«Un homme intègre», le combat d’un homme seul

Le nouveau film de Mohammad Rasoulof emprunte ses codes au western autant qu’au thriller pour décrire un conflit ancré dans la réalité iranienne, et qui trouve écho dans le sort actuel du réalisateur.

On ne les connaît pas, mais on les reconnaît. On ne connaît pas ces lieux, cette langue, ce contexte politique, ces acteurs. On reconnaît ce rapport d’un homme au paysage, cette situation d’une famille en butte à la communauté hostile, ce processus d’un conflit moral traduit en affrontement physique.

Un genre, le western, s’est en grande partie construit sur ces ressorts, souvent pour le meilleur –le meilleur du cinéma. Un homme intègre est un western, un western iranien d’aujourd’hui.

Il raconte le combat de son héros, Reza, avec et contre ce qui l’entoure: sa femme, son fils, ses voisins, son passé, la société de son pays.

Reza essaie de gagner sa vie avec son élevage de poissons, en butte à l’hostilité des autorités locales, à l’avidité d’un puissant de la région. On songe bien vite que l’acteur, Reza Akhlaghirad, a cette flamme sombre et déterminée qu’on a connu naguère chez Henri Fonda ou Kirk Douglas.

Pour affronter une situation où la corruption occupe une place importante, mais est en fait un des rouages d’une machine à broyer plus complexe et plus mystérieuse, le film mobilisera aussi les énergies et les ruses du thriller, sans perdre ce rapport à l’espace, et au mythe, qui définissent le western.

Un ressort tendu à l’extrême

Les ressorts du drame sont tendus à l’extrême non seulement par les rebondissements de l’intrigue, mais par l’intensité des plans, la présence corporelle des acteurs, le sens d’un rythme où la suspension d’un geste est une menace ou une promesse, où un silence est une meilleure manière de dire.

On y trouve la puissance de la mise en scène de précédents films du même cinéaste, en particulier La Vie sur l’eau (2005) et Au revoir (2011), tous deux déjà remarqués à Cannes avant cet Homme intègre salué cette année par le Grand Prix de la section Un certain regard.

Entre affrontement violent et inégal, tentation de recourir aux procédés qu’on réprouve et vertige de la soumission à un ordre injuste, Reza travaille obstinément à frayer son chemin. Rasoulof l’accompagne en ménageant aussi des moments de sensualité rêveuse, des instants d’étrangeté aux franges de l’hallucination, des instants de comédie attentive aux gestes du quotidien.

Fable universelle empruntant pour partie au meilleur d’une longue histoire du cinéma, Un homme intègre est aussi ancré dans un univers très précis, et très présent, l’Iran actuel. (…)

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«Thelma», une jeune fille est ses démons

Avec cette admirable et glaçante plongée aux frontières de la folie, Joachim Trier se révèle comme étant peut-être le plus digne héritier d’Alfred Hitchcock.

Il ne s’agit pas d’une règle intangible, mais tout de même… Bien souvent, on peut anticiper dès les toutes premières images d’un film la qualité de l’œuvre qui s’annonce. Dans le cas de Thelma, l’incipit se fait en deux temps.

D’abord, une scène d’une puissance visuelle et émotionnelle impressionnante, séquence peut-être onirique se terminant sur une image-choc, très troublante. Cette ouverture annonce un réalisateur totalement maître de ses moyens et capable de présenter une situation d’une très grande force.

C’est évidemment une qualité, cela peut-être aussi un terrible défaut lorsque, comme si souvent, un cinéaste doué use et abuse de son savoir-faire pour manipuler personnages et spectateurs.

Mais voici le plan suivant, au moins aussi virtuose mais complètement différent. Un plan très large et plongeant sur une place publique où, vues de loin, de très nombreuses personnes vont et viennent, vaquant à leurs occupations.

Une fille extraordinaire

Le monde est là, le mouvement du monde, au sein duquel un très lent zoom avant finira par s’approcher de cette jeune femme qui donne son nom au film.

Adoptant une position complètement différente de celle de la première séquence, Joachim Trier utilise un filmage très doux, «naturel», tout en rendant perceptible sa propre présence, son geste de réalisateur explicitant son point de vue.

Et, troisième moment, cela continue: on retrouve cette jeune fille qui marche dans la rue, il ne se passe rien de spécial. On va comprendre au fil des plans qu’elle est étudiante, qu’elle vient de province, qu’elle vit seule, que ses parents restés chez eux s’inquiètent pour elle. Rien de special, mais elle est extraordinaire.

On ne saurait dire en quoi, dans quelle mesure cela tient au physique de l’actrice, à son jeu, à la manière de la filmer: rien de spectaculaire, même pas de signes un peu secrets. C’est ailleurs, et c’est une évidence.

À ce moment-là –à peine cinq minutes après le début de la projection–, nul doute possible: on est à la fois devant une heureuse retrouvaille et devant la promesse d’un film de très haute volée.

La retrouvaille concerne le jeune cinéaste norvégien Joachim Trier, découvert avec enthousiasme grâce à ses deux premiers films, Reprise et Oslo, 31 août –il s’était un peu perdu ensuite avec le moins convaincant Back Home, tourné aux États-Unis.

Un thriller fantastique

Thelma est ce qu’on appelle un thriller fantastique. «Fantastique» désigne l’irruption d’événement surnaturels, autour du parcours pourtant a priori banal de cette étudiante, qui rencontre une amie, découvre de nouveaux plaisirs, s’affronte aux règles de son éducation et au cadre de son enfance.

«Thriller» désigne la tension que suscitent les situations étranges, dangereuses, inexplicables qui surgissent et s’enchaînent. Le thrill, le frisson d’inquiétude, parfois de terreur, touche les personnages, tous les personnages, et par là aussi les spectateurs

La grande finesse du scénario et de la mise en scène est en effet d’inclure, dans des positions différentes, tous les protagonistes, sans mettre personne en situation de surplomb, disposant d’un pouvoir supérieur ou d’une explication générale.

Et c’est du coup le spectateur aussi qui se trouve impliqué dans ce trouble à multiples entrées.

Plan après plan, séquence après séquence, s’impose l’idée qu’on est peut-être en face du premier véritable digne héritier d’Hitchcock, celui qui –à la différence de De Palma par exemple– n’a pas besoin de gadgets gore et d’hectolitres de sang pour atteindre des sommets de suspens, ni ouvrir sur les abîmes de l’âme.

Le fantastique est déjà, partout: dans la nature et dans l’architecture, dans les esprits et dans les pulsions.

Ce parallèle est renforcé par la rigueur impeccable, d’une froideur hantée, des images les plus triviales (une chambre d’adolescente, une soirée d’étudiants, un repas familial) ou les plus «innocentes» (les vastes paysages naturels de forêt, de lac et de neige magnifiés par le format Scope), la violence factuelle des scènes en milieu médical, et le réalisme ouvragé des moments d’hallucination.

Au cœur de cet agencement aussi précis que palpitant, le travail à l’unisson du réalisateur et de sa jeune actrice ne cesse de porter le film vers plus d’exigence, plus d’épure et plus de complexité.

Kaya Wilkins

Trouble mental, pouvoirs paranormaux, stress du changement d’âge et de milieu, poids du conformisme religieux et social, magie sont des éléments toujours incomplets d’une introuvable explication générale de ce qui advient.

Comme dans la vie, non?

Finalement, le thriller fantastique Thelma était un film sérieusement –même si aussi joyeusement et magiquement et sombrement– réaliste.

Thelma

de Joachim Trier,

avec Eili Harboe, Kaya Wilkins, Henrik Rafaelsen, Ellen Dorrit Petersen.

Durée: 1h56.

Sortie le 22 novembre 2017

Séances

 C’est évidemment une qualité, cela peut-être aussi un terrible défaut lorsque, comme si souvent, un cinéaste doué use et abuse de son savoir-faire pour manipuler personnages et spectateurs.Mais voici le plan suivant, au moins aussi virtuose mais complètement différent. Un plan très large et plongeant sur une place publique où, vues de loin, de très nombreuses personnes vont et viennent, vaquant à leurs occupations.

Une fille extraordinaire

Le monde est là, le mouvement du monde, au sein duquel un très lent zoom avant finira par s’approcher de cette jeune femme qui donne son nom au film.

Adoptant une position complètement différente de celle de la première séquence, Joachim Trier utilise un filmage très doux, «naturel», tout en rendant perceptible sa propre présence, son geste de réalisateur explicitant son point de vue.

Et, troisième moment, cela continue: on retrouve cette jeune fille qui marche dans la rue, il ne se passe rien de spécial. On va comprendre au fil des plans qu’elle est étudiante, qu’elle vient de province, qu’elle vit seule, que ses parents restés chez eux s’inquiètent pour elle. Rien de special, mais elle est extraordinaire.

On ne saurait dire en quoi, dans quelle mesure cela tient au physique de l’actrice, à son jeu, à la manière de la filmer: rien de spectaculaire, même pas de signes un peu secrets. C’est ailleurs, et c’est une évidence.

À ce moment-là –à peine cinq minutes après le début de la projection–, nul doute possible: on est à la fois devant une heureuse retrouvaille et devant la promesse d’un film de très haute volée.

La retrouvaille concerne le jeune cinéaste norvégien Joachim Trier, découvert avec enthousiasme grâce à ses deux premiers films, Reprise et Oslo, 31 août –il s’était un peu perdu ensuite avec le moins convaincant Back Home, tourné aux États-Unis.

Un thriller fantastique

Thelma est ce qu’on appelle un thriller fantastique. «Fantastique» désigne l’irruption d’événement surnaturels, autour du parcours pourtant a priori banal de cette étudiante, qui rencontre une amie, découvre de nouveaux plaisirs, s’affronte aux règles de son éducation et au cadre de son enfance.

«Thriller» désigne la tension que suscitent les situations étranges, dangereuses, inexplicables qui surgissent et s’enchaînent. Le thrill, le frisson d’inquiétude, parfois de terreur, touche les personnages, tous les personnages, et par là aussi les spectateurs. (…)

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Les éclats et les ombres d’«Une vie violente»

Le deuxième film de Thierry De Peretti évoque avec toutes les ressources du cinéma d’action la complexité politique de l’évolution du nationalisme corse.

Enfin un film politique dans le cinéma français! C’est-à-dire un film qui n’utilise pas la politique pour des enjeux du seul cinéma, du seul profit spectaculaire ni du seul geste artistique, ni n’utilise le cinéma pour plaider une cause, émettre un message, quel qu’il soit.

En prenant ici le mot «politique» au sens le plus littéral, au «premier degré» comme on dit, on ne cesse de se réjouir de la capacité de Thierry De Peretti de mener à bien son deuxième long métrage (après Les Apaches en 2013).

 
 
 

Une vie violente tient en effet tout le long ce double défi d’une exigence de mise en scène, de jeu, de récit, largement marqué par le cinéma noir américain sans presque jamais s’y assujettir, et d’une volonté de précision, de complexité, de questionnement des enjeux politiques, récents et actuels, dont il est ici question.

En Corse, en France

Cela se passe en Corse, la Corse des années 1975-2000. Et c’est l’histoire de l’activisme nationaliste corse, armé et clandestin, ses enjeux, ses divisions, les réactions de l’État français, la dérive d’une partie du mouvement vers le banditisme et les pires trafics, les meurtres en série, où se sont surtout les militants qui s’entretuent.

Une vie violente accompagne la trajectoire de Stéphane, passé à la lutte armée comme nombre d’autres dans l’ile qui ont eu 20 ans au début des années 1990, et donc appartiennent à la deuxième génération d’une lutte en partie réelle, voire légitime, en partie mythifiée, déjà largement dévoyée.

Le film organise un réseau de circulation dans le temps, dans les émotions, dans le rappel de faits qui scandent l’histoire contemporaine de la Corse et, dans une certaine mesure, de la République française. Il est, aussi, un impitoyable constat sur la manière dont des idées qui furent en un temps généreuses et courageuses peuvent devenir des prisons mentales, et de bien réels linceuls. (…)

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«Wulu», vigoureux thriller africain porté par le silence de son héros

Le premier long métrage de Daouda Coulibaly trouve dans les ressorts du film de gangster l’énergie d’un puissant portrait des réalités de son pays. L’Afrique est doublement présente cette semaine avec la sortie de «Bayiri».

De la foule bruyante du marché émerge la figure de Ladji. Il travaille à bord d’un de ces innombrables minibus qui, à Bamako comme partout en Afrique sub-saharienne, font office de transports publics.

Ladji est furieux. C’était son tour de devenir patron d’un véhicule, le volant lui revenait. Comme trop souvent, magouille, corruption, tradition l’ont privé de son droit longtemps espéré.

Ladji est pressé. Pressé de gagner assez pour que sa sœur cesse de se prostituer. Pour gagner de l’argent, bien plus et bien plus vite, il y a la drogue, le trafic. Le jeune homme sait où s’adresser.

Ladji n’a pas peur. Avec ses deux copains, il se révèle bientôt efficace, rusé, ambitieux. Autour, le pouvoir, la violence, les réseaux d’influence, les inégalités.

 

Wulu, premier long métrage du réalisateur franco-malien Daouda Coulibaly, ressemble à Ladji, son héros. Le film a quelque chose d’à la fois sûr de lui et rageur, qui fraie son chemin dans un environnement hostile.

Film de genre et fable politique

Wulu est un film noir, une histoire de gangster, obéissant à un schéma narratif classique, mais dont le déroulement ne cesse de déjouer les poncifs.

Wulu pilote son récit de film de genre comme Ladji conduit le camion qui transporte la cocaïne entre Sénégal et Mali, Mali et Guinée, Sud et Nord du pays où montent en puissance les djihadistes d’Aqmi, qui ne sont pas les derniers à profiter du trafic.

Pas les derniers, tous comme les truands européens qui organisent ce négoce à grande échelle entre Colombie et Europe. Mais les premiers, il se pourrait que ce soit les militaires au plus niveau de l’État. Cet État qui s’effondrera bientôt sous les coups des djihadistes, miné par la corruption et l’incurie de ses dirigeants.

Car Wulu  roule sur les routes de l’histoire contemporaines avec la même habileté et la même vélocité que Ladji roule sur les pistes de brousse. Et le thriller se révèle efficace machine à raconter un état d’un pays, voire d’une région. (…)

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«Man on High Heels», film de genre transgenre

MOH

Man on High Heels (Le Flic aux talons hauts) de Jang Jing avec Chah Seung-won, Oh Jeong-se, E Som.

Durée: 2h05. Sortie le 20 juillet

Avec le huitième long métrage de Jang Jin (mais premier à être distribué en France), on retrouve les caractéristiques du polar local, ses gangsters et ses flics, son alliage particulier de violence brute (y compris dans les dialogues) et de stylisation –très différents des polars japonais ou hongkongais, sans parler des américains ni des européens.

L’autre tendance très actuelle, même si elle n’occupe guère le haut de l’affiche, est l’essor du cinéma transgenre et des thématiques LGBT. La multiplication des festivals dédiés à ce cinéma, et le foudroyant développement des études universitaires, notamment dans le monde anglo-saxon, ont fait des «Gender Studies» sous leurs divers aspects queer et trans en particulier un champ de recherche considérable.

Le phénomène s’explique par sa capacité à associer des enjeux de société, concernant la liberté individuelle, les puissances réelles ou supposées de la transgression des normes, le sort des minorités, notamment des minorités sexuelles, ensemble de domaine pris en charge par la théorie queer, et des questions de récit, de fiction, de spectacle, en particulier de définition de modes de présence physique et de caractérisation comme systèmes de signes et vecteur de sens.

Pur produit de la société coréenne ultra-macho, Ji-wook est habité du désir d’être une femme. Dès lors le film se déploie en tissant deux intrigues qui se renforcent l’une l’autre, l’affrontement du policier avec un gang mené par un boss fasciné par la virilité du flic qui le combat, et le combat intérieur, pas moins violent, du personnage principal avec ses contradictions intérieures.(…)

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« Les Amitiés invisibles »: haut les masques

les-amities-invisibles-de-christoph-hochhausler-avec-florian-david-fitz_5459558Les Amitiés invisibles de Christoph Hochhäusler. Avec Florian David Fitz, Lilith Strangenberg, Horst Kotterba, Ursina Lardi. Durée : 1h53. Sortie : 18 novembre.

Un peu après le milieu de son film, Christoph Hochhäusler, qui est non seulement un des meilleurs réalisateurs allemands en activité mais aussi un des meilleurs critiques de langue germanique, livre le fin mot de son film. Surgissant de nulle part, c’est à dire du cœur enfoui des Amitiés invisibles, Humphrey Bogart lance les rotatives qui vont démasquer les malfaisants de Bas les masques (Richard Brooks, 1952). Et il s’offre le luxe d’avertir au téléphone la crapule qu’il va démasquer, avec cette réplique qui vaut son pesant de croyance dans la démocratie et les puissances des médias pour la soutenir : « that’s the press baby, there is nothing you can do about it ».

Les Amitiés invisibles est le très sombre contrechamp contemporain du film de Brooks. Soit un personnage de journaliste vedette, une sombre affaire de manipulations par des industriels pour obtenir le droit d’utiliser des produits toxiques, des politiciens, une enquêté, des jolies filles, des morts suspectes, des filatures, toute la panoplie de ce sous-genre particulier du film noir qu’aura été, à l’ère de l’âge d’or de Hollywood et d’une certaine croyance de l’Amérique en elle-même, le film d’enquête journalistique.

Flambeur et frimeur, rusé et obstiné, Florian, le personnage central est un digne héritier des héros les plus ambigus concoctés jadis par Hollywood. Dans l’Allemagne contemporaine (le film est très précisément situé, et pourtant il vaut pour tout l’Occident), Florian comme jadis le personnage de Bogart joue un rôle avec lequel il s’arrange, mais qui s’appuie sur une figure-type.

Et la mise en scène, presque miraculeusement, retrouve la fluidité élégante, les tempos syncopés, les ressources des ombres profondes, des décors épurés et des trajectoires errantes, les  élégances de grand seigneur de l’image au milieu de la fange des truanderies : tout le troublant arsenal du meilleur du cinéma de genre de l’âge classique.

Il y a un pur plaisir de spectateur à regarder le nouveau film de l’auteur du Bois lacté, de L’Imposteur et d’Une minute d’obscurité. Ce plaisir est à la fois redoublé et déplacé par la tension qui s’instaure peu à peu entre la mise en œuvre réussie des règles du genre et la prise en compte des caractéristiques du monde contemporain.

Un monde qui n’est certes plus celui du milieu du 20e siècle, un monde où les systèmes de contrôle et de visibilités, les possibilités de manipulations des apparences, les « puissances du faux » comme dirait un célèbre aristocrate de la littérature, déploient des réseaux dont l’enchevêtrement et l’évanescence ne réduisent pas l’efficacité, bien au contraire. Dans ce monde là, il arrive des choses fort étranges aux figures classiques du cinéma, et de la démocratie.

La réussite singulière de Christoph Hochhäusler  tient à sa capacité à ne jamais céder d’un côté ni de l’autre, à ne sacrifier ni le jeu réglé des séductions et des perversions à l’ancienne ni la paranoïa postmoderne comme principe organisateur d’une réalité au cynisme aussi cool que possible, et prête aux pires brutalités dès que de besoin.

 

 

«Hacker» de Michael Mann, ou à quoi mène le calcul binaire

hacker_aHacker de Michael Mann avec Chris Hemsworth, Tang Wei, Wang Lee-hom, Viola Davis.  Durée: 2h13 | Sortie le 18 mars

Il faut une petite heure pour établir trois certitudes. Hacker est un bon film d’action. Hacker est un digne représentant du cinéma de Michael Mann. Hacker bénéficie d’un effet d’aubaine lié à une actualité qu’il ne pouvait prévoir lorsqu’il a été conçu.

L’effet d’aubaine en question est lié au piratage informatique de Sony révélé en novembre dernier et aux échos divers qu’il a suscités, jusqu’à ce que les malins de la gestion de crise réussissent à retourner l’attaque dont la Major a été victime, et les dégâts qu’elle y causait, à son avantage en en faisant l’instrument du succès disproportionné de The Interview, en tout cas pour ce qui concerne sa diffusion en ligne.

Lorsqu’au début de Hacker deux malware (programmes informatiques malveillants) successifs déclenchent un énorme accident dans une centrale nucléaire chinoise puis une spéculation catastrophique sur le cours du soja, un brillant flic informatique de Pékin, Chen, convainc le FBI d’unir ses forces à celles du rival chinois, et obtient des Américains qu’ils extraient de sa prison de haute sécurité un redoutable malfaiteur. Nul autre que l’ancien compagnon de chambrée au MIT de Chen, Nick, hacker de haut vol seul à même de pister, à ses côtés, les fabricants de méchants vers codés.

Hacker, et c’est en cela qu’il est du pur Michael Mann, repose donc sur une combinaison presque infinie de paires aux termes en principe opposés, alliance US-Chine, association d’un flic et d’un condamné, qui se redistribuent en d’autres binômes (Nick et la sœur de Chen, Chen et l’officier du FBI jouée par Viola Davis). Et surtout, la Mann’s touch tient à cette manière de métisser l’abstraction du virtuel et la matérialité des actes physiques et des aspects les plus concrets (lieux, outils).

La réussite, sur le plan du film d’action, de cette mise en place tient à l’efficacité visuelle et au rythme de ces combinaisons, avec notamment une visualisation très convaincante de la circulation des programmes destructeurs dans les circuits informatiques.

Elle tient à la mobilisation habile des dimensions les plus consistantes de ce qui relève en principe de l’immatériel, par exemple: un code informatique, inaccessible parce que dans un serveur contaminé par de toute aussi invisibles et tout aussi réelles radiations nucléaires. Elle se nourrit de l’utilisation conjointes de PC apparemment très ordinaires et d’outils contondants trouvés chez le quincailler et de produits chimiques en vente dans toutes les pharmacies, mais pour des usages pas banals.

Ainsi se construit un profil particulier de héro, à la fois génie de l’informatique et bricolo opportuniste, qui –n’était une musculature de bodybuilder (il s’est entrainé en prison)– en fait plus une figure d’artiste de l’improvisation que de justicier. Un grand hacker, suggère le film, n’est pas un technicien qui en sait plus que tout le monde sur les ordinateurs, c’est une sorte de poète intuitif, qui sait rêver avec les logiciels, les suivre dans des méandres auxquels la technique seule ne permettrait jamais d’ouvrir les accès. (…)

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«Gone Girl» ou le pessimisme politique de David Fincher

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Gone Girl de David Fincher, avec Ben Affleck, Rosamund Pike. Durée: 2h29. Sortie: 8 octobre 2014.

La violence, elle est tout de suite là. La violence du cinéma, du roman aussi bien, la violence du couple, la violence de vivre ensemble. A l’image, le visage d’une jeune femme blonde. La voix d’homme, off, dit qu’il voudrait lui ouvrir le crâne. Pour savoir ce qu’il y a dedans. «A quoi tu penses?», «qui es-tu?». L’énigme de l’autre, le ou la plus proche, celui ou celle avec qui ont vit, avec qui on prend son petit déjeuner, avec qui on fait l’amour, et la violence de la force qui pousse à vouloir déchirer le voile. Gone Girl est un thriller bien sûr. Il va se passer tout un tas d’événements très inhabituels et spectaculaires, bien sûr. Mais ils sont précisément la mise en fiction de cette opacité de chacun à tous, et du besoin de chacun de la défaire.

Le règne des apparences

Le film de David Fincher est l’adaptation d’un roman de Gillian Flynn, qui a également écrit le scénario. En français, le livre est paru, chez Sonatine, sous le titre Les Apparences. Titre approprié, tant il pointe ce qui est effectivement au cœur de l’intrigue.

Les apparences, c’est ce sur quoi se fonde la conviction des flics, des journalistes et des citoyens pour accuser Nick du meurtre d’Amy, sa jeune épouse, puis ce sur quoi se fondera le renversement de leur jugement. Les apparences, c’est évidemment le matériau même des shows médiatiques qui se nourrissent de la même manière de faits divers sanglants, des crises familiales montées en épingle et des drames planétaires. Les apparences, c’est aussi ce dont est expert l’avocat qui vient au secours de Nick quand tout l’accable, et dont le rôle est plus celui d’un coach que d’un juriste.

Mais les apparences, c’est encore le jeu social, y compris au sein de la famille, ce qu’on met en partage avec son entourage pour que la vie soit au moins praticable. Et les apparences, c’est également ce que mobilise toute fiction, avec le pacte implicite entre le narrateur et le lecteur ou le spectateur, supposé croire à ce qui lui est raconté: alternativement pris en charge par Nick et Amy, le récit se révèle peu à peu être le fait de deux personnes qui mentent, dissimulent des faits, cherchent à manipuler, selon deux logiques antagonistes. Les deux protagonistes sont des écrivains sans emploi (des fabricants professionnels de récits). Ils sont pourtant loin d’être à égalité.

Nick est un personnage «réaliste» de fiction: quelqu’un qui connaît des tribulations dans ce qui est supposé être une trajectoire ordinaire d’existence. En l’occurrence, ayant perdu son job à New York, il a emmené vivre sa jeune et charmante épouse dans la petite ville du Sud des Etats-Unis dont il est originaire, où il gagne l’argent du couple en donnant des cours à la fac locale et en gérant un bar exploité par sa sœur.

Le statut d’Amy est très différent. Elle est à la fois une journaliste qui a perdu son emploi et déjà un être de fiction: «Amazing Amy», héroïne d’une série de bandes dessinées immensément populaire créée par ses parents en s’inspirant d’elle –partout où elle va, c’est «Oh my god! But you are the REAL Amazing Amy!», héroïne fictive à laquelle elle n’a jamais vraiment ressemblé mais à laquelle tous l’assimilent, à commencer par ses parents. Tous sauf Nick, c’est sans doute en grande partie pour cela qu’elle l’a épousé.

Refuser d’être un personnage

Déjà à la fois être de fiction et personne à l’étroit dans son quotidien d’épouse au foyer dans une bourgade de province, Amy va à nouveau chercher à échapper à sa condition. Mais si assurément Flynn et Fincher n’ignorent rien du syndrome de Mme Bovary, leur Amy n’est pas Emma. Elle ne va pas se mouler dans un ou des personnages romanesques existants, elle va se faire auteure –à la fois scénariste et metteur en scène. Et c’est la brutalité de ce geste, l’ampleur de la rupture avec l’ordre des apparences, qui engendrera la chaines des situations menant au sang, à l’horreur. Gone Girl, version sombre du mythe prométhéen, montre combien sont violentes les conséquences du geste d’un personnage qui refuse d’en être un. (…)

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« A.L.F. » de Jérôme Lescure

 

Ce premier long métrage tente une opération de grande envergure, qui à certains égards ressemble à celle mise en œuvre par ses protagonistes. Même détermination fondée sur des convictions qui inspirent le respect, même approximation sur le choix des moyens, même résultat ni entièrement réussi ni entièrement raté. A.L.F., dont le titre reprend le signe d’une organisation internationale d’activistes mobilisés par le combat contre les mauvais traitements, tortures et tueries infligées aux animaux, raconte en parallèle la préparation d’une action menée par un groupe de ces militants et le face-à-face entre le chef de ce groupe et les policiers qui l’ont interpellés suite à cette action. Thriller politique, A.L.F. utilise des ressorts psychologiques aussi dépourvus de subtilité que le fusil à pompe employé par les activistes pour mener leur mission. Et sa manière de surligner les tensions émotionnelles des protagonistes à grand renfort de gros plans lourds de sens ne rend pas justice aux qualités pourtant perceptibles des interprètes. En revanche, l’utilisation sur le mode d’hallucinations récurrentes d’archives témoignant de certaines des atrocités infligées à des animaux, notamment dans les laboratoires médicaux et les industries cosmétiques, renforcent le propos clairement militant du film tout en lui donnant une dimension onirique qui est une de ses qualités. Là, et seulement là, prend consistance l’interrogation sur la légitimité du recours à des moyens illégaux quand la loi protège la cruauté et l’indifférence aux effets de la recherche du profit. Entre action, fantastique et message, R.A.S. a un côté série B un peu bricolée qui par moment redonne une respiration et du tonus à ce film trop écrit, mais habitée d’une véritable colère.