes, le coiffeur et le cinéaste. Mais aussi (surtout ?) dans la manière de filmer. Chez Léon, coiffure renouvelle l’essentiel paradoxe : il est « dans la nature » du cinéma de rendre beaux, beaux dans leur humanité et leur singularité, les humains ; et il faut un art subtil et une immense générosité du regard pour qu’advienne effectivement cette potentialité qui est pourtant constitutive de la ciné-machine.

Croisée par hasard, aucune des personnes filmées par Lunel ne retiendrait l’attention, filmées par lui, toutes se chargent d’un mystère, d’une force, d’une originalité qui étaient là depuis le début, mais qu’on ne voyait pas. Moi qui vous parle, je me suis découvert écouter avec affection et une grande estime un jeune sarkozyste, franchement je n’aurais pas cru ça possible, et j’en suis très reconnaissant à François Lunel.

Le film est bizarrement fabriqué, plutôt pour des raisons de production, avec la plus grande partie de sa durée enregistrée avant les présidentielles de 2007, et des retrouvailles à l’automne 2011. Effet toujours saisissant d’un jump-cut à travers les années, perception – toujours sur le mode de la suggestion – de ce qui change, et qui n’est pas rien, et de ce qui ne change pas, et qui a bien l’air d’être l’essentiel. Se gardant  de prétendre combler ces écarts, entre les personnes et entre les périodes, François Lunel esquisse en pointillés l’évocation de ce qui « fait collectivité » aujourd’hui. Pas sur le mode statistique, et certainement pas avec une prétention à l’exhaustif, à la complétude. Mais en suggérant l’idée qu’aux partitions réglées d’avance de la mise en musique du marketing (« politique » ou pas) et aux fanfares populistes qui font résonner une idée massifiante – et sanglante – de ce que désigna le grand vocable de « peuple », il serait possible de substituer l’écoute de petites musiques instables et partielles, où pourtant vibre ce qui relie les habitants de ce monde-ci, dans ces temps-ci. En prêtant l’oreille, et le regard, on peut entendre une version de cette mélodie dans le salon de coiffure de Dominique Léon.

 

 

Post-scriptum : La boucherie du mercredi (histoire sans fin). Ce mercredi 11 avril sortent 16 nouveaux films. Du fait de cette accumulation, la plupart de ces films sont promis à une sorte de mort silencieuse. Parmi ceux que j’ai vus (pas tous, j’ai notamment loupé I Wish, le film de Kore-Eda, à rattraper en salles), j’ai eu envie, ou besoin, d’écrire sur  Twixt de Coppola, Je suis de Finkiel, Chez Léon, coiffure de Lunel, Nana de Massadian. C’est trop, il est à peu près impossible de porter attention en même temps à tant de nouveaux titres, par ailleurs si différents, et qui méritent d’être vus et discutés pour eux-mêmes. Comment faire autrement ? Je ne sais pas.

Theo Angelopoulos est mort

Le cinéaste grec Théo Angelopoulos est mort mardi 24 janvier, après avoir été renversé par un motard. Il avait 76 ans. Il était en train de tourner son quatorzième long métrage, L’Autre Mer.

Né à Athènes en 1935, il avait étudié en France au début des années 1960, d’abord la philo à la Sorbonne puis, brièvement, le cinéma à l’IDHEC, dont il est renvoyé en 1962. Rentré dans son pays, il s’y fait d’abord remarquer comme critique et activiste de gauche, jusqu’au coup d’Etat des colonels en 1967.

Dès ses premiers films, La Reconstitution en 1970 et Jours de 36 en 1972, il met en place les bases de son cinéma: une réflexion critique sur la situation politique de son pays, et de l’Europe contemporaine, s’appuyant sur des fictions historiques ou actuelles qui font échos aux grands mythes grecs.

C’est avec le film suivant, Le Voyage des comédiens (1975), auquel succèderont Les Chasseurs, Alexandre le grand, Le Voyage à Cythère, L’Apiculteur, que le cinéaste parfait le style original qui donne une puissance artistique et d’intelligence à cette approche.

Lire la suite

J. Edgar, plongée dans la psyché américaine

Rien de plus trompeur que l’apparente simplicité de ce genre redevenu à la mode, le biopic. Racontant la vie du fondateur du FBI, Clint Eastwood ne cesse de multiplier les sources de trouble, en un exercice vertigineux d’autant plus étrange qu’en surface, le film semble plutôt statique.

Le choix d’Edgar Hoover comme personnage principal est déjà une gageure dès lors qu’il est clair qu’il ne sera l’objet ni d’une héroïsation ni d’une descente en flamme. Il est en effet très difficile d’accompagner pas à pas la vie d’un personnage sans jamais le condamner ni prendre son parti, mais en mettant en lumière de multiples pratiques, dont beaucoup sont clairement condamnables, tout en choisissant de se tenir à ses côtés plutôt que face à lui, dans une posture de juge, ou à ses pieds en situation d’admiration.

La «bonne graisse»

Cette difficulté est décuplée par la longévité de Hoover à la tête de l’agence de police fédérale qu’il a créée en 1924 et dirigée jusqu’à sa mort en 1972. Elle est évidemment retravaillée par la brutalité et souvent l’illégalité des méthodes employées, par l’homosexualité honteuse d’un pourfendeur de toute «déviation», par la relation de dépendance d’Edgar à sa mère. Et encore par un thème devenu cher à Eastwood au moins depuis Mémoire de nos pères, la manipulation des médias par le pouvoir, et du public par les médias.

Enfin (mais la liste n’est pas limitative) par la claire volonté de rapprocher les méthodes expéditives de Hoover de plus récentes atteintes à la démocratie au nom de menaces intérieures et extérieures, notamment sous le signe du Patriot Act. Sur tous ces aspects, le film ne recule pas devant l’immense masse de situations, d’objets, de rapports humains à prendre en charge.


Lire la suite

Politique de l’amateur

A propos de Les Ecarts du cinéma de Jacques Rancière (La Fabrique éditions)

Progressivement, les philosophes se confrontent au cinéma, selon des modalités diverses – soit qu’ils entreprennent de lui appliquer leur système de pensée (Badiou, Szizek), soit qu’ils recourent aux films pour, à certains moments du développement de leur réflexion, passer par les films pour poursuivre celle-ci, les deux tomes de Cinéma de Gilles Deleuze en offrant le plus bel exemple. Stanley Cavell, dont une importante compilation, Philosophie des salles obscures est parue récemment en traduction française chez Flammarion. la somme, aura de manière féconde pratiqué l’une et l’autre démarche. Différent est le cas de Jacques Rancière, philosophe a n’en pas douter, mais qui a développé avec le cinéma une relation aussi intense que relativement autonome à sa pratique principale, même si son expérience de spectateur affleure aussi dans son œuvre proprement philosophique.

Il s’en explique dans le prologue des Ecarts du cinéma, son deuxième livre de textes spécifiquement consacrés à ce sujet (après La Fable cinématographique, Seuil, 1999), même si Le Partage du sensible, L’Inconscient esthétique, et Le Spectateur émancipé n’auraient sans doute pas existé de la même manière sans le rapport de Rancière au cinéma (sans oublier son texte important dans Arrêt sur histoire).

Recueil de textes déjà publiés, certains notablement modifiés, le nouveau livre s’inscrit dans le cadre que son auteur définit à partir de trois « positions » prédéfinies vis-à-vis du cinéma, trois démarches de description et de compréhension appliquée à celui, et qui à chaque fois dessine (déjà) un écart : entre cinéma et art, cinéma et politique, cinéma et théorie. Rancière définit cette place, qu’il s’est créée, comme celle de « l’amateur ». Refusant d’endosser le costume du spécialiste de l’esthétique, du militant ou di théoricien, il refuse également ceux du critique. On voit bien pourquoi : sa pratique n’est pas la même, il n’écrit pas dans les journaux, et seulement occasionnellement dans des revues. Pourtant, si ce que fait Rancière vis-à-vis du cinéma se différencie de l’activité critique du fait de la régularité de celle-ci, et de son inscription dans un cadre éditorial, ce que construit l’auteur des Ecarts ressemble d’assez près à ce qu’ont fait les meilleurs critiques, ou à l’idéal vers lequel les critiques devraient tendre.

Cette approche se fonde sur l’affirmation de la multiplicité des sens portés par le mot « cinéma », et sur l’affirmation des ressources recelées par cette multiplicité, et par ce qui sépare les acceptions du mot : ce sont les véritables écarts du titre de l’ouvrage. Celui-ci s’attachera à mettre en  lumière certains aspects de ce que ces écarts mobilisent, ce qu’ils revendiquent, ce qu’ils délimitent même de manière transitoire, ou intuitive.

Et c’est depuis cette position, qui vient de son expérience de spectateur davantage que de sa méditation philosophie, que Rancière peut, sans beaucoup y insister, déplier au terme de ce texte limpide d’à peine 15 pages qui constitue le prologue une proposition pour le coup philosophique du cinéma. Cette proposition repose sur la perception de ce qui, dans n’importe quel art ou mode d’expression, tient de la littérature, ou du théâtre, ou du cinéma. Proposition philosophique, et même de philosophie critique,  en ce qu’elle disqualifie à la fois la vieille quête ontologique (l’insoluble question « qu’est-ce que le cinéma ? ») et le relativisme paresseux qui se complait à dissoudre toute distinction en un vaste à-peu-près, dont les pseudo-concepts de la pseudo-civilisation de l’image nous cernent et nous ligotent.

Un premier ensemble d’articles pend comme terrain d’expérimentation les relations entre littérature et cinéma. Il suffit de lire les pages lumineuses sur Vertigo de Hitchcock, pourtant un des films les plus commentés de toute l’histoire du cinéma, via un retour au texte original de Boileau-Narcejac, pour percevoir la pertinence du questionnement tel que formulé par Rancière. Un peu plus loin, à propos de Mouchette, un suivi serré du passage du texte de Bernanos au film de Bresson permet de mieux mettre en évidence comment, alors que « la littérature a inventé elle-même un certain cinématographisme » qui, de manière différente selon les auteurs, la travaille tout autant que ce qui tient à l’utilisation des mots, le cinéma n’est pas non plus réductible à une « langue  des images » : il est « un compromis entre des poétiques divergentes, un entrelacement complexe des fonctions de la présentation visible, de l’expression parlée et de l’enchainement narratif ».

L’explicitation des composantes de cet « entrelacement » aurait pu être encore plus ample et plus complexe. En l’état (on aimerait que Rancière y revienne), elle ne fait pas place aux puissances rythmiques et de variations d’intensité (à inscrire en relation avec la musique). Et, dans le cadre des « fonctions de la représentation du visible », elle s’abstient de souligner les effets spécifiques de l’enregistrement, de la trace du réel, et des régimes de croyance singuliers que compose la mise en scène de cinéma, par différenciation avec les autres modalités de la « présentation visible » (la peinture, la sculpture, le théâtre, l’art vidéo…). Dès ses premiers chapitres, Les Ecarts du cinéma appelle un deuxième volume, qui ne prendrait pas en compte les seules écarts entre productions de mots et d’images.

Impossible de décrire ici l’ensemble des suggestions que recèle encore ce petit livre très dense. Deux points pourtant. L’un est fondamental, il prend consistance durant les deux derniers chapitres, réunis sous l’intitulé « Politiques des films ». L’exploration sensible de ce qui « se joue », de ce qui est « à l’œuvre » dans les films des Straub, de Godard, de Béla Tarr, de Jorreige et Hadjithomas, de Tariq Teguia, de Rabah Ameur-Zaïmeche et, surtout, de Pedro Costa culmine dans l’explicitation de la dimension proprement politique telle qu’elle est possible dans le cinéma contemporain. La notion qu’on pourrait désigner du terme de « tiers personnage » que met à jour Rancière, et qui là aussi permet de dépasser les apories classiques de l’opposition auteur et personnage mais aussi entre documentaire et fiction, est une proposition d’une rare puissance suggestive. Partageant sans réserve l’intérêt, affectif aussi bien qu’intellectuel, pour les films dont parle Rancière, on regrettera pourtant que « le cinéma » dont il parle semble limité aux classiques et au cinéma d’auteur contemporain labellisé comme tel. Alors que ce qu’il dit nourrirait naturellement aussi une réflexion sur Avatar, sur The Dark Knight ou sur Carlos.

L’autre point pourra paraître anecdotique, il est hautement significatif. A partir d’une observation attentive de ce qui arrive à la représentation physique des philosophes dans les téléfilms de Roberto Rossellini consacré à Socrate, Descartes et Pascal, Rancière montre la contradiction insurmontable entre le projet pédagogique du réalisateur et les exigences du cinéma – ce cinéma que le même Rossellini incarna si bien avant de troquer son élan d’artiste de la mise en scène contre la baguette d’un instituteur prétendant éduquer les foules.  Pour quelqu’un comme Jacques Rancière, qui évolue dans un milieu où l’œuvre rossellinienne est absolument fétichisée, il faut un certain courage. Et, sur un thème qui le concerne personnellement – le corps d’un philosophe, la possibilité de l’incarnation cinématographique d’un être défini par sa pensée –, il faut une belle lucidité pour mettre à jour la nature, et les conséquences, de l’abîme qui s’ouvre entre logique du visible et exigence de ce dont il doit être la représentation. C’est précisément cet abîme que dépassera le « tiers personnage » somptueusement éclairé dans les films de Pedro Costa.

Clearstream déjà au cinéma

Un film de fiction transpose de manière transparente « l’affaire ». Exemplaire et inhabituelle réactivité du cinéma à l’actualité, mais pourquoi au fait ?

STREAMFIELD 45 copie

Très explicitement inspiré de l’affaire Clearstream, voici qu’arrive sur nos écrans Clearfield, les carnets noirs, long métrage de fiction de Jean-Luc Miesch, annoncé pour le mois de janvier. On a suffisamment reproché au cinéma français de ne pas réagir à l’actualité, et en particulier aux affaires politiques, lui opposant les exemples des films étatsuniens et italiens, pour remarquer cette curiosité. Cette fois, c’est un record de vélocité puisque le film a été réalisé avant le procès, et sortira avant le verdict. Le petit jeu des changements de nom ne dissimule rien, même si Jean-Louis Gergorin est rebaptisé Corbin, si Imad Lahoud s’appelle Iskander Labade, et si Pierre Arditi campe un premier ministre à la mèche conquérante se livrant à une exultante danse du scalp lorsqu’il est informé que le nom de « Nicozy » figure sur les listings Clearfield.

STREAMFIELD_2009 copie

Mais le film ne se contente pas de mimer sous forme de farce le déroulement de la manipulation qui agite le landernau politico-médiatique depuis sa découverte.

Aux côtés d’une accorte dessinatrice de bande dessinée occupant plus ou moins l’emploi du journaliste Denis Robert, Clearfield, les carnets noirs défend une thèse précise, et qui tranche avec ce qui s’est dit dans les journaux comme dans le prétoire : à savoir qu’au delà des lampistes Lahoud et Gergorin, cette affaire s’explique par l’action d’un responsable occulte tirant toutes les ficelles au service d’un puissant commanditaire. Le manipulateur désigné par le scénario ne serait autre que Yves Bertrand, l’ancien patron des RG (devenu Gaspard Arthus dans le film, et auquel le comédien Philippe Morier-Genoud ressemble étrangement) tandis que le commanditaire, qui n’apparaît pas plus à l’écran qu’il n’est apparu au procès Clearstream, ne serait autre que Jacques Chirac.

STREAMFIELD 11 copie

Le scénario du film a notamment bénéficié de la collaboration de Patrick Rougelet, ancien commissaire principal des Renseignements généraux, auteur de RG, la machine à scandales et des Carnets noirs de la République (tous les deux chez Albin Michel), ce dernier ouvrage inspirant directement le film, comme son titre en prend acte.

Mais telle que présentée par le film, loin des détails et des complexités mises en évidence par la découverte des fameux carnets (et par les révélations de Rougelet dans ses livres), toute l’affaire se résume, à l’écran, à la bonne vieille certitude que sous l’écume des apparences feuilletonesques et le cirque médiatique un appareil d’Etat machiavélique et invisible tient solidement en mains tous les rouages qui règlent nos existences. Que cette vision du monde  soit  à la fois banale et paranoïaque ne signifie d’ailleurs pas qu’elle soit entièrement fausse. Et d’autre part il ne faut pas oublier qu’elle est aussi la toile de fond de tout le « grand cinéma politique » américain et italien, Hommes du président, Jours du Condor, Mensonges d’Etat et autres Cadavres exquis. Où il apparaît que ces films, quelle qu’ait été par ailleurs leur virtuosité de réalisation et d’interprétation, ne disaient pas grand chose que le public ne savait déjà,  ou plutôt croyait déjà savoir (les puissants, tous pourris). Et que eux non plus ne contribuaient guère une compréhension plus fine de procédés politiques précis.

Quand à Jean-Luc Miesch, réalisateur d’un peu mémorable Nestor Burma il y a 27 ans, il ne cherche aucune virtuosité du côté du film d’action, préférant un théâtre de marionnettes sculptées à la hâte, selon une distribution des rôles droit venue de la commedia dell’arte. Dans un genre où s’illustra fréquemment, et fréquemment avec plus de verve, un Jean-Pierre Mocky, celui de la pochade assassine, Miesch manifeste le peu de cas qu’il fait aussi bien du sujet qu’il traite (la politique) que du moyen qu’il utilise (le cinéma). On dira que les vilénies et les ridicules des grands de ce monde ne méritent pas forcément plus de subtilité, et que le jeu de massacre de cabaret a ses vertus (démocratiques ? ou de défoulement ?). On peut aussi regretter que lorsque le cinéma se décide à prendre en considération une actualité si intrigante il soit si mal servi. Il y a de (rares) contre exemples, en particuliers les deux réalisations inspirées par l’affaire ELF, les très différents et tous deux réussis L’Ivresse du pouvoir de Claude Chabrol et, pour Canal +, Les Prédateurs de Lucas Belvaux (Belvaux dont on verra bientôt en salle le remarquable travail de cinéaste à partir de l’enlèvement du Baron Empain, Rapt, sortie le 18 novembre).

L’affaire Cleastream, elle, n’a pas fini d’inspirer le cinéma, puisqu’on nous annonce maintenant un documentaire sur le procès, réalisé par Daniel Lecomte. Après son médiocre pseudo-film sur le procès des caricatures de Mahomet, C’est dur d’être aimé par des cons, voilà qui n’augure rien de bon.

En attendant, le film de Miesch, aussi virulent que creux, s’en vient confirmer par l’absurde ce dont on se doutait : ce sont les journalistes et les militants qui reprochent au cinéma de ne pas se précipiter pour renvoyer les balles de l’actualité. C’est à dire qu’ils lui reprochent de ne pas faire leur travail à eux, de ne pas être comme eux, faute de comprendre ce qu’il est, lui, et quel est son travail. Ce qui n’exclue bien sûr pas que le cinéma puisse réagir à l’actualité brûlante, mais seulement si une idée de cinéma préside à sa mise en jeu.

JMF