«La Voix de Hind Rajab», un film bouleversant et nécessaire

Sur la vitre du bureau de celui qui essaie de la sauver, une photo de la petite fille qui lui parle face aux mitrailleuses israéliennes.

Reconstitution du calvaire d’une gamine de 6 ans assassinée par les Israéliens, le film de Kaouther Ben Hania associe au plus juste les puissances du documentaire et de la fiction.

La petite fille va mourir. Il n’y a pas de suspens. Un des avantages de l’immense écho qu’a suscité le film lors de son passage dans d’innombrables festivals où il est partout ovationné et récompensé est d’avoir rendu publique l’issue de la tragédie qu’il reconstitue.

«Tragédie», en effet au sens où un événement atroce devient manifestation d’une horreur infiniment plus vaste. Et même tragédie au sens de la rigueur de la construction, de l’organisation du temps et de l’espace, du caractère implacable de l’enchaînement des faits.

Mais pas tragédie au sens où l’issue fatale serait le fait du destin. Aucune entité abstraite ou surhumaine ici, mais des assassins bien réels: l’armée israélienne, engagée dans une guerre génocidaire toujours en cours.

La tension et l’implacable

Le 29 janvier 2024, le Croissant-Rouge palestinien, en Cisjordanie, reçoit l’appel téléphonique d’une petite fille de 6 ans. Elle est dans une voiture dont tous les autres occupants sont morts après avoir été mitraillés par un char de Tsahal.

Terrorisée, entourée des cadavres des siens, elle va appeler à l’aide durant plusieurs heures, parlant avec quatre bénévoles qui tentent de la rassurer tout en essayant d’obtenir l’autorisation de passage d’une ambulance pour aller la chercher. Quand cette autorisation est enfin obtenue, ils suivent sur leurs écrans la progression du véhicule, localisé par GPS.

Interprétés par Saja Kilani et Motaz Malhees, la docteure Ranah Hassan Faqih et le bénévole Omar A. Alqam, qui dialoguent avec Hind Rajab, tentent de la rassurer. | jour2fête

Jusqu’à ce que, juste avant l’arrivée des sauveteurs, les Israéliens tuent la petite fille et les deux secouristes de l’ambulance, Yusuf Zeino et Ahmed al-Madhoun.

De cet enchaînement de faits, nous entendons la trace réelle: l’enregistrement de la voix de cette enfant qui s’appelait Hind Rajab Hamada, enregistrement archivé par le Croissant-Rouge. De cet enchaînement de faits, nous voyons la reconstitution, par des acteurs, qui rejouent ce qu’ont dit et fait les interlocuteurs de Hind.

Ce n’est pas malgré, mais avec l’absence de suspense que le film de Kaouther Ben Hania est un film important. Cela tient à la tension extrême entre la violence dramatique de ce qu’il rend visible et la connaissance du caractère implacable de ce qui est en train d’advenir –de ce qu’il est advenu durant plus de deux ans à des dizaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, et qui continue en ce moment malgré le cessez-le-feu.

À l'écran, le signal audio tandis qu'on entend la voix de Hind Rajab, qui supplie qu'on ne l'abandonne pas. | Capture d'écran Jour2Fete Distribution via YouTube

À l’écran, le signal audio tandis qu’on entend la voix de Hind Rajab, qui supplie qu’on ne l’abandonne pas. | Capture d’écran Jour2Fete Distribution

Cette tension violente concerne les monstruosités commises à Gaza par les Israéliens, mais aussi, mais surtout les aveuglements et les impuissances, ici et maintenant. Elles accusent les dirigeants du reste du monde coupables de complicité active avec les criminels sionistes. Elles soulignent le mélange de paralysie, d’indifférence et de fatalisme de la majorité des citoyens un peu partout, notamment en France.

L’importance de la durée et de la forme

Mobilisant ensemble les ressources du documentaire (la voix enregistrée) et de la fiction (les scènes rejouées par des acteurs), la cinéaste tunisienne construit une proposition dont la puissance tient, aussi, à la durée du film.

En dix minutes, l’histoire de Hind et de celles et ceux qui tentent de la sauver serait un coup de massue émotionnel, sidérant de violence.

En une heure et demi, c’est, à partir d’émotions intenses et qui ne sont en rien diminuées par l’absence de suspense, mais au contraire adressées aux véritables enjeux, une invitation à questionner un vaste ensemble de comportements, qui ne concerne pas uniquement ce carrefour au coin de deux rues réduites en cendres de Gaza, où une enfant suffoque de terreur entourée des cadavres de sa famille.

Avec ce film, Kaouther Ben Hania poursuit un travail de recherche singulier avec les moyens du cinéma, travail qui développe les propositions de deux de ses précédents films, Le Challat de Tunis et Les Filles d’Olfa. Un travail des sens et de la pensée, de la croyance et de la raison, où la mise en jeu problématisée des apports de la fiction et du documentaire explore des voies inédites, entrebâille d’autres modes de compréhension.

Il pourra semble déplacé, voire indécent, de s’occuper de procédés cinématographiques en regard de l’horreur que raconte le film, l’horreur de l’événement lui-même et celle du contexte des crimes de masse dans lequel il s’inscrit.

Actrices et acteurs pour incarner une réalité d'événements et de sentiments. | Jour2Fête

Actrices et acteurs pour incarner une réalité d’événements et de sentiments. | Jour2Fête

Mais face à la tétanie que finit toujours par susciter l’accumulation des atrocités, phénomène qu’on ne connait que trop bien et que reconduisent ad nauseam les médias, il est au contraire possible, et souhaitable, que des recherches formelles entretiennent la singularité des regards, de nos regards, la singularité des sensibilités. Ce fut, il y a soixante-dix ans, la grande leçon de Nuit et Brouillard d’Alain Resnais, à qui on reprocha son formalisme. Elle est toujours valable aujourd’hui. (…)

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«Put Your Soul on Your Hand and Walk», du miracle au crime, et après

Sur le fond d’écran du téléphone de Sepideh Farsi, la photographe gazaouie Fatma Hassona (en haut) et la réalisatrice iranienne en pleine conversation.

Au-delà de l’émotion suscitée par la mort de son héroïne palestinienne, tuée par l’armée israélienne en avril, la sortie du film de Sepideh Farsi permet la découverte d’une œuvre singulière et nécessaire.

L’assassinat de la jeune photographe palestinienne Fatma Hassona par l’armée israélienne, le 16 avril 2025, au lendemain de l’annonce de la sélection au Festival de Cannes du film qui lui est consacré, a suscité une légitime émotion. Les crimes innombrables et anonymes commis –avant et depuis– au cours de la guerre génocidaire actuelle dans la bande de Gaza y trouvent une personnification atroce et nécessaire.

Mais cette fonction inédite et sinistre du film ne doit pas le faire disparaître en tant que tel, pour tout ce qui s’y active de singulier. La jeune femme surnommée «Fatem», le parcours et les décisions de la cinéaste iranienne Sepideh Farsi, les choix de mise en scène, y compris sous le poids de circonstances écrasantes mais comme réponses de cinéma, font de Put Your Sould on Your Hand and Walk un film puissant et fragile, nécessaire.

«Un miracle a eu lieu lorsque j’ai rencontré Fatma Hassona, en ligne, par un ami palestinien. Depuis, elle m’a prêté ses yeux pour voir Gaza pendant qu’elle résiste et documente la guerre. Et moi, je suis en lien avec elle, depuis sa “prison de Gaza” comme elle dit. Nous avons maintenu cette ligne de vie pendant plus de 200 jours. Les bouts de pixels et sons que l’on a échangés sont devenus le film», écrivait la réalisatrice en avril dernier, quand elle croyait pouvoir présenter ce film à Cannes en compagnie de celle qui occupe l’écran.

Cinéaste iranienne depuis longtemps exilée en France, autrice de films –fictions, documentaires, film d’animation (La Sirène, 2023)– le plus souvent consacrés à la situation dans son pays, Sepideh Farsi a aussi été présente dans d’autres lieux où la souffrance des humains se concentre, notamment les camps grecs où sont parqués des milliers de candidats à la migration.

C’est respecter et Sepideh Farsi et Fatma Hassouna que de ne pas faire disparaître leur film sous la colère et la douleur qu’inspire ce crime.

Dans la tension extrême du massacre en cours dans la bande de Gaza, mais aussi dans la joie affirmée comme un défi de Fatma Hassona et dans l’intelligence complice entre les deux femmes, la réalisatrice de Téhéran sans autorisation (2009) et de Demain, je traverse (2019) a fait exister Put Your Soul on Your Hand and Walk, qui a été présenté à Cannes par l’Association du cinéma indépendant pour sa diffusion (ACID).

L’atrocité qui s’est jouée aussitôt après l’annonce de la sélection du film –le meurtre de Fatma Hassona et de plusieurs membres de sa famille par l’armée israélienne, qui avait «ciblé» la jeune femme d’après le collectif de chercheurs indépendants Forensic Architecture– a provoqué une intense émotion, qu’il importe de ne pas laisser s’éteindre.

Mais c’est respecter et Sepideh Farsi et Fatma Hassona que de ne pas faire disparaître leur film sous la colère et la douleur qu’inspire ce crime. Principalement composé d’enregistrements des échanges entre la cinéaste et la photographe sur WhatsApp et Telegram, il est dominé par ce sourire que la photojournaliste palestinienne arbore presque tout le temps, y compris en évoquant les maisons rasées, les corps déchiquetés.

Le sourire de Fatima «Fatem» Hassouna, acte de résistance. | New Story

Le sourire de Fatma «Fatem» Hassouna, acte de résistance. | New Story

Que ce qu’incarnait cette jeune femme continue d’exister

Devant ce sourire, on songe à une scène de Je suis toujours là de Walter Salles (2024) où, après que son mari a été torturé à mort par la dictature militaire brésilienne, la mère décide que sa famille n’apparaîtra publiquement que le sourire aux lèvres. Mais Fatem ne se résume pas à une jeune femme qui sourit.

Lucide, capable de mobiliser l’humour comme l’analyse, autrice d’images fortes qui émergent de la masse de représentations des ruines sans fin résultant du pilonnage incessant de Tsahal depuis près de deux ans sur les quartiers habités, Fatma Hassona n’est pas qu’une icône de résistance au quotidien au moment où elle est filmée, devenue depuis une image de martyre.

Dans le film, où apparaissent plusieurs de ses images, elle est aussi une artiste et une journaliste –donc en danger redoublé, puisqu’Israël a tué au moins 220 journalistes palestiniens dans la bande de Gaza depuis le début de la guerre, selon Reporters sans frontières. Un choix de ses photos, accompagnées notamment d’une partie de son dialogue avec Sepideh Farsi, vient d’être publié aux Éditions Textuel sous le titre Les Yeux de Gaza, après avoir été exposées dans de nombreuses galeries et au festival Visa pour l’image, la grande manifestation annuelle du photojournalisme, à Perpignan.

Une des photos de Fatima Hassouna qui figurent dans Put Your Soul on Your Hand and Walk. | Capture d'écran New Story via YouTube

Une des photos de Fatma Hassona qui figurent dans Put Your Soul on Your Hand and Walk. | Capture d’écran New Story

Fatma Hassona était aussi une jeune femme vivante, active, curieuse, qui s’occupait de sa famille, animait des ateliers pour les enfants dans une école voisine à moitié détruite, allait se marier quelques jours après la présentation du film. (…)

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Sepideh Farsi : « Être photographe était à ses yeux inséparable de l’impératif de capter le génocide en cours »

Juste après l’annonce de la sélection au Festival de Cannes de Put Your Soul on Your Hand and Walk, où la jeune photographe gazaouie Fatma Hassona raconte son quotidien dans l’enclave soumise à la guerre génocidaire, la jeune femme et sept membres de sa famille sont ciblés et assassinés par l’armée israélienne. La légitime émotion suscitée par ce crime depuis ne saurait faire oublier la richesse de ce qui se joue dans le film de la cinéaste iranienne exilée, film qui sort en salles le 24 septembre.

Le meurtre perpétré par Tsahal (et documenté depuis par Forensic Architecture) a, inexorablement, amené Sepideh Farsi à changer la fin de son film. Mais même avant cela, Put Your Soul on Your Hand and Walk était déjà, en même temps qu’un témoignage bouleversant, une proposition singulière de cinéma, porteuse de certaines des manières dont celui-ci peut prendre en charge une tragédie contemporaine comme le génocide en cours en Gaza. Le film possède ces qualités du fait de la personnalité de celle, Fatem, qui raconte à la fois le quotidien de la survie sous les bombes à Gaza, ses propres activités et ses rêves, et aussi grâce à la relation singulière avec celle qui la filme. Et il s’appuie sur des choix de mise en scène qui en intensifient la puissance, quand bien même ils sont dictés par la violence extrême que subit Fatem et par les difficultés techniques de la réalisation. La richesse de ce que propose Put Your Soul tient à l’impressionnante présence visuelle de la jeune femme, à la finesse de la réalisatrice y compris dans la façon de se positionner, en référence à son propre parcours, vis-à-vis de celle avec qui elle ne communique que par écrans d’ordinateur ou de téléphone interposés. Elle tient aux sensations transmises par les sons, et aussi aux photos prises par Fatem dans Gaza martyrisée, et qui scandent les échanges sur Telegram ou sur Signal. Toutes ces dimensions en font une contribution importante à l’invention au présent des réponses, nécessaires, même si à jamais insuffisantes, que les films construisent en termes de possibilités de ne pas baisser les bras, et les caméras, face à la terreur. J-M.F.

Vous dites dans le film que « Rencontrer Fatem a été comme un miroir ». Comment a eu lieu cette rencontre avec Fatem Hassona ? Et en quoi y avez-vous perçu cet effet miroir ?
La rencontre elle-même est en partie due à un hasard. À l’origine, j’ai éprouvé le besoin de faire entendre la voix des Palestiniens, qui était presque totalement absente du récit de ce conflit dans les médias, depuis le début. Je suis partie au Caire en espérant pouvoir entrer à Gaza en passant par Rafah, mais c’était impossible. J’ai donc commencé à filmer des réfugiés palestiniens arrivant de Gaza. Jusqu’à début avril 2024, certains pouvaient encore sortir, en payant 8 000 dollars par personne ! J’ai été accueillie par une famille gazaouie et l’un de ses membres, Ahmad, m’a parlé d’une amie photographe qui vivait dans le nord de Gaza.

La rencontre avec Fatem engendre-t-elle aussitôt l’hypothèse d’en faire un film, sous cette forme-là ?
L’idée de faire un film à distance a commencé très vite. J’avais déjà réalisé un film tourné avec un téléphone portable, Téhéran sans autorisation, en 2009. Le principe de mettre en œuvre un film à distance s’est imposé dès notre première rencontre. Décisif pour le film, l’impératif d’un cinéma d’urgence, qui dépasse les obstacles physiques. Il fallait tout garder. Je n’ai pas su d’emblée que ces images de conversations visio seraient le cœur du film, j’ai commencé avec une logique d’archives au présent, mais l’idée s’est imposée rapidement. Et Fatem a été partante immédiatement.

Pouvez-vous revenir sur cet aspect « miroir » que vous évoquez ? Votre œuvre est principalement consacrée à l’Iran, et aux Iraniens, y compris en exil comme vous-même, jusqu’au récent film d’animation La Sirène. Ce qui se passe à Gaza peut susciter le besoin de faire un film pour tout cinéaste, mais voyez-vous une continuité entre votre propre parcours et la mise en œuvre de ce film ?
L’enfermement subi par Fatem, le fait qu’elle n’ait jamais pu sortir de Gaza malgré son désir de voir le monde résonnait avec mon sentiment, inversé, d’être, comme exilée, enfermée à l’extérieur de mon pays. Je ne confonds ni ne compare absolument pas son sort, infiniment tragique, et le mien, mais ces situations suscitaient ce que j’ai perçu comme un jeu de miroir. Aussi parce qu’elle et moi fabriquons alors des images face aux événements que nous subissons, et également parce que, même si de manière très différente, nous sommes dans un environnement où être engagée ne va pas de soi pour des femmes.

Dans le film, les échanges avec Fatem commencent le 24 avril 2024. Que s’était-il passé avant ?
C’est littéralement la première fois qu’on se voyait. Le téléphone était à l’horizontale, et instinctivement je l’ai tourné et j’ai commencé à enregistrer. J’étais très consciente que ce moment était unique. Il y avait, omniprésentes, les difficultés de connexion, qui décuplaient ce sentiment d’une urgence. Auparavant, on avait échangé une fois en audio par Skype, quand Ahmad l’avait appelée et nous avait mises en contact. On avait convenu de tenter cet échange et elle m’avait signalé qu’elle aurait besoin de deux heures pour marcher jusqu’à un endroit pour capter. Les Israéliens ont aussitôt bloqué la connexion Skype, mais d’autres plateformes ont fonctionné. C’est là que tout a commencé. J’ai senti qu’il fallait enregistrer tout ce que je pouvais.

Pourquoi passer à l’image verticale ?
Pour qu’on la voit mieux. Pour mieux cadrer son visage. Et aussi, le smartphone en vertical permettait d’avoir autre chose à sa droite et à sa gauche. Comme par exemple, une partie de mon écran d’ordinateur en arrière-plan, pour montrer d’autres éléments et créer un contexte et du relief dans l’image.

Vous avez donc enregistré des échanges en visio avec Fatem d’avril à début novembre 2024.
Oui, c’est ce qu’il y a dans le film… ce qu’il aurait dû y avoir, avant que je sois amenée à ajouter la séquence finale. Après novembre 2024, nous avons continué à nous parler fréquemment, et j’ai aussi tout enregistré, mais je sentais que ce que j’avais déjà recueilli durant les deux cent premiers jours était suffisamment riche pour bâtir la structure du film. J’avais commencé le montage, je n’arrivais plus à gérer mes émotions et mon énergie entre nos discussions, ce qui se passait sur le terrain à Gaza, et les heures passées seule sur l’écran du montage avec les rushes. Et puis, Fatem, de plus en plus souvent, avait ces moments de désespoir ou de faiblesse physique comme elle le décrit dans le film. J’ai donc cessé d’intégrer les nouveaux entretiens au montage. Mais après l’annonce de son assassinat, ajouter notre dernière conversation m’est apparu comme une nécessité.

Ce que nous voyons dans le film, est-ce l’essentiel de vos échanges durant ces deux cents jours ?
Oh non, souvent, quand la connexion le permettait, nos conversations duraient longtemps, elle m’a beaucoup parlé, de la situation bien sûr, d’elle-même, de sa famille et de ses proches. Seule une petite fraction des rushes figure dans le film. J’ai eu du mal à un moment à trouver sa structure finale. À l’automne, j’ai fait appel à la cinéaste et monteuse Farahnaz Sharifi[1], qui m’a aidée à trouver la forme définitive.

Le film est dominé par la guerre, la violence extrême infligée à tous les habitants de Gaza, mais il donne aussi accès à la vie personnelle de Fatem, sa famille, son travail avec les enfants.
Oui, je ne voulais surtout pas la réduire à sa seule situation géopolitique, au seul fait qu’elle était une Palestinienne sous les bombes à Gaza, mais laisser de la place à cette jeune femme si pleine de créativité, et à la présence si magnétique, pour montrer tous les aspects de son être. (…)

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[1] Farahnaz Sharifi est notamment la réalisatrice de My Stolen Planet, documentaire autobiographique sur son parcours d’Iranienne en exil, qui est sorti en salle le 25 juin 2025.

Gaza au cœur (du grand écran)

La sortie en salle de Once Upon a Time in Gaza participe de la contribution du cinéma au nécessaire maintien de l’attention sur la destruction en cours des vies et des sociétés palestiniennes. Elle se matérialise par un ensemble de films très différents sortis au cours de ces derniers mois. Il s’y joue la minime mais réelle capacité d’agir des formes culturelles, et particulièrement ce que peut activer cet art qu’est le cinéma.

Mercredi 25 juin est sorti dans les salles françaises Once Upon a Time in Gaza de Tarzan et Arab Nasser, prix de la mise en scène dans la section Un certain regard au dernier Festival de Cannes. Thriller mettant aux prises un étudiant, un dealer et un flic, tous palestiniens, il joue avec adresse sur plusieurs registres, celui du film noir, celui de la confrontation entre diverses formes de dominations, la revendication pour des Gazaouis de ne pas uniquement centrer ce qu’ils font, ce qu’ils montrent, ce qu’ils racontent, sur la situation d’oppression qu’ils subissent de la part des Israéliens.

Évidemment réalisé avant le début de la guerre, Once Upon a Time in Gaza mobilisait les codes du film de genre comme arme d’évasion du cachot mortifère dans lequel l’ensemble de ses habitants sont enfermés et opprimés depuis des décennies. Mais, tout aussi évidemment, cette dimension a été rendue au moins pour partie obsolète par la situation qui prévaut depuis plus de 600 jours. Cela ne disqualifie pas le film des frères Nasser, mais lui donne une autre résonance. Simultanément, sa seule présence en sélection officielle au Festival de Cannes, a fortiori avec ce titre-là, produit d’autres effets, qui s’inscrivent dans une problématique en partie nouvelle dans le contexte du génocide perpétré par Israël à Gaza. Rien, et certainement pas des séances de cinéma en France, n’est à la mesure de ce qui a lieu en Palestine. Sans aucune illusion sur l’ampleur des effets que peuvent avoir des films, et le fait de les montrer, il reste utile d’essayer de comprendre les processus à l’œuvre, et le cas échéant d’y contribuer ou de les renforcer.

Depuis le 7 octobre 2023, un nombre inhabituel de films tournés à Gaza ou en Cisjordanie, ou se référant explicitement à ce qui s’y passe sous le talon de fer de l’emprise coloniale israélienne, a été distribué sur les écrans français. Le premier, Yallah Gaza de Roland Nurier sorti le 8 novembre 2023 conformément à un plan de sortie établi avant l’attaque terroriste du Hamas, est longtemps resté seul, tant la puissance de l’omerta imposée après le 7 octobre sur la violence disproportionnée et croissante infligée aux civils palestiniens a rendu impossible de montrer des films. Ce n’est que de manière indirecte, avec des films tournés en Israël et dont, sans ignorer le contexte, la principale raison d’être était ailleurs, Shikun d’Amos Gitai (6 mars 2024) et La Belle de Gaza de Yolande Zauberman (29 mai 2024), que la région a été présente dans les salles.

Mais, un an après le déclenchement de la guerre, Voyage à Gaza de Piero Usberti (6 novembre 2024), No Other Land de Basel Adra, Hamdan Ballal, Yuval Abraham et Rachel Szor (13 novembre 2024), le film collectif From Ground Zero (12 février 2025), Vers un pays inconnu de Mahdi Fleifel (12 mars 2025), Songe de Rashid Masharawi (2 avril 2025), Un médecin pour la paix de Tal Barda (23 avril 2025) ont fait une des choses, modestes mais pas nulles, que peut le cinéma : montrer, décrire, donner de la visibilité dans un espace public. Et aussi donner des perspectives différentes, des angles d’approche multiples.

À Berlin en février 2024, la présence en compétition de No Other Land, et le fait qu’il ait été récompensé, a déclenché un tollé dans une partie des médias et de la classe politique allemande, avec menaces, procès, et éviction de l’excellent directeur artistique de la manifestation. À Cannes la même année, il était rigoureusement interdit lors des apparitions publiques de faire la moindre allusion aux massacres en cours à Gaza, il a fallu la ruse ironique et courageuse de la star américaine Cate Blanchett, ayant fait jouer la teinte de sa robe, de la doublure de celle-ci et du rouge du tapis pour qu’une fois seulement les couleurs palestiniennes aient une petite visibilité dans ce lieu surexposé. Un an, des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants morts plus tard, l’Oscar attribué à No Other Land, et l’admirable prise de parole du Palestinien Basel Adra et de l’Israélien Yuval Abraham recevant la récompense contribuaient à mettre un peu, un instant, en lumière la tragédie en cours, à Gaza et en Cisjordanie, où est situé leur film. Ce qui valut à Hamdan Ballal d’être lynché par les colons occupant illégalement la Cisjordanie, puis d’être arrêté par l’armée israélienne.

À Cannes cette année, le discours d’ouverture de Juliette Binoche, présidente du jury, a dévolu une place centrale à la situation, en particulier à propos de l’assassinat par l’armée israélienne de la jeune photojournaliste Fatima Hassouna, le lendemain de l’annonce de la sélection à la Cannes, dans le programme de l’ACID, du film de Sepideh Farsi Put Your Soul on Your Hand and Walk qui lui est consacré. Les projections de ce film ont été des moments très intenses, et largement relayés, l’exposition des photos de la jeune Gazaouie, de multiples rencontres et déclarations publiques, ont scandé le festival dont, bien sûr les séances de Once Upon a Time in Gaza. Cette attention s’est maintenue jusqu’au dernier jour de la manifestation, où la Quinzaine des cinéastes a présenté Oui de Nadav Lapid, virulent pamphlet contre la société israélienne présentée comme délirante d’arrogance, d’avidité et de mauvais goût, et comportant une scène documentaire tournée sur la colline d’où les Israéliens peuvent regarder tranquillement le pilonnage de Gaza. Oui sortira en France le 17 septembre 2025, et Put Your Soul on Your Hand and Walk le 24 septembre. Chacun des deux fait, et fera durant tout l’été l’objet de nombreuses « séances spéciales » qui contribuent, de manière plus localisée, au maintien d’une attention autour des crimes de guerre et crimes contre l’humanité en cours en Palestine. L’importance de ces séances tient aussi à ce qu’elles sont l’occasion de rencontres, d’élaborations de réflexions, de projets et d’actions.

Ces films sont différents, leurs puissances d’agir sur les émotions et les esprits sont singulières. Ensemble, ils produisent deux effets supplémentaires. Le premier, évident, est de garder, ou plutôt d’avoir ramené la catastrophe criminelle infligée à la Palestine dans l’espace public, après l’omerta quasi-totale imposée par une grande part de la classe politique et des grands médias. Face à cette tentative d’invisibilisation, et en paraphrasant Neruda à propos de la République espagnole[1], il s’agit d’avoir « Gaza au cœur ». Là non plus, pas question de surestimer l’efficacité ni même l’ampleur de la visibilité que permet les salles obscures, la plupart de ces films ont eu ou auront une carrière publique limitée, et même les Oscars et le Festival de Cannes, les deux vitrines les plus illuminées dans le monde du cinéma, ne parviennent pas à créer des effets de masse au-delà d’un intérêt ponctuel.

Mais dans le champ de la bataille culturelle, on sait que les signaux à bas bruits mais réitérés peuvent avoir des effets. (…)

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De toutes les couleurs, un bouquet de DVD pour l’été

Le Festival de Cannes 2025 ou le paradoxe de la Croisette

Retour critique sur ce qui a été montré au cours de la 78e édition du Festival de Cannes : sélections riches en découvertes et palmarès quasi-irréprochable, mais aussi sur la manière dont cette fête réussie de l’art du cinéma s’est inscrite dans le réalité contemporaine.

Il est impossible de sortir de la contradiction entre le déroulement de cette 78e édition du Festival de Cannes, et le contexte dans lequel elle a eu lieu. Le déroulement, on se risquera à affirmer qu’il a été très proche de ce qu’on peut attendre de mieux d’une telle manifestation. Le contexte, l’état du monde, inutile d’épiloguer. Mais il est possible que cette contradiction, de toute façon inévitable, se soit avérée cette année, à son échelle qui ne faut pas surestimer, un bienfait.

Sélection officielle et palmarès

Cela avait commencé avec l’annonce des membres du jury de la compétition officielle[1], assemblée d’une diversité exemplaire, dont les membres incarnaient d’emblée, par leur œuvre, à la fois une multiplicité d’idées du cinéma et une exigence quant à ses possibilités, bien loin de l’habituelle surreprésentation de vedettes glamour, choisies pour leur éclat sur le tapis rouge. Et cela s’est terminé avec un palmarès proche de la perfection[2], comme Cannes en a rarement connu. Chacune et chacun pourra déplacer à sa guise l’attribution de tel prix à tel film, ceux qui figurent au palmarès témoignent ensemble d’une excellence de la créativité cinématographique mondiale impressionnante.

Ces films viennent d’Iran, de Norvège, d’Espagne (et surtout du Maroc), d’Allemagne, du Brésil, de Belgique, de France et de Chine. Aucun ne peut se réduire à son sujet. Interrogation sur les effets délétères dans toute la société d’une dictature (et pas uniquement dénonciation de celle-ci en tant que telle) avec Un simple accident et L’Agent secret, questionnement de l’articulation entre investissements affectifs individuels, impératifs de l’environnement social et dispositifs de la collectivité (Jeunes Mères et La Petite Dernière), télescopage furieux des catastrophes politiques et écologiques avec les solitudes personnelles et les quêtes solipsistes de radicalité (Sirat), capacités et limites d’un art, le cinéma, à prendre en charge les crises et les zones d’ombre à l’échelle d’une famille (Valeur sentimentale), d’une maison durant un siècle (Sound of Falling) ou d’une projection dans le futur des effets de la modernité (Resurrection), chacun des lauréats invente une forme singulière en interaction directe avec ce qu’il évoque. Et ainsi, du film de Bi Gan et celui d’Oliver Laxe, les plus explicitement audacieux sur les partis-pris de mise en scène, partis-pris d’ailleurs antinomiques, à la frontalité assumée et hyper-attentive des frères Dardenne et de Hafsia Herzi, ou aux puissances d’immersion dans les strates des relations émotionnelles et de rapports de force chez Joachim Trier, Jafar Panahi et Kleber Mendoça, les cadrages, les mouvements de caméra, les rythmes, les couleurs, les relations entre images et sons inventent, travaillent, questionnent. Réalistes, oniriques, contemporains ou situés dans le passé ou dans l’avenir, ou tout ça à la fois, ils sont tous reliés au monde, ce monde-ci, sa matérialité et ses abimes.

Et si on regrettera ici ouvertement que l’admirable et singulier The Mastermind de l’américaine Kelly Reichardt n’ait pas trouvé sa place dans les choix des jurés, ce sera du moins manière de souligner que la qualité d’ensemble de la compétition officielle ne se limite pas aux huit titres récompensés. La cinéaste de Portland poursuit un nécessaire et passionnant travail de mise en crise, par la douceur extrême, des ressorts machistes et dominateurs structurant l’idée même de romanesque cinématographique, elle est si transgressive par rapport aux codes dominants, où les effets de manche font partie du problème, qu’elle continue de peiner à obtenir la place qui lui revient. Et, parmi les autres titres en compétition officielle, le glacial Deux Procureurs de Sergei Loznitsa cartographiant les ressorts matériels et psychique de la dictature stalinienne, le joyeux Nouvelle Vague de Richard Linklater racontant avec un amour irrévérencieux la naissance d’A bout se souffle, Fuori de Mario Martone dissolvant le biopic de l’écrivaine Goliarda Sapienza dans les flux du désir, de l’angoisse et de la révolte, films aussi différents l’un de l’autre qu’on puisse l’espérer, ont été eux aussi des moments mémorables parmi les 22 longs métrages de cette sélection.

Aussi à Cannes

Bien entendu, le Festival, ce n’est pas seulement cette sélection-là, même si elle occupe une place particulière. Il y avait à Cannes cette année 110 longs métrages inédits – on demande pardon de laisser de côtés les courts métrages, les œuvres du patrimoine, les réalisations en réalité virtuelle, et encore les milliers de projets à différents niveaux d’accomplissement, dont le destin se joue au Marché du film. Outre les 22 films de la compétition, l’auteur de ces lignes en a vu 25 autres, parmi lesquels un nombre significatif d’œuvres mémorables. Parmi celles-ci, figure une révélation fulgurante, la fresque post-coloniale du Portugais Pedro Pinto Le Rire et le couteau (à Un certain regard), entièrement filmée au présent en Guinée Bissau. Et, également élaboré sur les enjeux coloniaux, le somptueux et rigoureux Magellan du génial Philippin Lav Diaz (Cannes Première). Ou, aussi classique dans sa forme qu’il soit, Homebound (Un certain regard) de l’Indien Neeraj Ghaywan, premier film à rendre compte de ce qu’a signifié dans les pays pauvres l’épidémie de COVID, c’est-à-dire un massacre de masse, incommensurable avec les souffrances, aussi réelles soient-elles, des habitants des pays riches.

Mais on se souviendra aussi du film d’enlèvement bien moins formaté qu’il n’y parait Highest 2 Lowest de l’Américain Spike Lee (Cannes Première), du délicat et fascinant Miroirs n°3 de l’Allemand Christian Petzold (Quinzaine des cinéastes). Et bien sûr du foudroyant pamphlet de l’Israélien Nadav Lapid Yes (Quinzaine)[3]. Il faudrait, il faudra le moment venu, encore faire place aux documentaires éminemment si personnels et subtils Imago du Tchétchène Déni Oumar Pitsaev (Semaine de la critique) et La Vie après Siham du Franco-égyptien Namir Abdel Messeeh (Sélection ACID).

J’en oublie, évidemment, d’autres festivaliers auront d’autres choix, de toute façon l’immense majorité de celles et ceux qui me lisent n’a pas encore pu voir ces films. Ce n’est pas le sujet ici. Le sujet c’est qu’ensemble, ils composent une affirmation des puissances du cinéma, et dans le cas de cette année de ce qu’on qualifie de cinéma de fiction, tel qu’il s’invente aujourd’hui, un peu partout dans le monde, dans des conditions et avec des perspectives incomparables entre elles, mais qu’un espace comme Cannes est capable de réunir, et est capable de rendre collectivement plus visibles.

La maison Cannes et le monde

Mais bien sûr, le Festival, la Croisette, le Palais et ses abords ne sont pas une bulle hors du monde. (…)

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[1] Le jury, présidé par Juliette Binoche, était composé de l’actrice et cinéaste américaine Halle Berry, de la réalisatrice et scénariste indienne Payal Kapadia, de l’actrice italienne Alba Rohrwacher, de l’écrivaine franco-marocaine Leïla Slimani, du réalisateur, documentariste et producteur congolais Dieudo Hamadi, du réalisateur et scénariste coréen Hong Sang-soo, du réalisateur, scénariste et producteur mexicain Carlos Reygadas et de l’acteur américain Jeremy Strong.

[2] Palme d’or à Jafar Panahi pour Un simple accident, Grand prix à Joachim Trier pour Valeur sentimentale, Prix du jury ex-aequo à Oliver Laxe pour Sirat et à Mascha Schlisky pour Sound of Falling, Prix de la mise en scène Kleber Mendoça Filho pour L’Agent secret, Prix du scénario à Jean-Pierre et Luc Dardenne pour Jeunes mères, prix d’interprétation féminine à Nadia Melliti  dans La Petite Dernière de Hafsia Herzi, prix d’interprétation masculine à Wagner Moura dans L’Agent secret, Pris spécial à Resurrection de Bi Gan.

Cannes 2025, jour 7: «Once Upon a Time in Gaza» et «Alpha», tragédie ou surenchère

 
Ossama, le trafiquant audacieux (Majd Eid) et Yahya l’étudiant devenu acteur malgré lui (Nader Abd Alhay) dans Once Upon a Time in Gaza, d’Arab et Tarzan Nasser.

Quand le film des frères Nasser se confronte à une réalité catastrophique par les puissances de la fiction, celui de Julia Ducournau sature sa dystopie d’effets au risque de la figer.

Un festival de cinéma, ce ne sont pas seulement des films pris un par un après avoir été choisis par des sélectionneurs. C’est aussi un ensemble (une programmation), qui se décline et produit également des effets dans la temporalité particulière dans laquelle il est possible de les découvrir.

Cette généralité a trouvé une déclinaison singulièrement troublante, voire malaisante, avec la succession ce lundi 19 mai du film des frères Nasser, Once Upon a Time In Gaza (Il était une fois à Gaza), dans la section Un certain regard, et de celui de Julia Ducournau, Alpha, en compétition. Ce que chacun d’eux est susceptible d’inspirer ne change pas vraiment, mais le rapprochement intensifie leurs différences, qui sont à la fois sur le rapport au monde et sur le rapport au cinéma.

«Once Upon a Time in Gaza», d’Arab et Tarzan Nasser

Bien qu’entièrement conçu et réalisé avant le déclenchement de la guerre génocidaire menée par Israël dans la région natale des frères Nasser, le film fait à plusieurs titres écho à ce qui s’y passe depuis 591 jours.

Bref ajout de dernière minute, il s’ouvre avec la voix de Donald Trump annonçant son monstrueux projet de «riviera du Moyen-Orient». Celui-ci porte à un tragique niveau de délire l’un des principes porteurs de la fiction que revendique clairement le troisième film des jumeaux gazaouis et qu’affiche son titre.

Ce principe est celui du rapport au romanesque, devenu machine folle au service de l’oppression de ce qui était déjà, et depuis des décennies, un camp de concentration pour deux millions d’habitants, avant de devenir le champ de ruines et de cadavres par dizaine de milliers aujourd’hui. Comme d’autres films tournés avant octobre 2023, Once Upon a Time in Gaza a aussi de facto le mérite de rappeler à quoi la bande de Gaza a ressemblé, un jour pas si lointain.

La fiction comme carburant empoisonné du fonctionnement du système est partout. Elle sert à la manière de raconter l’histoire, à partir du conflit très néo-polar entre un trafiquant de médicaments plein d’assurance et un flic (palestinien lui aussi) manipulateur qui semble sorti d’un film de Martin Scorsese ou d’Abel Ferrara. Et elle est dans le tournage du film dans le film, projet conçu par la propagande palestinienne pour exalter une résistance glorieuse, voire triomphante, tout à fait mythologique.

Yahya (Nader Abd Alhay), étudiant et vendeur de falafels, se retrouve propulsé acteur, interprète d’un héros invincible dans une production supervisée de très près par les autorités, devant jouer des scènes plus édifiantes l’une que l’autre, dans un contexte où plus personne ne distingue la fiction de la réalité. Cette confusion se traduit en particulier par le fait que, faute d’accessoires, les scènes d’affrontement sont tournées avec de vraies armes chargées de vraies munitions. Avec des effets allant du burlesque au drame et surtout à l’absurde.

Les réalisateurs Arab et Tarzan Nasser, eux-mêmes construits comme figures de fiction dans l'environnement réellement dystopique dont ils viennent et où ils filment. | Gabrielle Denisse / Festival de Cannes

Les réalisateurs Arab et Tarzan Nasser, eux-mêmes construits comme figures de fiction dans l’environnement réellement dystopique dont ils viennent et où ils filment. | Gabrielle Denisse / Festival de Cannes

Cet ensemble de dispositifs et de stratégies, qui donne un film bref et tendu, paradoxalement sans rien faire oublier, s’inscrit dans les moyens qu’ont choisi, jusque dans leur apparence, les frères Nasser pour faire exister la Palestine dans le monde par le cinéma.

Y compris avec une dimension d’humour noir et de dérision dans l’importation de codes hollywoodiens dans ce contexte, qui est une manière de ne pas s’effondrer, même cernés par la violence réelle, celle des bombes, comme par celle des propos à la Donald Trump et Benyamin Netanyahou.

Secondairement, avec ce film, le Festival de Cannes qui, l’an dernier, avait banni jusqu’au droit de mentionner la Palestine dans le cadre officiel, complète son inscription dans la réalité actuelle, mobilisée déjà à la fois par le discours d’ouverture de Juliette Binoche et par la présentation à l’ACID, mais qui a amplement dépassé les limites de cette seule sélection, du film consacré à la photojournaliste palestinienne assassinée Fatima Hassouna. Ce n’est pas grand-chose, ce n’est pas rien.

Once Upon a Time in Gaza
De Arab et Tarzan Nasser
Avec Nader Abd Alhay, Majd Eid, Ramzi Maqdisi, Issaq Elias
Durée: 1h27
Sortie le 25 juin 2025

«Alpha», de Julia Ducournau (en compétition)

Si le précédent film trouve le moyen de s’inventer une possibilité en se retenant de toute emphase et de toute surenchère dans le pathos, la fable dystopique de la réalisatrice de Titane fait exactement le contraire. Le résultat est d’autant plus étrange qu’il est évident que tout ce qui compose Alpha est porteur d’émotion, d’idées de mises en scène, de paraboles capables de toucher et d’interroger.

La mère (Golshifteh Faharani) et sa fille Alpha (Mélissa Boros), cernées par les multiples agressions du réel, y compris celles qu'elles s'ingénient à susciter. | Capture d'écran Diaphana Distribution via YouTube

La mère (Golshifteh Faharani) et sa fille Alpha (Mélissa Boros), cernées par les multiples agressions du réel, y compris celles qu’elles s’ingénient à susciter. | Diaphana Distribution

Il est hors de question de croire qu’il s’agit d’une maladresse, d’un excès incontrôlé de cris, de drames, de sautes temporelles, de corps malmenés, de pleurs, de violences, de musique pompeuse, de couleurs désaturées, de thématiques, d’allusions à diverses événements récents…

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Cannes 2025, jour 1: la violence du monde en ouverture, le cinéma quand même

Juliette Binoche au moment où elle prononce le nom de Fatima Hassouna, qui aurait dû être dans la salle mais a été assassinée par l’armée israélienne/Capture d’écran France TV

Jamais le premier festival du monde ne s’était ouvert si explicitement sous le signe des crises contemporaines, avec surtout en ligne de mire Gaza et Donald Trump. Puis les projections ont commencé.

D’ordinaire, les cérémonies d’ouverture du Festival de Cannes privilégient les paillettes, les robes somptueuses, la présence des stars et la promesse d’une dizaine de jours de fête consacrés aux films. Pour la 78e édition, qui a lieu du mardi 13 au samedi 24 mai, rien de tout cela n’a manqué. Mais de manière très inhabituelle, au moins à ce moment de la manifestation, la violence du monde dans ses formes les plus actuelles et les plus criminelles aura occupé le devant de la scène.

Maître de cérémonie d’un soir, l’acteur Laurent Laffite a chanté, avec le sourire, l’éloge de ses consœurs et confrères, mais surtout dénoncé les menaces liées à la présidence de Donald Trump, les attaques dans de nombreux pays contre les femmes et contre les communautés LGBT+. Rappelant que le «chef de guerre» Volodymyr Zelensky avait d’abord été acteur, il a martelé l’importance du mot «citoyen», accolé aux films comme à ceux qui les font.

Présidente du jury, Juliette Binoche –tout de blanc vêtue– paraissait par son apparence revendiquer de prêcher une urgence trop immédiate, trop vitale pour s’embarrasser de deuxième degré. Désignant nommément «guerres, misère, dérèglement climatique, misogynie primaire, ces démons de nos barbaries», ces phénomènes qui condamnent «les plus faibles, les otages, les prisonniers, les noyés», en particulier dans cette mer devant laquelle trône le Palais des festivals à Cannes.

Elle a ensuite rappelé l’assassinat par l’armée israélienne de la photojournaliste palestinienne Fatima Hassouna, tuée avec dix membres de sa famille le 16 avril 2025 à Gaza, au lendemain de l’annonce de la sélection du film Put Your Soul on Your Hand and Walk de Sepideh Farsi, qui lui est consacré et qui a été retenu dans la sélection ACID.

Au matin de l’ouverture du Festival, mardi 13 mai, était parue une tribune dans le journal Libération –«À Cannes, l’horreur de Gaza ne doit pas être silenciée»– signée par quelque 380 personnalités du cinéma mondial, dont Pedro Almodóvar, David Cronenberg, Costa-Gavras, Xavier Dolan, Aki Kaurismäki et de nombreux cinéastes et comédien·nes sélectionné·es cette année.

Robert De Niro, recevant une Palme d’or d’honneur des mains de Leonardo DiCaprio en même temps que l’ovation du public, n’a pas été en reste. Il a dénoncé dans la présidence de Donald Trump «une menace contre la démocratie, qui ne concerne pas que l’Amérique», appelant à la combattre sans attendre; tout en affirmant que la manière dont le Festival de Cannes rassemble les artistes et les met à l’honneur en fait «une menace pour les autocrates et les fascistes de ce monde».

Une place pour le Festival sous le vent des douleurs

La question n’est évidemment pas de l’efficacité immédiate de Cannes, du cinéma, des artistes pour venir à bout du «vent des douleurs» évoqués par Juliette Binoche et vaincre ceux qui les font souffler. Ni Vladimir Poutine ni Benyamin Netanyahou n’ont dû trembler s’ils ont eu connaissance de tels propos, et De Niro comme Binoche le savent bien. Et on pourra toujours trouver futiles les prises de parole de ce type, dans ce contexte. Il n’empêche, a minima, il y a bien la prise de conscience d’un changement d’époque et il aurait été infiniment plus futile encore que le Festival n’en prenne pas acte.

Il va lui rester à faire, dans ce monde là tel que l’ont évoqué les trois prises de parole de la première soirée, son travail de Festival de Cannes. Avec l’hypothèse que le cinéma, y compris par ses manières d’exister dans ce cadre particulier, fabrique des espaces d’émotions et de pensée qui, à leurs manières multiples et singulières, ont affaire avec l’état du monde et ses bien réelles tragédies. Et y compris lorsque les films semblent concerner tout autre chose.

Si Cannes a un rôle à jouer, c’est par son impureté même. Rendez-vous artistique où apparaissent ou se confirment les plus grands auteurs du monde entier, il est aussi une vitrine glamour de première magnitude et le plus important marché du film (qu’il s’agisse de réalisations existantes ou en projet), ainsi que l’occasion de promouvoir divers agendas politiques ou de société avec une visibilité particulière.

Cannes, ce sont des centaines de rendez-vous entre organisations professionnelles, associations, responsables de festivals, enseignants, organismes publics liés au cinéma, groupes de pression ou de réflexion (ou les deux). À la fois Rubik’s Cube, bloc-repère à la 2001, L’Odyssée de l’espace et diamant multifacette scintillant, le Festival de Cannes tire sa force de cette complexité même.

On parle ici de la compétition qui décerne la récompense festivalière la plus cotée, la Palme d’or, mais aussi de trois autres sélections officielles –hors compétition, Un certain regard, Cannes Première– et des trois sélections parallèles: la Quinzaine des cinéastes, la Semaine de la critique, la sélection ACID). Soit, cette année, 110 nouveaux longs-métrages. Et il y a aussi les courts, les films du patrimoine, la VR…

Moins de Français, plus de femmes

La 78e édition du rendez-vous cannois se présente avec quelques évolutions notables, à commencer par un net recul de ce qui était devenu une de ses tendances les plus lourdes et les plus critiquables: la surreprésentation des films français.

Qu’ils soient seulement trois en compétition officielle est un signe important. Et il est significatif que deux d’entre eux soient signés par des –jeunes– femmes, Hafsia Herzi et Julia Ducournau. En ce qui concerne la présence des femmes en sélection, on peut apprécier de deux manières les efforts entrepris depuis une décennie.

Soit on considère qu’avec globalement environ 30% de femmes réalisatrices, on est encore loin de la parité souhaitable et qu’il incombe à la vitrine la plus visible de jouer un rôle actif pour promouvoir l’égalité, soit on admet que le Festival est dans son rôle, en reflétant un état de la production mondiale où les femmes restent une minorité.

En tout cas, alors que l’onde de choc #MeToo demeure très perceptible en France avec plusieurs procès très médiatiques en cours ou en à venir dans le milieu cinématographique, il est incontestable que le délégué général Thierry Frémaux se soucie d’émettre des signaux positifs, avec des réalisatrices en ouverture de la section Un certain regard –la Franco-Tunisienne Erige Sehiri– comme de la compétition officielle, qui débutait ce même mardi soir avec le premier film d’une jeune cinéaste, Amélie Bonnin, présenté hors compétition (lire ci-dessous).

La Semaine de la critique et l’ACID ouvrent aussi avec un film réalisé par une femme, respectivement L’Intérêt d’Adam de Laura Wandel et L’Aventura de Sophie Letourneur. Alors que la Quinzaine des cinéastes a choisi de rendre hommage à un réalisateur récemment disparu, Laurent Cantet, en ouvrant avec Enzo, le film qu’il avait conçu, mais que la mort l’a empêché de tourner, la réalisation ayant été assumée par son ami Robin Campillo.

Les membres du jury du 78e Festival de Cannes arrivent avant la cérémonie d'ouverture, le 13 mai 2025. De gauche à droite: le réalisateur sud-coréen Hong Sang-Soo, l'actrice américaine Halle Berry, l'acteur américain Jeremy Strong, l'actrice française Juliette Binoche (présidente du jury), l'actrice italienne Alba Rohrwacher, le réalisateur congolais Dieudo Hamadi, la cinéaste indienne Payal Kapadia, l'écrivaine et journaliste franco-marocaine Leïla Slimani et le cinéaste mexicain Carlos Reygadas. | Bertrand Guay / AFP

Inclusif et divers par les origines et les idées du cinéma qu’ils et elles incarnent, les membres du jury: le réalisateur sud-coréen Hong Sang-Soo, l’actrice américaine Halle Berry, l’acteur américain Jeremy Strong, l’actrice française Juliette Binoche (présidente du jury), l’actrice italienne Alba Rohrwacher, le réalisateur congolais Dieudo Hamadi, la cinéaste indienne Payal Kapadia, l’écrivaine et journaliste franco-marocaine Leïla Slimani et le cinéaste mexicain Carlos Reygadas. | Bertrand Guay / AFP

Place aux jeunes!

En compétition officielle, si l’on retrouve évidemment, et à bon droit, des habitués de la Croisette et des grands festivals internationaux comme les frères Dardenne, Mario Martone, Jafar Panahi, Richard Linklater ou Wes Anderson, la sélection accueille également des signatures singulières, comme celles d’Óliver Laxe, Oliver Hermanus et Ari Aster, sans oublier Kelly Reichardt, qui n’est plus une débutante, mais qu’on rêve de voir enfin consacrée à la place qu’elle mérite.

Depuis deux ans, la section Un certain regard est dédiée aux talents émergents, avec en particulier neuf premiers films sur les vingt sélectionnés. L’attente est élevée, côté films français l’année écoulée ayant vu apparaître un nombre important de premiers films de grande qualité (Vingt dieux, Les Fantômes, Le Royaume, Le Procès du chien, Nicky…) pour la plupart découverts au précédent Festival de Cannes, surtout dans les sections parallèles. Parmi celles-ci, la Quinzaine des cinéastes privilégie elle aussi massivement les réalisateurs pas encore confirmés, à l’exception de Christian Petzold et de Nadav Lapid.

Sur une autre face de la planète cannoise, côté paillettes et tapis rouge, la présence du nouvel épisode de Mission impossible et en principe de Tom Cruise est le coup d’éclat du patron du Festival cette année, déférence gardée envers Spike Lee, Ethan Coen, Isabelle Huppert dans La Femme la plus riche du monde et Jodie Foster dans Vie privée, tous présentés hors compétition.

À l’intersection de ces trois problématiques –questions de genre, nouveaux talents et star-système– la sélection réussit un doublé avec la présence comme réalisatrices de leur premier film de Scarlett Johansson et de Kristen Stewart.

«Partir un jour», d’Amélie Bonnin

Dans un esprit comparable pour ce qui est de l’émission de signaux, mais de manière un peu étrange, le film d’ouverture, Partir un jour (qui sort en salles simultanément), laisse un sentiment mitigé.

Premier long-métrage de la jeune réalisatrice Amélie Bonnin, il marque aussi les débuts de la chanteuse Juliette Armanet dans un premier rôle au cinéma. Elle y est extrêmement convaincante en lauréate de «Top Chef» s’apprêtant à ouvrir un restaurant parisien haut de gamme, mais retournant à ses racines populaires dans le routier provincial tenu par ses parents.

Les retrouvailles de Cécile (Juliette Armanet) avec son amour de jeunesse (Bastien Bouillon), moins joyeuses qu'il n'y paraît. | Pathé Films

Les retrouvailles de Cécile (Juliette Armanet) avec son amour de jeunesse (Bastien Bouillon), moins joyeuses qu’il n’y paraît. | Pathé Films

Ce qu’inspire le film se dédouble selon qu’on le considère pour lui-même, ou pour la position très particulière où il a été placé: en ouverture d’un grand festival international. Pour lui-même, Partir un jour oscille entre le schématisme un tantinet démago du processus de transfuge de classe qu’incarne Cécile (Juliette Armanet) et les beaux moments d’interactions de l’héroïne, notamment avec ses parents (Dominique Blanc et François Rollin).

Jouant plusieurs fonctions (refuge, commentaire, respiration) dans le déroulement du récit, les chansons issues d’un florilège de la variété française scandent le processus de réconciliation de la jeune cheffe avec ses origines.

Le scénario se garde de tomber dans les pièges les plus grossiers de ce que le récit aurait de rétrograde, sinon de réactionnaire. Mais la construction de l’ensemble, loin d’être déplaisante, n’a pas assez de singularité ni d’énergie pour qu’on ne cesse d’y percevoir les échos de La Passion de Dodin Bouffant (l’art de la cuisine à la française), de Vingt dieux (le rapport à la ruralité avec bonne place aux trials motorisés), l’usage de chansons célèbres déboulant en pleine fiction, procédé auquel On connaît la chanson d’Alain Resnais donna naguère ses lettre

s de noblesse.

Mitigé, le sentiment inspiré par le long-métrage d’Amélie Bonnin est en outre compliqué par la position officielle dans laquelle il se trouve. Devant le public cosmopolite du Festival de Cannes, il risque de sembler excessivement «franco-français», les chansons comme les autres références culturelles mobilisées par le film, par exemple lors d’un jeu de mime pour représenter des personnalités complètement inconnues du reste du monde.

Partir un jour

De Amélie Bonnin
Avec Juliette Armanet, Bastien Bouillon, François Rollin, Tewfik Jallab, Dominique Blanc, Mhamed Arezki, Pierre-Antoine Billon, Amandine Dewasmes
Durée: 1h38
Sortie le 14 mai 2025

À voir au cinéma: «Un médecin pour la paix», «Simón de la montaña»

Le docteur Izzeldin Abuelaish montre à la presse les photos de son appartement, où ses trois filles et sa nièce ont été assassinées par Tsahal pendant qu’il opérait dans un hôpital israélien.

Le film de Tal Barda fait résonner une tragédie précise avec l’atroce catastrophe collective en cours dans la bande de Gaza. Celui de Federico Luis explore avec finesse, humour et énergie les signes de la différence et les assignations identitaires.

Ces deux films qui sortent sur les écrans ce mercredi 23 avril sont habités de rapports à la réalité si différents qu’il peut sembler absurde, ou même obscène, de les mentionner côte à côte.

L’histoire du médecin palestinien plaidant obstinément pour la paix alors qu’un déluge de feu s’abat continuellement sur son pays est, formellement, un document basique, qui aurait a priori davantage sa place à la télévision (où il faut souhaiter, sans trop y croire, qu’il sera aussi diffusé), mais qui prend une dimension de tragédie mythologique et de film d’horreur au regard de ce qui se passe en ce moment même dans la bande de Gaza.

Le film de Federico Luis travaille entre documentaire et fiction, avec une générosité subtile et attentive, romanesque et joyeuse. Il entrebâille tout un éventail de perceptions de différences entre les humains, où la notion de handicap mental est sans cesse reconfigurée par le projet même de la réalisation et sa mise en œuvre aux multiples tonalités.

Incomparables par leur sujet comme par les moyens de cinéma mobilisés, ces deux films participent ensemble à la multiplicité des rapports au réel que nous habitons, que l’on accepte ou pas d’y porter attention.

Et ils se trouvent témoigner de cette épaisseur de la réalité, laquelle comporte encore bien d’autres éléments –infiniment hétérogènes– et qui fabriquent nos quotidiens, singulier pour chacun·e. L’une et l’autre exceptionnelle, ô combien différemment, les deux situations auxquelles renvoient ces deux films sont aussi, un peu, beaucoup, des incitations à avoir affaire au monde sans se laisser enfermer ni dans l’obsession ni dans le déni.

«Un médecin pour la paix», de Tal Barda

Il se peut que, d’abord, ce qui advient à l’écran paraisse dérisoire, à l’échelle du génocide en cours dans la bande de Gaza, où l’armée israélienne massacre méthodiquement des civils par familles entières depuis des mois, pendant que les médias français rivalisent de formules alambiquées qui sont autant d’infamies. Dérisoire? Peut-être. Et pourtant nécessaire.

Il y a ce qui est arrivé, l’histoire du docteur Izzeldin Abuelaish, médecin palestinien ayant, malgré les innombrables violences et injustices commises par les Israéliens contre les Palestiniens depuis des décennies, continué tant qu’il a pu d’essayer d’incarner une autre voie que la haine.

Cette histoire est racontée et documentée par le film de la réalisatrice franco-américaine Tal Barda, née et ayant grandi en Israël. Cette histoire est connue, elle fait l’objet d’un livre, Je ne haïrai point – Un médecin de Gaza sur les chemins de la paix, dans lequel on apprend qu’Izzeldin Abuelaish, enfant d’un camp de réfugiés palestiniens devenu médecin obstétricien, travailla dans un hôpital israélien jusqu’au jour de 2009, lorsqu’un tank de Tsahal tira sur son domicile, tuant trois de ses filles et une nièce.

De cette douleur, le Dr Abuelaish, qui a depuis émigré au Canada avec ses enfants survivants, a opiniâtrement essayé de faire une force de paix, de dépassement de la haine, tout en cherchant en vain à faire reconnaître par les autorités israéliennes leur responsabilité dans ces meurtres. L’ensemble de son parcours lui a valu de nombreuses marques de reconnaissance dans le monde, ainsi que cinq propositions inabouties pour le prix Nobel de la paix. Archives et témoignages accompagnent le récit de son parcours tragique.

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Et puis il y a le film. C’est-à-dire, en plus de tous ces éléments factuels, ce que les images et les sons rendent sensibles, les lieux, les lumières, la vibration des voix, la matérialité des traces.

Il y a l’épisode incroyable du journaliste israélien Shlomi Eldar, qui est à l’antenne lorsque le médecin l’appelle immédiatement après le tir et qui fait entendre en direct aux téléspectateurs la douleur d’un père qui découvre l’assassinat de ses trois filles et de sa nièce par des militaires arborant l’étoile de David. Il y a aussi le feuilleton des multiples mensonges des autorités israéliennes pour refuser de reconnaitre ce crime-là, comme tous les autres.

Mayar, Aya et Bessan, trois adolescentes à la plage, quelques semaines avant leur assassinat. | Destiny Films

Mayar, Aya et Bessan, trois adolescentes à la plage, quelques semaines avant leur assassinat. | Destiny Films

Mais le film, c’est aussi désormais le vertigineux effet de la contemporanéité de sa sortie et de l’absolue violence de ce qui est en cours en ce moment. Depuis le début de la guerre d’extermination actuelle, vingt-deux membres de la famille d’Izzeldin Abuelaish ont été tués. Leurs noms et leurs photos –des enfants et des jeunes filles pour la plupart– apparaissent à la fin de Un médecin pour la paix. En haut de l’affiche du film, il est écrit: «Sur les chemins de l’espoir à Gaza». Mais ces chemins, jonchés de cadavres, sont aujourd’hui ensevelis sous les ruines.

Dès lors, il reste l’interrogation sur le sens même de sortir encore des films évoquant la situation dans la bande de Gaza et en Cisjordanie. Depuis octobre 2023, ils sont nombreux à avoir atteint les grands écrans en France: Yallah Gaza, No Other Land, Voyage à Gaza, Vers un pays inconnu, From Ground Zero, Songe… Mais outre les multiples débats et rencontres que ces séances suscitent, la violence extrême déployée contre des personnes liées à ces films est une paradoxale confirmation que ce que peut le cinéma, aussi limité cela soit-il, existe quand même.

Après l’agression brutale par des colons juifs d’un des réalisateurs palestiniens de No Other Land, juste après avoir reçu l’Oscar du meilleur documentaire, l’assassinat par Tsahal de la photojournaliste Fatima Hassouna et de dix membres de sa famille, aussitôt après l’annonce de la projection du film qui lui est consacré au Festival de Cannes, semble indiquer que la présence obstinée d’évocations à l’écran des horreurs en cours n’indiffère pas à ceux qui les commettent. C’est horriblement peu, ce n’est pas rien.

Un médecin pour la paix
De Tal Barda
Avec Izzeldin Abuelaish
Durée: 1h32
Sortie le 23 avril 2025

«Simón de la montaña», de Federico Luis

Ils sont à flanc de montagne, escaladent un sommet vertigineusement aride et rocailleux. C’est un groupe de jeunes gens dans le brouillard et le vent qui se lèvent. Il n’y a plus de réseau pour appeler à l’aide quand il apparaît qu’ils sont perdus. Ils sont inquiets mais pas paniqués, ils réagissent de diverses manières. Dans le groupe, certains ont des comportements un peu étranges, mais pas tant que cela.(…)

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«Voyage à Gaza», «No Other Land»: ce que peut, quand même, le cinéma

Des jeunes discutent en terrasse, scène de la vie ordinaire à Gaza en 2018.

Sans discours ni sentimentalisme, la sortie à une semaine d’écart des deux films apporte de multiples éléments de sensibilisation et de compréhension de ce qui est en cours au Moyen-Orient.

À une semaine d’écart, le 6 et le 13 novembre, sortent deux films en puissant écho avec l’actualité tragique. Ils n’ont pas été tournés au même endroit, ni au même moment, ni par des gens ayant la même relation avec ce qu’ils filment. Ces écarts participent des puissances, puissances limitées, à ne surtout pas surévaluer, mais bien réelles, des films vis-à-vis de ce qui se passe à Gaza depuis plus d’un an.

Chacun défini par une approche singulière, ces films convoquent aussi des questions plus vastes. On peut s’y référer à partir de cette manifestation qui, dès 2003 et durant quinze ans, s’est tenue à Paris sous l’intitulé «Palestiniens, Israéliens: que peut le cinéma?», plus tard «Proche-Orient: ce que peut le cinéma?», associant projections et débats, et qui ont donné lieu à la publication de deux ouvrages par les organisatrices1.

À leur manière, Voyage à Gaza et No Other Land apportent l’un et l’autre, et ensemble, des éléments de réponses à cette question des possibles effets à espérer des films vis-à-vis d’une situation catastrophique, plus particulièrement celle qui perdure au Moyen-Orient. Une question où il n’a jamais fallu entendre que le cinéma pourrait arrêter la guerre et l’oppression permanente que subit la Palestine, ni «résoudre le problème israélo-palestinen» de quelque façon que ce soit.

Ces éléments de réponse tiennent aux conditions de réalisation de ces deux films, autant qu’à des caractéristiques du cinéma lui-même. Voyage à Gaza est réalisé par quelqu’un venu de l’extérieur, Piero Usberti, un jeune Italien débarqué sur place seul avec sa caméra en 2018. No Other Land est cosigné par deux Palestiniens, Basel Adra et Hamdan Ballal, et deux Israéliens, Yuval Abraham et Rachel Szor.

L’écart dans le temps et l’écart dans l’espace

Le premier film a été tourné il y a six ans, le second ne se passe pas à Gaza mais en Cisjordanie. L’un et l’autre concernent bien évidemment «la question palestinienne» dans son ensemble, la tragédie au long cours que subit ce peuple depuis des décennies.

L’un et l’autre, de fait, résonnent avec l’actualité immédiate, soit la destruction systématique et les massacres perpétrés par l’armée israélienne à Gaza en ce moment même. Terminés avec le 7-Octobre, ils concernent aussi cette situation-là dans sa spécificité, et ne peuvent plus désormais être vus indépendamment.

No Other Land a été couvert de récompenses dans les festivals. | Capture d'écran latelier dimages via YouTube

No Other Land a été couvert de récompenses dans les festivals. | Capture d’écran de la bande annonce/l’atelier des images

Les images de ce qui se passe depuis plus d’un an à Gaza existent insuffisamment ici, mais dans beaucoup d’endroits dans le monde, elles sont montrées. Ces films n’ajoutent pas directement des ruines aux ruines, des cadavres aux cadavres, ne redoublent pas l’interminable instantané du désespoir.

Et c’est l’écart qui caractérise chacun d’eux, écart dans le temps pour Voyage à Gaza, écart dans l’espace pour No Other Land. Leur premier mérite, décisif, est de pulvériser le nœud de la propagande israélienne si complaisamment relayée par les médias occidentaux, propagande qui fabrique la fable selon laquelle tout ce qui se passe trouverait sa seule origine dans le 7 octobre 2023. Comme si les atrocités, insupportables, commises ce jour-là venaient de nulle part, étaient un jaillissement soudain et inexplicable de cruauté barbare.

«Voyage à Gaza» de Pietro Usberti

Dans le bruit incessant des drones de surveillance ou sous le feu des soldats tirant sur des manifestants désarmés, le film de Piero Usberti accompagne aussi le quotidien inventif de réponses des jeunes Gazaouis, sans attaches avec le Hamas, qui lui font visiter leur ville. Et dès lors Voyage à Gaza fonctionne, a posteriori, comme une longue plainte horrifiée quand on sait ce qui se produit en ce moment même, sur ces lieux filmés il y a six ans.

S’ouvrant sur les scènes de l’enterrement d’un journaliste assassiné par Tsahal, Yasser Mortaja, comme tant d’autres déjà à l’époque, et rythmé par les «marches du retour» alors organisées tous les vendredis, Voyage à Gaza s’intéresse aussi aux lieux, aux lumières, aux sons, au rapport à la mer, aux architectures, à l’imaginaire et au quotidien de celles et ceux qu’Usberti côtoie. Par petites touches, le film défait ainsi l’essentialisation de cette zone, systématiquement uniformisée pour l’extérieur en pure «zone noire».

Sans rien édulcorer de son statut de prison à ciel ouvert entièrement soumise au mauvais vouloir de ses gardiens, mais inventant une myriade de micro-réponses de chaque jour, le récit à la première personne d’Usberti revendiquant sa position de voyageur entrebâille de multiples échappées. Ne serait-ce qu’en singularisant les individus, quand tous les discours sur «Gaza» tendent à les engloutir sous un signe unique, de terroristes ou de victimes.

Voyage à Gaza
de Piero Usberti
Durée: 1h07
Sortie le 6 novembre 2024

«No Other Land» de Basel Adra, Yuval Abraham, Rachel Szor et Hamdan Ballal

Des ruines, des ruines, des ruines. Des habitations, des écoles réduites en tas de gravats. Pas de bombes ni de missiles ici, mais des bulldozers protégés par l’armée. Et la scène se répète, se répète, se répète.

Depuis des années, les Israéliens, soldats et colons armés, détruisent des villages palestiniens dans la région de Masafer Yatta, en Cisjordanie. Depuis des années, les habitants de ces villages, qui n’ont nulle part où aller et vivent des champs alentours, zone déclarée «zone de tir» par Israël, reconstruisent. Et voient leurs maisons à nouveau mises en miettes, les puits bouchés par des coulées de ciment, les canalisations coupées à la scie électrique. Sur ces terres, leurs terres, des lotissements de pavillons pour les colons prolifèrent.

Depuis des années, Basel Adra participe à la résistance non armée de la population et la documente, par des écrits et des images. Depuis cinq ans, comme son ami aussi réalisateur palestinien Hamdan Ballal, il travaille avec deux journalistes et cinéastes israéliens venus témoigner de la situation, Rachel Szor et Yuval Abraham. (…)

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