L’année de toutes les inquiétudes du cinéma français

Sur fond de difficultés économiques et d’attaques concertées de l’extrême droite, le cinéma français a aussi connu en 2025 une baisse relative de la qualité et de la diversité de son offre artistique. Ces phénomènes sont liés, et la réponse aux menaces ne peut se dispenser de la revalorisation des ambitions créatives et des auteurs qui les portent.

C’est un camouflet très singulier et très significatif, qui n’a guère attiré l’attention. Le représentant de la France à la prochaine compétition des Oscars n’est pas un film français. Aucune irrégularité dans ce choix par des experts sous contrôle de la puissance publique, puisque, conformément au règlement, au générique figure en effet un producteur français, et un des meilleurs, Philippe Martin de la société Pelléas.

Mais quiconque se donnerait la peine, au lieu de lire le règlement, de regarder Un simple accident de Jafar Panahi, verra un film réalisé en Iran par un Iranien avec des acteurs tous iraniens à propos d’une histoire totalement liée à ce pays. Palme d’or ou pas, tactique efficace pour entrer dans les critères qui mènent à un possible Oscar ou pas, ce choix n’en dit pas moins quelque chose de clair. Parmi les titres sortis en 2025, pas un cinéaste français n’a signé un film susceptible de « représenter le pays », puisque c’est la formule employée.

Ce n’est pas le seul indice. Le Festival de Cannes de cette année, vitrine mondiale numéro un de l’excellence cinématographique, a été particulièrement riche en propositions mémorables : on mentionnera ici à nouveau le film de Panahi, mais aussi Sirāt d’Oliver Laxe, L’Agent secret de Kleber Mendonça Filho, The Mastermind de Kelly Reichardt, Resurrection de Bi Gan, Valeur sentimentale de Joachim Trier, Jeunes mères des frères Dardenne, Fuori de Mario Martone, Deux procureurs de Sergei Loznitsa en compétition officielle, Le Rire et le couteau de Pedro Pinho, Magellan de Lav Diaz, Promis le ciel d’Erige Sehiri, Put Your Soul on Your Hand and Walk de Sepideh Farsi,Yes de Nadav Lapid, Miroir n°3 de Christian Petzold, Imago de Déni Oumar Pitsaev, Homebound de Neeraj Ghaywan… dans les autres sélections.

Soit, même si chacun ou chacune modifierait cette liste selon ses préférences, un ensemble considérable d’œuvres marquantes, et d’une extrême diversité d’origine et de style. Dont une caractéristique très inhabituelle est qu’aucun d’eux n’est français. Il y a eu des bons films français à Cannes, La Petite dernière de Hafsia Herzi, Nouvelle Vague (qui est, lui, un film français, même si réalisé par un Américain, Richard Linklater), Dossier 137 de Dominik Moll en compétition, La Vie après Siham de Namir Abdel Messeeh, Dites-lui que je l’aime de Romane Bohringer, Nino, Laurent dans le vent… Ce n’est faire insulte à aucun(e) de leurs auteurices de dire qu’ensemble ils constituent une présence française inhabituellement faible à un rendez-vous comme Cannes. Et ce ne sont pas les films de la même nationalité aux autres grands festivals internationaux (Berlin, Locarno, Venise, Toronto, San Sebastian…) qui auront modifié ce constat général, bien au contraire.

Baisse de la fréquentation et attaques d’extrême droite

Ce bilan qui fera de l’année 2025 une des plus faibles, artistiquement, de la production française depuis 70 ans, s’inscrit dans un contexte lui-même à la fois dégradé et anxiogène. La baisse de la fréquentation en salles, bien réelle à -15,6 % sur les onze premiers mois de l’année par rapport à la même période de 2024, y joue un rôle significatif. Même si les raisons de ces fluctuations sont multiples, et sont surtout le fait des blockbusters étatsuniens et du mode de fonctionnement des multiplexes, comme l’explicitait cet automne une analyse de l’ancien président de l’Association française des cinémas d’art et essai François Aymé dans Le Monde, cette baisse affecte le moral de l’ensemble du secteur. D’autant que, côté films français, on n’a pas vu non plus apparaître cette année les successeurs d’Un p’tit truc en plus, du Comte de Monte-Cristo ou des deux parties des Trois Mousquetaires.

Si l’année a vu l’annonce par le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) et le ministère de l’Éducation d’un plan de relance bienvenu des présences du cinéma dans l’enseignement public, elle a aussi confirmé les baisses de subventions des collectivités territoriales à de multiples pratiques de terrain, qui font le maillage serré de la présence du cinéma dans le pays. Soit le terreau de ce processus qui, sans solution de continuité, suscite le goût des films dans leur diversité chez de nombreux spectateurs, l’ambition d’en faire chez quelques-uns, et l’ensemble des structures et des discours qui accompagnent une relation ambitieuse au cinéma.

S’y ajoute une très agressive prise en tenaille par l’extrême droite. Cette agressivité est à la fois économique, avec l’achat du deuxième principal circuit de salles, UGC, par Canal+, déjà premier argentier privé du cinéma français, et qui appartient à Bolloré, et politique avec un déchaînement tous azimuts des attaques de cette mouvance contre le système français d’accompagnement du cinéma. Le Rassemblement national et ses épigones de Ciotti à Zemmour, tout comme les puissants médias de la fachosphère Bolloré-Stérin, ne cessent de pilonner ce qu’ils dénoncent à la fois comme un gâchis et un repaire anti-français.

Dans leur ensemble, les dispositifs publics d’accompagnement du cinéma, dont le CNC est la clé de voûte, sont pourtant profondément vertueux, y compris sur un plan comptable, bien au-delà des seuls intérêts d’une profession ou d’un secteur, comme l’a rappelé récemment une tribune de soutien au CNC. Dans un environnement, international plus encore, soumis à d’énormes pressions pour que règne seule la loi du marché, environnement qui tend à marginaliser ou à détruire tout ce qui relève de l’intérêt commun, de la culture innovante, de la recherche et de la diversité, cette combinaison de facteurs est extrêmement inquiétante. Elle ne peut pas se dispenser de prendre en compte la dimension artistique d’un phénomène qui n’est la plupart du temps décrit qu’en termes quantitatifs.

L’ex-président et les dénonciations injustes

L’affaiblissement relatif de la créativité du cinéma français tel qu’il est apparu sur les grands écrans en 2025 n’est ni un à-côté, ni un aspect subjectif voué à demeurer à l’écart des débats économiques et structurels. S’il existe, notamment depuis l’après-deuxième guerre mondiale, depuis les mouvements d’action culturelle populaires et depuis l’horizon d’ensemble des politiques publiques incarnées par André Malraux, un immense ensemble de procédures juridiques, administratives et économiques, c’est au nom d’une ambition artistique. On disait il y a 30 ans, au moment des accords GATT qui ont mené à la reconnaissance de l’exception culturelle, que c’était au nom de Pialat et de Varda qu’on établissait des règles qui aideraient beaucoup Astérix et Les Visiteurs, et ce fut le cas. Ces deux dimensions sont toujours indissociables.

À cet égard, deux facteurs relativement nouveaux ont endommagé les effets artistiques, mais donc aussi, à terme, économiques et de société, de l’offre française de cinéma. Le premier a un nom, Dominique Boutonnat, le précédent président du CNC jusqu’en juin 2024, et l’idéologie de cet homme d’affaires de l’audiovisuel, fidèle de la première heure d’Emmanuel Macron. Cette idéologie s’est traduite par de multiples décisions et réorientations qui, pour l’essentiel sans toucher aux principaux mécanismes, en a affecté le fonctionnement au détriment de ce que le cinéma a de plus innovant – et au détriment de sa valorisation, de la fierté d’être du côté de ce qui cherche, invente, se trompe, dimension performative indispensable au bon fonctionnement du système. Une des traductions visibles de cette inflexion a été le choix d’une partie des membres des nombreuses commissions qui mettent en pratique les dispositifs d’accompagnement du cinéma.

Ces désignations traduisent une démagogie également à l’œuvre de manière plus diffuse, sous les pressions convergentes de la droite la plus réactionnaire et d’une partie des féministes, contre la notion d’auteur. Qu’il convient en effet désormais, même si cela prendra du temps, d’appeler auteurice. C’est le deuxième facteur. Que la qualification d’auteur, au sens que le mot a pris en France et en particulier dans le cinéma, ait permis, ait même parfois encouragé des comportements prédateurs qui méritent d’être condamnés, est certain. Qu’il faille y voir en tant que telle la valorisation d’une position de domination et d’injustice témoigne d’une confusion pas toujours involontaire, qu’avait très bien analysée et dénoncée Marie-José Mondzain en distinguant « autorité » (qui renvoie à « auteur ») et « pouvoir », notamment dans son livre Homo Spectator (Bayard, 2007).

Parmi les films, certains, minoritaires, portent la marque d’un regard singulier, celui de leur auteurice. Ce sont ceux-là qui portent la légitimité d’une politique culturelle, qui insufflent l’énergie dont l’ensemble du cinéma, y compris les films les plus convenus, a besoin. À de rarissimes exceptions près (Alain Cavalier…), tout film est une œuvre collective, mais dans les meilleurs des cas, définis et polarisés par ce regard singulier. Cette année a vu la disparition d’un des réalisateurs qui, de La Bataille de Culloden (1964) à La Commune (Paris, 1871) (2000), a le plus activement travaillé les hypothèses de mises en scène collective, de discussions critiques durant le processus de réalisation, et jusqu’à l’écran même. Les films de Peter Watkins, œuvres de cinéma à part entière, n’en restent pas moins des films de Peter Watkins.

Une bonne quinzaine de titres

Et si on se permet ci-dessous une liste toute personnelle de ce que le cinéma français aura offert de mieux au cours de cette année 2025 parmi les sorties en salles, c’est aussi pour mettre en évidence, dans cette bonne quinzaine de titres, les indices de ce qui tend là aussi à la mise en partage d’une vision, d’une sensibilité traduite en formes cinématographiques. Chacun de ces titres revendique la nécessaire singularité des regards, singularité qui reste pour l’essentiel portée par une personne, parfois deux voire trois dans un cas particulier, sans que cela réduise la prégnance d’une autorité, au sens qu’on vient d’évoquer. (…)

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Gaza au cœur (du grand écran)

La sortie en salle de Once Upon a Time in Gaza participe de la contribution du cinéma au nécessaire maintien de l’attention sur la destruction en cours des vies et des sociétés palestiniennes. Elle se matérialise par un ensemble de films très différents sortis au cours de ces derniers mois. Il s’y joue la minime mais réelle capacité d’agir des formes culturelles, et particulièrement ce que peut activer cet art qu’est le cinéma.

Mercredi 25 juin est sorti dans les salles françaises Once Upon a Time in Gaza de Tarzan et Arab Nasser, prix de la mise en scène dans la section Un certain regard au dernier Festival de Cannes. Thriller mettant aux prises un étudiant, un dealer et un flic, tous palestiniens, il joue avec adresse sur plusieurs registres, celui du film noir, celui de la confrontation entre diverses formes de dominations, la revendication pour des Gazaouis de ne pas uniquement centrer ce qu’ils font, ce qu’ils montrent, ce qu’ils racontent, sur la situation d’oppression qu’ils subissent de la part des Israéliens.

Évidemment réalisé avant le début de la guerre, Once Upon a Time in Gaza mobilisait les codes du film de genre comme arme d’évasion du cachot mortifère dans lequel l’ensemble de ses habitants sont enfermés et opprimés depuis des décennies. Mais, tout aussi évidemment, cette dimension a été rendue au moins pour partie obsolète par la situation qui prévaut depuis plus de 600 jours. Cela ne disqualifie pas le film des frères Nasser, mais lui donne une autre résonance. Simultanément, sa seule présence en sélection officielle au Festival de Cannes, a fortiori avec ce titre-là, produit d’autres effets, qui s’inscrivent dans une problématique en partie nouvelle dans le contexte du génocide perpétré par Israël à Gaza. Rien, et certainement pas des séances de cinéma en France, n’est à la mesure de ce qui a lieu en Palestine. Sans aucune illusion sur l’ampleur des effets que peuvent avoir des films, et le fait de les montrer, il reste utile d’essayer de comprendre les processus à l’œuvre, et le cas échéant d’y contribuer ou de les renforcer.

Depuis le 7 octobre 2023, un nombre inhabituel de films tournés à Gaza ou en Cisjordanie, ou se référant explicitement à ce qui s’y passe sous le talon de fer de l’emprise coloniale israélienne, a été distribué sur les écrans français. Le premier, Yallah Gaza de Roland Nurier sorti le 8 novembre 2023 conformément à un plan de sortie établi avant l’attaque terroriste du Hamas, est longtemps resté seul, tant la puissance de l’omerta imposée après le 7 octobre sur la violence disproportionnée et croissante infligée aux civils palestiniens a rendu impossible de montrer des films. Ce n’est que de manière indirecte, avec des films tournés en Israël et dont, sans ignorer le contexte, la principale raison d’être était ailleurs, Shikun d’Amos Gitai (6 mars 2024) et La Belle de Gaza de Yolande Zauberman (29 mai 2024), que la région a été présente dans les salles.

Mais, un an après le déclenchement de la guerre, Voyage à Gaza de Piero Usberti (6 novembre 2024), No Other Land de Basel Adra, Hamdan Ballal, Yuval Abraham et Rachel Szor (13 novembre 2024), le film collectif From Ground Zero (12 février 2025), Vers un pays inconnu de Mahdi Fleifel (12 mars 2025), Songe de Rashid Masharawi (2 avril 2025), Un médecin pour la paix de Tal Barda (23 avril 2025) ont fait une des choses, modestes mais pas nulles, que peut le cinéma : montrer, décrire, donner de la visibilité dans un espace public. Et aussi donner des perspectives différentes, des angles d’approche multiples.

À Berlin en février 2024, la présence en compétition de No Other Land, et le fait qu’il ait été récompensé, a déclenché un tollé dans une partie des médias et de la classe politique allemande, avec menaces, procès, et éviction de l’excellent directeur artistique de la manifestation. À Cannes la même année, il était rigoureusement interdit lors des apparitions publiques de faire la moindre allusion aux massacres en cours à Gaza, il a fallu la ruse ironique et courageuse de la star américaine Cate Blanchett, ayant fait jouer la teinte de sa robe, de la doublure de celle-ci et du rouge du tapis pour qu’une fois seulement les couleurs palestiniennes aient une petite visibilité dans ce lieu surexposé. Un an, des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants morts plus tard, l’Oscar attribué à No Other Land, et l’admirable prise de parole du Palestinien Basel Adra et de l’Israélien Yuval Abraham recevant la récompense contribuaient à mettre un peu, un instant, en lumière la tragédie en cours, à Gaza et en Cisjordanie, où est situé leur film. Ce qui valut à Hamdan Ballal d’être lynché par les colons occupant illégalement la Cisjordanie, puis d’être arrêté par l’armée israélienne.

À Cannes cette année, le discours d’ouverture de Juliette Binoche, présidente du jury, a dévolu une place centrale à la situation, en particulier à propos de l’assassinat par l’armée israélienne de la jeune photojournaliste Fatima Hassouna, le lendemain de l’annonce de la sélection à la Cannes, dans le programme de l’ACID, du film de Sepideh Farsi Put Your Soul on Your Hand and Walk qui lui est consacré. Les projections de ce film ont été des moments très intenses, et largement relayés, l’exposition des photos de la jeune Gazaouie, de multiples rencontres et déclarations publiques, ont scandé le festival dont, bien sûr les séances de Once Upon a Time in Gaza. Cette attention s’est maintenue jusqu’au dernier jour de la manifestation, où la Quinzaine des cinéastes a présenté Oui de Nadav Lapid, virulent pamphlet contre la société israélienne présentée comme délirante d’arrogance, d’avidité et de mauvais goût, et comportant une scène documentaire tournée sur la colline d’où les Israéliens peuvent regarder tranquillement le pilonnage de Gaza. Oui sortira en France le 17 septembre 2025, et Put Your Soul on Your Hand and Walk le 24 septembre. Chacun des deux fait, et fera durant tout l’été l’objet de nombreuses « séances spéciales » qui contribuent, de manière plus localisée, au maintien d’une attention autour des crimes de guerre et crimes contre l’humanité en cours en Palestine. L’importance de ces séances tient aussi à ce qu’elles sont l’occasion de rencontres, d’élaborations de réflexions, de projets et d’actions.

Ces films sont différents, leurs puissances d’agir sur les émotions et les esprits sont singulières. Ensemble, ils produisent deux effets supplémentaires. Le premier, évident, est de garder, ou plutôt d’avoir ramené la catastrophe criminelle infligée à la Palestine dans l’espace public, après l’omerta quasi-totale imposée par une grande part de la classe politique et des grands médias. Face à cette tentative d’invisibilisation, et en paraphrasant Neruda à propos de la République espagnole[1], il s’agit d’avoir « Gaza au cœur ». Là non plus, pas question de surestimer l’efficacité ni même l’ampleur de la visibilité que permet les salles obscures, la plupart de ces films ont eu ou auront une carrière publique limitée, et même les Oscars et le Festival de Cannes, les deux vitrines les plus illuminées dans le monde du cinéma, ne parviennent pas à créer des effets de masse au-delà d’un intérêt ponctuel.

Mais dans le champ de la bataille culturelle, on sait que les signaux à bas bruits mais réitérés peuvent avoir des effets. (…)

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Le Festival de Cannes 2025 ou le paradoxe de la Croisette

Retour critique sur ce qui a été montré au cours de la 78e édition du Festival de Cannes : sélections riches en découvertes et palmarès quasi-irréprochable, mais aussi sur la manière dont cette fête réussie de l’art du cinéma s’est inscrite dans le réalité contemporaine.

Il est impossible de sortir de la contradiction entre le déroulement de cette 78e édition du Festival de Cannes, et le contexte dans lequel elle a eu lieu. Le déroulement, on se risquera à affirmer qu’il a été très proche de ce qu’on peut attendre de mieux d’une telle manifestation. Le contexte, l’état du monde, inutile d’épiloguer. Mais il est possible que cette contradiction, de toute façon inévitable, se soit avérée cette année, à son échelle qui ne faut pas surestimer, un bienfait.

Sélection officielle et palmarès

Cela avait commencé avec l’annonce des membres du jury de la compétition officielle[1], assemblée d’une diversité exemplaire, dont les membres incarnaient d’emblée, par leur œuvre, à la fois une multiplicité d’idées du cinéma et une exigence quant à ses possibilités, bien loin de l’habituelle surreprésentation de vedettes glamour, choisies pour leur éclat sur le tapis rouge. Et cela s’est terminé avec un palmarès proche de la perfection[2], comme Cannes en a rarement connu. Chacune et chacun pourra déplacer à sa guise l’attribution de tel prix à tel film, ceux qui figurent au palmarès témoignent ensemble d’une excellence de la créativité cinématographique mondiale impressionnante.

Ces films viennent d’Iran, de Norvège, d’Espagne (et surtout du Maroc), d’Allemagne, du Brésil, de Belgique, de France et de Chine. Aucun ne peut se réduire à son sujet. Interrogation sur les effets délétères dans toute la société d’une dictature (et pas uniquement dénonciation de celle-ci en tant que telle) avec Un simple accident et L’Agent secret, questionnement de l’articulation entre investissements affectifs individuels, impératifs de l’environnement social et dispositifs de la collectivité (Jeunes Mères et La Petite Dernière), télescopage furieux des catastrophes politiques et écologiques avec les solitudes personnelles et les quêtes solipsistes de radicalité (Sirat), capacités et limites d’un art, le cinéma, à prendre en charge les crises et les zones d’ombre à l’échelle d’une famille (Valeur sentimentale), d’une maison durant un siècle (Sound of Falling) ou d’une projection dans le futur des effets de la modernité (Resurrection), chacun des lauréats invente une forme singulière en interaction directe avec ce qu’il évoque. Et ainsi, du film de Bi Gan et celui d’Oliver Laxe, les plus explicitement audacieux sur les partis-pris de mise en scène, partis-pris d’ailleurs antinomiques, à la frontalité assumée et hyper-attentive des frères Dardenne et de Hafsia Herzi, ou aux puissances d’immersion dans les strates des relations émotionnelles et de rapports de force chez Joachim Trier, Jafar Panahi et Kleber Mendoça, les cadrages, les mouvements de caméra, les rythmes, les couleurs, les relations entre images et sons inventent, travaillent, questionnent. Réalistes, oniriques, contemporains ou situés dans le passé ou dans l’avenir, ou tout ça à la fois, ils sont tous reliés au monde, ce monde-ci, sa matérialité et ses abimes.

Et si on regrettera ici ouvertement que l’admirable et singulier The Mastermind de l’américaine Kelly Reichardt n’ait pas trouvé sa place dans les choix des jurés, ce sera du moins manière de souligner que la qualité d’ensemble de la compétition officielle ne se limite pas aux huit titres récompensés. La cinéaste de Portland poursuit un nécessaire et passionnant travail de mise en crise, par la douceur extrême, des ressorts machistes et dominateurs structurant l’idée même de romanesque cinématographique, elle est si transgressive par rapport aux codes dominants, où les effets de manche font partie du problème, qu’elle continue de peiner à obtenir la place qui lui revient. Et, parmi les autres titres en compétition officielle, le glacial Deux Procureurs de Sergei Loznitsa cartographiant les ressorts matériels et psychique de la dictature stalinienne, le joyeux Nouvelle Vague de Richard Linklater racontant avec un amour irrévérencieux la naissance d’A bout se souffle, Fuori de Mario Martone dissolvant le biopic de l’écrivaine Goliarda Sapienza dans les flux du désir, de l’angoisse et de la révolte, films aussi différents l’un de l’autre qu’on puisse l’espérer, ont été eux aussi des moments mémorables parmi les 22 longs métrages de cette sélection.

Aussi à Cannes

Bien entendu, le Festival, ce n’est pas seulement cette sélection-là, même si elle occupe une place particulière. Il y avait à Cannes cette année 110 longs métrages inédits – on demande pardon de laisser de côtés les courts métrages, les œuvres du patrimoine, les réalisations en réalité virtuelle, et encore les milliers de projets à différents niveaux d’accomplissement, dont le destin se joue au Marché du film. Outre les 22 films de la compétition, l’auteur de ces lignes en a vu 25 autres, parmi lesquels un nombre significatif d’œuvres mémorables. Parmi celles-ci, figure une révélation fulgurante, la fresque post-coloniale du Portugais Pedro Pinto Le Rire et le couteau (à Un certain regard), entièrement filmée au présent en Guinée Bissau. Et, également élaboré sur les enjeux coloniaux, le somptueux et rigoureux Magellan du génial Philippin Lav Diaz (Cannes Première). Ou, aussi classique dans sa forme qu’il soit, Homebound (Un certain regard) de l’Indien Neeraj Ghaywan, premier film à rendre compte de ce qu’a signifié dans les pays pauvres l’épidémie de COVID, c’est-à-dire un massacre de masse, incommensurable avec les souffrances, aussi réelles soient-elles, des habitants des pays riches.

Mais on se souviendra aussi du film d’enlèvement bien moins formaté qu’il n’y parait Highest 2 Lowest de l’Américain Spike Lee (Cannes Première), du délicat et fascinant Miroirs n°3 de l’Allemand Christian Petzold (Quinzaine des cinéastes). Et bien sûr du foudroyant pamphlet de l’Israélien Nadav Lapid Yes (Quinzaine)[3]. Il faudrait, il faudra le moment venu, encore faire place aux documentaires éminemment si personnels et subtils Imago du Tchétchène Déni Oumar Pitsaev (Semaine de la critique) et La Vie après Siham du Franco-égyptien Namir Abdel Messeeh (Sélection ACID).

J’en oublie, évidemment, d’autres festivaliers auront d’autres choix, de toute façon l’immense majorité de celles et ceux qui me lisent n’a pas encore pu voir ces films. Ce n’est pas le sujet ici. Le sujet c’est qu’ensemble, ils composent une affirmation des puissances du cinéma, et dans le cas de cette année de ce qu’on qualifie de cinéma de fiction, tel qu’il s’invente aujourd’hui, un peu partout dans le monde, dans des conditions et avec des perspectives incomparables entre elles, mais qu’un espace comme Cannes est capable de réunir, et est capable de rendre collectivement plus visibles.

La maison Cannes et le monde

Mais bien sûr, le Festival, la Croisette, le Palais et ses abords ne sont pas une bulle hors du monde. (…)

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[1] Le jury, présidé par Juliette Binoche, était composé de l’actrice et cinéaste américaine Halle Berry, de la réalisatrice et scénariste indienne Payal Kapadia, de l’actrice italienne Alba Rohrwacher, de l’écrivaine franco-marocaine Leïla Slimani, du réalisateur, documentariste et producteur congolais Dieudo Hamadi, du réalisateur et scénariste coréen Hong Sang-soo, du réalisateur, scénariste et producteur mexicain Carlos Reygadas et de l’acteur américain Jeremy Strong.

[2] Palme d’or à Jafar Panahi pour Un simple accident, Grand prix à Joachim Trier pour Valeur sentimentale, Prix du jury ex-aequo à Oliver Laxe pour Sirat et à Mascha Schlisky pour Sound of Falling, Prix de la mise en scène Kleber Mendoça Filho pour L’Agent secret, Prix du scénario à Jean-Pierre et Luc Dardenne pour Jeunes mères, prix d’interprétation féminine à Nadia Melliti  dans La Petite Dernière de Hafsia Herzi, prix d’interprétation masculine à Wagner Moura dans L’Agent secret, Pris spécial à Resurrection de Bi Gan.

Cannes 2025, jour 11: «The Mastermind», «Yes» et petit retour sur le 78e Festival

Le personnage titre de The Mastermind (Josh O’Connor), cool et brillant ou complétement nul?

Cette édition de très bon niveau, riche en œuvres et en formes d’articulation du cinéma aux sombres réalités actuelles, se termine avec les films, aussi importants que différents, de Kelly Reichardt et de Nadav Lapid.

La veille, le personnage de The History of Sound parlait de la possibilité de voir la musique, que les compositions sonores trouvent leur traduction visuelle. Soit une possible définition de l’art du cinéma. Les deux films majeurs présentés durant le dernier jour du Festival de Cannes (avant les reprises puis le palmarès le lendemain, ce samedi 24 mai, jour de clôture) justifient à l’extrême cette comparaison.

Et ils le font de la manière la plus opposée qui soit. Malgré leur proximité sur le programme, difficile de rapprocher la grâce singulière –tout en nuances et variations– du magnifique nouveau film de Kelly Reichardt, The Mastermind (présenté en compétition officielle), du hurlement d’horreur et de fureur qu’est Oui (ou Yes), le cinquième long-métrage de Nadav Lapid (Quinzaine des cinéastes).

«The Mastermind» de Kelly Reichardt

Il faudra revenir en détail sur chacune de ces œuvres à leur sortie. Mais sans attendre, prendre date. En soulignant, avec la nouvelle réalisation de la cinéaste de First Cow, quel enchantement est cette manière de jouer avec les codes du film de braquage, puis de traque à travers les États-Unis, pour tout réinventer au passage.

Un sentiment de familiarité saisit lorsqu’apparaît l’acteur principal, Josh O’Connor, également présent à Cannes dans The History of Sound déjà cité, mais c’est pour la continuité, souterraine et incontestable, entre son personnage et celui qu’il interprétait dans La Chimère (2023), le film à tous les sens du mot merveilleux d’Alice Rohwacher, qui est en effet comme la sœur européenne de la réalisatrice américaine.

Dans une petite ville de la côte Est, au début des années 1970, le James que joue O’Connor, ébéniste au chômage, organise un vol de tableaux particulièrement mal conçu dans le musée local.

Ce qu’il s’en suivra, tandis qu’à la télévision l’Amérique s’enlise au Vietnam, est aussi riches de sensations, allusions, déplacements, sauts, échos qu’un morceau de Thelonious Monk. Et, de Framingham (Massachusetts) à Cincinnati (Ohio), toute l’aventure se déploie aux sons du jazz bebop de la BO originale de Rob Mazurek, jubilatoire.

James (Josh O'Connor) en cavale, antihéros extrême grâce à la manière dont le film ne le juge jamais. | Condor Distribution
James (Josh O’Connor) en cavale, antihéros extrême grâce à la manière dont le film ne le juge jamais. | Condor Distribution

En partie comme elle l’avait fait avec le western dans La Dernière Piste (2010), la cinéaste de Portland s’empare des codes d’un genre pour les accompagner dans des directions inédites, plus étranges, plus attentives, plus incertaines.

La manière de reprendre ainsi des motifs fondateurs du «grand récit» à l’américaine, tel que Hollywood l’a décliné à l’infini, y compris sous ses formes les plus noires quand Humphrey Bogart l’incarnait ou quand Nicholas Ray les mettait en scène, interroge avec humour et humanité les grands ressorts qui organisent les rapports au monde dominants, avec tous les sympathiques effets que l’on connaît.

Rien de proclamé, mais rien d’anodin, donc, dans l’odyssée sans héroïsme de James, voyage mental, émotionnel et humoristique, où de multiples figures temporaires prennent brièvement une existence impressionnante –on n’oubliera pas de sitôt Maude (Gaby Hoffman), l’amie qui refuse d’héberger le fugitif. À vrai dire, sans rien qui jamais ne pèse ou ne pose, on n’oubliera rien du tout. Surtout pas le bonheur d’avoir rencontré ce film.

«Oui» de Nadav Lapid

Aux antipodes de cette élégie subtilement ravageuse, le pamphlet de l’Israélien Nadav Lapid s’ouvre sur une séquence frénétique, déjà surchargée de sons, d’exhibition érotique et violente, tandis que se déploie la vulgarité agressive des riches israéliens qui ont convié le couple d’artistes au centre du récit, le musicien Y. et la danseuse Jasmine. Les officiers présents viendront ajouter la laideur de leur idée de la musique et de la danse à l’obscénité ambiante saturée de stéroïdes.

Jasmine (Efrat Dor) et Y. (Ariel Bronz) en incarnation misérable et conquérante du sempiternel the show must go, y compris au cœur de l'abjection. | Les Films du losange
Jasmine (Efrat Dor) et Y. (Ariel Bronz) en incarnation misérable et conquérante du sempiternel the show must go, y compris au cœur de l’abjection. | Les Films du losange

Ce sera l’un des enjeux de la première partie du film, qui clame et expose la cruauté des parvenus dans la partie supposée la plus ouverte et tolérante de la société israélienne, celle dont le centre est Tel-Aviv et non Jérusalem ou les colonies.

Et c’est, position politique d’une radicalité singulière, pas seulement en Israël, sous les oripeaux d’un grand-guignol fou d’arrogance et de mauvais goût, la condamnation sans appel de celles et ceux qui se racontent vivre dans une démocratie quand celle-ci écrase, massacre et spolie sans fin.

Se déroule ensuite un long voyage à travers le pays, qu’entreprend Y. en citant Pierrot le Fou (1965), jusqu’à cette colline d’où les Israéliens «venaient pique-niquer en famille en regardant les bombes tomber» sur les écoles et les hôpitaux palestiniens.

Quand le documentaire télescope la fiction: Y. sur la colline qui domine la bande de Gaza, bombardée sans interruption par l'armée israélienne. | Les Films du losange
Quand le documentaire télescope la fiction: Y. sur la colline qui domine la bande de Gaza, bombardée sans interruption par l’armée israélienne. | Les Films du losange

Une troisième partie voit Y., ayant achevé sa déchéance, composer l’hymne fasciste appelant à raser la bande de Gaza (chant effectivement composé, et interprété par un chœur d’enfants, après le 7-Octobre).

Oui est ainsi une descente aux enfers où le réalisme le plus atroce se mêle à la folie cauchemardesque, à des formes de burlesque et à la puissance d’incarnation des interprètes, à commencer par Ariel Bronz et Efrat Dor dans les rôles principaux.

Tourné sur place, dans son pays où le cinéaste de L’Institutrice (2014) et de Synonymes (2019) s’est senti en territoire «ennemi», comme il l’a récemment déclaré, Oui bouscule et inquiète avec une énergie peu commune, cherchant à faire entendre sa voix, malgré le fracas des bombardements et de la propagande.

Quatre retours sur dix jours à Cannes

1. Éloge du jury (avant délibération)

Une longue expérience du vétéran de la Croisette, et des festivals en général, empêche de se livrer à un pronostic quant à ce que décidera le jury présidé par Juliette Binoche et qui apparaît a priori comme un des meilleurs jurys cannois depuis une éternité.

Pour la première fois peut-être, il semble que la présence de personnalités glamour davantage choisies pour les flashs le long du tapis rouge que pour désigner collectivement les plus beaux films du moment n’ait pas prévalue dans le choix de ses membres.

Le jury de la compétition officielle, présidé par Juliette Binoche (au centre). | Festival de Cannes
Le jury de la compétition officielle, présidé par Juliette Binoche (au centre). | Festival de Cannes

Outre la présidente elle-même, dont le parcours traduit une formidable curiosité pour les idées du cinéma les plus diverses et dans nombre de cas les plus exigeantes, la présence notamment du réalisateur sud-coréen Hong Sang-soo, du cinéaste mexicain Carlos Reygadas, de la cinéaste indienne Payal Kapadia, du réalisateur congolais Dieudo Hamadi, de l’actrice italienne Alba Rohrwacher ou de l’écrivaine franco-marocaine Leïla Slimani semble de très bon augure.

Ne pas y joindre à cet égard les noms des deux jurés états-uniens, Halle Berry et Jeremy Strong, ne témoigne d’aucun antiaméricanisme primaire, mais de la longue expérience de l’ignorance vertigineuse dans laquelle la quasi-totalité des professionnels de ce pays, y compris les plus talentueux, se trouve face aux cinémas du reste du monde.

En la matière, l’isolationnisme n’a pas attendu Donald Trump, mais il y a des raisons de penser que le triomphe de celui-ci auprès de ses électeurs a à voir avec l’absence d’ouverture au monde de la très, très grande majorité des Américains. Et ce alors même qu’à Cannes, à cet égard très loin de l’Amérique réelle, on trouve un beau florilège de la petite minorité qui ne relève pas de cette fermeture.

2. Si ça ne tenait qu’à moi…

Sans aucune illusion prophétique, on se contera de livrer ici la liste des films en compétition parmi lesquels je choisirais une Palme d’or, non sans hésitation, si j’étais à moi seul tout le jury.

Sans autre ordre que leur apparition sur l’écran du Grand Auditorium Lumière du Palais des festivals, donc, il m’incomberait de choisir entre Sirāt d’Oliver Laxe, L’Agent secret de Kleber Mendoça Filho, Un simple accident de Jafar Panahi, Valeur sentimentale de Joachim Trier et donc The Mastermind de Kelly Reichardt. Et je serais bien embêté.

D’autant plus que cette liste ne doit en aucun faire oublier les réussites que sont, aussi, Deux procureurs de Sergueï Loznitsa, La Petite Dernière de Hafsia Herzi, Nouvelle Vague de Richard Linklater, Fuori de Mario Martone, Jeunes mères des frères Dardenne ou Résurrection de Bi Gan.

Et puisque le Festival de Cannes, ce n’est pas seulement la compétition officielle, on s’en voudrait de ne pas mentionner ici la grande merveille qu’est Le Rire et le couteau de Pedro Pinho (Un certain regard), Magellan de Lav Diaz et Highest 2 Lowest de Spike Lee (hors compétition), Miroirs n°3 de Christian Petzold (Quinzaine des cinéastes), Imago de Déni Oumar Pitsaev (Semaine de la critique).

Absurdement oublié du jury de la section Un certain regard, le pourtant inoubliable Le Rire et le couteau de Pedro Pinho. | Météore Films
Absurdement oublié du jury de la section Un certain regard, le pourtant inoubliable Le Rire et le couteau de Pedro Pinho. | Météore Films

3. Coup de chapeau à «La Vie après Siham»

Il importe aussi de mentionner, à l’ACID, La Vie après Siham de Namir Abdel Messeeh. Treize ans après le miraculeux La Vierge, les Coptes et moi…, le cinéaste franco-égyptien invente une nouvelle manière de plonger dans les interstices de sa vie familiale, au moment de la mort de sa mère, pour faire se déployer une fresque aussi ample qu’apparemment modeste, saturée de romanesque vrai, d’amour du cinéma, d’attention à des modes de vie, hier et aujourd’hui, en France et en Égypte.

Le film est exemplaire des puissances des nouvelles écritures documentaires, quand le recours à l’intime, aux archives, aux imaginaires issus du cinéma classique compose une méditation ouverte sur des enjeux infiniment plus vastes que les questions de famille du réalisateur, qui lui ont servi de point de départ.

La liste des titres ici mis en avant témoigne d’une multiplicité de styles et d’origines géographiques et culturelles impressionnante, qui contribue à la réussite de cette édition et à l’importance maintenue du rôle décisif de Cannes.

Dans La Vie après Siham, le cinéaste et son père jouant à faire un film pour mieux effectivement en faire un, ludique et bien davantage. | Météore Films
Dans La Vie après Siham, le cinéaste et son père jouant à faire un film pour mieux effectivement en faire un, ludique et bien davantage. | Météore Films

4. Gaza au cœur

Mais si toutes les parties du monde ou presque sont représentées, même si l’Afrique subsaharienne reste peu visible, l’Océanie absente, les peuples autochtones quasi invisibles, et avec une attention loin d’être à la mesure de certaines questions décisives ou crises majeures (la catastrophe environnementale globale, les multiples tragédies qui ensanglantent l’Afrique, de la RDC au Soudan, le sort des Ouïghours…), l’actualité aura trouvé un peu moins mal que d’ordinaire une place sous les feux du Festival.

Presque tous les Américains présents (sauf Tom Cruise) ont dénoncé ce que fait et ce qu’incarne le président élu par leurs concitoyens. Et, explicitement avec Militantropos de Yelizaveta Smith, Alina Gorlova et Simon Mozgovyi (à la Quinzaine des cinéastes), indirectement par Deux procureurs, la guerre en Ukraine n’a pas été ignorée.

Mais c’est la tragédie en cours dans la bande de Gaza et à moindre bruit en Cisjordanie, où se perpétuent quotidiennement les crimes de masse d’Israël, qui aura réussi à obtenir une visibilité, infiniment pas à la mesure de ce qui se passe, mais supérieure à ce à quoi le Festival nous avait habitués.

Celle-ci n’aura cessé de se décliner, notamment à travers le discours de Juliette Binoche en ouverture, la projection en sélection officielle de Once Upon a Time in Gaza des frères Arab et Tarzan Nasser, celle de Yes de Nadav Lapid à la Quinzaine des cinéastes, les plus de 900 signataires –dont un grand nombre de stars présentes sur la Croisette– de la lettre dénonçant le silence sur le génocide, les multiples rendez-vous dans le pavillon de la Palestine au village international du Festival, la tenue d’une conférence de presse le 23 mai «Sauvons Gaza», Julian Assange venu pour accompagner le film le concernant, The Six Billion Dollars Man en arborant un t-shirt avec le nom de 4.986 enfants tués par l’armée israélienne, l’annonce de multiples projets.

Et c’est la tragédie entourant Put Your Soul on Your Hand and Walk, le film de la cinéaste iranienne Sepideh Farsi, consacré à la photojournaliste Fatima Hassouna tuée par Tsahal avec dix membres de sa famille au lendemain de l’annonce de la sélection du film à l’ACID, qui aura le plus intensément maintenu l’attention, si volontiers volatile dans un lieu comme Cannes.

Personne ne s’illusionne sur la capacité d’un festival de cinéma d’interrompre un génocide. Pourtant, sur un sujet qui demeure catastrophiquement clivant (à la différence du soutien à l’Ukraine ou aux femmes iraniennes), la manifestation aura pu participer à la nécessaire «démarginalisation» de la condamnation de la politique israélienne. Un grand festival, un lieu culturel sous les feux de l’actualité les plus brillants, peut du moins permettre cela.

 

Emilia Pérez : sous le masque transgressif, un film dangereusement straight

Succès du box-office promis à une pluie de Césars et Oscars ces prochains jours, Emilia Pérez, le film de Jacques Audiard centré sur un personnage qui effectue une transition de genre en même temps qu’une inversion de ses comportements moraux, est pourtant tout le contraire du film trans qu’il prétend être.

Commencée au Festival de Cannes 2024 avec l’accueil très majoritairement enthousiaste de la critique et deux prix (prix du jury, prix d’interprétation féminine), la carrière d’Emilia Pérez a continué avec un considérable succès public en salles (un million deux cent mille entrées) et une trajectoire semée de promesses des plus hautes récompenses, aux César (douze nominations, résultat le 28 février) et aux Oscar (treize nominations, résultat le 2 mars), après une consécration par les Golden Globes, le 5 janvier. Depuis, ce bel unanimisme a connu quelques accrocs, avec deux polémiques distinctes.

La première vient du Mexique, pays où est supposé se dérouler le film tourné dans les studios de Bry-sur-Marne, avec des interprètes dont aucun·e n’est mexicain·e. De très nombreux commentateurs mexicains se sont émus de la manière dont le film utilise une tragédie nationale, les crimes de masse perpétrés par les cartels de la drogue, pour en faire le ressort d’une comédie musicale complètement irréaliste. Ces reproches ont été largement relayés sur Internet, dans toute l’Amérique latine, comme exemple particulièrement outrancier d’appropriation culturelle qui utilise des stéréotypes exotiques pour raconter n’importe quoi.

Les médias français ont fini par s’en faire l’écho à partir de la mi-janvier, non sans donner la parole à des actrices du film d’origine mexicaine ou à d’autres personnalités mexicaines du cinéma, qui ont toutes en commun d’avoir une carrière dépendant entièrement d’Hollywood.

Quant à Jacques Audiard, ses réponses se placent sous le signe de cette affirmation : « Du moment que ça me sert à raconter une bonne histoire et à pouvoir la financer grâce à la présence de stars étatsuniennes, le reste je m’en fiche. » Le réalisateur témoigne d’un souci de la seule efficacité qu’on sera en droit de trouver cynique, ou, du moins, témoin d’une approche d’entrepreneur de la fiction pour qui ne se pose aucune question éthique. On se souviendra comment Audiard a, par le passé, systématiquement botté en touche lorsque lui a été posée la question de la présence de citations du Coran dans Un prophète ou de la réalité des violences dans les banlieues avec Dheepan. Audiard incarne à l’extrême une forme d’extractivisme de la fiction, qui considère qu’on peut se servir sans scrupules dans les réalités et les histoires des autres au service de la réussite de son projet.

À « l’affaire mexicaine », s’est ensuite ajoutée une « affaire Karla Sofía Gascón », du nom de l’actrice espagnole qui tient le rôle principal, après qu’ont été révélés des tweets racistes postés en 2017. Si l’opération ressemble fort à une entreprise de déstabilisation d’un concurrent sérieux dans la course aux Oscar, elle a, en tout cas, enflammé les réseaux sociaux américains, avec cascades de justifications, d’excuses et de prises de distance de l’intéressée et d’autres personnes liées au film, à commencer par Selena Gomez et Zoe Saldana, les deux autres têtes d’affiche. Au point que Netflix, qui s’occupe de la carrière commerciale du film aux États-Unis, a exclu Karla Sofía Gascón de la campagne de promotion en vue des Oscar.

Différentes, ces deux affaires sont loin de prendre en considération l’ensemble des questions que soulève le film. Parmi les rares voix discordantes à la sortie d’Emilia Pérez, figurait celle du philosophe Paul B. Preciado, fulminant, dans un texte publié par Libération, « Sauver “Emilia…” du film d’Audiard ». Invoquant « besoin de deuil et devoir de rage », il affirme qu’il faut « sauver Emilia de la violence du regard binaire au cinéma », ajoutant : « Je voudrais vous expliquer pourquoi les films qui vous amusent nous tuent. » C’est un euphémisme de dire que son explication, pourtant convaincante, n’a guère été écoutée. Mais ce n’est pas tout. Souscrivant entièrement à ce qu’explicitait l’auteur de Dysphoria Mundi, on voudrait ajouter, ici, à ce plaidoyer pour la reconnaissance de la réalité de l’expérience trans et des menaces mortelles qui les assiègent une réflexion similaire à propos du cinéma lui-même.

Si Emilia Pérez semble faire place à d’autres mœurs que celles promues par l’oppression capitalisto-patriarcale, il reconduit, en fait, les stéréotypes qui en assurent la reproduction.

Les Oscar, et, à leur suite, les autres récompenses pour les films dans les différents pays, sont distribués par des organismes qui s’autoproclament, par exemple, Académie des arts et techniques du cinéma[1]. Pour ce qui concerne la technique, technique narrative, technique d’efficacité dramatique, voire technique commerciale de manipulation du public (ce qu’on appelle le marketing), Jacques Audiard, depuis ses débuts, et Emilia Pérez en particulier en relèvent à l’évidence et méritent amplement les récompenses qui y seraient associées. Pour ce qui est de l’art, ou des arts…

Rappelons que le film raconte l’histoire d’un homme extraordinairement méchant, chef cruel d’un cartel de la drogue mexicain, qui devient, ensuite, une femme extraordinairement bonne et généreuse. Cette mécanique dramatique, fondée sur une opposition binaire homme/femme si stabilisée qu’elle est propre à satisfaire les pires ennemis de toute interrogation sur le genre et sur une opposition tout aussi binaire entre le Bien et le Mal propre à satisfaire les moralistes les plus indifférents aux réalités du monde, fait de ce que d’aucuns ont voulu voir comme une avancée en faveur de la remise en question des identités sexuelles verrouillées une caricature de film cis. Le texte de Paul B. Preciado en explicite les effets délétères envers toutes les personnes vivant quelque remise en question que ce soit des définitions genrées imposées. Quant à la polarisation simpliste sur le plan moral, on en connaît depuis longtemps les apories et les impasses.

Mais ce redoublement de simplismes est aussi machine de guerre contre tout ce qui, dans toute œuvre d’art, par exemple, en principe, dans un film, relève nécessairement du trouble, de l’incertitude, de l’ouverture faisant place à la liberté de chacune et chacun de se l’approprier, de le compléter. Toute œuvre d’art est trans, toute œuvre digne de ce nom est trans par nature, au sens où la pensée queer a depuis longtemps, au moins depuis Monique Wittig et Judith Butler, mis en évidence les puissances de questionnement qui y sont associées et qui concernent l’ensemble des formes de vie et des manières de les appréhender, bien au-delà du seul « domaine de la sexualité ». (…)

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Au cinéma en 2024: 76 bonnes nouvelles

En salles au cinéma, pour découvrir, parmi tant d’autres, le si beau All We Imagine As Light de Payal Kapadia

L’année qui s’achève a été féconde en propositions de cinéma singulières et réjouissantes, parmi lesquelles les films français occupent une place d’une ampleur inédite.

Le chiffre de l’année est 76. 76 quoi? 76 longs-métrages distribués en salles et où se joue, de manière infiniment variée, la vitalité du cinéma dans le monde. La liste complète est ci-dessous.

Ah mais non, attendez, à l’approche de la Saint-Sylvestre, il faut faire un top 10, c’est la règle! Bon d’accord, en voilà un, en toute subjectivité comme il se doit, mais par ordre alphabétique:

Je sais, il y en a 11. Et alors? D’ailleurs, je pourrais sans mal proposer un autre top 10. Mais cela ne me parait pas très intéressant. Le nombre 76 est, à mes yeux, infiniment plus riche de sens. Et, ce qui n’est pas si courant ces temps-ci, il donne matière à se réjouir.

Organisée par zones géographiques, la liste ci-dessous vise à traduire cette dynamique, qui s’exprime en matière de créativité, d’exploration du langage cinématographique, de renouvellement des générations, d’évolution de la domination masculine.

Parmi ces 76 films, 23 sont signés par une femme (ainsi que deux par plus d’un auteur, dont au moins une femme, et un par un cinéaste trans). On n’est pas à la parité, loin s’en faut. Ça bouge dans le bon sens, mais très (trop) lentement: l’an dernier, on arrivait au même chiffre.

22 des films ci-dessous sont susceptibles d’être définis comme documentaires, catégorie si riche et inventive qu’on est moins sûr que jamais des limites de ce qu’elle désigne, mais qui permet d’affirmer la richesse des rapports à la réalité que ne cesse d’inventer le cinéma contemporain.

Et 21 sont des premiers longs-métrages, témoignant d’un renouvellement des générations en phase avec le renouvellement des styles, des récits, des rapports à l’imaginaire.Il va de soi que cette sélection, aussi large soit-elle, n’engage que celui qui la propose, et que chacune et chacun pourra et devrait la modifier selon ses goûts et ses choix. L’important ici est que la quantité et la qualité marchent de pair.

Et je suis loin d’avoir vu tous les films sortis en salles cette année, plus de 700, donc des pépites ont pu m’échapper –mais ce n’est pas par oubli que deux titres dont on va beaucoup parler dans les prochaines semaines, Emilia Perez de Jacques Audiard et The Substance de Coralie Fargeat, opérations marketing hautement manipulatrices, n’y figurent pas.

Exceptionnelle exception française

Au sein de cette profusion de titres de monde entier se joue un phénomène inédit, du moins avec cette ampleur. Année après année se vérifie combien la place du cinéma en France permet une créativité et une diversité qui ne se retrouvent nulle part ailleurs. Mais jamais le nombre de propositions singulières produites dans ce pays n’a été aussi élevé (40 dans la liste ci-dessous), ni n’a été représenté dans une telle proportion au sein d’un best of mondial.

Léa Seydoux et George MacKay dans La Bête de Bertrand Bonello. | Ad Vitam

Léa Seydoux et George MacKay dans La Bête de Bertrand Bonello. | Ad Vitam

Il est à juste titre beaucoup question en ce moment de la bonne forme du cinéma français, grâce notamment aux succès publics, tout à fait réjouissants, d’Un p’tit truc en plus d’Artus (10 millions de spectateurs) et du Comte de Monte-Cristo d’Alexandre de La Patellière et Matthieu Delaporte (9,3 millions), succès confortés par les gros scores de L’Amour ouf et de Monsieur Aznavour.

Sans retrouver (encore?) le niveau d’avant-Covid, la fréquentation globale dans les salles sera en hausse pour 2024 sur l’année précédente et ses 180 millions d’entrées, ce qui était loin d’être acquis.

Les tendances les plus heureuses à l’échelle du cinéma mondial se retrouvent parmi les films français qui figurent dans la liste ci-dessous: on y approche de la parité (18 sur 40) et, parmi les cinéastes qui y figurent, un tiers signent leur premier film.

On peut aussi souligner, contre un des nombreux clichés affligeant le cinéma français, surtout celui dit d’auteur, souvent taxé de parisianisme, la très grande représentation des régions dans leur diversité: la Corse avec Le Royaume, le Jura avec Le Roman de Jim et Vingt Dieux, l’Occitanie avec Miséricorde et Les Gens d’à côté, la Nouvelle-Aquitaine avec La Prisonnière de Bordeaux, Marseille avec Madame Hoffmann, Strasbourg avec Les Fantômes, la Bretagne avec Camping du Lac et L’Île, la Côte d’Azur avec 100.000.000.000.000, le Morvan avec L’Homme d’argile

Ghjuvanna Benedetti et Saveriu Santucci dans Le Royaume de Julien Colonna. | Ad Vitam

Ghjuvanna Benedetti et Saveriu Santucci dans Le Royaume de Julien Colonna. | Ad Vitam

Cette caractéristique résulte de la diversité, très supérieure à ce qui se dit fréquemment, des réalisateurs et réalisatrices, mais elle tient aussi à des politiques publiques dont les bienfaits ne cessent de se manifester, malgré les remises en cause, récemment illustrée par le massacre des aides à la culture dans une région.

Cette multiplicité d’origines et cette palette de possibilités contribue aussi à d’autres aspects de la diversité des films ici mis en avant, possibilités de tourner au loin (Sidonie au Japon, La Belle de Gaza, Dahomey, Ni chaîne ni maître, Emmanuelle, Les Premiers Jours…).

On y prête rarement attention, mais il est inhabituel qu’un nombre significatif de films d’un pays se passe ailleurs (et pas seulement dans le passé ou dans un monde imaginaire, mais dans les réalités d’autres parties du monde). Sauf rares exceptions, comme Grand Tour du Portugais Miguel Gomes, les films espagnols se passent en Espagne, japonais au Japon, américains aux États-Unis…

Cette variété des environnements n’empêche pas d’autres formes de diversité, notamment stylistique, avec présence de la science-fiction (La Bête, Planète B), de la comédie musicale (Joli joli), de l’essai poétique et expérimental (Orlando, Chienne de rouge, La Base, Vas-tu renoncer?) ou intime (Une Famille, Le Chemin des absents, Hors du temps).

Il est aussi possible d’évoquer l’attention aux discriminations et aux crises actuelles comme à la mémoire de tragédies historiques (L’Histoire de Souleymane, Ni chaîne ni maître, Barbès Little Algérie, Ernest Cole, photographe, Les Fantômes, Apolonia Apolonia…), ou aux conditions de travail et engagements dans le soin (Averroès et Rosa Parks, La Machine à écrire et autres tracas, Madame Hoffmann).

Ce survol de multiples dimensions activées par ces films est évidemment partiel, il ne vise qu’à suggérer l’étendue des angles d’approche, des thématiques, mais aussi des choix de mise en scène qui, en relation avec le nombre élevé de titres, témoigne de cette belle vitalité.

Dynamiques européenne et asiatique

Deux autres zones géographiques occupent une place remarquable, l’Europe et l’Asie. Dans chaque cas, on y retrouve des figures majeures du cinéma contemporain (le Coréen Hong Sang-soo, le Chinois Wang Bing et le Japonais Ryūsuke Hamaguchi, le Portugais Miguel Gomes) aux côtés de jeunes réalisateurs et réalisatrices qui déploient une diversité d’approche enthousiasmante.

Viet and Nam de Ming Quy Truong. | Nour Films

Viet and Nam de Ming Quy Truong | Nour Films

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L’impossibilité de voir les autres – sur la rétrospective Lucrecia Martel au Centre Pompidou

Alors que la création cinématographique argentine est mise en danger de mort par Xavier Milei, la rétrospective consacrée à la cinéaste Lucrecia Martel au Centre Pompidou souligne l’importance d’une œuvre d’une beauté unique. Elle dévoile l’ampleur de sa mise en crise des canons narratifs et représentatifs dominants, portée par des objectifs politiques affirmés, à travers des films comme La Ciénaga et Zama.

Du 14 novembre au 1er décembre, le Centre Pompidou présente une rétrospective complète de la cinéaste argentine Lucrecia Martel. Celle-ci est apparue sur les écrans du monde au tout début du XXIe siècle, au moment où s’affirmait un « Nouveau Cinéma Argentin » extrêmement créatif malgré les conditions fragiles dans lesquelles il est né, alors que le pays connaissait une instabilité politique extrême.

Aux côtés de Lucrecia Martel, Pablo Trapero, Lisandro Alonso, Martin Rejtman, Daniel Burman, Fabian Bielinski, Albertina Carri ont été les principales figures de ce mouvement fécond, même s’il n’a pas perduré autant qu’on aurait pu l’espérer – outre Martel, vingt ans après seul Lisandro Alonso poursuit un parcours marquant. Depuis, le pays avait vu l’émergence d’une nouvelle génération de cinéastes, sous l’égide du collectif El Pampero dont Laura Citarella (Trenque Lauquen, 2023) est la figure la plus importante.

Mais l’arrivée au pouvoir à Buenos Aires du démagogue d’extrême droit Javier Milei, qui a fait de la culture une de ces cibles de prédilection, a mis en danger de mort l’ensemble de la création cinématographique argentine, malgré des formes de résistance qui s’organisent notamment avec le soutien d’autres pays, latino-américains et européens. C’est aussi dans ce contexte que s’inscrit la présentation de l’ensemble du travail d’une cinéaste non seulement majeure à l’échelle de son pays, et du continent sud-américain, mais porteuse de propositions formelles inventives et engagées, d’une importance décisive de manière plus générale.

Quantitativement peu fournie, l’œuvre filmé de Lucrecia Martel se compose principalement de quatre longs métrages, La Cienaga (2001), La niña santa (2003), La Femme sans tête (2008) et Zama (2017). Les trois premiers constituent la « trilogie de Salta », puisque situés dans cette ville la ville du nord-ouest de l’Argentine où la réalisatrice est née en 1966 et a grandi, et où elle est retournée vivre récemment. Sans être autobiographiques, ils se situent dans le milieu où elle a grandi, une bourgeoisie provinciale structurée en clans familiaux, à la fois ultra-conformiste et traversée de forces obscures, et où la religiosité catholique joue un rôle majeur.

Très différent en apparence, Zama est un film d’époque dont l’histoire, épisode de la colonisation espagnole à la fin du XVIIIe siècle autour d’un fonctionnaire du Vice-Roi des Indes qui attend indéfiniment sa mutation et se partage entre expériences sentimentalo-sexuelles décevantes et expédition militaire calamiteuse, est une adaptation d’un roman du même titre publié par l’écrivain et journaliste Antonio Di Benedetto au début des années 1950.

Lucrecia Martel travaille depuis plus d’une décennie sur un long métrage documentaire provisoirement intitulé Chocobar, du nom de Javier Chocobar, jeune leader de la communauté de Chunchagasta assassiné en 2009 près de la ville de Tucuman par un homme prétendant être le propriétaire des terres de ce peuple autochtone. Cela s’est passé à 300 km au sud de Salta, sa ville, la cinéaste a clairement indiqué que, sur la base de ce crime, elle a l’intention d’utiliser les moyens du cinéma « pour réfléchir à la construction de discours racistes et oppressifs qui permettent à des crimes comme celui-ci de se poursuivre en Argentine en particulier et en Amérique latine en général ».

Plusieurs fois annoncé, le film a sans cesse été remis sur le métier, au gré de nouvelles approches qui tiennent pour partie à l’accès à de nouveaux documents et à de nouvelles informations, et pour partie, selon les dires mêmes de la cinéaste, à l’invention pas à pas de nouvelles manières de mobiliser les ressources de cinéma en relation avec les enjeux concernés. Elle déclarait ainsi récemment : « J’ai pensé mille formes pour ce film. Jusque-là, mes fictions restaient très proches du scénario initial. J’ai écrit avec María Alché [NDLR : actrice principale de La niña santa, qui a réalisé récemment un premier long métrage, La familia submergida ] de nombreuses versions du scénario de Chocobar. Ce n’est que maintenant, à distance de ces scénarios, que je commence à comprendre ce qu’est ce film. J’ai été disposée à changer d’idée à chaque fois que je voyais qu’il y avait quelque chose qui ne fonctionnait pas. Je ne pensais pas avoir la force de recommencer ce long métrage près de quatre fois ! C’est un processus fascinant marqué par l’urgence à donner, non pas une réponse à ce qui s’est passé, car ce n’est pas dans mes moyens, mais une visibilité à la communauté. En même temps, par-delà cette urgence, il y a un problème intime qui m’appartient : la culture coloniale ancrée au tréfonds des Argentins blancs. Il ne s’agit pas tant de savoir ce que ressentent les indigènes, mais ce que nous avons fait de l’autre côté pour qu’un crime comme celui commis contre Chocobar ait été possible. Si nous mettons autant de temps à faire Chocobar, ce n’est pas parce que le sujet est difficile, mais parce qu’il est difficile de comprendre précisément quel est notre problème à nous, cinéastes, scénaristes, producteurs[1]. »

Toutefois l’œuvre filmé de l’autrice de La Cienaga ne se limite pas à la forme consacrée du long métrage. Les huit courts métrages, clips et vidéos destinées à Internet présentées dans le cadre de la rétrospective témoignent d’une inlassable recherche sur le langage cinématographique, dans des formats très variés et selon des approches elles aussi renouvelées. Parmi elles, les relations entre image et son, et les puissances encore sous-estimées des aspects sonores au cinéma font l’objet d’une attention particulière, dont témoigne aussi une partie significative de l’entretien qui figure dans le livre publié à l’occasion de la rétrospective au Centre Pompidou, Lucrecia Martel, la circulation sous la direction de Luc Chessel et Amélie Galli, aux Éditions de l’œil, entretien dont une partie figure sur le site du Centre Pompidou.

Les films et la réflexion permanente sur les films

Et même si la durée totale de son œuvre filmée reste assez limitée au cours de ses plus de trente-cinq ans d’activité depuis ses débuts, elle est une des cinéaste apparue au XXIe siècle dont le travail a suscité une des plus significatives attentions critiques et cinéphiles, notamment dans les festivals, et aussi dans le milieu universitaire – surtout hispanophone et anglophone.

Cette attention répond aux apports singuliers de la mise en scène telle qu’elle Lucrecia Martel la conçoit, et qui s’avère porteuse de propositions inédites, en phase avec les principaux enjeux esthétiques et politiques de ce temps. Depuis la découverte de La Cienaga en 2001, immersion dans un microcosme familial dysfonctionnel aux multiples protagonistes filmés selon des approches (d’angle, d’occupation du cadre, de netteté, de hors champ, de ruptures narratives, de changements de tonalités…) inédites, la cinéaste argentine s’est imposée comme une figure de proue, sinon la figure de proue d’une remise en cause, dans le champ cinématographique, de la notion même de point de vue.

Artiste audacieuse dotée d’une claire intelligence de ce qui est en jeu dans le dispositif cinématographique lui-même et de la façon dont il répond, ou non, aux règles sociales, à leurs significations, aux attentes du public, elle n’a cessé d’expérimenter des manières inédites de filmer – « filmer » désignant ensemble l’écriture de scénario, le choix des interprètes et la manière de travailler avec elles et eux, le travail sur l’image, le son et le montage. La légitime attention soulevée par son travail l’a amenée à largement commenter sa pratique, son contexte, ses horizons. À côté du livre Lucrecia Martel, la circulation, premier ouvrage en français la concernant, une compilation de ses nombreux propos et écrits offriraient un complément de compréhension de l’ampleur et de la richesse de ses approches du cinéma.

On y perçoit, tout comme en regardant ses films, une conscience aiguë des liens puissants, d’autant plus puissants qu’ils ne sont pas apparents, entre questions relatives aux classes sociales, aux ethnies, au genre et à l’héritage postcolonial et les choix de réalisation qui constituent le vocabulaire classique du cinéma. En actes, par ses films, et en paroles, par ses multiples textes et dans ses entretiens, Lucrecia Martel a constamment interrogé et analysé en quoi ce vocabulaire reproduit et renforce un système oppressif général qui se traduit par des inégalités de classes, de genre, de race.

Le triple verrouillage moderne

Elle n’est bien sûr pas la seule à avoir exploré des langages cinématographiques alternatifs, en prenant appui sur la continuité entre objectifs politiques et esthétiques. Mais elle est l’une des rares à avoir réussi, ce faisant, à se remettre en question dans des films qui ont vocation à être distribués dans les circuits publics du cinéma, un ensemble de procédures fondamentales. Il faut pour en prendre la mesure prendre un peu de recul, et accepter d’en repasser par des généralités qui, pour être connues, ne nécessitent pas moins d’être mises à plat pour mesurer l’importance des transformations opérées.

Les codes fondamentaux de la représentation et de la narration sont bien antérieurs à l’invention du cinéma. En tant que repère historique pratique, ils peuvent être datés de 1425 et de ce qui est communément désigné comme l’invention de la perspective par Brunelleschi. Mais la question n’est pas seulement un dispositif et une procédure picturaux, aussi importants soient-ils. C’est toute la mentalité, l’ensemble des relations avec le monde en général, humain et non humain, avec les individus, les objets, l’espace, le temps qui se mettent alors en forme et contribuent massivement à définir ce que l’on appelle aujourd’hui la modernité, en particulier au sens que Bruno Latour a donné à ce mot dans Nous n’avons jamais été modernes[2].

Il s’agit bien sûr de la séparation entre ce que l’on appelle la nature et la culture, mais aussi de tout un ensemble de distinctions binaires porteuses de relations hiérarchiques, qui sont reproduites et illustrées par la façon dont les histoires sont racontées, les êtres sont montrés, et ainsi de suite. D’une manière générale, dans ce que l’on pourrait appeler le domaine de la représentation en conservant la polysémie de ce mot, la « modernité » signifie ici le triple verrou qui a défini la production visuelle occidentale depuis la Renaissance : le point de vue humain, le point de vue unique, le point de vue centré.

Plus tard, la production d’images enregistrées, d’abord fixes puis animées, par des moyens mécaniques-optiques-chimiques (photo et cinéma) a hérité des conceptions qui ont régi la construction des images depuis Brunelleschi et Alberti, ce canon esthétique résumé sous le terme de « perspective ». Sans surprise, ce point de vue humain, unique et centré a été pendant des siècles celui d’un homme blanc.

De nombreuses réponses ont été apportées, et continuent de l’être, afin de modifier ce qui structure la représentation dominante. Mais ce qui est en jeu avec l’ensemble des propositions de Lucrecia Martel n’est pas, comme c’est généralement le cas dans les alternatives aux modalités dominantes de la représentation, de substituer le point de vue d’un(e) autre (non bourgeois, non masculin, non blanc, non humain…) mais de saper ou de dissoudre ce triple verrouillage – humain, unique, centré – lui-même. Cela passe par des moyens techniques et esthétiques, mais il s’agit en fin de compte là aussi d’un état d’esprit, d’une manière d’appartenir, de se relier, de sentir et de comprendre qui va bien au-delà des procédures audiovisuelles en tant que telles.

Le scénario, les cadres, la lumière, la profondeur de champ, la durée des plans et les rythmes à l’intérieur de chacun d’eux et entre eux, le hors-champ de multiples façons, le son multicouche incluant les partitions musicales on et off, les voix et les bruits « naturels » ou pas, les surfaces réfléchissantes ou translucides (verre, miroir, tissus, ombres, etc.) font tous partie de cette perturbation générale de la structure de la perspective. Lucrecia Martel utilise l’ensemble des outils cinématographiques pour défaire la grille dominante qui organise l’espace et le temps, ainsi que les relations sociales et affectives de manière habituelle.

Significativement, il est extrêmement difficile d’illustrer un texte à propos des films de Lucrecia Martel, ou même de renvoyer de manière judicieuse à un extrait. Pour accéder à ce qu’elle fait, à ce qu’elle fait faire au cinéma, il faut regarder les films en entier. Organismes vivants complexes, ils ne se perçoivent et n’activent ce dont ils sont porteurs que dans leur entièreté. Peu nombreux sont les cinéastes auxquel(le)s s’appliquerait de façon aussi contraignante cette caractéristique.

Les piscines comme lieux critiques

L’une de ses principales façons de procéder à ce « déverrouillage » est de jouer avec la différence de nature entre les composantes visuelles et sonores, comme Martel elle-même y fait allusion dans une courte vidéo accessible en ligne, véritable micro-traité de mise en scène: Une piscine sur le côté. Avec un humour minimaliste typique de la cinéaste, les hypothèses inédites suscitées par une approche renouvelée de l’image et du son, des images et des sons, y sont suggérés de manière explicite.

Dans ses films, les piscines sont des lieux riches de sens, non seulement comme marqueurs sociaux ou pour l’usage qu’en font les personnages, mais aussi en tant que dispositif cinématographique en soi, notamment en ce qui concerne la relation entre l’image et le son – ce qui est très présent dans sa trilogie, mais aussi dans certains courts métrages, et qui atteint un point culminant dans le très étrange Poissons (qui fait partie du programme montré au Centre Pompidou).  (…)

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Cannes 2024 : un palmarès choc et chips, un Festival émietté

Placée d’emblée sous l’injonction comminatoire « pas de polémiques », la 77e édition du Festival International du Film s’est terminée avec un palmarès qui en souligne certaines dérives, qui sont surtout celles, très inquiétantes, de la place actuelle de la culture. Ce qui n’empêche pas qu’il a été aussi possible du 14 au 25 mai de découvrir de bien belles propositions de cinéma.

En découvrant le 25 mai au soir le palmarès de la 77e édition du Festival de Cannes[1], revenait en mémoire l’explication qu’en avait donné par avance l’auteur d’un des rares grands films présentés cette année sur la Croisette, nul autre que Francis Ford Coppola. Réfléchissant à haute voix au rejet violent de Megalopolis, œuvre immense à la complexité et à l’auto-ironie assumées, il observait : « Lorsque vous mangez une chips, savez-vous que des gens ont dépensé des millions de dollars sur le dosage de sel, de sucre… ? Pas pour que la chips soit bonne, non, mais bien pour que vous continuiez à en manger beaucoup d’autres. Quand vous mangez un burger qui vient de chez McDonald’s, c’est la même chose. Ils dépensent beaucoup d’argent. Pas pour que vous ayez quelque chose de nutritionnellement bon, mais pour que vous retrouviez un goût connu. C’est exactement la même chose avec les films… »[2] Greta Gerwig et son jury ont, pour l’essentiel, récompensé un tas de chips.

On dira que la réalisatrice indienne Payal Kapadia et son confrère portugais Miguel Gomes ont aussi été primés, pour des films réellement singuliers. C’est vrai et il y a lieu de s’en réjouir tant All We Imagine as Light, construit autour du parcours de trois femmes  confrontées à différentes formes de solitude, et Grand Tour, rêve hypnotique jouant avec les codes de l’orientalisme pour une parabole décoloniale et féministe, activent les puissances du cinéma entièrement en dehors du formatage dénoncé par l’auteur d’Apocalypse Now. Pour le reste, le jury aura donc récompensé des produits conçus pour « retrouver un goût connu ». Ce goût est celui d’une sauce à l’américaine, comme aurait dit Jacques Tati.

Et de fait, hormis les deux titres déjà cités, les films récompensés sont tous des films américains. Même si cela ne se voit pas du premier coup.

L’emprise d’une « idée américaine du cinéma »

C’est à l’évidence le cas de la Palme d’or, Anora de Sean Baker, petit film indé en forme de conte de fée où une stripteaseuse séduit le fils crétin d’hyper-riches oligarques russes. Anora est porté par une actrice très présente (Mikey Madison) et réalisé avec un tonus et une forme de croyance dans son propre récit plutôt joyeux. Un prix du jury aurait été une récompense à la mesure de ce film plaisant mais nullement exceptionnel en termes de cinéma. Hors le cas du pamphlet iranien Les Graines du figuier sauvage, pour lequel tout le monde a compris que le Prix spécial n’est pas attribué au film mais à une figure de l’opposition au régime, son réalisateur Mohammad Rasoulof pour des motifs qui ont peu à voir avec le cinéma, les réalisateurs des autres films primés ne sont pas citoyens des Etats-Unis. Cela n’empêche pas que tous leurs films sont ce qu’il est légitime d’appeler des films américains. Entièrement tournés aux États-Unis avec des stars du pays, le film du Grec Yorgos Lanthimos comme celui de la Française Coralie Fargeat sont complètement formatés par ce qui est demandé par le marché et les plateformes comme compléments de programmes des méga-machines à superhéros. C’est aussi le cas, par le simplisme de son scénario comme par ses choix de réalisation, du Emilia Perez de Jacques Audiard, situé au Mexique. La composition du jury, avec deux personnalités étatsuniennes dont la présidente, mais aussi un acteur italien et un réalisateur espagnol ayant tout deux menés une part importante de leur carrière aux États-Unis, et Omar Sy aujourd’hui surtout star Netflix, participent du même phénomène.  Il ne s’agit pas ici dénoncer une proximité avec une nationalité, il s’agit de désigner un formatage industrialisé modélisé par le marketing, ce que le tout-à-fait étatsunien mais véritablement indépendant Coppola résume par la métaphore des chips. « Américain » désigne ici une esthétique, des rapports aux corps, aux rythmes, au récit, qui configure la manière de faire les films et de les recevoir. « Américain » et pas seulement « hollywoodien », une part significative du cinéma indépendant relevant lui aussi de ces formatages.

Ces choix, ceux du palmarès en cohérence avec la composition du jury, sont significatifs de ce qu’a été la 77e édition du Festival et, au-delà, de tendances de fond qui sont loin de ne concerner que Cannes, ni même que le cinéma.

Durant le déroulement de la manifestation, les commentaires étaient proches de l’unanimité pour trouver cette édition médiocre. C’était dans une grande mesure injuste. En toute subjectivité, on mentionnera ici le nombre impressionnant de films mémorables découverts à cette occasion. Soit, pour la seule compétition officielle Bird d’Andrea Arnold, Megalopolis de Francis Ford Coppola, Caught by the Tides de Jia Zhang-ke, Marcello Mio de Christophe Honoré, Les Linceuls de David Cronenberg et, donc, Grand Tour et All We Imagine as Light. Mais aussi, dans les autres sections, Les Damnés de Roberto Minervini, An Unfinished Film de Lou Ye, Miséricorde d’Alain Guiraudie, Black Dog de Guan Hu, Viet and Nam de Truong Minh Quy, Apprendre de Claire Simon, C’est pas moi de Leos Carax, Scénarios de Jean-Luc Godard, Spectateurs ! d’Arnaud Desplechin, L’Invasion de Sergei Loznitsa, Kyuka de Kostis Charamountani, Ma vie ma gueule de Sophie Fillières, Le Royaume de Julien Colonna, Les Fantômes de Jonathan Millet, Vingt Dieux de Louise Courvoisier

Cette énumération n’a pour but que de donner la sensation de la multiplicité des titres, des générations, des origines. Encore l’auteur de ces lignes n’a-t-il vu « que » 50 des 108 nouveaux longs métrages présentés durant le Festival dans les différentes programmations qui le composent. Chaque festivalier aura une liste différente, mais la grande majorité pourra énumérer un nombre de titres important. Si pourtant une sensation de déception a flotté avec insistance sur la Croisette, c’est donc moins du fait d’une indigence de la création cinématographique, très vivante et incroyablement diverse, que d’une hétérogénéité des choix, selon des motivations multiples et parfois incompatibles.

Cocher les bonnes cases

Il est évident que les films (comme d’ailleurs les membres des jurys) sont de moins en moins sélectionnés selon les seuls critères artistiques, mais pour répondre à un certain nombre d’impératifs d’affichage, et surtout en anticipant les reproches. Cette édition du Festival est à cet égard significative d’une troisième époque de son histoire. Cannes est né sous des auspices très politiques, manifestation conçue comme réponse des démocraties aux totalitarismes avant la deuxième guerre mondiale, mise en place à l’issue du conflit avec des sélections officiellement décidées par les différents pays, sous le contrôle de leurs ministères des affaires étrangères (ou équivalent). Il aura fallu attendre plus de 20 ans pour que disparaisse cette dominante, et que la raison des choix soit explicitement revendiquée comme reposant sur des seuls critères artistiques – ce qui n’a jamais empêché qu’on continue d’observer les origines des films, et que s’y entendent les échos à l’actualité géopolitique du moment, comme en témoignent les palmes d’or à If… dès 1969, puis à MASH, à Chronique des années de braise, à L’Homme de fer, à Yol… jusqu’à celle à Farenheit 9/11 de Michael Moore en 2004.

Mais désormais, si ce ne sont plus les États qui envoient les films à Cannes, ce n’est plus non plus leur seule valeur artistique qui leur vaut une invitation. De plus en plus de films sont désormais là pour cocher une case, répondre par avance à toute critique sur l’absence de tel(le) ou tel(le) segment de la société ou de l’opinion – ou plus exactement des segments qui ont les moyens de se faire entendre, notamment sur les réseaux sociaux. On n’a entendu personne s’émouvoir de la sous-représentation criante de l’Afrique subsaharienne ou de l’absence des peuples autochtones, par exemple. Ce qui ne signifie pas qu’il faut à tout prix sélectionner des films liés à ces communautés, mais que leur présence ou non dépend de leur capacité à faire du bruit plutôt que de la beauté des films.

Causes et effets du mot d’ordre « pas de polémiques ! »

Intensifiant cette évolution, l’édition de cette année à Cannes a connu une configuration singulière avec le mantra réitéré des organisateurs : pas de polémiques ! La cause de ce parti pris, qui s’est traduit dans le choix des films comme dans le déroulement sous contrôle renforcé de la manifestation, est aussi évidente qu’un éléphant au milieu du salon. Elle s’appelle Gaza.

Et la matrice de la politique appliquée cette année sur la Croisette, même si elle s’inscrit dans des stratégies de réduction au silence bien plus générale, se trouve plus précisément dans ce cas à Berlin. Lors de la dernière édition du deuxième plus grand festival du monde après Cannes, en février dernier, la Berlinale a été l’occasion pour de nombreux artistes et professionnels d’exprimer, très pacifiquement, leur demande d’un cessez-le-feu qui interrompe le massacre de milliers de civils par l’armée israélienne. Cela a donné lieu à des réactions si brutales des autorités politiques et judiciaires et des médias que la direction de Cannes a fait le pari que rien de tel n’adviendrait, quand bien même les crimes de guerre se poursuivent quotidiennement dans les territoires palestiniens. Elle y a réussi.

Et cette atmosphère a également permis de mettre sous l’éteignoir les autres hypothèses de conflits annoncés sur la Croisette, à commencer par #MeToo. Quatre formules consensuelles énoncées par des femmes prestigieuses (Meryl Streep, Juliette Binoche, Camille Cottin, Greta Gerwig) à la cérémonie d’ouverture, un petit tour dans une section parallèle pour le clip de Judith Godrèche, et il ne fut plus question de rien de ce côté. Des promesses qui n’engagent que ceux qui les croient aux intermittents mobilisés par le collectif Sous les écrans la dèche suite à un projet de réforme qui menace l’existence même de l’ensemble des festivals en France, et l’appel à la grève du collectif Sous les écrans la dèche[3] s’est évanoui. Beaucoup, beaucoup de policiers aux abords du Palais, encore plus que d’habitude, ont aussi contribué à dissuader qui aurait voulu afficher une opinion. Pas un mot sur la guerre en Ukraine, on ne sait jamais – le temps est loin (deux ans !) où le président Zelinsky ouvrait le Festival de Cannes. On peut dire du mal autant qu’on veut (et avec raison) du régime iranien, mais c’est à peu près tout.

Seule la star de première magnitude Cate Blanchett aura osé braver la censure en montant les marches avec une robe assez habilement conçue pour faire apparaître le drapeau palestinien sur le tapis rouge. Mais l’efficacité de l’omerta est telle que le geste est passé quasi inaperçu. Cannes aura ainsi été un bon révélateur du phénomène en cascade qui affecte les libertés publiques à commencer par la liberté d’expression. Les interdits massivement imposés par les soutiens d’Israël n’ont pas pour seul effet d’invisibiliser la tragédie à Gaza, en lien direct avec le verrouillage de l’information sur place et l’indigence de la couverture par les grands médias occidentaux. Ils instaurent par ricochet une extinction des voix dissonantes sur de multiples sujets, et plus encore empêchent de poser des questions, d’ouvrir des réflexions.

Le poison de la référence à l’élitisme

Cet ensemble de blocages interfère et finit par se combiner avec les effets d’une autre injonction à laquelle sont confrontés les programmateurs, lesquels ne sont pas et de très loin les seuls responsables de la situation ainsi créée. Il convient en effet de souligner que les programmateurs sont moins que jamais seuls maîtres à bord. Ils travaillent en relations plus ou moins compliquées avec des conseils d’administration, des sponsors, des tutelles étatiques ou régionales, les médias français, internationaux (c’est-à-dire là aussi américains) et les réseaux sociaux. Il serait absurde d’ignorer la réalité de ces pressions, et de l’obligation de naviguer entre les multiples écueils qui se trouvent sur leur chemin. Qui prétend qu’on peut organiser une grande manifestation en ignorant tout cela ne sait pas de quoi il parle. Parmi ces multiples injonctions, un grand nombre relève aussi de l’opprobre désormais associée au mot « élitisme ».

Appliqué aux mondes des arts et de la culture, ce vocable est l’un des principaux arguments de la démagogie populiste qui construit la voie royale de l’accession au pouvoir des extrêmes droites dans les démocraties occidentales. Or, la condamnation de l’élitisme est complètement débile en ce qui concerne un grand festival. Bien sûr qu’un tel espace, et exemplairement Cannes, est élitiste. En tout cas devrait l’être. Il est même fait pour ça : pour amener dans la lumière, dans la visibilité au plus grand nombre d’objets singuliers, exceptionnels, d’une ambition incomparable. Et bien sûr (on a un peu honte de devoir le rappeler) sa raison d’être est de travailler à ce que ces singularités soient partagées le plus largement possible. Le glissement de la condamnation, nécessaire, d’un élitisme excluant la majorité des spectateurs à celle de l’élitisme promouvant les œuvres les plus exigeantes est une composante parmi bien d’autres de la machine de guerre populiste, machine de guerre qui est simultanément et solidairement celle du nationalisme illibéral et celle du marché. (…)

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Cannes 2024, jour 11: Rasoulof en force, dernier survol et petit bilan

Une image glaçante de l’interrogatoire dans Les Graines du figuier sauvage.

Avant le palmarès annoncé au soir du 25 mai par le jury présidé par Greta Gerwig, ultimes échos d’une Croisette pas toujours à la hauteur de sa réputation, mais qui aura vu éclore malgré tout nombre d’œuvres mémorables.

Au dernier jour de la compétition est apparu sur le grand écran de l’Auditorium Lumière le très attendu Les Graines du figuier sauvage.

La récente condamnation, juste après l’annonce de la sélection du film de Mohammad Rasoulof, à une peine de prison très lourde assortie de coups de fouet, et la sortie clandestine d’Iran du cinéaste échappant de peu aux griffes de la «justice», avaient achevé de planter le contexte de révolte contre le régime de la République islamique qui nourrit le film, et tout l’engagement de son auteur.

C’est entièrement porté par cette énergie que Les Graines déroule ses quasi trois heures, en visant deux objectifs liés, mais distincts.

Les Graines du figuier sauvage est entièrement situé aux côtés des membres d’une famille composée d’un homme très fier de venir d’être nommé juge d’instruction auprès du tribunal révolutionnaire, l’instance très politique du système judiciaire iranien, Iman, de sa femme Najmeh et de leurs deux filles, l’étudiante Rezvan et la lycéenne Sana.

Le film commence au moment de la mort de Mahsa Amini, qui fut le déclencheur du mouvement Femme Vie Liberté en septembre 2022. Ici le premier objectif du film est de réunir et de faire circuler un maximum des vidéos témoignant de la brutalité de la répression, et qui ont été alors très présentes sur les réseaux sociaux.

La mère (Soheila Golestani) et ses deux filles (Mahsa Rostami et Setareh Maleki), aux confins de l’affrontement et de la complicité. | Pyramide

Rezvan et Sana sont scotchées à leurs portables pour suivre les informations non-officielles, d’autant plus mobilisées qu’une de leurs amies a été gravement blessée par la police.

Elles se confrontent de plus en plus ouvertement à leur père, surtout soucieux de sa carrière sans remettre en cause la nature de celle-ci au service du régime, et à leur mère, Najmeh, qui tente de sauver une famille de plus en plus écartelée, et ne remet pas en cause l’état des choses, par conformisme prudent davantage que par conviction.

Tuer le (mauvais) père

C’est dans ce cadre que se met en place l’autre objectif du film, le principal: un appel à tuer le père, le mauvais père. Celui-ci, incarné par cet Iman qui est à l’origine présenté comme un type correct, honnête, pieux, aimant sa famille, etc., sera pris dans un engrenage scénaristique qui en fera un monstre à abattre.

Cet agencement narratif, sur la plan dramaturgique assez artificiel, est justifié par le fait qu’Iman incarne le régime lui-même, et en particulier sa manière de se légitimer par la loi divine, bien au-delà de ses seuls actes les plus violents, qui relèveraient d’excès.

Toute la stratégie rhétorique de Rasoulof vise à réfuter la seule condamnation de faits précis, et à éliminer les hypothèses d’une réforme possible du système. Ce «père» qu’il faut tuer, et dont tout spectateur doit être amené à souhaiter la mort, et la mort de la main de ses enfants, c’est l’État iranien lui-même, plus encore que tel ou tel dirigeant.

Iman (Missagh Zare ) et Najmeh, le couple confronté aux non-dits de son existence. | Pyramide

Pour développer cette approche, le cinéaste combine deux dispositifs de récit. L’un est clairement emprunté à Asghar Farhadi, grand orfèvre des dilemmes servant de carburant scénaristique à des alternatives multiples menant à des effets différents. Autour de la question de savoir lequel des trois personnages féminins s’est emparé du revolver du père (attention symbole…) se déploie donc une série de conflits, révélations, doubles jeux.

Cette enquête «intérieure», dans l’appartement familial (avec un glaçant aparté sous forme d’interrogatoire par un flic du régime, situation que le réalisateur a lui-même connue) se reformule avec le passage à un style très différent, durant la dernière partie du film, qui cette fois emprunte aux genres du film de poursuite et du film d’horreur.

D’une incontestable efficacité dans sa manière de jouer sur les émotions au service d’une cause, cause qui, à Cannes, ne fait pas débat, le film y a obtenu l’ovation qu’il était en droit d’espérer. Celle-ci saluait à l’évidence la légitimité du combat pour la démocratie que proclame la nouvelle réalisation de l’auteur des Manuscrits ne brûlent pas et de Le Diable n’existe pas tout autant que la vigueur de sa mise en forme par le cinéma.

Dernier survol et petit bilan de la 77e édition

N’ayant vu «que» cinquante des cent-huit longs métrages présentés dans le cadre du Festival, toutes sections confondues, il ne saurait être question ici d’exhaustivité. Du moins apparaît-il légitime de mentionner quelques titres mémorables, qui n’ont pas trouvé place au cours des dix précédentes chroniques, où vingt-six titres ont été évoqués.

Il convient en particulier de mentionner la significative, quoique très inégale, participation américaine. Hormis l’immense Megalopolis de Coppola, qui aura eu l’honneur de se faire attaquer par les descendants de ceux qui avaient démoli Conversation secrète et Apocalypse Now, ses deux premières palmes d’or aujourd’hui très largement reconnus comme des chefs d’œuvre, il faut mentionner au moins trois autres films en compétition ayant attiré l’attention.

Anora de Sean Baker est un exercice de style plutôt convaincant à propos d’une jeune stripteaseuse qui croit vivre le parfait amour avec le fils crétin d’un oligarque russe. Le pitch est naïf, mais il y a dans la réalisation et l’interprétation une énergique croyance dans leurs pouvoirs qui porte le film constamment au-delà de son récit basique.

The Apprentice d’Ali Abbasi dresse un portrait riche de moments mémorables des débuts de l’ascension de Donald Trump, et à travers lui d’une part significative de l’Amérique dans son ensemble. Le film a le mérite, sans épargner un personnage dont il est acquis qu’il soit détesté par les spectateurs, de donner à percevoir en quoi il peut aussi séduire une part considérable de ses compatriotes –et d’autres.

A droite (sic), le jeune homme d’affaires Donald Trump (Sebastian Stan) avec le mentor de ses débuts, l’avocat véreux d’extrême droite Roy Cohn (Jeremy Strong). | Metropolitan FilmExport

Bien que signée d’une Française, Coralie Fargeat, The Substance est lui aussi un film américain, situé à Los Angeles dans le milieu du showbiz et interprété par Demi Moore et Margaret Qualley selon des codes élaborés à Hollywood.

Marchant sur les traces de Titane (film de genre en piste pour une Palme d’or) mais avec un scénario reposant sur un argument autrement simpliste –c’est trop pas cool de virer les actrices et les stars de la télé quand elles vieillissent– il bricole une parabole faustienne en faux marbre, misant tout sur l’excès d’effets horrifiques. Au bout d’une suite d’imageries de plus en plus beurk, un tsunami d’hémoglobine vient entériner une approche qui parie sur la quantité et la surenchère. Et n’y gagne pas grand-chose.

Français, lui, ou plutôt corse jusqu’à la racine, Le Royaume (Un certain regard), premier film de Julien Colonna, est un singulier thriller tourné aux côtés d’une adolescente cherchant sa place dans un gang dirigé par son père.

Ghjuvanna Benedetti campe une impressionnante fille de capo pas prête à se laisser assigner la place traditionnelle des femmes dans ce genre de milieu. | Ad Vitam

Mise en scène nerveuse, attention aux visages et aux gestes, changements de rythmes bienvenus, sensibilité aux rapports intimes des personnages avec leur environnement (la montagne et la mer, mais aussi la langue, la nourriture…) le film convainc en inventant son propre chemin dans un genre pourtant extrêmement fréquenté.

Il faut faire une place singulière à The Village Next to Paradise de Mo Harawe (Un certain regard), dont l’intérêt va bien au-delà du fait qu’il s’agit d’un film d’une origine rarement vue sur grand écran, la Somalie, et d’une des rarissimes présences africaines à Cannes cette année.

Tandis que rôdent les menaces de groupes djihadistes comme de frappes américaines hasardeuses dans un pays en proie à la misère, à la désorganisation et aux catastrophes dites naturelles, un père qui se bat pour survivre et son fils encore écolier prennent une existence d’une grâce singulière, où la dureté des conditions de vie et la douceur des regards portés par le cinéaste composent le plus émouvant alliage. Séquence après séquence, Mo Harawe échappe aux stéréotypes des films «du Sud» pour accompagner ses personnages dans leur singularité.

Il convient enfin mentionner La Chute du ciel des Brésiliens Eryk Rocha et Gabriela Carneiro da Cunha (Quinzaine des cinéastes). Même si le film gagnerait à être raccourci, il offre un aperçu exceptionnel des conditions de vie d’une communauté Yanomani,et de leurs manières de s’organiser pour essayer de résister aux ravages mortels perpétrés par les orpailleurs qui débarquent en masse dans leur région amazonienne.

D’après le livre éponyme du chef et chaman Davi Kopenawa, mais au plus près du vécu quotidien comme des relations avec les mondes invisibles qui constituent le cosmos de celles et ceux qu’il filment, les cinéastes déploient toute une gamme d’outils de réalisation pour rendre sensible à l’urgence de la situation de la communauté qu’ils filment, et aux puissances d’intelligence du monde dont ceux-ci sont détenteurs.

Ces titres auront participé des découvertes d’une 77e édition que toutes la Croisette s’accorde à trouver «pas parmi les meilleures». C’est vrai, malgré une liste conséquente liste de titres de haute volée.

On citera ici, pour mémoire et en toute subjectivité, Bird, Megalopolis, Caught by the Tides, Marcello Mio, Les Linceuls, Grand Tour, All We Imagine as Light en compétition, Kyuka, Ma vie ma gueule, Les Fantômes, Vingt Dieux, Les Damnés, An Unfinished Film, Black Dog, Viet and Nam, Apprendre, C’est pas moi, Scénarios, Spectateurs!, L’Invasion dans les autres sections. Et sûrement encore quelques autres, qu’on n’a pas pu voir.

L’apparition remarquée de Cate Blanchett déjouant les interdits en faisant jouer les couleurs de la doublure de sa robe avec le tapis rouge pour offrir au moins un peu de visibilité à la tragédie de Gaza. | Festival de Cannes

Il faut dire également que les sélections se font sous la pression de plus en plus forte d’autres critères de choix que la qualité des œuvres. A fortiori lorsque le mantra de l’édition aura été d’éviter les conflits à tout prix –objectif presqu’entièrement atteint, malgré le rarissime pas de côté de la star Cate Blanchett avec sa robe aux couleurs palestiniennes aux marches du Palais.

Ces multiples injonctions et interdits engendrent inévitablement un sentiment d’hétérogénéité qui n’aide en rien à ce que, quelle que soit la qualité de telle et telle partie, le tout puisse composer une programmation d’ensemble à son meilleur.

Cannes 2024, jour 1: premier acte incantatoire et «Deuxième Acte» sans enjeu

Sur l’affiche officielle, des spectateurs sagement alignés et qui contemplent au loin la lumière d’une palme consensuelle symbolisent l’édition apaisée voulue par les organisateurs, à rebours de l’esprit du moment.

Contraste maximum entre les multiples sujets importants qui se cristallisent autour du 77e Festival de Cannes et son distrayant mais creux film d’ouverture.

Le 77e Festival de Cannes, qui a lieu du mardi 14 au dimanche 25 mai 2024, est attendu au tournant du #MeToo du cinéma français. Et nul doute que ce qui s’y rapporte sera scruté et amplement commenté.

La tension sur le sujet est monté d’un cran avec les dénonciations concernant le président du Centre national du cinéma (CNC), Dominique Boutonnat, mis en accusation pour agression sexuelle et également très contesté pour ses choix politiques néolibéraux. La présentation, en ouverture de la section Un certain regard, du court-métrage de Judith Godrèche, Moi aussi, consacré à des récits de victimes de violences sexuelles fait partie de la réponse du Festival pour gérer le sujet sans l’esquiver, mais en espérant qu’il prenne une place circonscrite.

De même, la cérémonie d’ouverture présentée par Camille Cottin a enchaîné les discours calibrés au millimètre pour évoquer le sujet sans créer de remous et pour afficher une manière d’être au courant que le monde va mal, tout en maintenant fermement les effets à distance.

Cinéma, j’écris ton nom

Les dirigeants du Festival du Cannes, sa présidente Iris Knobloch et son délégué général Thierry Frémaux, ont en effet affirmé vouloir un festival apaisé, «sans polémique». Avec un seul mot d’ordre: «Ici, on n’est là que pour parler de cinéma.»

Mais, outre la vague #MeToo, et malgré l’interdiction des manifestations et du port de slogans, difficile de croire que la Croisette restera indifférente à la destruction en cours de la bande de Gaza et de sa population par Israël, comme, à une toute autre échelle, aux graves difficultés auxquelles font face certains intermittents du spectacle.

Pour tenir cette position délicate, on a vu se mettre en place une singulière rhétorique, quasiment incantatoire, à la gloire du «cinéma», qui a même été déclaré «sacré» par la présidente du jury Greta Gerwig. Pourquoi pas? Mais il ne faudrait pas que cette sacralisation en fasse un lieu abstrait, coupé du monde. Le lien entre l’idée «cinéma» et le monde, ce sont d’abord les films. À eux de tenir cette promesse au cours des dix jours qui viennent.

Et, pour revenir aux enjeux concernant la place des femmes, si le choix des différents jurys témoigne d’un effort d’affichage en ce qui concerne l’équilibre des genres, les sélections sont encore loin de la parité. Sur les vingt-deux longs-métrages en compétition officielle, seulement quatre sont signés par des réalisatrices.

De même, au générique des 108 longs-métrages inédits figurant dans les différentes sections officielles (compétition, Cannes Première, Un certain regard, hors compétition) ou parallèles (Quinzaine des cinéastes, Semaine de la critique, ACID) on ne trouve que vingt-huit noms de réalisatrices.

Géographie inégalitaire

En matière d’origine géographique, le bilan n’est pas moins déséquilibré. Comme chaque année, l’ensemble des sélections voit une surreprésentation de films français, que ce soit en compétition officielle (sept, le tiers de l’ensemble) ou dans l’ensemble des sélections (trente-neuf).

Le phénomène a au moins deux explications. D’une part, la France est en effet le pays le plus fécond en propositions de films explorant de multiples manières les ressources du langage cinématographique, raison légitime d’être sélectionnés dans un grand festival.

D’autre part, la présence sur la Croisette reste perçue comme un avantage considérable dans un marché des sorties de plus en plus concurrentiel. Et les professionnels français (réalisateurs, producteurs, chaînes coproductrices, distributeurs, vendeurs à l’étranger) ont davantage de connexions avec les sélectionneurs que leurs collègues étrangers.

Il reste que Cannes tient son titre de plus grand festival du monde de sa dimension internationale. À terme, le poids de plus en plus lourd des productions françaises dans les sélections ne peut que finir par lui nuire.

Une image du film The Village Next to Paradise du réalisateur somalien Mo Harawe, un des deux seuls films d’Afrique subsaharienne sélectionnés sur la Croisette.

Pour le reste, sur la carte du monde telle que la dessinent les sélections, l’Asie occupe une place importante (vingt titres), du fait d’une créativité qui ne se dément pas, mais aussi comme fournisseur de films de genre. Elle est suivie de près par l’Europe (dix-huit titres), puis l’Amérique du Nord (quinze titres).

Tous les chiffres n’ont pas le même sens. Ainsi, avec huit films, la part de l’Amérique latine apparaît anormalement faible, quand celle des pays arabes, même modeste (six films), témoigne plutôt d’une lente montée en puissance. Affligeante est en revanche la sous-représentation chronique de l’Afrique subsaharienne, avec seulement deux longs-métrages.

Le cinéma en son miroir

En compétition officielle, sous les yeux du jury présidé par Greta Gerwig, on retrouve quelques grands noms habitués du Festival, le doublement palmé Francis Ford Coppola avec son très attendu Megalopolis, mais aussi le Canadien David Cronenberg, le Chinois Jia Zhangke, le Russe Kirill Serebrennikov, l’Iranien Mohammad Rasoulof (qui vient d’être lourdement condamné à une peine de prison par les autorités de son pays, mais a réussi à s’échapper in extremis), le Grec Yórgos Lánthimos, le Portugais Miguel Gomes, la Britannique Andrea Arnold, l’Américain Paul Schrader, l’Italien Paolo Sorrentino. Et les Français Jacques Audiard, Christophe Honoré ou Michel Hazanavicius.

Mais aussi des nouveaux et nouvelles venu(e)s, du moins à ce niveau de visibilité. Il s’agit de l’Indienne Payal Kapadia, révélée en 2022 par la Quinzaine des cinéastes avec le beau Toute une nuit sans savoir, du Roumain Emanuel Parvu, du Danois Magnus von Horn, de l’Américain Sean Baker ou des Françaises Agathe Riedinger et Coralie Fargeat –sans oublier le film canadien d’Ali Abbasi, Iranien installé au Danemark dont le film Les Nuits de Mashhad avait été très remarqué il y a deux ans.

Une des caractéristiques des sélections de cette année est la présence de plusieurs films français réalisés par des acteurs ou actrices: Gilles Lellouche en compétition, mais aussi Noémie Merlant, Ariane Labed ou Céline Salette.

Cette présence derrière la caméra offre un effet miroir supplémentaire à ce qui fait déjà figure de tendance forte de la sélection, le questionnement du dispositif du cinéma, le jeu sur la place du cinéaste dans la mise en œuvre des fictions et les interactions avec les spectateurs comme avec l’état du monde. (…)

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