L’élan savoureux et tonique de «Vingt dieux»

Totone (Clément Faveau), jeune aventurier d’une vie à inventer.

Premier film AOC, le long-métrage de Louise Courvoisier réinvente dans des contextes connus la singularité d’un rapport aux êtres et aux lieux, au désir et au quotidien.

Dès le plan d’ouverture, qui suit de dos un personnage massif déambulant dans une fête en plein champ sous un soleil de plomb, la présence physique, celle des humains et celle des éléments, les sons, les corps, les rythmes s’imposent par leur force et leur singularité situées.

On ne reverra plus le type qui allait renouveler un fut de bière pour que tout un chacun et toute une chacune continue de s’enivrer sans retenue. Le personnage principal, un adolescent surnommé «Totone», occupe bientôt en toute exubérance le centre de l’écran. Son père, grand amateur d’alcool lui aussi, est comme beaucoup de ceux qui l’entourent éleveur et fabricant de comté dans cette région du Jura.

Ce n’est alors que l’esquisse d’un film à la fois branché sur les modes de vie contemporains et certaines de leurs dimensions archaïques, sur l’énergie d’un drame qui emprunte au western comme à la chronique, et sur le courant alternatif entre dureté de l’existence, absence de compréhension du monde et volonté de tout essayer.

Au fil des trafics, larcins, affrontements, trahisons, rencontres d’amitié ou d’amour, jamais Vingt dieux ne se repose sur un acquis, sur une facilité dramatique ou de définition qui préexisterait aux personnages et à leurs relations.

Faire un fromage, faire un film, la belle aventure

Au sein du parcours du jeune homme sommé par les circonstances d’inventer un chemin vers l’âge adulte, la plupart des interactions –avec ses copains, avec sa petite sœur, avec la jeune fermière, dans la pratique de sports mécaniques et la consommation d’alcool, dans le travail de la ferme, dans une entreprise où il trouve brièvement un emploi– mobilisent pourtant des figures repérées.

Mais c’est pour y laisser advenir des interactions toujours organiques, qui viennent des êtres plutôt que d’une «idée de scénario». Parmi ces personnages, le plus inhabituel est… Un fromage.

La fabrication de cette meule de comté élevée au rang de Graal par Totone est accompagnée par Louise Courvoisier avec une attention qui fait toute sa part au suspens, au mystère, et à la précision documentaire.

Avec la petite sœur et les copains, et le chaudron où peut-être se fera l'alchimie du présent et de l'avenir. | Pyramide Distribution

Avec la petite sœur et les copains, et le chaudron où peut-être se fera l’alchimie du présent et de l’avenir. | Pyramide Distribution

Ce qui se joue autour de la réalisation du projet, dans sa matérialité attentive comme dans ce que cela convoque de savoir, de tradition, de capacité à se dépasser, à se réinventer sans se trahir, est une magnifique opération d’alchimie laitière et cinématographique. (…)

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Cannes 2024, jour 2: triplé de belles ouvertures parallèles

Aux programmes, de surprenantes rencontres dans toutes les tonalités, comme ici dans Kyuka.

«Ma vie, ma gueule», «Kyuka» et «Les Fantômes» ont lancé en beauté la Quinzaine des cinéastes, la sélection ACID et la Semaine de la critique.

On les appelle les «sections parallèles», ces sélections non-officielles qui participent pleinement de ce qui se joue à Cannes, et sont plus accessibles à des spectateurs lambda. Même si jamais elles n’attirent les flashs de l’actualité comme la compétition officielle, ce sont des espaces de découverte privilégiés, qui ont leur part dans l’impact du Festival de Cannes dans son ensemble.

La Quinzaine des cinéastes, la Semaine de la critique et le programme ACID (pour Association du cinéma indépendant pour sa diffusion) présentent ensemble une cinquantaine de longs-métrages inédits –respectivement vingt-et-un, dix-huit et neuf titres, dont des œuvres très attendues.

Elles s’affirment d’emblée avec trois très belles propositions en films d’ouverture, aussi réussies que différentes entre elles: Ma vie ma gueule de Sophie Fillières, Kyuka – Before Summer’s End de Kostis Charamountanis et Les Fantômes de Jonathan Millet.

«Ma vie, ma gueule» de Sophie Fillières

Une double émotion accueille d’emblée le septième long-métrage de la réalisatrice de Grande Petite (1994). D’abord parce que Sophie Fillières est morte sans avoir pu le terminer, le 31 juillet 2023, laissant à ses enfants la tâche de le mener entièrement à bien. Et simultanément parce qu’elle est là, tout de suite sur l’écran.

On reconnaît l’actrice, évidemment, Agnès Jaoui, absolument remarquable dans le film. Mais on «reconnaît» aussi, y compris sans l’avoir jamais vue, la réalisatrice, tant sa présence intense et intime sature l’écran, les mots, le visage.

Agnès Jaoui, bouleversante en Barbie, mais surtout en Sophie Fillières. | Jour2fête

Cette femme, qui dans le film est affligée du sobriquet de Barbie, écrit. Elle se pose une question d’emblée, qui est à elle seule un petit prodige de mise en jeu, en résonance, en échos à la fois ludiques et angoissés. C’est à cause de la police. La police de caractères.

La police, ce n’est pas les flics, mais… Les caractères, ce n’est pas la psychologie ni les sentiments, mais… Le choix de ladite police de caractères enclenche un formidable tourbillon de troubles, d’inquiétudes tragicomiques, de malentendus un peu grotesques où surgit comme par miracle un poème magnifique, où s’ouvre un gouffre qui mène droit à la case internement. Mais pas que…

Voilà, c’est comme ça, dirait la chanson. Ce «comme ça» qui effleure le mal-être de la cinéaste et celui, de multiples manières, des humains, a été le matériau de tous les films de Sophie Fillières. Sens des situations, des dialogues, connivence sensible avec les acteurs et actrices étaient toujours au rendez-vous.

Le souci pouvait être, au fil de ces courses d’obstacles sans fin vers une existence moins inquiète, de tenir la distance. Ici, et c’est une merveille, la vitesse acquise (qui n’a pas forcément besoin d’être rapide) rebondit de scène en scène, dans des registres et des colorations variées.

C’est drôle. C’est triste. C’est triste et drôle. C’est vivant tout du long, avec une justesse de funambule et un aplomb d’enfant qui joue le jeu, entièrement. Il y avait l’émotion du début, elle est décuplée quand le film arrive au bout de son parcours, avec une finesse pudique et où fleurit un mot étrange: honnête. Ce n’est pas fréquent.

Ma vie ma gueule

De Sophie Fillières
Avec Agnès Jaoui, Angélina Woreth, Édouard Sulpice, Philippe Katerine et Valérie Donzelli
Durée: 1h39
Présenté à la Quinzaine des cinéastes

«Kyuka – Before Summer’s End» de Kostis Charamountanis

Premier long-métrage d’un réalisateur grec, Kyuka impressionne d’emblée par sa manière de rendre vivants, vibrants, des moments quotidiens en apparence banals. Deux jeunes gens, un garçon et une fille dont on n’apprendra que peu à peu qu’ils sont jumeaux, partent avec leur père en vacances sur un voilier, s’amarrent dans un port d’une île grecque.

Entre eux deux, avec le père taiseux, ou à l’occasion de rencontres sur le port ou à la plage, se jouent des petites scènes toujours d’une étonnante justesse, qui distillent de multiples émotions, entre humour et inquiétude, quotidien et mystère.

Sous le soleil d’une île grecque, des retrouvailles moins fortuites qu’il n’y paraît. | Heretic

Ce n’est que le début d’un film qui va ensuite, autour d’une histoire plus ample et moins à la surface des jours qu’il ne semblait, déployer avec une grande inventivité de multiples ressources du langage cinématographique.

Plusieurs drames s’entremêlent en un nœud gordien qui concerne les images de soi, l’identité, la nature des liens possibles et des appartenances subies ou voulues, selon un crescendo mis en en scène avec une liberté de réalisation admirable.

C’est joyeux et cruel, étrange et proche. Il faut une sorte d’audace assez rare, peut-être en partie liée au fait d’être un premier film, pour pétrir ainsi la matière, la sculpter de manière jamais gratuite, au service des émotions et des implicites. On espère que Kyuka trouvera ensuite le chemin des salles, et on attend déjà le deuxième film de Charamountanis.

Kyuka – Before Summer’s End

De Kostis Charamountanis
Avec Simeon Tsakiris, Elsa Lekakou, Konstantinos Georgopoulos, Afroditi Kapokaki et Elena Topalidou
Durée: 1h45
Présenté à la sélection ACID

«Les Fantômes» de Jonathan Millet

Autre premier film, autre découverte. Le long-métrage de Jonathan Millet est un film aux enjeux brûlants liés à l’histoire contemporaine, et aussi une belle proposition de cinéma.

Les fantômes du titre, ce sont à la fois ces Syriens ayant dû fuir en Europe la dictature de Bachar el-Assad, les sbires de ce dernier infiltrés parmi les émigrés, et les centaines de milliers de victimes de l’écrasement du mouvement de libération syrienne.

Hamid (Adam Bessa), enquêteur hanté par une tragédie. | Memento Films

Ces derniers resteront hors-champ dans ce film presqu’entièrement situé entre l’Est de la France et l’Allemagne, mais ils hantent les espaces incertains où les premiers traquent les seconds, et sont traqués par eux.

Habité d’une fureur inspirée par le sort atroce de ses proches, Hamid a rejoint l’organisation clandestine qui tente d’identifier et de neutraliser, par des moyens légaux ou non, les tortionnaires de Damas établis en Europe. Ce ressort serait à lui seul suffisant pour un thriller contemporain de haute volée, qu’est en effet Les Fantômes.

Mais le film se nourrit en outre de la complexité des motivations des différents protagonistes, des effets de l’incertitude de l’identité des un(e)s et des autres, et de la légitimité des moyens à employer.

La multiplicité de ces lignes de tension pourrait alourdir le film. Il n’en est rien, grâce à l’intensité des acteurs, en particulier de l’interprète de Hamid, Adam Bessa, et de celui qu’il suit inlassablement, Tawfeek Barhom.

Et aussi grâce à une mise en scène qui fait grande place aux sensations, au toucher et à l’odorat, mais trouve aussi, de Beyrouth à Berlin, une étonnante forme de fluidité tendue. C’est particulièrement vrai des scènes de filature dans Strasbourg, dont la réussite, sur un motif à la fois très souvent filmé et qui peut vite devenir lassant, est décisive pour donner toute sa force à cette réalisation.

Les Fantômes

De Jonathan Millet
Avec Adam Bessa, Tawfeek Barhom, Julia Franz Richter et Hala Rajab
Durée: 1h46
Présenté à la Semaine de la critique

«La Grâce», «L’Homme d’argile», «Ici Brazza», «Un été afghan»: quatre aventures du regard

Porteurs d’images, de deuil et d’énergie vitale, la jeune fille (Maria Lukyanova) et son père (Gela Chitava), en route vers la lueur incertaine d’un ailleurs.

Road movie jusqu’au bout du monde ou conte contemporain, mutation d’un quartier ou mémoire d’un très long voyage, les films d’Ilya Povolotsky et d’Anaïs Tellenne, d’Antoine Boutet et de James Ivory sont des traversées des apparences inattendues et émouvantes.

Parmi les dix-huit nouveaux longs-métrages en «sortie nationale» ce mercredi 24 janvier, pléthore qui continue d’entretenir confusion et marginalisation des films sans grandes ressources promotionnelles, quatre titres méritent particulièrement l’attention.

Assurément pas les plus visibles, ils ont chacun le mérite d’ouvrir sur un regard singulier, d’être une surprise qui décale des cadres convenus du spectacle sur grand écran comme du seul énoncé illustré d’un «programme». Avec chaque fois des émotions singulières et multiples

«La Grâce», d’Ilya Povolotsky

Ils roulent. Lui conduit, elle râle. On voit qu’ils ne sont pas dans l’opulence. Précaires, jusqu’à quel point, ce père et sa fille, sur des routes d’une Russie loin des grandes villes et des images habituelles?

C’est une des possibles questions que pose d’emblée le film. Les corps, les mots, les silences en posent d’autres. Les questions sont nombreuses, à proportion de la parcimonie avec laquelle le cinéaste livre les informations concernant ses personnages et leur situation. Et ces lacunes sont littéralement le carburant de ce film en mouvement.

Pour filer la métaphore à propos de ce film pour l’essentiel centré sur un van en déplacement, si les silences et les incertitudes sont le carburant, le moteur en est l’évidente, l’irradiante présence des deux personnes –on ne sait séparer les interprètes des personnages– qui occupent l’habitacle, c’est-à-dire à la fois les sièges avant du véhicule et le grand écran.

Un grand écran, il s’avère, peu à peu, qu’ils en transportent un, eux aussi, trimballant de villages en bourgades, de montagnes du Caucase à la mer de Barents, un cinéma itinérant dont ils organisent des séances plus ou moins sauvages.

Ce qui les a conduits à cette activité, l’histoire du père et la nature de sa relation à sa fille, leurs rapports au monde, n’affleureront que peu à peu, au fil d’incidents, de situations quotidiennes, de conflits entre eux ou avec ceux qui croisent leur chemin. Et c’est magnifique.

Magnifique d’intensité et de variations, d’attention aux détails et de sensibilité aux harmoniques d’existence avec lesquelles on fait connaissance. Sans idyllisme aucun quant aux personnes, dans un monde dur, froid, brutal, d’une terrible pauvreté pas seulement matérielle, la camionnette bringuebalante fraie son chemin.

Celui-ci mènera à un garçon sauvage attiré par l’adolescente, à un village du bout du monde, en quasi ruine mais habité d’une météorologue solitaire et magnétique, cerné par une forme spectaculaire de catastrophe écologique. Poème de chair, d’espaces et d’ombres, ce chemin obstiné est comme hanté de mystère, de violence, de désir, d’inquiétude.

Scientifique, aventurière solitaire, amante maternelle, la femme en rouge (Kseniya Kutepova) semblait attendre au bout du chemin. | Bodega Films

Premier film de fiction d’un réalisateur qui ne savait pas vouloir faire du cinéma, La Grâce est une surprise que rien n’annonçait –et alors que le cinéma russe subit une mise à l’écart motivée par l’agression de l’Ukraine par Vladimir Poutine.

Ilya Povolotsky, qui vit à présent en France, est porteur d’un rapport au monde, aux humains et aux non-humains si radicalement à l’opposé de tout ce qu’incarne le dictateur russe que, pour cela aussi, il faut se réjouir que son film, découvert grâce à la Quinzaine des cinéastes à Cannes, arrive à présent sur nos écrans.

La Grâce
d’Ilya Povolotsky 
avec Maria Lukyanova, Gela Chitava, Eldar Safikanov, Kseniya Kutepova
Durée: 1h59
Sortie le 24 janvier 2024

«L’Homme d’argile», d’Anaïs Tellenne

Aujourd’hui, au château pas loin du village, Raphaël travaille. S’occupe de sa mère âgée mais alerte, retrouve la postière pour quelques galipettes polissonnes dans les bois. La routine, pas triste. Et puis un orage, et voilà que débarque en pleine nuit la châtelaine.

Venue de Paris et de la scène internationale, elle appartient à un autre monde, est artiste contemporaine, performeuse et sculptrice, un peu Sophie Calle et pas mal Marina Abramović. Garance est sombre, peut-être suicidaire, malheureuse assurément, désagréable d’emblée.

Dans le parc du château, Raphaël (Raphaël Thiéry) troublé d’être regardé par Garance «comme un paysage». | New Story

Employé de Garance, qu’il ne voyait presque jamais, Raphaël fait son service. Elle, elle le regarde, elle regarde son apparence, elle voit quelque chose.

Raphaël a un visage et un corps très loin des canons classiques de la beauté. Elle voit sa beauté à lui –comme une artiste. Ce n’est ni le regard de sa mère, qui l’aime comme il est, ni celui de Samia, la postière –et pas plus ceux de ses compagnons de groupe musical, avec lesquels il joue de la cornemuse au café et dans les petits festivals du Morvan.

La grande affaire, la belle commotion du film n’est pas tant que Raphaël soit attiré par Garance, mais qu’il soit profondément troublé par ce regard singulier sur lui. Son visage, son corps, il vit avec depuis longtemps, personne ne croit que cela a été facile –mais qui est à l’aise avec son visage et son corps?

Mais un autre regard, féminin, bourgeois, artiste, s’est posé sur lui. Sans discours et sans moralisme, ce sont les ondes de choc qu’active le premier film d’Anaïs Tellenne, avec une finesse et une délicatesse qu’alourdit seulement, par moment, un usage trop présent de la musique d’accompagnement –alors que la musique qui appartient au récit est si belle et si juste.

Les trois actrices sont impeccables. Mais à l’évidence, c’est la formidable présence de Raphaël Thiéry qui offre au film sa puissance et sa justesse. Depuis qu’il est apparu à l’écran dans l’inoubliable Rester vertical d’Alain Guiraudie, grand film à (re)découvrir, cet acteur incarne une relation au jeu, à la fiction, qui en fait, bien au-delà de son apparence hors norme, une offre féconde aux puissances du cinéma.

L'Homme d'argile


d'Anaïs Tellenne

avec Raphaël Thiéry, Emmanuelle Devos, Mireille Pitot, Marie-Christine Orry

Séances

Durée: 1h34

Sortie le 24 janvier 2024  

«Ici Brazza», d’Antoine Boutet

Après l’approche centrée sur un seul homme (Le Plein Pays) puis celle prenant en charge l’immensité de la Chine (Sud Eau Nord Déplacer), le troisième long-métrage de ce cinéaste explorateur de territoires se place à l’échelle d’un quartier. Celui-ci n’est pas au Congo mais à Bordeaux, Brazza désignant une vaste friche industrielle promise à une rénovation en quartier de petits immeubles conviviaux et ecofriendly.

Durant cinq ans, d’un état des lieux avant le début des travaux à leur achèvement et l’arrivée des premiers habitants, Antoine Boutet est retourné poser sa caméra, souvent aux mêmes endroits et avec le même cadrage. Et c’est la diversité des dynamiques, humaines, architecturales, urbanistiques, mais aussi lumineuses, sonores, plastiques qui se déploie. (…)

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« Aftersun », tendres et vifs éclats de mémoire

Sophie (Frankie Corio) et son père (Paul Mescal), un instant de grâce.

Le premier film de Charlotte Wells invoque avec émotion et dynamique de très simples souvenirs de vacances hantés d’une question trouble, et affirme d’emblée la présence irréfutable d’une cinéaste.

Des fragments d’image, un cadre qui tremble et se décale, des miettes de moments intimes attrapées comme par inadvertance… On devine un homme jeune dans une chambre d’hôtel, une fillette d’une dizaine d’années qui dit au revoir à l’aéroport.

Quelque chose a commencé, un mouvement intérieur qui n’est ni un récit, ni la rencontre avec des «personnages». Plutôt une matière, temporelle, lumineuse et émotionnelle. Un flux aux éléments d’abord épars, qui vont ensuite s’assembler de façon plus lisible, sans jamais se figer, sans jamais faire bloc.

 

Il arrive qu’on parle d’un film «palpitant», ce qui signifie d’ordinaire que ses rebondissements sont de nature à faire palpiter le cœur de qui le regarde. C’est vrai d’Aftersun, mais le premier film de la jeune réalisatrice écossaise est d’abord lui-même palpitant, comme un animal vivant, qui respire vite, dont le corps est chaud et habité de mouvements intérieurs.

La matière des premières images évoque des vidéos amateur, plutôt celles d’un caméscope des années 1990 qu’un smartphone, on ne sait pas d’emblée quand se passe ce qu’on voit, ni si toutes les images appartiennent à la même époque.

Des éclats de lumière dans une boîte de nuit montrent une femme jeune qui danse, à d’autres moments un homme jeune, celui du début, lui aussi en train de danser. Est-ce le même lieu, la même époque?

Tandis que Sophie dit au revoir, le «bougé» des souvenirs –ou d’émotions instables, encore à explorer. | Condor Distribution

Le revoilà, cet homme jeune, il est avec la gamine de 11 ans, Sophie, il a le bras dans le plâtre. Ils sont dans un bus, en vacances, mais où? Une fausse piste vers l’Espagne («Torremolinos!») déstabilise un peu, l’hôtel est sur une plage turque, lieu touristique pour vacanciers sans beaucoup de moyens, destination apparemment uniquement fréquentée par des Britanniques.

Entre Calum, le jeune père, qui hors congés avec sa fille végète du côté de Londres depuis sa séparation d’avec la mère de Sophie, et elle qui grandit à Édimbourg, se compose scène par scène, instant par instant, un étonnant assemblage de relations, de regards, d’élans.

La caméra vidéo participe de ces relations, qui sont aussi bien les bribes de souvenirs de ces vacances, tels qu’ils reviennent à la jeune femme qui danse dans le noir –Sophie, 15 ans plus tard.

Un film comme une danse

C’est banal et c’est très beau, et la force sans arrogance du film est dans la fusion quasi miraculeuse de cette proximité ordinaire et de cette grâce, qui ne cesse de se réinventer. C’est joyeux, délicat, drôle, un peu absurde, comme une danse où le corps même du film s’abandonnerait aux rythmes, aux invitations.

Un fil plus sombre court sous ces instantanés souriants, les éclats stroboscopiques de la boîte de nuit éblouissent au sein d’une ombre où sont tapis des tristesses, des regrets, des blocages. Sans doute, d’une manière ou d’une autre, un deuil.

Avec une infinie délicatesse, Charlotte Wells laisse affleurer ces récifs du temps et des relations inapaisées, dans le flux des jours de vacances, entre excursion en bateau et drague adolescente autour de la table de billard, disputes futiles, jeu près de la piscine et karaoké.

De manière diffractée et qui pourtant trouve pas à pas son architecture et sa logique, Aftersun raconte ce moment privilégié mais pas simple entre Calum et Sophie, et la trace qu’il laissera chez celle-ci. (…)

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«Mourir à Ibiza», inattendu conte d’étés

Volontaire mais désemparée, Léna (Lucile Balézeaux) en route pour l’horizon de sa propre existence, qu’elle peine à identifier.

Ce premier film de trois jeunes réalisateurs emprunte des chemins qui paraissaient prévisibles, et mène dans des directions aussi inattendues que réjouissantes.

Ce qui est bien, tout de suite, c’est de ne connaître absolument personne au générique –ni les réalisateurs, ni les interprètes. Assurément cela ne prouve rien, c’est juste la promesse d’une possible véritable découverte.

Promesse tenue, mais de manière paradoxale. Il y a eu, immédiatement, l’apparition de cette jeune femme, Léna, qui donne comme le premier élan au film par sa façon énergique, décidée d’aller… euh, bon, d’aller en vacances, à Arles, dans l’appartement d’un copain absent.

Soit pas vraiment la situation la plus palpitante. À défaut du copain Marius qui décidément n’arrive pas, voici le commis boulanger d’en face, sympa le gars Maurice, et aussi son pote Ali, qui fait le gladiateur dans les arènes pour les touristes et se la raconte beaucoup.

C’est charmant, estival, et puis on sait que ce n’est qu’un fragment de ce qui doit se produire, puisque le sous-titre annonce Un film en trois étés, et qu’on n’en est qu’au premier.

Donc Maurice est charmant, Ali un peu pénible mais ça va, ils se promènent avec Léna dans le vieil Arles, vont à une fête et à la feria, mais elle, elle attend toujours son Marius, qu’elle ne connaît pas (elle est comme nous avec le film) mais veut rencontrer vraiment.

Ali (Mathis Sonzogni), Maurice (Alex Caironi) et Marius (César Simonot) sont les trois amis de Léna, mais de quelle amitié? | Shellac

Ils n’ont plus 20 ans mais pas encore 30, il fait très chaud, maintenant Marius apparaît, on va aller se baigner et manger avec les parents très cool de Marius. On prend la voiture ou…

Ça va durer longtemps ces petites histoires d’amours estivales, où passent et repassent les fantômes rohmériens –Pauline à la plage, Le Rayon vert, Conte d’été? Oui et non.

Oui, puisqu’il n’y aura rien d’autre que ces instants, ces chassés-croisés, ces atermoiements, ces paroles à demi dites et ces gestes à demi effectués, au fil des épisodes (le second à Étretat, le troisième à Ibiza). Oui, au sens que ce qui n’arrive pas est au moins aussi important que ce qui arrive.

Mais non, pas du tout, justement parce que ce qui arrive n’est jamais ce à quoi on s’attend. Le trio de jeunes réalisateurs et leur quatuor d’interprètes traversent avec un côté ironiquement méthodique une kyrielle de situations convenues, pour sans cesse en déjouer le déroulement. (…)

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«White Building» et «The Cloud in Her Room», jeunesses au-delà des ruines du souvenir

Muzi (Jin Jing), visiteuse en réalité et en rêve du bâtiment où elle a grandi.

Le film du Cambodgien Kavich Neang et celui de la Chinoise Zheng Lu Xinyuan offrent deux très belles réponses à la relation au passé et à l’inquiétude du présent, matérialisées par des lieux en mutation brutale.

Ce sont, l’un et l’autre, deux films passionnants. Ce qui les rapproche est aussi fascinant que ce qui les distingue. Ils viennent tous deux d’Asie –l’un du Cambodge, l’autre de Chine– et s’ils sortent ensemble ce 22 décembre, c’est surtout parce qu’il s’agit d’une «mauvaise date», réservée principalement aux petits films, notamment d’origines lointaines, qui n’ont pas pu être distribués à un moment plus propice. Dans leur cas, c’est singulièrement injuste.

L’un et l’autre sont centrés sur un bâtiment, bâtiment dont on verra la destruction à la fin de la projection. Ces destructions étrangement similaires sont accomplies par les énormes bulldozers armés de mâchoires et de piques d’acier qui semblent constituer la forme contemporaine la plus littérale des dragons massacreurs de toutes les légendes du monde.

Dans l’un et l’autre cas, l’immeuble est le territoire réel et la métaphore d’une histoire, d’un passé, collectif en ce qui concerne le film de Kavich Neang, personnel pour Zheng Lu Xinyuan.

Mais si White Building et The Cloud in Her Room sont des premiers longs métrages, témoins, parmi d’autres, de la vitalité cinématographique asiatique, et s’ils ont aussi en commun d’être interprétés par de jeunes acteurs non professionnels (ou pas encore), ils relèvent de partis pris stylistiques très différents.

Certes, on trouve chez le jeune Cambodgien comme chez la jeune Chinoise un art de la composition entre documentaire et fiction. Mais pas du tout dans les mêmes proportions, ni selon la même approche.

«White Building» de Kavich Neang

Dès le plan d’ouverture, long survol de l’immeuble de Phnom Penh qui donne son titre au film, le lieu s’impose comme personnage central du récit. Puisqu’il s’agit bien en effet d’un récit, l’histoire de Sanmang et de ses deux copains âgés comme lui de 20 ans, en quête d’un avenir dans un univers qui bouge vite, et sans eux.

Sanmang et ses parents habitent le White Building, qui fut dans les années 1960 une construction moderne, destinée aux cadres de l’administration culturelle à l’époque de Norodom Sihanouk. L’immeuble a vieilli, les parents (dont le père de Sanmang, atteint d’une maladie qu’il refuse de soigner) aussi. Le quartier est devenu mal famé, aux alentours se développent les projets de centres commerciaux et d’hôtels de luxe.

Décrépi et mal entretenu, cible des promoteurs, le White Building est un personnage central du film autant que son décor. | Les Films du Losange

Les trois jeunes gens ont formé un groupe de danse qui mêle tradition locale et hip-hop, et dès la séquence où ils répètent ensemble, sans musique, s’impose la grâce aérienne et rigoureuse d’un cinéaste qui sait voir la poésie dans le quotidien, et la richesse documentaire dans les péripéties de la fiction.

Tandis que se déploient ainsi les tribulations du trio, et les évolutions au sein de la famille alors que les habitants du White Building tentent de s’organiser pour résister à leur éviction programmée, Kavich Neang réussit un rare et heureux prodige de cinéma. Celui qui advient quand le scénario et le jeu des acteurs deviennent les délicats capteurs d’une multitude d’éléments de réalité sensibles, humoristiques, pathétiques, sensuels, rêveurs.

Sanmang (Chhun Piseth), singulier au sein du collectif des habitants. | Les Films du Losange

On songe aux premiers films de Pasolini, ou à certains films de Jia Zhangke (qu’on ne s’étonne pas de retrouver au générique), tandis que, de tentatives de drague à moto en concours de danse, et d’assemblée houleuse de locataires en rencontre avec les marginaux qui peuplent aussi le bâtiment, le film semble suivre un chemin décousu, mais en fait très solide et très expressif.

La gangrène de l’immeuble et celle qui détruit le corps du père également privé de son rôle de responsable de la communauté des habitants, ainsi que la dissolution des liens d’amitié entre trois jeunes gens sommés d’un devenir adulte selon des voies qu’ils n’ont pas choisies, sont les trois fils narratifs que tisse le scénario.

Mais au-delà de cette efficace construction, c’est surtout la finesse de l’attention aux détails, aux instants, aux petits gestes, aux atmosphères, aux lumières et aux sonorités, aux saveurs devinées, qui nourrit une émotion à la fois intense et complexe, où ne cessent de se recomposer les registres, du plus léger au plus grave.

«The Cloud in Her Room» de Zheng Lu Xinyuan

Le magnifique noir et blanc très contrasté du film semble le situer très loin du précédent film, du côté d’une recherche plastique à laquelle fera écho la construction en aplats narratifs, scènes à peine reliées entre elles même si elles concernent toutes Mizu, la jeune fille autour de laquelle The Cloud in Her Room se développe.

Et les séquences sans doute oniriques, parfois en négatif, participent du sentiment de voyager constamment entre réalité et imaginaire, présent et souvenirs, fantasmes et expériences.

Mais le film ne cesse de déjouer ces oppositions simplistes, pour s’ouvrir à une circulation où les affects comptent davantage que les repères factuels. (…)

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«Grand Frère», un saut dans la vie

Gu Liang (Wu Xiao-Liang) et Gu Xi (Lu Celeste), un couple taillé pour la survie. | Via ASC Distribution

Récit du passage à l’âge adulte d’une jeune fille dans un monde dur, le premier film de Liang Ming séduit par la justesse sensuelle de chacune de ses scènes.

Le premier long-métrage du jeune réalisateur chinois Liang Ming est construit autour d’un couple. Mais si sa composante masculine donne son titre au film, son centre et son enjeu est bien sa sœur, Gu Xi, cette jeune fille un pied dans l’enfance et l’autre dans l’âge adulte.

Le frère et la sœur mènent une vie rude, dans ce nord de la Chine industriel et glacial où ils habitent une cahute en bordure de la ville. Quelques scènes suffisent à percevoir que ces deux-là ne doivent leur survie qu’à leur extrême proximité et à un talent pour la débrouille qui ne peut connaître de relâchement.

Le film raconte une histoire simple dans un monde compliqué. L’histoire de ce duo lié par une immense affection forgée par les épreuves quotidiennes, qui se défait lorsqu’apparaît une jeune femme pleine de charme et de vitalité dont le frère tombe amoureux.

Un monde où s’affrontent les gangs qui veulent contrôler les zones de pêche, où le travail est difficile lorsque l’on n’a pas le permis de résidence, où les industries pétrolières voisines rejettent de catastrophiques marées noires qui exterminent les poissons et ruinent ceux qui vivent de la mer, où les patrons ont droit de cuissage sur les employées, où le crime paie pour les puissants.

De loin, de biais, à fleur de peau

Mais ce n’est pas tant le déroulement du récit lui-même, cet apprentissage d’une indépendance comme un abîme, et son inscription dans un contexte qui en partie l’explique ou l’influence, qui marque le plus dans Grand Frère. L’évidente réussite du film se joue à un niveau plus immédiat, plus sensuel aussi.

Une course-jeu dans la neige, un moment de tristesse la tête dans l’oreiller, la fascination pour un objet brillant, le suspens des fatigues et des angoisses lorsqu’un collègue se met à chanter pendant la pause… Liang Ming excelle à capter l’humeur d’un moment et à lui donner un sens dans le patchwork de l’intrigue.

Une adolescente à l’orée d’une vie nouvelle, qu’elle ne voulait pas et inventera malgré tout. | Via ASC Distribution

Si le film reste constamment aux côtés de la jeune fille (remarquablement interprétée par Lu Celeste, tout comme son frère joué par Wu Xiao-Liang), il s’étoffe de ne pas tout montrer, encore moins de tout expliquer.

Grand Frère circule sans cesse entre des lieux presque toujours sous le signe du «trop»: trop froid dehors, trop chaud dans les bistrots où l’on s’étourdit d’alcool et de gaieté surjouée, trop grande la maison des riches, trop bizarre l’architecture de l’hôtel où travaille Gu Xi, trop extrême la vengeance de la sœur. (…)

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Triple bon plan en salle: «Douze Mille», «Trois aventures de Brooke», «L’Apollon de Gaza»

L’amour passion par temps de précarité (Arieh Worthalter et Nadège Trebal dans Douze Mille). | via Shellac

Au sein d’une offre pléthorique, trois propositions singulières témoignent de quelques-unes des innombrables ressources du cinéma actuel.

Dix-sept nouveaux longs-métrages sur les écrans français ce mercredi 15 janvier, c’est à la fois la norme et une aberration. Parmi elles, le tout-venant de films d’horreur, de comédies bien de chez nous, possiblement de précieuses propositions perdues dans cette jungle que cache le baobab spectaculaire et parfaitement sans intérêt 1917, transposition high-tech d’un jeu vidéo dans un décor entièrement faux de la guerre de 1914 exhibant ses exploits techniques comme un culturiste fait rouler ses muscles à une compétition de Mr Univers.

Et puis trois pépites, qui pour n’avoir pas, ensemble, le centième du budget promotionnel du précédent, n’en méritent pas moins chacune cent fois plus d’attention. Un conte réaliste français, un poème chinois en trois strophes, un documentaire suisse en Palestine témoignent, dans trois directions complètement différentes, de la vitalité et du renouvellement de cet art qui est aussi un moyen d’expression dont celles et ceux qui ne l’aiment pas envisagent, comme depuis cent-vingt ans, d’écrire la nécrologie: le cinéma.

Il ne sera pas question ici de chefs-d’œuvre, simplement de manifestations singulières des innombrables possibilités d’attention au monde, aux êtres vivants, aux histoires et aux sentiments.

«Douze Mille», économie érotique

Ils s’aiment avec beaucoup d’effusion, mais la situation est compliquée. Il a perdu son travail. On peut prendre comme un ressort de fable l’affirmation sur laquelle repose la dynamique du film: Franck doit gagner autant que Maroussia pour que leur couple continue de s’épanouir –soit, en un an et en euros, la somme mentionnée par le titre –on n’est pas au CAC40.

On peut aussi prêter attention à cette mise en écho des enjeux affectifs, et érotiques, et des conditions matérielles d’existence. Cela nous éloignera un peu du crétinisme romcom, mais tout le monde sent bien à quel point, d’une façon ou d’une autre, cela touche juste.

Nadège Trebal ne perd pas une seconde à justifier ce point de départ plus ou moins fictionnel (je t’aime mais notre amour ne durera que si je gagne autant que toi), elle lâche ça comme un renard dans le poulailler des bons sentiments et des contes de fées débiles, et elle fonce.

Fonce, bosse, fait l’amour et fait la tête et fait la fête. Mais si elle est en quelque sorte le personnage central du film, en étant à la fois la scénariste, la réalisatrice et l’excellente actrice principale, elle n’en est pas l’héroïne.

Le héros, c’est Franck. Franck est parti par les routes et les embûches de la France néolibérale contemporaine conquérir cette toison d’or qui n’a pourtant rien d’un pactole. Il va falloir inventer, se battre, danser, voler, trouver des alliés, qui seront surtout des alliées.

Et là, Douze Mille explose le symétrique du sentimentalisme à l’eau de rose qui plombe un bon tiers de la production de fiction mondiale, à savoir le misérabilisme sûr de lui et accusateur du «cinéma social à la française».

Loin des typages convenus, la réalisatrice déploie avec son premier long-métrage de fiction un enthousiasmant jeu de l’oie, où chaque case est l’occasion d’une émotion, d’une sensation, d’une expérience tour à tour comique, musicale, violente, sensuelle, incisive, fantastique.

Les Amazones du port, danseuses cambrioleuses et rebelles (au centre, Liv Henneguier). | via Shellac

Ensemble, ces facettes composent un récit dont l’argument à la fois concret et troublant, l’argent et l’amour l’un et l’autre considérés de manière très physique, sont loin d’être seulement un ressort dramatique réinventés, mais questionnent au plus juste la nature des rapports entre ces sœurs et frères humains qui avec nous vivez.

«Trois aventures de Brooke», dans les miroirs du romanesque

Autre premier long-métrage d’une jeune femme, Trois aventures de Brooke est menacé de disparaître sous la formule qu’on lui accole –que le film est une variante asiatique et féminine du cinéma d’Éric Rohmer. Non que le rapprochement soit inexact, il est même aussi évident que d’ailleurs tout à l’honneur de Yuan Qing. Mais il ne rend pas justice à la singularité et à la justesse du jeu avec les histoires et les sensations qu’elle propose.

Elle a crevé, la pauvre Brooke. Jeune Chinoise en visite touristique en Malaisie, qu’elle parcourt à vélo, la voilà au milieu d’un par ailleurs sublime paysage de rizière, avec un pneu à plat. Elle va même crever trois fois, au même endroit, et au même moment. Chaque fois, cet incident sera le point de départ d’un récit. (…)

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«Les Particules», un autre monde à portée de jeunesse

Entre banalité du quotidien au lycée et expérience surnaturelle, le premier film du Suisse Blaise Harrison trouve sa place singulière dans le domaine très peuplé du cinéma de l’adolescence.

Il est là, tout le temps, mais pas tout à fait. On a peine à percevoir son nom, pas un nom d’ailleurs, juste des initiales, P-A. Il faudra attendre le dernier quart d’heure du film pour qu’il soit clairement appelé Pierre-André.

Sa capuche est plus visible que son visage, son silence plus présent que ses mots. Des mots le plus souvent murmurés, bafouillés, pas écoutés des autres. Surtout des filles. Mais même de ses copains.

Lui et eux sont en terminale dans un lycée d’une région rurale, entre ville moyenne, zone pavillonnaire et forêt. Pas n’importe quelle région pourtant, le Pays de Gex, à la frontière franco-suisse.

Pour toutes les métaphores que vous voudrez, la frontière est importante. Mais dans ce lieu là se trouve aussi le plus grand accélérateur de particules du monde, l’anneau cosmique et souterrain du LHC.

Les particules dont il sera ici question ne sont pourtant pas celles émises et observées par les scientifiques du CERN. Ce sont à la fois ces adolescents projetés dans le cyclotron de l’existence, et les composants prompts à entrer en collision qui font cet être réel et instable que les autres appellent P-A.

Un chemin très fréquenté

Les Particules raconte son histoire (celle de P-A, celle du jeune réalisateur), leur histoire, celle de jeunes gens qui vivent et s’inventent dans un rapport au monde et aux autres qui n’a pas l’usage des adultes –dans le film, ceux-ci, parents, profs ou autres, n’existent qu’à la marge, quasiment hors champ.

Pour son premier long-métrage, qui fut l’une des belles découvertes du dernier Festival de Cannes (à la Quinzaine des Réalisateurs), le cinéaste suisse Blaise Harrisson emprunte un chemin très fréquenté par le cinéma depuis exactement soixante ans et la découverte des Quatre cents Coups. Mais le film est situé aujourd’hui; ces adolescents vivent dans la deuxième décennie du XXIe siècle.

Même si son Pierre-André est plus âgé que l’Antoine Doinel de François Truffaut, il s’agit bien d’un récit de passage entre deux âges, fortement inspiré par la biographie de l’auteur: Harrison est né et a grandi dans le Pays de Gex, le lycée où vont –et le plus souvent ne vont pas– ses personnages est celui où il a étudié.

Généreux, jamais charmeur

Les Particules s’inscrit dans une filiation désormais très riche. Tout autant que l’histoire qu’il raconte, son enjeu repose dès lors largement sur la manière dont son réalisateur trouvera sa place dans ce cadre désormais bien stabilisé du film d’ados –quasiment un genre cinématographique– et parviendra à faire percevoir la singularité de son regard, la justesse de sa sensibilité.

Sa réussite, qui ne cesse de se confirmer à mesure que se déroule la projection, tient entre autres à la présence du LHD, intrigante de mystère magique et de rigueur scientifique, et à une circulation tout en finesse entre l’infiniment grand (qui est aussi l’Adolescence et l’Âge adulte avec leurs majuscules, comme trop vastes catégories) et l’infiniment petit: le cas particulier d’un garçon sans signe ni comportement particuliers, Pierre-André. (…)

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«An Elephant Sitting Still», le désert de la tendresse

L’adolescent (Peng Yuchang) contraint à une fuite impossible

Dérivant avec ses personnages dans un paysage humain et affectif dévasté, le premier (et dernier) film de Hu Bo a été immédiatement salué comme une œuvre majeure.

An Elephant Sitting Still est, et n’est pas, ce qui s’en dit. L’unique long métrage réalisé par le jeune réalisateur chinois juste avant son suicide est une impressionnante errance dans le paysage dévasté, affectivement tout autant que physiquement et économiquement, de la Chine contemporaine.

Salué dès sa découverte au Forum de la Berlinale 2018 comme une œuvre hors norme, bien au-delà de sa durée (quatre heures) et du destin de son auteur, il réussit le tour de force de dépasser sans cesse ce qui le définit: un ample poème dépressif. Et à offrir un double dépassement, intérieur et extérieur.

Intérieur grâce à ce qui se joue concrètement dans son déroulement. Cela commence dans le brouillard, brume grisâtre qui baigne cette cité d’après l’effondrement de l’industrie, ses immeubles taudis et ses décharges à ciel ouvert.

Brouillard narratif surtout, qui fait circuler à tâtons entre une scène de vaudeville fatal et glacé, un affrontement brutal entre lycéens, la violence des relations entre un homme âgé et ses enfants qui veulent le mettre à l’hospice…

Un conte noir, poétique et fantastique

Il semble d’abord qu’il s’agisse de notes prises à vif face aux multiples aspects d’une situation humaine –et environnementale– calamiteuse. Mais peu à peu, au sein de ce magma triste, des personnages prennent consistance, des fragments de récit se relient, des éléments narratifs ou sensoriels deviennent les temps fort d’une rythmique complexe, touchante.

Un adolescent obligé de fuir, traqué par des voyous, une jeune femme en rupture de couple, un vieil homme d’abord à la recherche de son chien puis flanqué d’une petite fille, un chef de gang las d’un rôle qui ne l’intéresse plus suivent des trajectoires qui se croisent, se répondent, dessinent une géographie plus complète, plus stable.

Une chronique zébrée de violence

Le voyage vers une ville voisine, pour y visiter le pachyderme immobile dont parle une anecdote répétée jusqu’à devenir une incantation ouverte à toutes les interprétations, devient une sorte de clé magique. La chronique zébrée de violence se fait conte, bifurque vers le polar, se teinte de fantastique.

«Le cinéma se fait», comme disait Jean Eustache. De ces éléments disparates, arides et sombres, le travail des plans, des cadres, des durées, des lumières et des ombres fabrique peu à peu de la présence, de l’attachement, de l’inquiétude, de l’humour, de la beauté…

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