«Les Amandiers», «Ariaferma», «Premières Urgences»: au bonheur des sorties

Stella, le personnage inspiré de l’expérience personnelle de la réalisatrice, formidablement interprété par Nadia Tereszkiewicz, avec Patrice Chéreau (Louis Garrel) et Victor (Vassili Schneider).

La réinvention par Valeria Bruni Tedeschi d’un moment incandescent de sa jeunesse, l’affrontement-fraternisation subtilement construit en huis clos par Leonardo Di Costanza, l’attention sensible à l’expérience de jeunes médecins à l’hôpital dans le documentaire d’Eric Guéret sont autant de facettes singulières des bonheurs à découvrir en salles.

Un théâtre, une prison, un hôpital. La transformation d’une mémoire en invention actuelle, une fiction classique à huis clos, un documentaire. Trois histoires du collectif, chaque fois dans des circonstances très particulières.

L’évocation ô combien personnelle d’une jeunesse vécue dans l’incandescence des passions, passion du jeu et de la scène, passion amoureuse et menace fatale; l’affrontement feutré de deux hommes vieillissants qui ont plus en commun qu’en différence, même s’ils sont dans deux camps opposés; l’expérience vécue de cinq jeunes gens au début de leur vie active.

Les échos, similarités, contrastes entre ces films que ne rapprochent de facto que leur commune date de sortie, ce mercredi 16 novembre, déploient ensemble l’impressionnante irisation des ressources du cinéma, tel qu’il se fait ici et maintenant.

Le 9 novembre est sorti un grand film incomparable, Pacifiction d’Albert Serra, le 23 novembre sortira une œuvre destinée à marquer le cinéma français, Saint Omer d’Alice Diop. Entre les deux, voici trois propositions de récits, de descriptions du monde sous les prismes de la fiction et de l’observation, grâce aux trésors d’expressivité que recèlent les corps, et aussi des architectures, des organisations spatiales, des rapports au temps. Des films, quoi.

«Les Amandiers» deValeria Bruni Tedeschi

Le cinquième long-métrage réalisé par la comédienne Valeria Bruni Tedeschi évoque de manière transparente sa propre histoire à l’époque (la fin des années 1980), quand elle était élève de l’école animée par Pierre Romans au Théâtre des Amandiers à Nanterre, que dirigeait alors Patrice Chéreau.

 

Et, quoi qu’on sache ou pas de ce qu’il s’est véritablement produit au sein de cette troupe de jeunes gens brillants et sombres, sensibles, éperdus de désir de vivre et de jouer, le film est un maelström d’émotions, d’une bouleversante acuité.

À l’image de Louis Garrel qui, sans imiter le moins du monde les apparences de celui qu’il interprète, campe impeccablement un Patrice Chéreau hanté d’une exigence sans limites, tout relève de la justesse des transpositions dans le présent que réussit Valeria Bruni Tedeschi. Les Amandiers est un film d’aujourd’hui, les corps sont de ce temps, les mots et les gestes également.

Leur inscription dans ce présent des années 2020 est la condition de sa fidélité au passé qu’il invoque. Ainsi la cinéaste touche du même élan à la vérité d’une pratique, le théâtre, qui atteignit alors un rare point d’incandescence, à la vérité d’une époque, et à celle de ce qu’on appelle «la jeunesse».

 

Les élèves de l’école de Amandiers à l’épreuve d’une répétition particulièrement exigeante. | Ad Vitam

Traversée de l’astre noir du sida qui alors se répand comme une mortelle nuée, la joyeuse comédie (oui oui, comédie) de cette invention de leur existence et de leur avenir par toute une bande de jeunes gens éblouissants de talent est aussi zébrée des abîmes de l’addiction aux drogues dures.

Elle est encore traversée de la violence des rapports de force et de pouvoir dans leur milieu, celui du théâtre, des artistes plus généralement, et des gouffres qu’ouvre la pratique artistique elle-même, a fortiori sous la houlette d’un Patrice Chéreau littéralement illuminé par une quête sans fin de justesse et de complexité.

Dramatique, flamboyante, violente, explosée de bonheur et de désir, infantile, incertaine, la trajectoire de Stella, d’Étienne, de Franck, d’Adèle, de Victor et des autres est une comète lumineuse et fragile dont, grâce à la cinéaste, la trace ne s’éteint pas.

Les Amandiers de Valeria Bruni Tedeschi

avec Nadia Tereszkiewicz, Sofiane Bennacer, Louis Garrel, Micha Lescot, Claire Bretheau, Vassili Schneider, Eva Danino, Suzanne Lindon

Durée: 2h05

Séances

Sortie le 16 novembre 2022

«Ariaferma» de Leonardo Di Costanzo

Il est fréquent de dire qu’un lieu est un personnage à part entière d’un film. Ce ne serait pas tout à fait exact à propos de la vieille prison sarde où se déroule Ariaferma, et qui lui donne son titre.

 

Son extraordinaire architecture, fantasme sécuritaire archaïque traduit en immenses ailes de pierres anguleuses, est plutôt le squelette du drame qui se joue dans le septième film de l’auteur de L’Intervallo (qui tirait déjà grand parti d’une vieille bâtisse quasi vide) et de L’Intrusa.

La prison va fermer, mais au moment d’évacuer les derniers prisonniers et leurs gardiens, un incident les retient dans ce lieu isolé, où les habituelles procédures ne fonctionnent plus. Commence un huis clos centré sur la rotonde autour de laquelle sont réparties les cellules des douze, puis treize hommes incarcérés, et de la dizaine de gardiens qui doit s’en occuper.

Avec une extrême finesse, le scénario et la mise en scène donnent à percevoir les multiples stratégies, volontaires ou instinctives, de ce qui est à la fois un groupe d’hommes partageant le même espace, deux blocs antagonistes devant trouver les moyens d’une cohabitation, et un ensemble d’individus, chacun différent –doublement différent pourrait-on dire, en lui-même et dans la perception des autres, au sein de cette situation d’implacable promiscuité. (…)

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«Laetitia» et «Des rêves sans étoiles», des femmes et des images

Aussi différents que possible, deux documentaires sortent cette semaine qui, chacun à sa manière magnifie ici une femme, là tout un groupe de jeunes filles grâce à l’attention affectueuse et respectueuse avec laquelle elles sont filmées.

La battante

Elles sont deux, celle qu’on voit et celle qu’on ne verra pas. La deuxième, qui est cinéaste, filme la première, championne de boxe thaïlandaise. On ne sait pas ce qui les a amenées à se rencontrer.

On sait, parce qu’on le voit, parce qu’on l’éprouve, que dans cette rencontre naît quelque chose que de très riche et de très touchant.

 

Elle, Laetitia, la boxeuse, est une jeune femme tout à fait charmante, mais qu’on croiserait dans la rue sans qu’elle attire particulièrement l’attention. Elle est pourtant championne du monde d’une discipline violente et exigeante, qui plus est marquée d’un exotisme qui contraste avec sa manière de parler, de bouger, ou cette petite maison dans la campagne d’Île-de-France où elle habite.

Elle a un fils qui va à l’école. Elle a, entrevoit-on, un travail –dans une crêperie. Mais le presque tout de sa vie, pour ce que le film en laisse apparaître, consiste en entraînement incessant, dans la salle de gym, sous la direction impérieuse, affectueusement rugueuse de son coach. De loin en loin, les entraînements sont ponctués de matchs.

Dans la salle de gym, à part elle, il n’y a que des hommes. Et cette femme certainement pas faible, plus qu’avenante, est constamment au contact physique très intense de ces gaillards praticiens de sports de combat parmi les plus brutaux. Il en résulte une étrange chorégraphie, où les gestes et les rythmes, mais aussi les mots, les souffles, les regards jouent un grand rôle.

Singulière, intrigante derrière les grosses masses rouges de ses gants ou dans sa façon de passer d’un univers très quotidien à un monde si particulier, Laetitia (le film ne dit pas son nom de famille) devient un «personnage», sans cesser d’être une personne. (…)

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Corps perdus, corps en surplus

Berlinale Report 2

Les habitués des festivals connaissent bien un des effets les plus intéressants de ce type de manifestation : l’ « effet montage » qui fait que des films, réalisés tout à fait séparément, commencent subrepticement à se faire écho, au fil des projections qui dépendent pourtant en grande partie des choix subjectifs de chaque festivalier, dès lors que l’offre est suffisamment vaste pour permettre plusieurs parcours. Mais à Berlin, l’offre est tellement large, hétérogène, et pour tout dire confuse, qu’il est très rare que ce phénomène toujours stimulant se produise. Rien à relier avec rien en tout cas en cette journée de samedi, malgré de multiples tentatives. Emergent du lot un intrigant documentaire-enquête entre Burkina et Côte d’Ivoire, et une belle surprise italienne.

Espoir-voyage, de Michel K. Zongo (au Forum) suit pas à pas la recherche du réalisateur burkinabé, sur les traces de son grand frère parti plus de 20 ans auparavant chercher fortune dans le pays voisin comme tant de ses compatriotes, et qui y est mort, sans qu’on sache bien comment ni quand. Le caractère dramatique de la quête entre en résonnance avec la multiplicité des rencontres et détails souvent triviaux qui émaillent son parcours, en nuancier de situations aux sens et intensités très variés. Aussi rigoureux que sensible, le film touche d’autant mieux que jamais il ne sacrifie aux artifices d’une dramatisation pourtant toujours à portée de caméra, tout en captant les ressources spectaculaires de beaucoup de ceux qu’ils croisent, et dont la présence irradie l’écran. Ce sont eux, quidams entrevus ou témoins décisifs, qui alimentent la quête de Zongo, emplissent et débordent son film, lui donnant ainsi un sens bien au-delà du drame familial qui l’a mis en chemin.

Bon, voilà que j’ai médit. En l’écrivant, je vois soudain combien finalement cela fait écho à l’autre film, Cesare deve morire, « César doit mourir ». Belle surprise, en effet de retrouver avec un tel film des cinéastes très admirés jadis, mais depuis le début les années 90 considérés comme ayant atteint le moment de se retirer des voitures, les frères Taviani. Réalisé dans la prison de haute sécurité de Rebibbia près de Rome, le film des cinéastes de Saint Michel avait un coq et de Chaos accompagne la préparation et l’interprétation du Jules César de Shakespeare par des condamnés de droit commun purgeant tous de très lourdes peines. Il y a bien une intention dans ce film: montrer combien le texte classique peut trouver d’effets symboliques ou métaphoriques dans la réalité des taulards. Quelques répliques, quelques effets viennent l’indiquer sans grande légèreté aux spectateurs distraits. Mais heureusement, l’essentiel est ailleurs, ou plutôt le vécu du film, ce qu’on ressent durant la séance est ailleurs. Il est dans tout ce qui excède et complique le message socio-culturel – les grandes œuvres nous parlent toujours du réel d’aujourd’hui, ok. C’est vrai, mais on n’y gagne rien à le dire comme ça. L’essentiel est dans l’étrangeté des corps, obèses, tatoués, dangereux, charmeurs, effrayants, dans la gouaille des accents régionaux, dans les gestuelles et les pratiques de la langue, qui se bousculent, s’imposent, se chevauchent.

A nouveau c’est l’enregistrement de ces présences fortes de non-professionnels, qui se trouvent être des assassins et de grands trafiquants ou des chefs mafieux, mais cette fois confrontés à une situation de spectacle, et à du discours, ô combien –  la grande prosodie du pouvoir, de la liberté, de la soumission qui enflamme de bout en bout le texte de la pièce – , c’est la collision incontrôlable malgré les efforts de tous (acteurs, metteur en scène, gardien, acteurs eux-mêmes) pour se l’approprier, qui fait de Cesare deve morire un passionnant, angoissant, burlesque et juste brûlot. Parce que lorsqu’ensuite ils retournent en cellule, personne ne sait ce qui s’est vraiment passé.

Résistance à domicile

Ceci n’est pas un film de Jafar Panahi et Mojtaba Mirtahmasb

Jafar Panahi dans son film Ceci n’est pas un film, où il montre des images d’un autre de ses films, Sang et or.

On avouera être allé assister à Ceci n’est pas un film cosigné par Jafar Panahi surtout par solidarité, par acquit de conscience, par conviction que l’existence d’un tel film et le fait qu’il soit montré à Cannes étaient en soi une victoire. Mais sans grande attente à l’égard d’une réalisation tournée sinon clandestinement (que le régime iranien ait pu ignorer sa fabrication n’est pas crédible), du moins dans des conditions de contrainte extrême, et essentiellement avec une visée de manifeste. D’où la très heureuse surprise de découvrir un des meilleurs films auxquels est associé le nom de l’auteur du Ballon blanc, du Cercle et de Sang et or, cette fois en compagnie de son acolyte Mojtaba Mirtahmasb.

Réalisé dans l’appartement du réalisateur sous le coup d’une double condamnation (6 ans de prison, 20 d’interdiction de tourner et de sortir du pays), condamnations dont il a fait appel, attendant un verdict qui ne vient pas, Ceci n’est pas un film se révèle une œuvre inventive, critique des dispositifs du cinéma lui-même autant que de l’inadmissible situation imposée au cinéaste.

Le film se passe de l’aube au milieu de la nuit d’un jour pas comme les autres, le 15 mars qui fut cette année  jour et surtout nuit de la Fête du feu, réjouissance populaire traditionnelle inspirée du soubassement zoroastrien de la culture iranienne, donc mal vue du pouvoir puisque non-musulmane, et de surcroit cette année mise à profit par les opposants, et violemment réprimée. A la télévision, rien de ce qui se passe dans les rues de la ville, mais les images d’une autre et monstrueuse catastrophe, le tsunami qui frappe le Japon. Isolé du monde mais relié par le téléphone, la télé, ce qu’on voit et entend par les fenêtres, Panahi met en scène avec malice et exigence sa propre situation, ses impasses et les espaces qu’il peut encore occuper, y compris en relation avec ces multiples profondeurs de champ. Flanqué d’un sympathique mais impressionnant iguane domestique qui apporte une touche d’étrangeté tour à tour comique et un peu inquiétante, il explique sa situation de condamné dont la sentence n’est pas encore exécutoire, et utilise des extraits de certains de ses précédents films (Le Miroir, Sang et or) pour mieux interroger sa place actuelle, politiquement et artistiquement.

De l’évocation de ses projets de film systématiquement interdits à la reconstitution in abstracto, sur le tapis de son salon, du décor d’un film qu’il aurait tant voulu tourner, des échanges politiques avec ses amis et soutiens (dont la grande cinéaste Rakhshan Bani-Etemad) au dispositif intrigant qui nait quand Panahi utilise son téléphone portable pour filmer, et notamment filmer Mirtahmasb en train de le filmer.

A l’évidence Panahi trace ici de nouvelles voies en partie inspirées des explorations de son mentor Abbas Kiarostami, notamment avec Close-up, Ten et Shirin. Mais à Cannes une autre référence, moins prévisible, s’imposait : de la manière la plus improbable, Jafar Panahi recroise la procédure mise en place par Alain Cavalier dans Pater, lorsqu’il échangeait les rôles avec Vincent Lindon, avant, là aussi, de se filmer l’un l’autre, dans un champ contrechamp rieur et intempestif.

Pas question, évidemment, de comparer la situation à Paris et à Téhéran. Mais malgré ces contextes différents, finalement des gestes similaires, gestes de liberté, de rupture avec l’emprise des places instituées (dirigeant/citoyen, réalisateur/acteur, etc.) qui attestent de la capacité d’authentiques cinéastes à mettre en jeu de manière créative leur place et leur rôle social, d’une manière qui (là aussi si différemment) est un défi manifeste à l’ordre du récit, de la fiction, de la définition des positions assignées à chacun – comme Panahi est assigné à résidence. Et Alain Cavalier est par excellente le réalisateur qui aurait su filmer aussi bien (quoiqu’autrement) l’étonnant voyage en ascenseur avec lequel se termine Ceci n’est pas un film. Ce titre est à la fois affirmation de sa forme singulière (ce n’est en effet pas un film comme les autres) et pied de nez en forme d’apparente soumission aux juges qui ont condamné Panahi à ne pas faire de films. Puisque Ceci n’est pas un film est bien du cinéma, et du meilleur.

NB : Ce texte est une nouvelle version de la critique publiée sur le blog Cannes de Slate lors de la présentation du film en mai 2011.

 

NB: Depuis le 17 septembre Mojtaba Mirtahmasb est à la prison d’Evin de Téhéran. En même temps que lui ont été arrêtés quatre autres cinéastes et la productrice Katayoon Shahabi.