Sergio (Sérgio Coragem), un Candide sur le terrain postcolonial, pas au bout de ses surprises.
Ovni sur la Croisette, le film de Pedro Pinho est un enchantement exceptionnel. Mais il y avait de multiples plaisirs à découvrir aussi les réalisations de Richard Linklater, «Nouvelle Vague», Christian Petzold, «Miroir n°3» ou Hafsia Herzi, «La Petite Dernière».
Le saviez-vous? Au Festival de Cannes, il y a plein de films à voir. Cette année, 110 longs métrages inédits, sans parler des autres formats. Des très beaux, des très moches, des très attendus, certains signés de grands auteurs, ou interprétés par de grandes vedettes, traitant de grands sujets, etc.
Et puis il arrive, pas souvent, que surgisse au milieu de cette profusion un objet parfaitement singulier, dont on ne sait rien avant, et même dont on n’est toujours pas sûr de savoir à quoi on a affaire alors que la projection a commencé.
C’est qui, ce Pedro Pinho? Il n’en fait pas si inconnu. On devrait au moins se souvenir que son précèdent film, L’Usine de rien, avait été montré en 2017 à la Quinzaine des cinéastes.
Mais on continue de n’en savoir guère plus sur lui que sur cet olibrius désinvolte qui part en chaussettes et les mains dans les poches en plein désert après avoir croisé un douanier ayant exigé pour toute prébende un livre à lire.

Diara (Cléo Diara), emportée par un élan vital jaillissant de séduction, de ruses, de jeux, de désir et de nécessité. | Météore Film
L’olibrius s’appelle Sergio. Il débarque dans une capitale africaine. On ignore d’abord où, mais les gens parlent, entre autres, portugais. Il est envoyé par une ONG pour faire un rapport qui semble de nature à déranger pas mal de monde. Il va rencontrer des hommes, des femmes, des humains moins précisément définis, africains, brésiliens, européens, en ville et à la campagne.
On va bouger, rire, danser, s’embrasser furieusement, risquer sa peau, se battre, fuir, mentir. Comprendre et ne pas comprendre. Le pays, c’est la Guinée Bissau, son passé colonial violent, sa lutte pour l’indépendance héroïque et tragique, sa misère et sa vitalité, la fusion incandescente et opaque d’une multitude d’héritages.
Aussi peu assignable à un sens immédiat que son titre, le film suit Sergio, mais aussi une bande de trans et de queers de toutes les couleurs, une aventurière au visages orné de bijoux et au culot foudroyant. Il faut aller voir les plantations de riz, en danger de sècheresse ou de submersion, et un chantier du bout du monde dirigés par des ex-colons, ou leurs descendants, et où triment des proto-esclaves par forcément du cru, même si tout à fait africains.
Africains, c’est quoi? Le film ne sait pas, mais il multiplie, en riant, en pleurant, en s’effrayant, en frémissant de désir, les manières de poser la question, à fleur de sensualité, au coin de l’avenue Fanon et de l’avenue Guevara. Avec de la politique, de l’économie, du sexe, de la peur, de l’exotisme et de la haine de l’exotisme, il faut faire du cinéma. Donc le film le fait. Et c’est sidérant.

Partir encore, à l’infini d’aventures choisies, à défaut d’êtres comprises et encore moins maîtrisées –un choix qui est aussi un luxe, un dandysme, même au risque de sa vie. | Météore Film
Voilà, ça dure trois heures et demi, ce qui est carrément déraisonnable dans un grand festival où (presque) tout le monde a autre chose à faire que d’aller à la rencontre d’un réalisateur quasi inconnu.
Et chaque plan est une merveille, leur agencement, les sautes dans le temps et dans le récit sont comme des pas de danse pour mieux capter des signes secrets, des effluves méconnues. Il y a, bien sûr, cent autres raisons d’être à Cannes. Mais n’y aurait-il que la possibilité d’y découvrir Le Rire et le couteau que cela vaudrait le voyage, et tout le barnum de la Croisette.
Mais aussi… Richard Linklater, Christian Petzold et Hafsia Herzi
S’enthousiasmer pour le film de Pedro Pinho n’empêche pas d’apprécier d’autres propositions glanées au Festival.
À commencer, donc, par le réjouissant Nouvelle Vague de Richard Linklater, en compétition officielle. Gagnons du temps: si vous n’aimez pas Godard, si vous n’aimez pas la Nouvelle Vague, si vous refusez l’évidence que À bout de souffle est à la fois un des plus beaux films jamais réalisés et un des films les plus importants de l’histoire du cinéma, premièrement, allez vous faire foutre, et deuxièmement, n’allez pas voir ce film.

L’opérateur Raoul Coutard (Matthieu Penchinat) caché dans la carriole avec sa caméra, Jean-Luc Godard (Guillaume Marbeck), Jean-Paul Belmondo (Aubry Dullin) et Jean Seberg (Zoey Deutch). | Capture d’écran de la bande annonce / ARP Distribution
Reconstituant méticuleusement, c’est-à-dire aussi légendairement, les conditions et péripéties de tournage du premier long métrage du critique des Cahiers du cinéma, Nouvelle Vague figure avec des acteurs qui ressemblent assez aux multiples protagonistes de cette histoire pour imiter leur présence, sans qu’il soit jamais possible de les prendre pour les vrais –et en ne cherchant surtout pas cette illusion. (…)


