«Megalopolis», «Emmanuelle», «Viêt and Nam», des regards à l’aventure

L’amour en équilibre instable, à construire, à inventer (ici dans Megalopolis)

Infiniment différents, les films de Francis Ford Coppola, d’Audrey Diwan et de Minh Quý Truong ont pourtant en commun l’audace et la singularité de mises en scène qui les font si vivants.

Abondance de biens nuit-elle? La question se pose avec l’arrivée sur les écrans, ce même mercredi 25 septembre, de trois films passionnants, aussi divers qu’ambitieux et originaux. Si l’opus magnum du vieux maître rebelle américain Francis Ford Coppola, la reprise à bras le corps, qui n’est en aucun cas un remake, de l’archétype du film érotique à succès par Audrey Diwan et l’invention grâcieuse et sensuelle du jeune réalisateur vietnamien Minh Quý Truong ont malgré tout quelque chose en commun, ce sera la richesse de leurs façons de sortir des codes et des sentiers balisés.

Dans des styles extrêmement différents, chacun des trois s’empare de références hyper connues, repérables, saturées. Et chacun emmène à sa façon ces codes sur des territoires inédits, reconfigurés, éclairants.

Leur sortie est synchrone du début d’un ensemble d’hommages à cette grande cinéaste pionnière de la réinvention des regards que fut Chantal Akerman. Ce 25 septembre voit en effet l’ouverture de la rétrospective de ses longs-métrages. Elle précède l’ouverture de «Travelling», l’exposition dédiée à l’autrice de Jeanne Dielman au musée du Jeu de paume, et la parution du coffret DVD avec l’intégrale de son œuvre, tandis qu’est toujours disponible la magnifique édition de l’ensemble de ses textes par L’Arachnéen, Chantal Akerman, œuvre écrite et parlée, sous la direction de Cyril Béghin.

«Megalopolis» de Francis Ford Coppola

Il faudrait… Il faudrait laisser de côté tout le ramdam de commentaires, le plus souvent hostiles et agressifs, qui ont accompagné le film depuis sa présentation à Cannes en compétition officielle. Juste regarder le film. En découvrir l’ambition, les beautés, les vertiges. C’est impossible sans doute, tant l’écume, surtout si elle est haineuse, prévaut désormais sur ce qui l’a suscitée. Grande œuvre de son temps, Megalopolis sait cela et le dit, ce qui ne l’empêchera pas d’en être victime.

Majoritaires, et occupant la plupart des modes de communication, sont ceux qui détestent lesdits «petits films d’auteur». Puisque l’ordre dominant veut le triomphe des puissants, des vainqueurs, des premiers de cordée. Mais encore plus nombreux sont ceux qui haïssent cette espèce rare, les grands films d’auteur, les œuvres et les artistes qui ne restent pas à leur place, dans les marges, la pénombre.

Pas une métaphore

Ceux-là s’attirent des foudres décuplées lorsque, comme Megalopolis, ils se font eux-mêmes l’écho de la provocation que leur existence comporte, la commentent, la parodient, la mettent en perspective. Il est par exemple significatif de voir comment Variety, le journal semi-officiel de Hollywood, n’a cessé de taper sur l’insolent depuis le Festival de Cannes.

Hors norme, le film l’est assurément, jouant sur son caractère monumental avec orgueil et une dose d’autodérision. La forte présence de l’architecture néoclassique dans les métropoles états-uniennes, à commencer par New York rebaptisée «New Rome», aide à soutenir visuellement le parallèle affiché entre l’Empire romain et l’imperium America.

Avec le renfort de citations en latin gravées dans le marbre numérique et d’une voix off qui se veut évocatrice des prophètes et rhéteurs de l’Antiquité, Megalopolis file ce qui n’est même pas une métaphore, mais un parallèle explicite, servant à interroger l’état de l’Amérique et aussi du reste du monde.

Jeux du cirque mégalos et postmodernes (non non, ce ne sont pas les Jeux olympiques). | Caesar Films LLC / Le Pacte

Le Banquier, le Maire, l’Architecte, la Star des médias, l’Héritier pervers et arriviste, tous dotés de grands noms de la Rome antique et chacun clairement donné comme un archétype appelant la majuscule, s’affrontent dans une urbs que le Chrysler Building de New York –où travaille le personnage central joué par Adam Driver, urbaniste et architecte–, suffit d’emblée à identifier, mais qui renvoie à une abstraction urbaine autant qu’à une cité précise.

Là, grâce aussi au beau personnage transfuge confié à Nathalie Emmanuel, se déploie un entrelacs de conflits, où le baroque le dispute au commentaire politique actuel. Souvent dans une lumière dorée, comme les légendes que vendent les médias de masse, la décoration des lieux de pouvoir et les rêves des hyper riches qui dirigent la planète, Megalopolis fusionne avec éclat mythologie et chronique.

Le sens du grand spectacle et sa critique

Car si la «fable» (c’est le sous-titre du film) questionne les grands horizons de l’humanité, elle s’inscrit aussi clairement dans un contexte actuel, les excès délirants du capitalisme néolibéral autoritaire, et une actualité spécifique, la menace mortelle pour la démocratie et pour la vie de centaines de milliers de gens que représente le possible retour de Donald Trump au pouvoir.

Retrouvant le sens du grand spectacle qui a contribué à sa gloire, Francis Ford Coppola met en scène des séquences d’anthologie, scènes de foules, scènes de délire spectaculaire marchand, scènes d’hallucination, scènes intimes dans des décors grandioses. Cette manière de composer sa fresque comporte incontestablement une forme d’emphase, où se combinent affichage surligné des partis pris formels et grandes interrogations sur l’humanité comme elle ne va pas.

Car le spectacle, dont une forme particulièrement perverse est sa mise en œuvre par la guerre, le vrai sujet d’Apocalypse Now (1979), mais dont les extravagances où circenses prend volontiers le pas sur panem pour fabriquer la servitude volontaire des consommateurs, est un des thèmes récurrents de Francis Ford Coppola. Il reste ce cinéaste qui n’a cessé d’explorer les possibilités de dévoyer les puissances du show comme carburant d’un business inégalitaire et sanglant, celui qui règne sur le monde entier.

Le maire Cicero (Giancarlo Esposito). D’un monde qui s’effondre naîtra-t-il un monde nouveau? | Caesar Films LLC / Le Pacte

Relativement complexe, le conflit politique mis en mouvement par le film oppose violemment trois pôles distincts. Il y a celui de la domination politico-financière cynique et destructrice incarnée par les hommes d’affaires (Crassus/Jon Voight, Claudius/Shia LaBeouf). Il y a celui d’une promesse utopique portée par un architecte démiurge et génial (Cesar Catilina/Adam Driver). Et il y a le gestionnaire (Cicero/Giancarlo Esposito) qui préfère composer jusqu’au pire avec les puissants en place.

C’est peu dire qu’aucune de ces options n’est démocratique et en particulier ne représente les idéaux que les États-Unis prétendent, contre l’évidence, incarner à la face du monde. Celui qui a fait de la mafia la métaphore explicite et lyrique de l’organisation des pouvoirs dans son pays le sait mieux que quiconque, lui qui a aussi été écrasé par le pouvoir des oligarques hollywoodiens.

Il faut dès lors entendre la dimension ironique dans la représentation du cinéaste en architecte visionnaire armé d’une substance magique, qui lui aurait valu des Palme d’or –pardon, le prix Nobel.

L’utopie de la maîtrise du temps

Francis Ford Coppola croit toujours au pouvoir transformateur de la création. Il a payé cher pour savoir que cela reste une utopie, ce qui n’implique pas qu’il faille y renoncer. Alors il continue de payer, fiançant lui-même son poème épique à la gloire des possibles.

La méditation sur ce que sont, pourraient ou devraient être les artistes au sein de la société se nourrit aussi d’un autre thème majeur qui hante l’auteur de Coup de cœur (1982), de Peggy Sue s’est mariée (1986), de Jack (1996), de L’Homme sans âge (2007): la maîtrise du temps.

S’il est explicitement question de politique, d’urbanisme et à l’occasion d’autres arts, le cinéma comme référence et comme dispositif est d’ailleurs une ressource constamment mobilisée, y compris avec une petite invention parfaitement détonante qui surgir au cours de la séance.

Le démiurge (Adam Driver), alter ego ironique du cinéaste, et Julia (Nathalie Emmanuel), capable de franchir les gouffres. | Caesar Films LLC / Le Pacte

Mais si les coups de chapeau à Alfred Hitchcock, à Federico Fellini, à Fritz Lang, à Abel Gance, à Orson Welles participent du jeu à multiples entrées que Francis Ford Coppola propose à son public, l’ultime grande référence demeure néanmoins Le Dictateur de Charlie Chaplin. Et plus exactement le grand discours que le cinéaste-acteur, prenant pour la première fois la parole à l’écran, adressait en 1939 aux spectateurs sur la montée du nazisme et la guerre qui venait.

Que, largement inspiré de celui-là, le discours d’Adam Driver à la fin de Megalopolis, en appelant aux hommes et femmes de bonne volonté, mais cette fois avec le renfort d’une technologie miracle, soit pour l’essentiel aujourd’hui inaudible, sinon ridicule, est l’une des plus judicieuses et des plus douloureuses questions soulevées par le film.

Megalopolis
De Francis Ford Coppola
Avec Adam Driver, Giancarlo Esposito, Nathalie Emmanuel, Aubrey Plaza, Shia LaBeouf, Jon Voight, Laurence Fishburne
Durée: 2h18
Sortie le 25 septembre 2024

«Emmanuelle» d’Audrey Diwan

Inévitablement, le troisième long-métrage de la cinéaste révélée par L’Evénement (2021) s’avance sous les ombres portées d’un livre très célèbre et d’un film devenu phénomène de société du fait de son triomphe commercial, et de la manière dont il aura symbolisé la parenthèse permissive sur les grands écrans, même s’il en donnait une version très édulcorée par rapport aux films pornographiques qui fleurirent sur les boulevards de France avant d’être renvoyés aux marges du X durant les giscardiennes années 1970.

6Emmanuelle (Noémie Merlant) et l’homme qui ne dort jamais dans sa chambre (Will Sharpe). | Pathé Films

Et tout de suite, on voit qu’Audrey Diwan a trouvé de belles et stimulantes réponses. Les chapitres d’ouverture du livre, et leur transposition à l’écran par Just Jaeckin, étaient une sorte de bastion d’un érotisme hyper formaté, chic et macho –que viendrait ensuite renforcer l’exotisme frelaté des tribulations de l’héroïne en Thaïlande. Aux fantasmagories aguicheuses en cabine première classe d’un avion qui ouvrent le roman et le film de 1974, celui de 2024 répond par une franchise brutale et expéditive, qui n’esquive rien et ne se complaît à rien.

La manière d’exister à l’écran du personnage telle que la joue, tendue et opaque, Noémie Merlant, contribue à déjouer les rapports d’infériorité où sont assignées pratiquement toujours les femmes dans les films de sexe, sans pour autant faire d’elle un mec en robe de luxe, solution simpliste et finalement toujours viriliste de tant de films «féministes».

À peine atterrie, pas à Bangkok mais à Hong Kong, femme autonome et de pouvoir et non épouse à initier en la dominant, l’Emmanuelle d’Audrey Diwan polarise autour d’elle des relations autrement plus complexes que la seule mécanique à fantasme (du lecteur ou spectateur).

Hautaine contrôleuse qualité dans un hôtel de grand luxe, elle circule chargée d’une électricité qui ne sait comment se décharger –dans le plaisir ou l’exercice de la puissance ou même l’affection. Autour d’elle, la patronne de l’hôtel qu’elle est chargée de piéger (Naomi Watts, parfaite dans un rôle faussement secondaire), une escort-girl chinoise et un mystérieux homme d’affaires japonais font s’exhaler de multiples rapports (de séduction, de désir, de curiosité, de jeu, de domination, de danger…). (…)

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Cannes 2024, jour 10: «Viet and Nam», «Black Dog», «All We Imagine as Light», lumières d’Orient

Face à face et côte à côte, interchangeables et différents, Viet et Nam, attachés à leur terre et devant partir au loin.

Signés Truong Minh Quý, Guan Hu ou Payal Kapadia, ces films outsiders à plus d’un titre, eux-mêmes consacrés à ceux et celles que leurs sociétés marginalisent, font partie des plus belles découvertes sur la Croisette.

Si l’Extrême-Orient a été représenté au plus haut niveau par Caught by the Tides de Jia Zhangke, ce film est loin d’être le seul à incarner le meilleur du cinéma asiatique relativement bien présent sur la Croisette.

Trois découvertes venues à nouveau de Chine, mais aussi du Vietnam et d’Inde, participent de cet ensemble de propositions. Signés de réalisateurs et réalisatrices encore peu repérés (du moins en Occident: s’il s’agit du premier long-métrage de Truong et du deuxième de Kapadia, Guan a signé des productions à succès en Chine), ces films par ailleurs très différents ont en commun de concerner des personnes et des groupent sociaux soumis à de multiples formes de discriminations, et aussi à chaque fois de s’inscrire dans un ou des espaces géographiques, historiques et sociaux riches de sens.

«Viet and Nam» de Truong Minh Quý (Un certain regard)

C’est en grande partie pour cela que dix jours durant on regarde quatre ou cinq films par jour, s’appuyant du bout des doigts ou prenant repos sur des propositions de cinéma comme autant de prises plus ou moins solides d’une longue escalade. Pour qu’à un moment apparaisse, sans aucun signe annonciateur ni repère connu, une merveille d’émotion, d’inscription juste dans les territoires du réel et de l’imaginaire.

Lequel est Viet et lequel est Nam? Le film se terminera sans qu’on soit bien sûr, et cela n’importe pas. Car au-delà du jeu de mots pas du tout gratuit qui fait de l’union de leurs deux prénoms le nom de leur pays, avec claire suggestion de l’assemblage (du Nord et du Sud) qui a fait le Vietnam tel qu’il est aujourd’hui, cette aventure ô combien incarnée et singulière des deux jeunes hommes ainsi nommés est aussi celle d’une nation.

Cela a commencé par deux scènes extraordinaires, toutes deux liées au motif récurrent dans le film de la surface et de ce qui se trouve dessous.

Nam et Viet, sous la terre comme au ciel. | Nour Films

La magique séquence d’ouverture est indécidablement située au fond d’une mine de charbon et sous une voute céleste scintillante. Là s’unissent, par le geste et par la parole, ces deux garçons dont on voit les visages et les torses nus, ces peaux maculées et fragiles.

Les relations entre humains du même genre sont légion au programme de Cannes cette année, aucun autre film ne trouve d’emblée une telle sensualité, et une telle capacité à la frontalité des rapports physiques sans exhibitionnisme ni surcharge déclarative. Ils sont ensemble, ils vivent, s’aiment, survivent dans un cosmos à la fois onirique et très réaliste, c’est très beau.

La seconde scène n’est pas montrée, mais racontée par Nam à Viet: la façon dont des passeurs font traverser un fleuve frontière lové dans un sac transparent porté par une nageuse aguerrie à cet exercice.

Le candidat à l’émigration clandestine est immergé sous la surface, et témoin d’un extérieur aquatique hors d’atteinte et dangereux, soumis à des forces qu’il ne contrôle pas –le fleuve, la nageuse, l’organisation du trafic humain, le destin du migrant lorsqu’il aura passé.

Entre tendresse des deux garçons, mineurs de charbon et amis aux chemins qui vont diverger, dureté d’une existence au quotidien et omniprésence douloureuse de ce que la guerre, l’interminable succession de guerres (contre les Japonais, les Français, les Américains) a laissé, le film ne cesse de mettre en relation ce qui se trouve en surface à ce qui se trouve dessous –avec toutes les métaphores qu’on voudra.

En dessous, sous terre et dans les mémoires, il y a aussi les restes des combattants morts sans sépulture et que recherchent les familles, entre célébration officielle des héros des guerres de libération nationale et chamanisme. En dessous, à fleur de sol et d’oubli, il y a des millions de munitions états-uniennes pas explosées, sinistrement affublées de noms de fruits (goyave, ananas, pamplemousse…) et qui, des décennies après, peuvent encore tuer.

Pour prendre en charge toutes ces dimensions, Truong Minh Quý, jeune cinéaste vietnamien venu du monde des arts visuels comme l’aîné dont on le rapprocherait le plus volontiers, Apichatpong Weerasethakul, invente une mise en scène «liquide», en phase avec l’élément qui circule sous de multiples formes dans ses images somptueuses.

La pluie, les infiltrations, le fleuve, la mer, mais aussi la douceur des gestes et la délicatesse des phrasés unifient ce récit à la fois halluciné et ancré dans l’histoire du pays comme dans l’imaginaire amoureux de ses deux personnages.

«Black Dog» de Guan Hu (Un certain regard)

Là aussi, un élément domine, exactement à l’opposé. Dans cette zone désertique de l’ouest chinois, la sécheresse, la poussière et le vent sont le lot de chaque jour. C’est un territoire bien réel, hanté par une autre désertification, économique (la fermeture des puits de pétrole qui ont fait vivre cette région du désert de Gobi), en plus des effets violents du réchauffement climatique.

Là revient le taiseux Lang, sorti de prison après avoir purgé une peine qui n’a pas assouvi la soif de vengeance d’un clan qui l’accuse d’avoir tué un des siens. Paysage de ville fantôme et figure de western, où le héros taciturne chevauche avec virtuosité sa moto, lui qui fut un acrobate réputé sur ces engins, Black Dog est aussi un conte fantastique dont nombre des protagonistes sont des animaux.

Les deux «chiens noirs» du film, devenus complices. | Memento Distribution

Une horde de chiens qui disputent aux humains le contrôle d’une partie de la ville. Parmi eux survit en lonesome hero canin la figure singulière du quadrupède maigre et noir, source de peurs et de fantasmes, que désigne le titre.

Celui-ci renvoie à lui autant qu’au paria à moto qui le recueillera. Ils habitent le film avec autant de présence mi-réaliste, mi-onirique que la famille des prospères marchands de viande de serpent, ou le tigre de Mandchourie, dernier hôte prestigieux d’un zoo en voie de désintégration.

C’est dans la circulation, onirique, brutale, souvent aussi humoristique, entre tous ces éléments que l’aventure à la fois tendue et farfelue de Black Dog trouve son énergie.

Il franchit ainsi d’improbables ravins, par les détours de la fiction jouant sur de multiples claviers comme dans son rapport intense, matériel, aux réalités de ces lieux inhospitaliers, à plus d’un titre en marge –y compris de ce que montre d’ordinaire le cinéma chinois.

«All We Imagine as Light» de Payal Kapadia (Compétition officielle)

En travelling fluide le long de la voie ferrée et des trottoirs puis dans la ville immense et surpeuplée (Mumbai), la séquence d’ouverture est à la fois inscription dans un espace humain et proposition formelle que tiendra tout le film.

Conçu comme une succession de volutes qui se déploient peu à peu autour de trois personnages principaux, trois femmes qui travaillent dans le même hôpital (deux infirmières et une cuisinière), All We Imagine as Light trouve dans ce mouvement, narratif autant que visuel, la manière d’approcher la singularité de l’histoire des trois femmes, comme ce qui les inscrit dans des enjeux communs à elles trois –et communs à des millions d’autres dans ce pays.

Prabha (Kani Kusruti) fraye son chemin de femme seule dans la métropole sans bienveillance. | Condor Distribution

Avec un art aussi consommé que dépourvu d’effets de style affichés, la jeune réalisatrice découverte à Cannes il y a deux ans avec le beau Toute une nuit sans savoir (à la Quinzaine des cinéastes) réussira ensuite un geste similaire de déplacement fluide pour sortir de la métropole.

Réunissant, au-delà de tout ce qui les différenciait, les trois femmes pour une expédition au bord de l’océan, le film organise avec la même fluidité attentive, incarnée dans des gestes, des matières et des lumières, des possibilités de réponse aux multiples contraintes et violences qui s’imposent aux femmes indiennes.

Le phénomène est d’autant plus ample et sensible qu’il concerne des personnes vivant dans ces environnements sociaux intermédiaires (ni riches ni misérables) dont relèvent Prabha, dont le mari est parti travailler à l’étranger, Anu, amoureuse d’un musulman, Parvati, contrainte de retourner au village où la menacent des promoteurs margoulins.

Anu (Divya Prabha), qui doit en permanence cacher sa relation avec Shiaz (Hridhu Haroon), son amoureux musulman. | Condor Distribution

Cette vaste batterie de caractéristiques sociales et de phénomènes d’assujettissement et de possibles libérations, même partielles, pour être bien présente dans les parcours des trois femmes, n’en devient jamais le sujet explicite.

C’est ce caractère organique des enjeux de société incarnés par trois femmes qu’on apprend peu à peu à connaître comme des individus, qui fait la force et la beauté du film.

«Wajib», «Phong», «L’Insoumis», trois échappées sur grand écran

Venus de Nazareth, de Hanoï ou d’un lointain passé, signés par la Palestinienne Annemarie Jacir, le couple franco-vietnamien Tran Phuong Tao et Swann Dubus ou Alain Cavalier, trois films à dénicher parmi les (trop) nombreuses sorties de cette semaine.

«Wajib»

La réalisatrice palestinienne Annemarie Jacir a beaucoup à exprimer sur l’état de l’endroit où elle vit. Cela se comprend. Cette urgence limite sa disponibilité à explorer ce que le cinéma pourrait justement apporter à ce qu’elle tient à faire entendre.

Wajib, son troisième long métrage, est ainsi ce qu’on nomme un film de dispositif: un principe de base organise la succession de situations. Et ces situations sont destinées à illustrer les informations que la réalisatrice entend faire passer.

Mohammed et Saleh Bakri, père et fils à la ville comme à l’écran (©jbaproduction)

Le dispositif est ici la tournée dans les différents quartiers de Nazareth, la plus grande ville arabe d’Israël. Tournée qu’effectuent un père et son fils pour inviter la famille et les plus ou moins proches et obligés au mariage de leur fille et sœur. L’occasion de dresser un portrait d’une société laminée par la domination coloniale juive.

Le père, professeur respecté, a depuis longtemps choisi de négocier «au moins pire» avec les autorités, tout en respectant les règles traditionnelles de cette communauté qui compte presque autant de chrétiens que de musulmans. Le fils, qui vit en Europe, incarne à la fois le maintien d’un esprit de résistance antisioniste et une idée de l’existence plus moderne.

Les personnages sont interprétés par deux acteurs palestiniens connus, Mohammed et Saleh Bakri, qui sont véritablement père et fils. À l’instar du film dans son ensemble, ils jouent de manière si signifiante que ce lien qui aurait pu être troublant, déstabilisant, reste un simple artefact.

Bande annonce du film. 

Au fil des visites, des conflits, des rebondissements, se compose donc une succession de vignettes dont on ne discutera pas la pertinence, mais qui risqueraient de relever davantage d’un théâtre d’intervention. Heureusement, le cinéma est un allié qui agit même quand on ne compte guère sur lui. (…)

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La section Schoendoerffer

«La Section Anderson», documentaire du cinéaste disparu cette semaine, est une œuvre majeure

Pierre Schoendorffer est mort le 14 mars à 83 ans. La guerre et le cinéma auront été le deux grandes affaires d’une vie placée sous le signe de la fin de l’empire colonial français. La guerre, il l’a faite en même temps qu’il la filmait, comme opérateur en uniforme en Indochine où il sera prisonnier du Vietminh après la victoire de Dien Bien Phu.

Des films, il en a fait, quatorze longs métrages depuis La Passe du diable inspiré de son modèle, Joseph Kessel, jusqu’à Là-haut, un roi au dessus des nuages (2004), retour sur son propre parcours par le biais d’une aventure exotique, dans le passé aussi bien que dans les lointains asiatiques. Le Crabe tambour (1977) et L’Honneur d’un capitaine (1982) seraient les titres les plus marquants d’une œuvre estimable, si par deux fois les deux grandes affaires de la vie de Schoendoerffer n’avaient fusionné, en deux moments exceptionnels.

Le premier est réputé de fiction et le second documentaire, mais la proximité entre La 317e section (1965) et La Section Anderson dépasse et interroge ce clivage.

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Frisson vietnamien

Bi, n’aie pas peur de Phan Dang Di.

Quelque chose est en train d’arriver, et on ne sait pas ce que c’est (air connu). D’arriver où ? Au Vietnam. Dans le monde, du fait de ce qui se passe au Vietnam. Dans le cinéma vietnamien. Aucun événement bouleversant jusqu’ici, mais des indices suffisamment nombreux et cohérents pour ne pas laisser place au doute. Bi, n’aie pas peur est, pour le cinéma – mais pas seulement – un de ces indices parmi les plus significatifs, dans ses réussites comme dans ses défauts.

C’est que le premier long métrage de Phan Dang Di est un curieux objet. Construit autour du regard sur son entourage d’un enfant de 6 ans à Hanoï, il ne cesse de recomposer ses personnages (les parents, le grand-père, la tante et quelques autres) selon des enjeux différents, sinon antagonistes. Dans l’usine de blocs de glace qui est un des terrains d’aventure du petit garçon, la caméra ne cesse de basculer d’une captation documentaire aux franges du fantastique à de l’imagerie décorative, pour soudain laisser entrevoir au-delà de la dureté du travail des jeunes gens qui y triment une oppression sexuelle imprévue. Dans la maison familiale délaissée par le père alcoolique et coureur, la circulation des femmes (mère, tante, cuisinière), l’absence du père puis sa présence hostile et imbibée, l’immobilité du grand-père revenu d’un exil opaque pour mourir composent un environnement d’autant plus complexe autour de l’infatigable petit garçon que nous manquons de clés pour identifier le statut de cette famille, comprendre de quoi elle vit ou d’où elle vient.

Dans cette chronique familiale au service d’un roman d’initiation (la découverte du monde par le petit Bi, schéma on ne peut plus classique), les espaces soudain ouverts, dans les rues et les bistrots en plein air mais surtout dans les campagnes, les marais et le bord de mer transformé en désert de blocs de béton surgissent comme des trouées déstabilisante au sein de ce sage récit. Une plante, un animal peuvent à tout moment devenir élément perturbant. Mais ce sont surtout les véritables saillies sexuelles, de plus en plus rapprochées et explicites, qui viennent de manière abrupte perturber le cours du film, et surtout du rapport confortable, mais passablement ennuyeux, qui semblait devoir s’établir avec lui.

Le désir violent du père pour une jeune masseuse, l’accomplissement lascif de ses devoirs conjugaux par la mère malgré l’indifférence de son mari, l’écartèlement de la jeune tante entre l’acceptation du fiancé que l’entourage lui destine et le désir éperdu pour un des lycéens auxquels elle enseigne, ou l’étrange match de foot joué par une bande de garçons nus dans un champ de boue, paroxysme de la présence obstinée de tous les fluides, naturels et humains, dans ce monde entre réalisme, illustration et onirisme, baigné de la sueur de la saison des pluies, n’en finissent plus de déstabiliser le cours d’un film qui se révèle de moins en moins tranquille.

Il en va de même dans sa réalisation. C’est d’abord l’embarrassante joliesse publicitaire des images qui frappe. Ainsi le côté mannequin supermaquillé et superéclairé des acteurs et surtout des actrices : Nguyen Thi Kieu Trinh, qui joue la mère, et Hoa Thuy, qui joue la tante, sont sublimement belles, elles n’ont vraiment pas besoin de ça, et du coup c’est Hoang Phuong Tao, la masseuse, qui devient la présence la plus touchante, parce que le fait son personnage vive dans un univers sordide la libère des affèteries d’image et lui laisse un peu plus d’existence humaine. Il en va de même du trop mignon petit garçon qui tient le rôle-titre, et des mimiques mièvres et autres gadgets « enfantins » (pas les bulles de savon, pitié) qui édulcorent un comportement par ailleurs loin d’être toujours si conforme. Heureusement, ces complaisances sont contredites par des brusqueries de montage, d’inattendues embardées vers une lande déserte, un coït sinistre au terme d’un weekend romantique, le suspens du temps dans la ronde des verres de bière et des conversations sans fin entre hommes saturés d’ennuis et d’alcool, le mystère inexpliqué d’une bestiole dans un pot de chambre…

En 2010, le film de Bui Thac Chuyen Vertiges (d’après un scénario de Phan Dang Di, le réalisateur de Bi) était le premier signe identifié de ce nouveau moment du cinéma vietnamien, et du pays lui-même. Il se distinguait par la recherche outrancière d’un érotisme exotique et décoratif. Bi n’est pas exempt de ces défauts, mais ils sont contrebalancés par un côté beaucoup plus cru, et des « irrégularités » esthétiques qui en grande partie le sauvent.

Ce caractère composite, sinon contradictoire résonne directement avec l’état d’un pays toujours marqué par la guerre, la pauvreté et l’autoritarisme politique et en même temps très avancé dans un développement occidentalisé et mercantile. L’an dernier, un très beau film du cinéaste libanais Mohamed Soueid, My Hearts Beats Only for Her, attestait du « devenir Dubaï » (1) du Vietnam, y compris de Hanoï où surgissent centres commerciaux géants, beach resorts et vastes avenues pour les limousines d’importation. Ce n’est pas ce que filme Phan, mais c’est dans sa manière de filmer. Et si l’injonction du titre incite clairement un petit garçon à envisager l’avenir sans crainte, malgré un présent qui n’a rien de serein ni de rassurant, son « n’aie pas peur » s’adresse clairement au pays lui-même. Et aussi peut-être aux possibles spectateurs étrangers du film, et des suivants qui ne manqueront pas de nous parvenir depuis le Vietnam.

 

(1) Cf. Le Stade Dubaï du Capitalisme de Mike Davis (éditions Les Prairies ordinaires).