Nora Borg (Renate Reinsve), actrice surdouée à la recherche de son rôle dans la vraie vie.
Le nouveau film de Joachim Trier explore avec acuité et délicatesse le mille-feuille de relations familiales vécues, imaginées, projetées, occultées, reconstruites.
Elle fait son jogging dans un cimetière. Certes, un cimetière norvégien, urbain, verdoyant et ensoleillé, mais quand même. Nora, actrice de théâtre qui triomphe sur scène, mais affronte un trac cataclysmique, ne va pas très bien. Sa mère vient de mourir, mais ce n’est pas que ça, loin s’en faut.
Aux obsèques dans la grande maison familiale où elle accueillait les proches en compagnie de sa sœur Agnes, voilà l’irruption du père, Gustav, parti depuis longtemps. Entre lui, Nora, Agnes, le petit garçon de celle-ci, circulent aussitôt et en tous sens une multitude d’affects, de non-dits, de regards, de signaux.
Gustav Borg (Stellan Skarsgård) est un grand cinéaste qui n’a plus tourné depuis longtemps. Il offre le premier rôle de ce qui devrait être son dernier film à Nora (Renate Reinsve), qui refuse sèchement. Quelques phrases, l’électricité dans l’œil de la jeune femme, la lassitude rusée dans celui du vieil homme, la scène est d’une grande violence avec presque rien.
Parce que, comme pratiquement tout dans ce film, l’essentiel est ailleurs. Du côté des fantômes peut-être, qui se faufilent sur les scènes de théâtre, sur les écrans de cinéma, dans les pages d’un scénario ou les dossiers d’archives d’une ancienne histoire de résistance et de torture, à défaut d’être admis par ceux qu’ils hantent néanmoins.

Entre Gustav Borg (Stellan Skarsgård) et sa fille ainée Nora (Renate Reinsve), chaque rencontre est un duel ravivant d’anciennes blessures. | Capture d’écran Memento
Sixième long-métrage du réalisateur norvégien Joachim Trier, présenté au Festival de Cannes en mai et salué d’un Grand Prix à cette occasion (il aurait pu sans injustice recevoir la Palme d’or), Valeur sentimentale est ainsi. Père, filles, passé, présent, non-dits, il raconte des histoires connues et cent fois approchées par le cinéma. Et c’est comme si tout se réinventait.
Un exemple: il est devenu banal de dire, à propos de nombreux films, qu’un lieu (une ville, une maison) en est un des personnages principaux. Joachim Trier part de là, son film s’ouvre avec une explicite élection de la grande demeure familiale à Oslo comme personnage, en décline et déplie les usages fonctionnels et narratifs, surligne son statut de personnage, pour en faire autre chose.
Trois femmes et une maison
Ce lieu, aussi imaginaire que réel, maison de conte de fées à l’extérieur et succession de cubes blancs dedans, est moins central dans le récit qu’il semblerait. Mais il fonctionne comme ressource pour d’autres circulations, trafic de secrets et voyages à travers les époques. Construit cinématographiquement comme une puissance dramatique en déplaçant ce que tant de réalisations ont déjà fait, il donne accès à d’autres émotions, à d’autres sensations.
Il en ira de même avec la relation entre le père et ses deux filles, entre la vie et le spectacle, entre même le cinéma d’auteur européen incarné par Gustav et le showbiz hollywoodien personnifié par la star Rachel Kemp (Elle Fanning), qui a envie du rôle refusé par Nora.

Sur la plage de Deauville durant le Festival, la joie, même transitoire, du cinéaste vieillissant (Stellan Skarsgård) d’avoir suscité le désir de la star hollywoodienne Rachel Kemp (Elle Fanning) de jouer dans son film. | Memento
Cette manière de reparcourir de manière inédite –riche d’infinies harmoniques singulières– des chemins amplement balisés par la littérature, le théâtre et le cinéma, est la précieuse offrande du film. Elle doit beaucoup à l’interprétation où chaque geste, chaque regard, chaque silence «exprime» –comme on dit– une émotion, mais jamais ne s’y limite.
Chacune dans un registre distinct, c’est ce que produisent les très belles propositions de jeu des trois actrices. Aux côtés de Renate Reinsve, que Joachim Trier retrouve après leur féconde collaboration dans Julie (en 12 chapitres) il y a quatre ans, Inga Ibsdotter Lilleaas et Elle Fanning font elles aussi que Valeur sentimentale réussit ce délicat prodige de traverser une à une des situations reconnaissables, d’une manière qui toujours se réinvente.
Stellan Skarsgård en cinéaste grand auteur vieillissant, malgré la finesse de son jeu et les recoins retors ou naïfs de Gustav Borg, est sans doute le personnage le moins intéressant sur le plan humain, alors qu’il est essentiel sur le plan dramatique. (…)
Entre le jeune premier (Masaki Okada) et Kafuku, des jeux de paroles et d’esquive où l’innocence et la perversité, la souffrance et la superficialité se répondent et se renforcent. | Diaphana








Thelma



