Cannes 2025, jour 8: «Un simple accident» et «Highest 2 Lowest», films valeureux

Dans Un simple accident, trois anciens prisonniers en désaccord sur ce qu’il faut faire de leur ancien tortionnaire.

Jafar Panahi sur la Croisette, c’est déjà un événement. Mais son film est impressionnant de vie et de trouble. Apparemment modeste, le film de Spike Lee est sans doute un de ses meilleurs.

Malgré la présence dans chacun d’eux de la figure d’un kidnapping, rien ne semble relier ces deux films, au-delà du fait qu’ils ont, d’une lumière complétement différente, illuminé le Festival de Cannes que les a conviés. Et pourtant…

La possibilité de voyager du cinéaste iranien est en soi une heureuse nouvelle, que contrebalance l’inquiétude de ce que la radicalité de son attaque contre le régime iranien peut entraîner à son retour chez lui. Autre phénomène de nature différente, la vigueur cinématographique de Spike Lee enrobe des choix de récits et de mise en scène moins anodins qu’il n’y paraît.

C’est aussi cette hétérogénéité qui fait la dynamique de la manifestation cannoise. Mais il finit par émerger combien, depuis sa propre place, l’un et l’autre sont des agents de questionnement plus amples encore qu’ils ne semblaient être.

«Un simple accident», de Jafar Panahi (en compétition)

Extrême est la contradiction entre la joie de la venue de Jafar Panahi, finalement présent à un festival où un de ses films est montré –après quinze ans d’impossibilité de voyager–, et la noirceur de ce qu’évoque, avec une frontalité inhabituelle chez le réalisateur iranien, son onzième long-métrage.

Par hasard, un homme croit reconnaître celui qui fut son tortionnaire quand il était emprisonné. Cherchant à confirmer son soupçon, il agrège autour de lui, et de celui qu’il a kidnappé, des personnages très différents, par leur position sociale comme par leur relation avec ce qu’ils ont en commun: avoir été incarcéré pour raisons politiques et soumis à la torture.

Dans le van blanc de l’artisan Vahid, rendu fragile par son expérience carcérale, se retrouvent ainsi une intellectuelle, un militant enragé de désir de vengeance contre ce qu’il a subi, une jeune femme qui s’apprête à se marier, laissant derrière elle une expérience atroce.

Un simple accident est un film construit sur plusieurs suspens. L’homme ligoté à l’arrière de la camionnette est-il bien le tortionnaire qu’a cru identifier Vahid? Et dans ce cas, que faut-il en faire? Mais le film interroge tout autant la manière dont vivent au quotidien celles et ceux qui ont traversé l’épreuve de la répression. Et l’état général d’une société où, sans organisation commune ni programme, les formes de résistance se multiplient.

Ce synopsis pourrait être celui d’un film didactique, ou d’une pièce de théâtre moral, qui réfléchit sur le bien et le mal, la responsabilité, la légalité, le pardon ou encore la vengeance, dans la veine des Mains sales de Jean-Paul Sartre ou des Justes d’Albert Camus.

Il est d’ailleurs aussi cela. Mais il est d’abord, surtout, un film en mouvement, en même temps qu’une traduction par des moyens artistiques d’une expérience effectivement vécue par son auteur. La puissance impressionnante d’Un simple accident tient par la convergence de deux forces qui habitent simultanément le Jafar Panahi d’aujourd’hui.

Jafar Panahi au milieu de l’équipe du film sur les marches du Festival, bien plus qu’un simple événement festivalier

Nouvelle et différente est cette force venue de l’expérience de la prison, que le cinéaste iranien a subi à deux reprises. C’est surtout sa seconde incarcération, dont il a fini par sortir au bout de sept mois grâce à une grève de la faim et à une vaste mobilisation internationale, qui a inspiré l’évocation de ce qui se passe dans les geôles de la République islamique.

Et, plus encore que son propre sort, celui de ses compagnons de cellule, au sort souvent encore bien pire. Et qui, pour beaucoup, n’en sont toujours pas sortis. L’énergie singulière née de cette expérience fusionne avec le sens dynamique du récit du réalisateur du Ballon blanc (Caméra d’or en 1995) et de Trois visages (prix du scénario en 2018), la présence frémissante des interprètes, la capacité à passer du réalisme d’une rue de Téhéran à l’abstraction d’un décor de désert qu’un personnage associera à juste titre à la scène où se jouerait une forme particulière de la pièce En attendant Godot (Samuel Beckett).

Circulant avec aisance du réalisme à l’onirique, entre images au quotidien qui témoignent des reculs du régime –notamment le port du foulard– et partis pris formels travaillant la durée des plans et les couleurs, le film trouve ainsi un tonus qui emporte au-delà de la seule dénonciation, implacable, des atrocités commises par l’État iranien.

Car ce que met en scène Un simple accident, le film le plus frontalement en révolte contre la situation dans son pays qu’ait réalisé Jafar Panahi, ne se limite pas à la seule dénonciation des dirigeants et des sbires qui mettent en œuvre leur politique.

Ce que raconte en réalité le film –et à cet égard son titre est plus encore une antiphrase–, c’est la manière dont l’oppression violente pourrit l’ensemble du corps social, le fragmente, éloigne les uns des autres ses victimes, sabote aussi la sensibilité, les repères moraux et les capacités de vivre ensemble de toutes et tous.

Un simple accident

De Jafar Panahi
Avec Vahid Mobasseri, Maryam Afshari, Ebrahim Azizi, Hadis Pakbaten, Majid Panahi, Mohamad Ali Elyasmehr, Georges Hashemzadeh, Delmaz Najafi, Afssaneh Najmabadi
Durée: 1h41
Sortie le 10 septembre 2025

«Highest 2 Lowest», de Spike Lee (hors compétition)

Remake assumé d’un très beau film d’Akira Kurosawa, pas assez connu, Entre le ciel et l’enfer (1963), Highest 2 Lowest est apparemment un thriller autour de l’enlèvement d’un adolescent, qui ouvre une crise violente dans la vie d’un magnat de l’industrie musicale noire new-yorkaise. Le film joue avec virtuosité des codes du thriller de kidnapping, des suspens, des retournements de situation, des choix stratégiques et émotionnels des protagonistes.

Loin des films les plus ouvertement engagés de Spike Lee, son vingt-quatrième long-métrage semble témoigner surtout de son savoir-faire de showman. Le savoir-faire est indéniable et, dans ce cas, il produit des effets jubilatoires. Mais Highest 2 Lowest ne se résume pas à cela. (…)

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Cannes 2021, jour 1: la grande aventure d’«Annette» et la politique de l’ouverture

Ann (Marion Cotillard) enchante Annette. | UGC Distribution

La 74e édition du Festival s’est ouverte avec un film d’ombres profondes et de lumières intenses, à tous égards remarquable, après une cérémonie moins protocolaire qu’à l’ordinaire.​

l y a eu la soirée, et il y a eu le film. Le plus important, c’est le film. Et le film c’est Annette, sixième long-métrage de Leos Carax en trente-sept ans.

Un film-tempête, qui à la fois chevauche les grandes vagues du spectacle, de l’émotion, des inoubliables références –comédie musicale et mélodrame surtout, film noir et conte fantastique aussi bien– et en distille une critique aussi radicale que stimulante.

Henry le comique et Ann la cantatrice d’opéra s’aiment d’un grand amour, tout en menant chacun·e une carrière triomphale sur leur scène respective. Ils ont une petite fille, qui donne son nom au film. Et puis surgissent des démons.

Ces démons sont ceux auxquels ont affaire les personnages, ce sont ceux auxquels a sans doute affaire celui qui raconte cette histoire mais aussi, ou surtout, les démons qui habitent les enchantements dont il semblait être question.

Avec et contre la came du spectacle

Le spectacle, le succès, le public, le couple, la famille… tout ici sera dans le mouvement apparemment naïf d’une comédie musicale sur le monde idéal de la scène tel que Hollywood l’a vendu à la terre entière –«the world is a stage, the stage is a world of entertainment», cette came frelatée dévoyant la tragédie shakespearienne et à laquelle presque personne ne résiste.

Ce mouvement, Carax sait tout aussi bien l’épouser que le faire dérailler. Parce qu’à la fois il l’aime et il en ressent et comprend les faces obscures, celle de la vie fausse et des asservissements, celle de la destruction comme de la conquête et de la prise de pouvoir.

Henry (Adam Driver), méphisto et victime, cerné par les tentations de l’abîme. | UGC Distribution

Comme son héros (qui finira par lui ressembler physiquement, alors que…), Carax danse sur la ligne de crête entre adhésion et dérision, quand son héroïne, la merveilleuse Ann, la merveilleuse actrice qu’est Marion Cotillard, est d’abord tout entière du côté de ce qui veut s’élever et élever les autres avec soi.

Quand ils ont du succès, elle dit du public «je les ai sauvés», il dit «je les ai tués». Pourtant elle meurt en scène, et lui fait rire. Ce n’est que le premier paradoxe, ô combien actif dans les jeux pervers de l’admiration, de la fascination, de l’identification, des deux côtés de la rampe qui sépare scène et spectateurs.

Lui, Henry auquel Adam Driver donne une sidérante complexité enfantine et perverse, conquérante et déjà défaite, a affaire à ce qu’il nomme l’abîme. Mais le nommer ainsi est peut-être une facilité, une échappatoire. (…)

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Cannes jour 7: quatre regards très différents sur les crises actuelles

Au Kurdistan contre Daech, en Syrie lors du début du soulèvement populaire, dans l’Amérique des suprémacistes blancs et de Donald Trump, plusieurs films cannois mettent en jeu par la fiction des zones de conflits contemporains.

Photo: Manal Issa dans Mon tissu préféré de Gaya Jiji

À mi-parcours de cette 71e édition du Festival, il est possible de porter un regard un peu plus global sur la manifestation, au-delà des titres phares qui se sont, dans l’ensemble, avérés d’un très bon niveau cette année. On y trouve notamment un ensemble d’œuvres directement inspirées des enjeux les plus brûlants de l’actualité.

Bien-pensance pompière

Un seul film en compétition officielle a soulevé un rejet quasi-unanime, le laborieux et complaisant Les Filles du soleil, consacré à un bataillon de combattantes kurdes affrontant Daech en Irak. Un long-métrage appuyé sur deux causes qui ne font pas précisément débat, en tout cas à Cannes, la promotion féminine et la condamnation des horreurs commises par les tueurs de l’organisation État islamique.

Eva Husson, qui signe ici son deuxième film, est si convaincue d’avoir des choses à dire –en fait rien qu’on ne sache déjà– qu’elle ne se soucie à aucun moment de faire du cinéma.

Déjà signataire d’un teen-porn à prétention d’auteur assez pénible, Bang Gang, la réalisatrice signe cette fois une sorte de publicité d’une bien-pensance pompière, qui aura réussi à soulever la réprobation chez tous les festivaliers que l’on aura eu l’occasion de croiser.

Ce faux pas de la sélection officielle vient du moins rappeler que, aussi légitimes soient les proclamations dans le sillage de #MeToo dont le Festival se veut un puissant relais, cela ne saurait suffire dès qu’il s’agit de faire des films.

L’écheveau des émotions

Les Filles du soleil ne met que mieux en valeur, par contraste, la proposition audacieuse de la réalisatrice syrienne Gaya Jiji.

Soulèvement populaire et montée de la répression par les sbires de Bachar el-Assad, place des femmes dans une société toujours soumise aux traditions, les éléments de base sont très proches. Le résultat est aux antipodes.

Ne tenant rien pour acquis, faisant place à la complexité de ses personnages, à leurs désirs, à leurs contradictions, Gaya Jiji ne cède rien sur la réalité des enjeux politiques de la situation dont elle traite. (…)

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Hollywood peut-il se désintoxiquer du blockbuster?

Certaines très grosses productions boivent la tasse, des «petits» films cartonnent, Steven Spielberg et George Lucas prédisent la fin des blockbusters et la fin du cinéma tel qu’on le connaît. Les majors ont des raisons de s’inquiéter. Mais les indépendants encore plus.

 

C’est l’été des (apparentes) remises en question à Hollywood. Ou plutôt, plusieurs interrogations se mêlent, suscitant à la fois un sentiment généralisé d’inquiétude et pas mal de confusion. A l’origine de ce remue-ménage, un nombre inhabituel de très grosses productions qui connaissent un échec cinglant au box-office, tandis que quelques films aux budgets modestes tirent leur épingle du jeu.

After Earth de M. Night Shyamalan avec Will et Jaden Smith et Pacific Rim de Guillermo Del Toro, déjà sortis en France, White House Down de Roland Emmerich avec Channing Tatum et Jamie Foxx, Lone Ranger de Gore Verbinski avec Johnny Depp (le duo gagnant des Pirates des Caraïbes), RIPD avec Jeff Bridges et Ryan Reynolds, tous productions à plus de 150 millions de dollars, se ramassent au box-office. Dans le genre mégaspectacle à effets spéciaux et explosions tous azimuts, seul le miraculé World War Z (à qui tous les analystes avaient prédit un sort encore pire) est un succès.

Deux événements sans rapport direct viennent alimenter commentaires inquiets et appels à un autre schéma.

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Festival de Venise, prise N°3

Raconter une histoire

(Trahison, de Kirill Serebrennikov, Bad 25, de Spike Lee)

Deux films aussi différents que possible se confronte à cet éternel défi de la mise en scène : raconter une histoire. Le premier, Trahison, du russe Kirill Serebrennikov, la plus intéressante proposition de la compétition officielle jusqu’à présent, est place directement sous l’influence d’Alfred Hitchcock, et de son plus brillant épigone, David Lynch. Cette histoire de double adultère transformé en cauchemar où les effets de symétrie et de duplication parfois renforcent et parfois parasitent le déroulement de l’intrigue n’est pas seulement un hommage à Vertigo, souligné par le chignon de Kim Novak fièrement arboré par la comédienne principale, Franziska Petri. Sa grande intelligence, au delà d’une indéniable efficacité dans la mise en scène accompagnée d’une tout aussi indéniable élégance dans la mise en image, est de prendre en compte le doute instauré – qu’est-ce qui est « vrai » ? qu’est-ce qui est fantasmé ? est-il possible que ce soit un rêve ? et en ce cas le rêve de qui ? – non seulement un jeu riche en suggestion sur la situation du spectateur (comme, exemplairement, Mulholland Drive) mais une composante centrale du traumatisme de l’amour trompé, de la jalousie et du soupçon. C’est d’ailleurs finalement tout autant à cet autre film de Hitchcock, Soupçon, tout aussi théorique que Vertigo, que fait penser Trahison, pour le meilleur.

Le second film est en apparence aux antipodes de cette brillantes machinerie romanesque. Bad 25, le documentaire consacré par Spike Lee à la fabrication de l’album Bad de Michael Jackson apparaît d’abord comme un exercice assez ennuyeux, uniquement composé d’extraits d’entretiens (d’époque ou réalisés pour ce film-là) avec les collaborateurs de la star pop. Et même si, le film avançant, on finira pas avoir droit à quelques séquences de la tournée européenne de Bad, au stade de Wembley, le plus grand concert de tous les temps en termes de public (et de recettes), pour l’essentiel, le film s’en tiendra en effet pour l’essentiel à regarder et écouter ceux qui ont travaillé avec Jackson. Mais le fait est qu’il les regarde et les écoute bien. Et que peut à peu se met en place un récit, émerge un personnage – y compris pour un spectateur qui n’a jamais porté beaucoup d’intérêt à l’auteur de Killer. Peu à peu émerge une émotion, une richesse, une complexité, et d’abord – condition de ce qui précède – un récit. Le récit d’une aventure qui est toujours passionnante, souvent bouleversante, dès lors que le cinéma sait la filmer : l’histoire d’un travail.

Ces gens-là ont bossé, bossé, bossé. Ils en parlent bien, avec exactitude et engagement. Et ce qu’ils disent, y compris lorsque ce à quoi ils ont travaillé peut sembler futile ou pas particulièrement admirable, en fait une expérience partageable, et qui touche. Il est bienvenu que parmi les nombreux intervenants, et aux côtés du véritable deus ex machina de cette affaire, le grand Quincy Jones, figure Matin Scorsese, qui réalisa la vidéo de Bad – Michael Jackson interdisait qu’on dise « clip » ou « vidéo », il exigeait qu’on parle de court métrage, ce qui le rend sympathique. Avec ses propres films sur la musique, depuis The last Waltz (1978) mais surtout le grand film sur Dylan, No Direction Home,  et plus encore le magnifique et injustement mésestimé film sur les Stones, Shine a Light, Scorsese a montré combien le cinéma peut se magnifier, être entièrement lui-même, en entrant dans le processus d’une autre activité, ici à la fois la musique, la danse, le spectacle à échelle planétaire. Ce pourrait être la menuiserie ou la mécanique (il existe aussi des Michael Jackson dans ces activités-là), il y aurait beaucoup moins de spectateurs pour payer leur billet, mais les vrais enjeux seraient les mêmes.