Un scanner de métastases: des couleurs et des formes, de l’attention et de la sensibilité pour comprendre et sauver.
Entièrement tourné à l’hôpital, le film de Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel invente de nouvelles possibilités de voir ce qu’est chacun de nous, physiquement et comme être social, grâce à des approches inédites et à un sens fulgurant de la beauté.
Au Festival de Cannes, on voit parfois de très beaux films. Ou des films intéressants, par leur sujet ou leurs propositions de mise en scène. De loin en loin ce qu’il convient d’appeler un grand film, qui restera dans les mémoires, peut-être dans l’histoire du cinéma. Et, bien sûr, un nombre significatif de réalisations auxquelles on ne reconnaît aucune des qualités que l’on vient de citer.
Et puis, très rarement, on voit un film dont on se dit qu’il change l’idée même du cinéma, la capacité de mobiliser ses outils (le cadrage, la lumière, le son, le montage, etc.) pour ouvrir à des nouvelles approches, de nouvelles sensations, de nouvelles façons de penser. Ainsi en va-t-il de De humani corporis fabrica, de Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel, présenté à la Quinzaine des réalisateurs.
Le couple de cinéastes anthropologues de Harvard n’en est pas à son coup d’essai, on leur doit en particulier une œuvre majeure, Leviathan (2014), qui, déjà, bouleversait les codes de la représentation. Leur nouveau film, entièrement tourné dans des hôpitaux, va sans doute encore plus loin. Et, surtout, dans de nouvelles directions. Et s’il est clair que sa singularité même n’est pas promesse de triomphes au box-office, comme elle l’exclut des fastes du tapis rouge, sa proposition est de celles qui peuvent et devraient infuser au long cours les façons de regarder.
Le corps comme territoire à risques
Reprenant le titre de l’ouvrage fondateur de l’anatomie et de la chirurgie modernes du grand savant de la Renaissance Vesale, le film entreprend une exploration non seulement du corps humain, mais du corps humain comme territoire à risques –les maladies, les accidents, les malformations, la sénilité et la mort sont les inévitables corollaires de la présence à l’hôpital–, et du corps humain comme un état parmi d’autres «corps» se contenant les uns les autres et interférant les uns avec les autres.
En quoi ce film, qui n’a en apparence rien à voir avec l’écologie, construit bien une autre relation entre humain et non humain, réfute les vieilles séparations qui fondent notre désastreux «rapport au réel».
Les corps emboîtés
Les différents organes –le cerveau, le cœur, les poumons, etc.– sont des corps en tant que tels, avec leur forme, leur poids, leurs couleurs, leurs puissances d’agir singulières. Mais, aussi, le corps du patient n’existe en tant que tel qu’en relation avec d’autres corps humains –les mains, les yeux, les muscles et les nerfs des médecins, des chirurgiens, des infirmiers, des aides-soignants, des laborantins, des personnels administratifs.
Mais «la médecine», ou «la chirurgie», ou «la santé publique», sont bien des corps eux aussi, dans certains cas des «corps de métier», comme on dit, et chaque hôpital est un corps défini par ses organes internes, architecturaux, humains, etc. Comme l’est aussi, mais différemment «l’hôpital» comme entité médicale, sociale, urbanistique… Le film est d’ailleurs tourné à la fois dans plusieurs hôpitaux parisiens (Bichat et Beaujon pour l’essentiel) et «à l’hôpital» dans un sens plus générique.
Avec une ambition sans limite, De humani corporis fabrica travaille à construire la perception de ces corps enchâssés, connectés, reliés entre eux par des câbles et par des mots, par des couloirs et par des machines, par des savoirs multiples, des affects, des procédures.
Des images particulières
Depuis les corridors couverts de tags orduriers parcourus par les vigiles et leurs chiens jusqu’aux salles de garde réservées au seuls médecins et ornées de fresques pornographiques, les continuités et différences, qui agencent entre eux tous ces corps et qui font que chacun de nous sera un jour soigné, composent un cosmos dont le film parcourt les multiples niveaux et les formes innombrables.
Le film accompagne le chemin intérieur qui consiste à se demander pourquoi nous avons tant de mal à regarder ce qui nous compose.
Au centre se trouvent, évidemment, le corps des individus en souffrance et ce qui s’y active, sous les effets des pathologies et des soins. Et c’est bien là que se passe l’essentiel du film, notamment en salles d’opération, avec d’emblée la question de cet acte très singulier qui fait qu’un être humain ouvre le corps d’un autre humain, et y introduit ses mains et des outils. Parmi ces outils se trouvent désormais très fréquemment des appareils de prise de vues, qui produisent des images particulières, destinées à permettre de soigner.
Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel ont obtenu des autorisations sans précédent pour passer du temps –énormément de temps– dans de multiples salles de chirurgie dédiées aux nombreuses spécialités liées aux différentes parties du corps et aux différentes manières d’y intervenir.
Un travail poétique
Il et elle ont aussi fait construire une caméra spécialement conçue pour s’approcher au plus près des opérations en cours, sans les perturber. Mais surtout, les cinéastes se sont mis d’accord avec les médecins et avec les patients pour avoir également accès aux images filmées à l’intérieur des corps pour les besoins des interventions.
D’une diversité et d’une précision jamais approchée, en tout cas pour une diffusion autre que spécialisée, ces images ont surtout cette vertu qui est elle absolument inédite de connecter par un sidérant travail de montage les images filmées par les réalisateurs et celles enregistrées par les machines. Ce travail, qui organise les images et les sons, les rythmes et les déplacements, est au sens propre un travail poétique, une composition pour percevoir autrement, sentir autrement, penser autrement. (…)