À voir au cinéma: «L’Agent secret» et «Histoires de la bonne vallée»

Marcelo (Wagner Moura) en route vers sa ville natale, piège ou refuge?

Ample fresque politique au Brésil sous couleur de polar fantastique avec Kleber Mendonça Filho, comme modeste chronique d’un faubourg de Barcelone avec José Luis Guerín, ces deux films déploient des prodiges de mise en scène.

«L’Agent secret», de Kleber Mendonça Filho

Ronde et jaune d’or, la Volkswagen Coccinelle avec laquelle Marcelo se rend à Recife (nord-est du Brésil). Rondes et jaunes d’or, les cabines téléphoniques d’où l’ancien professeur désormais traqué tente de joindre proches et soutiens.

Que Marcelo soit un universitaire poursuivi par les tueurs d’un grand patron protégé par la dictature brésilienne, on ne le saura pas tout de suite. Mais on aura vu ces objets colorés aux formes accueillantes, en même temps qu’un cadavre qui pourrit en plein soleil devant une station-service et la brutalité menaçante d’un flic qui exerce sans mesure son pouvoir, pour pratiquement rien. Sur la chemise de son uniforme, une tache de sang.

Cela fait partie des «embûches» qui parsemaient cette époque, au Brésil en 1977, comme l’a indiqué un carton. Seulement au Brésil? Seulement à cette époque? Patience…

Grâce à son cinquième long-métrage de fiction, et après notamment le formidable Bacurau (2019, coréalisé avec Juliano Dornelles), le cinéaste brésilien Kleber Mendonça Filho s’affirme comme un metteur en scène de première importance. Ce qu’a d’ailleurs judicieusement salué le prix du meilleur réalisateur au dernier Festival de Cannes, ainsi que celui du meilleur acteur, tout aussi mérité, pour Wagner Moura.

Truffé d’énigmes, de rebondissements, de scènes à haute intensité, L’Agent secret se déploie moins comme un récit que comme un agencement de situations, de sensations, de réminiscences, de rimes visuelles qui composent une sorte de cosmos, d’univers mental.

Il sinue entre gags étranges et brutalités ô combien réalistes des forces de l’ordre, fourmille de personnages «secondaires» dont la présence s’impose immédiatement. Autour d’un Marcelo volontairement «en creux», créature incertaine de son sort et de son identité, ils irradient dans la suite du film alors même qu’il semble passé à autre chose.

À quel prénom devrait répondre celui qui cherche ses origines tout en fuyant ceux qui le traquent? | Capture d'écran Ad Vitam via YouTube

À quel prénom devrait répondre celui qui cherche ses origines tout en fuyant ceux qui le traquent? | Capture d’écran Ad Vitam

Plusieurs menaces rôdent, les réseaux de signes court-circuitent parfois l’ébauche d’une amitié, d’un amour, d’une perspective de sauvetage ou de clarification. Pas à pas, scène après scène, L’Agent secret mobilise un art complexe de la composition, dans de multiples registres, de l’humour noir au polar, de la chronique aux jeux avec les références cinéphiles.

Des requins de plusieurs types se croisent dans les eaux troubles du film, où les cauchemars ont la même consistance que la réalité. Et comme Marcelo en fait l’expérience maladroite, la clandestinité a des exigences qui ne s’apprennent pas en quelques jours, surtout dans l’ambiance amicale d’une pension de famille dont chaque habitant a quelque chose à cacher.

À l'institut médico-légal, peu après la sortie en salles des Dents de la mer, le requin recèle des crimes qui ne sont pas de la fiction. | Capture d'écran Ad Vitam via YouTube

À l’institut médico-légal, peu après la sortie en salles des Dents de la mer, le requin recèle des crimes qui ne sont pas de la fiction. | Capture d’écran Ad Vitam

De qui, ou de quoi, «jambe poilue» est-elle la métaphore, le fantasme ou le nom de code? Qui est «l’agent secret», hormis Jean-Paul Belmondo qui se fait des films dans une comédie de l’époque (Le Magnifique), image entrevue sur l’écran du cinéma dont le grand-père du fils de Marcelo est le projectionniste?

Les spectateurs du précédent film de Kleber Mendonça Filho reconnaîtront cette salle, une de celles qui figuraient parmi les cinémas de Recife aujourd’hui disparus, auxquels il consacrait la troisième partie de son documentaire Portraits fantômes (2023).

Cela fait un élément de plus dans cet écheveau de liens entre passé et présent, formes d’héritage et de transmission, qui irrigue toute l’architecture virtuose de L’Agent secret, qui aurait pu lui aussi s’appeler «Portraits fantômes».
Virtuose? Assurément. Mais que la mise en scène soit d’une extrême virtuosité –et surtout que celle-ci ait l’élégance de ne jamais s’afficher– n’est pas une qualité en plus, mais sinon le sujet, du moins l’enjeu du film.

D’une époque de terreur il y a un demi-siècle à un présent marqué par la montée du fascisme, sans grande déclaration, l’histoire de Marcelo qui ne s’appelle pas Marcelo active les puissances du cinéma pour donner accès à ce qui change et à ce qui revient. Et offre cette rareté: un vertige intelligent et lucide.

L’Agent secret
De Kleber Mendonça Filho
Avec Wagner Moura, Maria Fernanda Candido, Gabriel Leone, Carlos Francisco, Alice Carvalho, Robério Diógenes, Hermila Guedes, Laura Lufési, Roney Villela
Durée: 2h39
Sortie le 17 décembre 2025

«Histoires de la bonne vallée», de José Luis Guerín

La rivière s’appelle Besos («bisous» en espagnol), le canal où tout le monde se baigne même si c’est interdit se nomme Rec, comme l’abréviation qui indique que la caméra filme. Petits jeux de mots fortuits, qui ne serviraient à rien chez un autre que le réalisateur espagnol José Luis Guerín, qui d’ailleurs ne s’en avise pas.

Mais lui, il est ce cinéaste qui sait depuis quarante ans faire résonner ensemble les signes qui décrivent des lieux, des histoires, des mémoires, des imaginaires. Tout écho fait sens, toute coïncidence devient un indice. Ainsi en va-t-il de ce film qui semble glisser naturellement dans la géographie, humaine, physique, historique et émotionnelle, de ce qui fut un village, puis une banlieue et est en train de devenir un quartier de Barcelone.

Le titre à nouveau en traduit le nom, Vallbona. Ce fut un verger pour la grande ville, ce fut une promesse de jardins partagés, détruite par le franquisme. C’est resté longtemps –et encore un peu aujourd’hui– un territoire d’inventions minuscules, jour après jour, par celles et ceux qui y vivent. Tout a changé, les gens, les lieux, les modes de vie. Quelque chose existe encore. (…)

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À voir au cinéma: «Résurrection», «Lady Nazca», «Cabo Negro»

La «Grande Autre» (Shu Qi), témoin des cauchemars de celui qu’elle accompagne, pour le sauver ou le soumettre.

Une fresque hallucinée signée Bi Gan, la découverte obstinée d’un mystère immense dans le film de Damien Dorsaz, une cruelle histoire d’amours et de tendresse avec Abdellah Taïa: de Chine, du Pérou ou du Maroc, ces troisième, premier ou deuxième films font vivre bien des bonheurs de spectateurs.

«Résurrection», de Bi Gan

Ce fut, à la toute fin du dernier Festival de Cannes, une sorte d’hallucination. D’autant plus qu’après dix jours d’immersion dans les grands écrans, le film proposait une traversée de l’histoire du cinéma, sur un mode à la fois funèbre (dans l’univers de Résurrection, le septième art est supposé avoir non seulement disparu mais être oublié) et d’invocation, vers laquelle pointe son titre. Conte fantastique supposément situé dans un monde futur où l’immortalité serait acquise en échange de la perte de la possibilité de rêver, ce qui tient lieu de narration est énoncé sur des cartons rappelant le cinéma muet.

Ce récit s’attache à un dissident, surnommé «le Rêvoleur», et à une femme, dite «la Grande Autre», qui l’accompagne fantômatiquement, pour le faire sortir de son état soumis à des songes multiples et presque tous douloureux et violents. Rien, dans le film du cinéaste chinois Bi Gan, ne permettra de décider si, ce faisant, elle tend à le sauver ou à le faire rentrer dans le rang –ou si c’est la même chose.

Traversée de l’histoire chinoise et de celle du cinéma

Changeant d’apparence dans des environnements eux aussi très différents, le Rêvoleur traverse le XXe siècle, scandé par les traces d’événements historiques ayant marqué la Chine et par différents styles et genres renvoyant à l’histoire du cinéma: burlesque, expressionnisme, film noir, films d’horreur…

À grandes embardées dans des univers visuels spectaculaires et tourmentés, usant et parfois abusant du très long plan-séquence en mouvement qui est devenu un effet de signature repéré dès le premier long-métrage de son auteur, l’excellent Kaili Blues (2015), Résurrection est à la fois extrêmement touffu et solidement organisé en cinq chapitres, suivis d’un épilogue.

Le grand décor factice d’une Chine orientalisante au début du XXe siècle, une fumerie d’opium d’où surgira la figure du Rêvoleur errant. | Capture d’écran Les Films du Losange

Chaque chapitre renvoie à la primauté d’un des cinq sens. La manière dont celui-ci devient le ressort de la fiction, ou du rêve du personnage, est souvent alambiquée, pour ne devenir plus apparente que peu à peu. L’important est dans l’affirmation d’ensemble de ce qui est assurément le projet du jeune cinéaste: la quête d’une mise en scène plus sensorielle que narrative ou esthétisante, malgré la débauche de péripéties et d’inventions formelles.

Cette accumulation n’échappe pas toujours au risque d’une scénographie rococo, mais sait aussi trouver des instants de pure grâce. L’écriture d’un idéogramme sur une mare couverte de lentilles d’eau est un moment inoubliable, la géométrie dangereuse des rails de chemin de fer dans la pénombre mobilise tout un imaginaire, le départ d’un jeune couple à bord d’une immense barge écarlate vers le soleil levant du XXIe siècle laisse une trace troublante, au sortir d’une cavalcade sanglante.

Dans la nuit rouge de la fin du siècle, une des apparences de Jackson Yee, face à une jeune fille de l’obscurité (Li Gengxi). | Capture d’écran Les Films du Losange

Le réalisateur Bi Gan, dont les films bénéficient en Chine d’un succès qui lui permet la présence de deux stars de première grandeur dans les principaux rôles, Jackson Yee et Shu Qi, a désormais les moyens de ses expérimentations avec le langage cinématographique, avec toute la mémoire du cinéma, avec des influences venues de multiples origines. C’est une chance qui peut aussi devenir un piège, auquel Résurrection n’échappe pas toujours.

D’une ampleur et d’une ambition qui lui ont valu, sur la Croisette, le Prix spécial, le film impressionne par sa virtuosité et intrigue par sa tentative paradoxale d’être à la fois immersif, sinon hypnotique, et saturé de clins d’œil, de pas de côté. Ces jeux avec le second degré, a priori antinomiques de la possibilité de s’abandonner à la grande symphonie en cinq mouvements composée par l’auteur d’Un grand voyage vers la nuit (2018), sont le pari singulier, fragile, de cet encore bien plus grand voyage à travers le siècle, sa mémoire, ses délires et ses angoisses.

Résurrection
De Bi Gan
Avec Jackson Yee, Shu Qi, Mark Chao, Li Gengxi, Huang Jue, Chen Yongzhong, Guo Mucheng, Zhang Zhijian, Chloe Maayan, Yan Nan
Durée: 2h40
Sortie le 10 décembre 2025

«Lady Nazca», de Damien Dorsaz

Très vite, une heureuse similitude se dessine entre le film et son héroïne, cette jeune Allemande installée à Lima dans les années 1930, et qui se prend de passion pour les étranges «lignes de Nazca» (ou géoglyphes de Nazca), créées par une ancienne civilisation du plateau andin et qui dessinent d’immenses figures animales dans le désert péruvien.

Pour son premier film, le cinéaste suisse Damien Dorsaz reconstitue pas à pas un parcours initiatique audacieux, d’une marginalité assumée et méthodique, en filmant comme sa Maria explore.

D’abord accompagnée d’un archéologue français (Guillaume Galienne) qui bientôt renoncera, Maria Reiche (Devrim Lingnau) découvre les signes qui décideront de son destin. | Capture d’écran Memento

Interprétée avec beaucoup de présence mais sans effets superflus par l’actrice allemande Devrim Lingnau, l’apprentie archéologue du film est directement inspirée de Maria Reiche, qui joua effectivement un rôle décisif dans la mise à jour de cet impressionnant ensemble vieux de près de 2.000 ans, dans sa préservation et dans l’élaboration d’explications sur leur signification.

Trouvant un juste équilibre entre la singularité de cette figure féminine, la spectaculaire beauté des paysages, le mystère millénaire des longues marques tracées sur le sol et le mystère, peut-être aussi ancien, qui pousse une personne à se passionner, sa vie durant, pour un phénomène qui a priori ne la concerne en rien, Lady Nazca fraie son chemin entre les écueils de la reconstitution historique et de la fable à thèse. (…)

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Également à voir au cinéma: «Cabo Negro» d’Abdellah Taïa

Des vacances pour Soundouss et Jaâfar (Oumaïma Barid et Youness Beyej)? Oui, mais semées d’embûches et de surprises

Le film du jeune réalisateur marocain est un conte sensuel et gracieux en même temps qu’un chant de liberté. 

Le jeune homme et la jeune femme ont le code d’entrée de la belle villa. Ils s’installent dans ce lieu chic, en attendent celui qui semble les y avoir conviés. C’est l’été, au bord de la mer, dans la station balnéaire chic de la côte méditerranéenne du Maroc qui donne son nom au film.

Elle, Soundouss, appelle son amoureuse – enfin surtout celle dont elle est amoureuse, la réciproque n’a pas l’air sûre. Lui, Jaâfar, trouve à proximité la tombe de son père dans un cimetière qui domine les flots, il prie en sa mémoire. Dans la pinède, des candidats à l’exil de l’autre côté de la mer campent en attendant la possibilité de passer. Soundouss et Jaâfar vont se baigner.

Ainsi, par petites touches lumineuses, le deuxième long métrage d’Abdellah Taïa (après L’Armée du salut réalisé il y a douze ans) met en place ce qui pourrait ressembler à un film de soleil et de vacances. Il en est un, en effet, mais où les ombres sont profondes et multiples.

L’absence du professeur américain qui a invité Jaâfar, qui n’était pas exactement l’assistant universitaire l’irruption du propriétaire marocain des lieux, les trajets pour aller à la ville faire les courses, les rencontres successives avec plusieurs personnes de passage, la préparation d’un repas, la nécessité de trouver de l’argent, sont l’occasion de scènes toujours simples, toujours à juste distance, toujours d’une élégante composition, alors que s’y jouent des formes multiples de violence, de domination, ou au contraire d’humanité solidaire.

Entre conte et chronique, mais un sens très sûr d’une mise en scène attentive aux êtres – humains et non-humains – comme aux atmosphères, aux échos dans les voix, aux implicites multiples, le jeune cinéaste marocain déploie une très belle proposition cinématographique.

Audacieuse dans sa manière de filmer des protagonistes homesexuel(le)s dans un pays qui stigmatise, persécute emprisonne toute entorse à la sacrosainte norme, la réalisation de Cabo Negro est bien un plaidoyer pour la liberté et la tolérance.

Mais qui justement ne ressemble nullement à un plaidoyer, esquivant avec légèreté toutes les pesanteurs qui accompagnent si souvent les films de ce genre. Cinéaste gay, il le revendique, également écrivain, Abdellah Taïa est authentiquement cinéaste, dans sa manière de faire résonner les corps, les lumières, les silences.

Grâce aussi à la présence singulière de ses deux interprètes, habités d’une grâce fragile d’où émane une singulière émotion, le film suscite de multiples échos, qui se prolongent bien après la fin de la projection.      

Cabo Negro

d’Abdellah Taïa, avec Youness Beyei, Oumaïna Barid, Julian Compan

Durée: 1h16

Sortie le 3 décembre 2025

À voir au cinéma: «Dites-lui que je l’aime», «Fuori», «The Shadow’s Edge»

Dans Fuori, les retrouvailles hors de prison entre Roberta (Matilda De Angelis) et Goliarda (Valeria Golino) font résonner les échos d’enfermements dont elles ne sont pas pour autant sorties.

Aussi différents que possibles, les films de Romane Bohringer, de Mario Martone et de Larry Yang trouvent dans des jeux de redoublement d’infinies ressources.

«Dites-lui que je l’aime», de Romane Bohringer

Ta mère, ma mère, mon enfance, son absence, tes souvenirs, nos archives… En voiture pour le roller coaster émotionnel des retours sur les relations mal soldées d’un lien générationnel en souffrance, cette fois entre filles et génitrices, sous le signe particulier d’une certaine époque –les années 1970 et suivantes– au regard d’une autre, les années 2020. Dans le tsunami de productions familialistes, avec les mères au centre de la scène, qui déferle sur les écrans et dans les librairies, le film de Romane Bohringer frappe par la singularité de son ton et de son dispositif.

Ce dispositif redéploie de manière amplifiée celui inventé en 2023 par Mona Achache, avec Little Girl Blue. Dans des milieux similaires –l’intelligentsia artistique–, avec en toile de fond les excès suscités ou justifiés par la permissivité post-Mai 68 et en mêlant documents, souvenirs et recours à des reconstitutions jouées par une actrice, Dites-lui que je l’aime trouve néanmoins une dimension nouvelle et très puissante.

Aux effets miroirs déjà évoqués s’est ajouté, pour Romane Bohringer, comédienne fille de comédien et qui sait donc quelque chose des questions du double, la découverte d’un reflet aussi inattendu que puissant. En lisant le livre Dites-lui que je l’aime (2019) de la femme politique Clémentine Autain, consacré à sa relation avec sa mère morte quand elle-même était enfant, l’actrice et réalisatrice perçoit des similitudes frappantes avec sa propre existence et ce qu’elle a éprouvé vis à vis de sa propre mère.

La rencontre n’a rien de fortuit, la députée de Seine-Saint-Denis était déjà présente dans le premier film de Romane Bohringer, L’Amour flou (2018), qui était déjà une forme d’introspection intime par les moyens du cinéma, avec son compagnon puis ex-compagnon d’alors, Philippe Rebbot.

Entre Clémentine Autain et Romane Bohringer, des effets miroirs qui éclairent le passé personnel et affectif de chacune. | ARP Distribution

Entre Clémentine Autain et Romane Bohringer, des effets miroirs qui éclairent le passé personnel et affectif de chacune. | ARP Distribution

Les échos ne s’interrompent pas là, Clémentine Autain étant la fille d’une actrice, Dominique Laffin, qui fut un temps célèbre dans le cinéma d’auteur français, notamment pour son rôle mémorable dans… Dites-lui que je l’aime, de Claude Miller, sorti en 1977 et La Femme qui pleure, de Jacques Doillon en 1979. Quelle que soit la cause exacte de sa mort en 1985, à 33 ans, il ne fait aucun doute qu’elle résulte d’une existence sous le signe de dérives et d’excès, joyeux ou dramatiques, où sa fille alors dans ses premières années (Clémentine Autain a 12 ans quand sa mère meurt) ne trouve pas ce qu’elle espère.

Dans le film, Clémentine Autain vient lire, en studio d’enregistrement, des extraits de son livre, sous le regard de Romane Bohringer. Et c’est très beau. Soudain, tout ce qui relevait du dispositif nécessairement concerté, est subverti par l’évidence de l’émotion, de ce qui se partage et de ce qui diffère, entre les deux femmes, entre les deux histoires.

En faisant rejouer par des actrices (Eva Yelmani et Liliane Sanrey-Baud) les rôles de Dominique Laffin et de sa fille, la cinéaste s’appuie sur l’énergie douloureuse et généreuse de ce que déploie Clémentine Autain pour engager une enquête sur sa propre mère, à laquelle contribueront des figures étonnantes, des vieilles religieuses retirées dans le Massif central, une couturière, une ex-militante, des actrices connues, une extraordinaire famille inconnue, ou Richard Bohringer lui-même.

Au bout de l'enquête, bien plus qu'une petite photo peu lisible de la jeune femme qui fut Maggy, la mère de Romane Bohringer. | ARP Distribution

Au bout de l’enquête, bien plus qu’une petite photo peu lisible de la jeune femme qui fut Maggy, la mère de Romane Bohringer. | ARP Distribution

Et c’est une figure extraordinaire qui émerge à la fois de l’obscurité et du ressentiment, avec à sa suite des fantômes de l’histoire coloniale française, et des personnages improbables, entre lupanars de Pigalle et château d’ultrariche désœuvré en région parisienne. Toute une histoire, qui finit par être bien plus collective, accueillante et non narcissique, que ce qui avait pu paraître se mettre en place.

Documentaire créatif libre de recourir à de multiples ressources, y compris fictionnelles, Dites-lui que je l’aime démontre en avançant les richesses de procédés, de récit et de mise en visibilité, dès lors qu’il sont habités d’une vibration. Vibration qu’alimentent, chacune dans leur tonalité, les quatre femmes réelles –Romane Bohringer, Clémentine Autain, Dominique Laffin, Marguerite Bourry/Maggy– qui trouvent chacune leur place, vis-à-vis des autres et dans le film. C’est à dire vis-à-vis des spectateurs et spectatrices.

 
Dites-lui que je l’aime
 
De Romane Bohringer
Avec Romane Bohringer, Clémentine Autain, Eva Yelmani, Josiane Stoléru, Liliane Sanrey-Baud, Raoul Rebbot-Bohringer
Durée: 1h32
Sortie le 3 décembre 2025

«Fuori», de Mario Martone

Ce fut un des (nombreux) très beaux films découverts au dernier Festival de Cannes et celui qui est sans doute le plus passé inaperçu. Ce qui est fort injuste. En effet, le onzième long-métrage du cinéaste italien Mario Martone raconte extraordinairement une histoire extraordinaire.

Cette histoire est celle d’une partie de l’existence de l’autrice des deux livres dont le film est inspiré. Les livres s’intitulent L’Université de Rebibbia et Les Certitudes du doute, récits autobiographiques de l’écrivaine sicilienne Goliarda Sapienza (1924-1996). On lui doit un des plus grands romans jamais écrits, L’Art de la joie (tous ses ouvrages sont parus en France aux éditions Le Tripode).

Le premier des deux récits de Goliarda Sapienza raconte, sur un mode romanesque et très incarné, son séjour en prison au début des années 1980. Le second concerne sa relation avec une jeune femme, Roberta, rencontrée au cours de ce même séjour entre les murs de la Rebibbia, la prison pour femmes de Rome.

Comédienne, artiste et écrivaine, figure de la haute société cultivée de la capitale italienne, Goliarda Sapienza avait été arrêtée et emprisonnée à la suite d’un vol de bijoux, commis par désœuvrement ou pour nourrir son activité de romancière.

En pleines années de plomb (des années 1960 aux années 1980) et soupçonnée de liens avec l’extrême gauche alors pourchassée en Italie, elle ne bénéficie d’aucune bienveillance des juges ni du personnel pénitentiaire, mais fait en prison la connaissance de femmes avec lesquelles elle entretient ensuite des liens étroits, y compris lorsque l’écrivaine se retrouve dehors, fuori en italien. (…)

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«La Voix de Hind Rajab», un film bouleversant et nécessaire

Sur la vitre du bureau de celui qui essaie de la sauver, une photo de la petite fille qui lui parle face aux mitrailleuses israéliennes.

Reconstitution du calvaire d’une gamine de 6 ans assassinée par les Israéliens, le film de Kaouther Ben Hania associe au plus juste les puissances du documentaire et de la fiction.

La petite fille va mourir. Il n’y a pas de suspens. Un des avantages de l’immense écho qu’a suscité le film lors de son passage dans d’innombrables festivals où il est partout ovationné et récompensé est d’avoir rendu publique l’issue de la tragédie qu’il reconstitue.

«Tragédie», en effet au sens où un événement atroce devient manifestation d’une horreur infiniment plus vaste. Et même tragédie au sens de la rigueur de la construction, de l’organisation du temps et de l’espace, du caractère implacable de l’enchaînement des faits.

Mais pas tragédie au sens où l’issue fatale serait le fait du destin. Aucune entité abstraite ou surhumaine ici, mais des assassins bien réels: l’armée israélienne, engagée dans une guerre génocidaire toujours en cours.

La tension et l’implacable

Le 29 janvier 2024, le Croissant-Rouge palestinien, en Cisjordanie, reçoit l’appel téléphonique d’une petite fille de 6 ans. Elle est dans une voiture dont tous les autres occupants sont morts après avoir été mitraillés par un char de Tsahal.

Terrorisée, entourée des cadavres des siens, elle va appeler à l’aide durant plusieurs heures, parlant avec quatre bénévoles qui tentent de la rassurer tout en essayant d’obtenir l’autorisation de passage d’une ambulance pour aller la chercher. Quand cette autorisation est enfin obtenue, ils suivent sur leurs écrans la progression du véhicule, localisé par GPS.

Interprétés par Saja Kilani et Motaz Malhees, la docteure Ranah Hassan Faqih et le bénévole Omar A. Alqam, qui dialoguent avec Hind Rajab, tentent de la rassurer. | jour2fête

Jusqu’à ce que, juste avant l’arrivée des sauveteurs, les Israéliens tuent la petite fille et les deux secouristes de l’ambulance, Yusuf Zeino et Ahmed al-Madhoun.

De cet enchaînement de faits, nous entendons la trace réelle: l’enregistrement de la voix de cette enfant qui s’appelait Hind Rajab Hamada, enregistrement archivé par le Croissant-Rouge. De cet enchaînement de faits, nous voyons la reconstitution, par des acteurs, qui rejouent ce qu’ont dit et fait les interlocuteurs de Hind.

Ce n’est pas malgré, mais avec l’absence de suspense que le film de Kaouther Ben Hania est un film important. Cela tient à la tension extrême entre la violence dramatique de ce qu’il rend visible et la connaissance du caractère implacable de ce qui est en train d’advenir –de ce qu’il est advenu durant plus de deux ans à des dizaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, et qui continue en ce moment malgré le cessez-le-feu.

À l'écran, le signal audio tandis qu'on entend la voix de Hind Rajab, qui supplie qu'on ne l'abandonne pas. | Capture d'écran Jour2Fete Distribution via YouTube

À l’écran, le signal audio tandis qu’on entend la voix de Hind Rajab, qui supplie qu’on ne l’abandonne pas. | Capture d’écran Jour2Fete Distribution

Cette tension violente concerne les monstruosités commises à Gaza par les Israéliens, mais aussi, mais surtout les aveuglements et les impuissances, ici et maintenant. Elles accusent les dirigeants du reste du monde coupables de complicité active avec les criminels sionistes. Elles soulignent le mélange de paralysie, d’indifférence et de fatalisme de la majorité des citoyens un peu partout, notamment en France.

L’importance de la durée et de la forme

Mobilisant ensemble les ressources du documentaire (la voix enregistrée) et de la fiction (les scènes rejouées par des acteurs), la cinéaste tunisienne construit une proposition dont la puissance tient, aussi, à la durée du film.

En dix minutes, l’histoire de Hind et de celles et ceux qui tentent de la sauver serait un coup de massue émotionnel, sidérant de violence.

En une heure et demi, c’est, à partir d’émotions intenses et qui ne sont en rien diminuées par l’absence de suspense, mais au contraire adressées aux véritables enjeux, une invitation à questionner un vaste ensemble de comportements, qui ne concerne pas uniquement ce carrefour au coin de deux rues réduites en cendres de Gaza, où une enfant suffoque de terreur entourée des cadavres de sa famille.

Avec ce film, Kaouther Ben Hania poursuit un travail de recherche singulier avec les moyens du cinéma, travail qui développe les propositions de deux de ses précédents films, Le Challat de Tunis et Les Filles d’Olfa. Un travail des sens et de la pensée, de la croyance et de la raison, où la mise en jeu problématisée des apports de la fiction et du documentaire explore des voies inédites, entrebâille d’autres modes de compréhension.

Il pourra semble déplacé, voire indécent, de s’occuper de procédés cinématographiques en regard de l’horreur que raconte le film, l’horreur de l’événement lui-même et celle du contexte des crimes de masse dans lequel il s’inscrit.

Actrices et acteurs pour incarner une réalité d'événements et de sentiments. | Jour2Fête

Actrices et acteurs pour incarner une réalité d’événements et de sentiments. | Jour2Fête

Mais face à la tétanie que finit toujours par susciter l’accumulation des atrocités, phénomène qu’on ne connait que trop bien et que reconduisent ad nauseam les médias, il est au contraire possible, et souhaitable, que des recherches formelles entretiennent la singularité des regards, de nos regards, la singularité des sensibilités. Ce fut, il y a soixante-dix ans, la grande leçon de Nuit et Brouillard d’Alain Resnais, à qui on reprocha son formalisme. Elle est toujours valable aujourd’hui. (…)

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À voir au cinéma: «Pompei», «L’Arbre de la connaissance», «Franz K.», «Dossier 137»

Surprises et émerveillements de la semaine, comme pour le personnage de Gaspar (Rui Pedro Silva), dans L’Arbre de la connaissance, conte inventif d’Eugène Green.

Puissances poétiques du documentaire selon Gianfranco Rosi ou de la fable selon Eugène Green, vertus de la perturbation du biopic par Agnieszka Holland ou enquête soignée sur un état de la France par Dominik Moll déploient de multiples ressources fécondes du cinéma.

«Pompei, Sotto le Nuvole», de Gianfranco Rosi

D’abord, l’évidence du noir et blanc, somptueux. Et presqu’aussitôt, en montrant un écran de cinéma où d’autres images, plus anciennes, des lieux –le Vésuve, Naples et ses environs, Pompéi et Herculanum– l’affirmation à la fois de la puissance unificatrice et de la puissance réflexive de ce même noir et blanc. Pas du noir et blanc en général, de celui-là.

Puis ce petit train de banlieue, qui circule dans toute cette zone et devient immédiatement une macchina da presa, une machine de prise (de vue) comme les Italophones nomment les caméras. Ce transport en commun fonctionne comme dispositif cinématographique, qui scandera les différentes séquences.

Il rappelle cet autre mouvement circulaire, le long du périphérique romain, le Grande Raccordo Anulare (GRA), que désignait le titre d’un précédent film du cinéaste italien Gianfranco Rosi, Sacro GRA, salué d’un Lion d’or mérité à la Mostra de Venise 2013.

Beauté et choix formels, interrelations entre des êtres, des situations et des époques d’ordinaire distinctes, mouvement englobant et attention aux détails: ce seront les ressources mobilisées par le grand documentariste transalpin pour composer… quoi exactement?

Pas un portrait, ni vraiment une cartographie de cette région qui contient le célèbre volcan, toujours prêt à s’éveiller, la proximité de la métropole napolitaine, plusieurs des sites archéologiques les plus connus au monde. La multiplicité des manières de les approcher contribue à la richesse vive du neuvième long-métrage de l’auteur de Fuoccoamare (2016); richesse d’autant plus vive que le film ne prétend à aucune totalisation, aucun bilan.

Sous le signe poétique des nuages qui, selon Jean Cocteau, naîtraient tous de la bouche du Vésuve et qui sont ici non pas source d’imprécision mais invitation à la légèreté et à la mobilité, agents de liberté comme ils le furent jadis, dans la même région, pour Pier Paolo Pasolini, Pompei, Sotto le Nuvole est un voyage et une aventure.

Voyage dans les tunnels creusés par les tombaroli, ces voleurs d’antiquités popularisés il y a peu par Alice Rohrwacher (La Chimère, 2023), mais cette fois du côté de celles et ceux qui enquêtent sur leurs méfaits. Aventure avec cette magnifique archéologue qui explore les réserves du musée des antiquités, réserves peuplées d’innombrables objets «mineurs», exclus des espaces d’exposition.

Fantasmagorie et hyperréalisme au QG des pompiers, où des hommes et des femmes admirables de calme, d’écoute et de précision attentive répondent aux appels des angoisses et des fantasmes des citoyens dans cette zone sismique. Celles et ceux qui en ont les moyens habitent ailleurs.

Au QG des pompiers de Pompéi, les écrans qui décrivent l'état de la région, l'état des angoisses et des rêves de ses habitants. | Capture d'écran Météore Films via YouTube

Au QG des pompiers de Pompéi, les écrans qui décrivent l’état de la région, l’état des angoisses et des rêves de ses habitants. | Météore Films

Splendeur modeste du labeur quotidien de cet homme âgé qui, chaque jour, accueille les gamins des rues, les initie en riant et en grondant à l’amour des textes, des histoires, de la curiosité.

Étrangeté savante et comme enchantée de ces chercheurs japonais dans les ruines d’une villa romaine, tandis que prolifèrent en ramifications les textes antiques, les chroniques contemporaines, les paroles savantes ou gouailleuses, mystiques ou épuisées d’un peuple infiniment composite, composé d’autochtones et d’étrangers, de vivants et de morts, d’humains et de non-humains. Entre eux circulent des flux que la caméra et le montage rendent sensibles.

L’histoire longue est là, la religion, la science et l’actualité au fond des cales immenses des cargos qui apportent le blé qui fera la pizza et la pasta, ce blé d’Ukraine que vont chercher sous les bombes russes les rescapés syriens d’une autre guerre (où les bombes russes ne manquaient pas), aujourd’hui marins d’une mondialisation impitoyable au péril de leur vie. Devant la caméra de Gianfranco Rosi, ils sont comme des héros antiques, ces humains d’aujourd’hui.

Cette caméra est comme la lampe torche avec laquelle Maria Morisco, conservatrice au musée archéologique national de Naples, parcourt les sous-sols en affirmant qu’avec un seul rayon de lumière dans l’obscurité, on voit mieux –du moins, on voit mieux ce qui importe.

Mystères et découvertes dans les tréfonds de l'histoire ancienne, les sous-sols du volcan et les replis du quotidien. | Météore Films

Mystères et découvertes dans les tréfonds de l’histoire ancienne, les sous-sols du volcan et les replis du quotidien. | Météore Films

Partout dans la ville, des appareils de détection et des capteurs surveillent: les fumerolles, les teneurs en gaz dangereux, mais aussi les fièvres sociales, les angoisses, les savoirs et les ignorances. Toutes ces données s’affichent sur des gigantesques assemblages d’écrans vidéo, images et graphiques de la protection et du contrôle.

Gianfranco Rosi les filme, comme il écoute la voix de Pline le Jeune décrivant l’éruption du Vésuve en 79 après J.-C., meurtrière fondation d’un site archéologique et poétique qu’on ne cesse de redécouvrir. Le documentariste italien incarne le contraire de cet appareillage panoptique et glacial, utile et menaçant, que matérialisent les murs d’écrans. Lui suit des lignes de vie entrecroisées, comme une diseuse de bonne aventure suivrait les lignes de la main. Non pas pour prédire l’avenir, mais pour approcher la sensibilité d’un vivant, local et au présent, collectif et particulier, inscrit dans le vaste monde et l’histoire au long cours.

Pompei, Sotto le Nuvole
De Gianfranco Rosi
Durée: 1h52
Sortie le 19 novembre 2025

«L’Arbre de la connaissance», d’Eugène Green

Poursuivant son chemin singulier qui l’avait déjà mené au Portugal, Eugène Green, cinéaste français d’origine états-unienne (il tient –à juste titre– à refuser l’abus de langage impérialiste qu’est l’utilisation du terme «américain»), invente comme en marchant une fable joueuse.

Le parcours est celui d’un adolescent de la banlieue de Lisbonne, Gaspar, auprès de qui surgiront ogre et sorcière, reine vengeresse surgie du passé et animaux issus de métamorphoses magiques. Il y a des gags et des rêveries, des coups de théâtre et des souvenirs d’autres légendes, d’autres contes.

Pimentés de Lewis Carroll et de Manoel de Oliveira, les visions humoristiques et cruelles jalonnent le voyage initiatique du jeune héros, Gaspar (Rui Pedro Silva). | JHR Films

Pimentés de Lewis Carroll et de Manoel de Oliveira, les visions humoristiques et cruelles jalonnent le voyage initiatique du jeune héros, Gaspar (Rui Pedro Silva). | JHR Films

Entouré des figures qui semblent sorties d’un opéra baroque, y compris lorsqu’elles sont vêtues comme des ados contemporains, dénonciation virulente des ravages du tourisme sous l’effet de la barbarie venue d’Outre-Atlantique, le poème souriant et vif –malgré ses apparences de rituel d’un autre âge– s’épanouit sous l’effet d’un sortilège dont le nom est si connu qu’il passe pour obsolète.

Ce sortilège, qui est la seule richesse dont dispose ce film aux bricolages revendiqués, s’appelle la beauté. Elle est partout, elle est munificente, elle est vibrante et fiable comme la plus ancienne et la plus assurée des formules magiques.

C’est par elle, grâce à elle que depuis vingt-cinq ans et onze longs-métrages, le cinéaste qui est aussi romancier, essayiste et poète, suscite au coin des rues des grandes villes d’Europe, dans les appartements de banlieue et les palais de l’histoire, des invitations à rêver et à penser. Toutes ces expérimentations n’eurent pas le même aboutissement, mais lorsqu’une d’elles trouve –comme c’est ici le cas ici– le juste rythme et la légèreté de touche, c’est, oui, un enchantement.

L’Arbre de la connaissance
De Eugène Green
Avec Rui Pedro Silva, Ana Moreira, Diogo Dória, João Arrais, Leonor Silveira, Maria Gomes, Teresa Madruga
Durée: 1h41
Sortie le 19 novembre 2025

«Dossier 137», de Dominik Moll

Il y a, d’abord, l’effet d’écart temporel, évident dès les premières minutes, montages de photos prises sur les lieux. Quoi? Nous avons vécu ça? Chez nous? Il y a moins de dix ans?

«Ça», c’est le mouvement des «gilets jaunes» et en particulier les émeutes sur les Champs-Élysées et alentour, en novembre et décembre 2018. Depuis, le Covid-19, les guerres en Ukraine et dans la bande de Gaza, la réforme des retraites, une dissolution de l’Assemblée nationale, l’élection de Donald Trump, les batailles picrocholines entre député·es ou même la commémoration du 13-Novembre ont contribué à reléguer dans un passé qui s’estompe déjà l’ensemble des événements extraordinaires qui se sont produits alors, sous des formes différentes partout en France, mais entre autres dans la capitale.

Documentaires ou fictions, il existe une filmographie conséquente consacrée aux «gilets jaunes»: ce site en recense vingt-trois, tous documentaires, et il n’est pas exhaustif. Mais une part de l’effet que produit le nouveau film de Dominik Moll, qui a été un des titres en compétition officielle au Festival de Cannes cette année, tient à l’éloignement dans le temps et surtout dans la mémoire collective, et à la force qu’il imprime à ce qu’il faut bien appeler un retour du refoulé.

L’autre ressort majeur, peu fréquent dans ce genre de film politico-policier, tient à la manière dont est raconté ce que fait concrètement la commissaire enquêtrice de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN, ou «police des polices»), interprétée par Léa Drucker, dans cette «fiction inspirée de faits réels», comme en avertit un carton au début. (…)

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«Le Cinquième Plan de La Jetée», «L’Inconnu de la Grande Arche», deux miracles réels

L’œuvre, le président et l’architecte, au cœur de L’Inconnu de la Grande Arche

Le film de Dominique Cabrera est une enquête faisant surgir de multiples récits et échos. Celui de Stéphane Demoustier reconstitue une étrange aventure politique et artistique.

Portés par deux approches du cinéma très différentes, ce sont des récits qui se font pourtant écho. Deux miracles réels, improbables, qui racontent chacun un grand pan de la dite «grande histoire». L’un et l’autre concernent une construction architecturale qui occupe une place significative dans l’histoire de la France contemporaine.

Dans l’enquête documentaire de Dominique Cabrera, la modestie des moyens souligne l’ampleur des événements évoqués et les rend proches jusqu’à l’intime. Avec les ressources d’un cinéma de fiction classiquement narratif et illustratif, mais qui contribuent à rendre plus romanesque encore le déroulement de faits effectivement advenus et qui ont des effets bien visibles dans le paysage de la France, tout en témoignant d’une période de son histoire.

Le premier aurait pu s’appeler «L’Inconnu d’Orly», le second «Le Dernier Plan de la Grande Arche». Ni ce que racontent les films ni la manière dont ils sont faits ne se ressemblent. Et pourtant, ils témoignent ensemble des capacités inventives du cinéma à donner accès à de quoi est tissé le monde que nous habitions.

«Le Cinquième Plan de La Jetée», de Dominique Cabrera

Il y avait un chef-d’œuvre qui ne ressemble à rien d’autre dans l’histoire du cinéma. C’était court –28 minutes– avec presque uniquement des photos, en noir et blanc. Le temps et l’amour, la «Troisième Guerre mondiale», un souvenir d’enfance fatal. Le titre: La Jetée.

Il y avait ce nouvel aéroport, matérialisation des Trente Glorieuses (1945-1973) qui faisaient la fierté de la France, ce pays qui était en ce moment en train de perdre sa guerre coloniale contre des Algériens qui allaient enfin conquérir leur indépendance. Les familles françaises allaient sur la jetée d’Orly s’émerveiller d’un présent tourné vers le futur, les familles des Français d’Algérie atterrissaient là, désemparées, passé détruit, avenir bouché.

C’était le début de l’année 1962, quand furent prises les photos qui composent le début de La Jetée, sur la passerelle alors ouverte au public qui domine les pistes de l’aéroport d’Orly. Dominique Cabrera, née en décembre 1957 à Relizane (Algérie) et qui deviendra une cinéaste (pas assez) connue pour un considérable travail, fiction et documentaire alternés ou mêlés, y avait atterri quelques semaines plus tôt avec ses parents.

C’était le printemps 2018, il y avait à la Cinémathèque une exposition consacrée au réalisateur du film La Jetée, Chris Marker, et un visiteur découvrait ce court-métrage de science-fiction à nul autre pareil. À la deuxième minute, soit avant que le personnage principal voit quelque chose qui allait marquer sa vie et décider de son destin, lui, le visiteur voit quelque chose: lui-même.

En tout cas, il le croit. Il ne connaissait pas La Jetée, ni Chris Marker, mais il a une cousine, Dominique. Ensemble, ils revoient le film, observent cette cinquième photo, qui montre un petit garçon de dos accompagné de deux adultes qui pourraient être les parents de ce cousin Jean-Henry. Et à partir de là…

Devant cette image de La Jetée, les proches de Chris Marker ou les membres de la famille Cabrera laissent courir souvenirs, hypothèses et émotions. | Les Alchimistes

Devant cette image de La Jetée, les proches de Chris Marker ou les membres de la famille Cabrera laissent courir souvenirs, hypothèses et émotions. | Les Alchimistes

À partir de cette image par elle-même si peu spectaculaire, se déploient, s’entrecroisent et s’éclairent une multitude de récits, de manières improbables et sans cesse plus extraordinaires. Il y a l’histoire des rapatriés d’Algérie et celle de l’invention d’un film si particulier, devenu une référence majeure de tout ce qui allait s’inventer au cinéma, en particulier de science-fiction. Il y a l’histoire de Chris Marker, l’histoire de la famille Cabrera et même l’histoire de l’acteur principal de La Jetée.

Pas à pas, avec une souriante obstination et en compagnie de ses proches –celles et ceux de sa famille, celles et ceux de sa famille de cinéma–, Dominique Cabrera remonte les pistes, fait raconter, retrouve d’autres images, laisse apparaître des souvenirs, accueille les jeux avec les hypothèses, écoute comment chacun voit, comprend, se rappelle.

L’une des très belles idées du Cinquième Plan de La Jetée est d’avoir construit le film en grande partie depuis une salle de montage, où apparaissent les images des films de Chris Marker, où les découvrent les membres de la famille Cabrera, où viennent raconter les compagnons de route du cinéaste. Chaque sortie de cette boîte noire est comme une excursion, dans le monde réel, dans le passé, dans les souvenirs, toujours surgie de ce lieu matrice – qui est aussi une métaphore du cinéma lui-même.

Il n’y a plus une coïncidence, il y en a cinq, dix. Il y a ce que l’on sait, ce que l’on croit, ce qui reste ou redevient précieux. C’était «juste une image», comme disait Jean-Luc Godard, et même le grand inventeur d’images mémorables et fertiles qu’était Chris Marker ne savait pas que celle-là recelait tant de potentialités.

Alors vient, joyeusement, y compris si des drames intimes ou collectifs participent de tout ce qui apparaît, l’hypothèse qui soutient Le Cinquième Plan de La Jetée: que toute image est possiblement porteuse de tant de récits, de perspectives, d’échos.

Et de ce «petit film» que fait, de manière artisanale, Dominique Cabrera, à propos d’une simple photo extraite d’un court-métrage d’il y a soixante-treize ans, s’épanouit quelque chose d’une vigoureuse ampleur, vivante et mystérieuse, donnant envie que tant de chemins encore soient explorés encore plus avant. Un film, quoi.

Le Cinquième Plan de La Jetée
De Dominique Cabrera
Durée: 1h44
Sortie le 5 novembre 2025

«L’Inconnu de la Grande Arche», de Stéphane Demoustier

Cette fois, ce qui s’est vraiment passé est si extraordinaire qu’il y a à peine besoin de trouver une forme cinématographique pour le raconter. L’histoire du choix du projet de la Grande Arche de La Défense et de son architecte par François Mitterrand –et ce qu’il en est advenu– avait donné lieu à une version à peine romancée, le livre La Grande Arche, de Laurence Cossé (janvier 2016).

Comme annoncé dans un carton liminaire, Stéphane Demoustier a ajouté des éléments romanesques, notamment autour de l’épouse du personnage principal, tout en réduisant significativement le nombre de protagonistes. Outre l’architecte danois Johan Otto von Spreckelsen et son épouse, il s’agira du président français, de son conseiller pour les grands travaux et de l’architecte français Paul Andreu (le bâtisseur de l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle), adjoint bon gré mal gré au génie visionnaire scandinave. (…)

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Le triple envol de «L’Étranger»

«Je suis resté devant la première marche, la tête retentissante de soleil, découragé devant l’effort qu’il fallait faire pour monter l’étage de bois et aborder encore les femmes.» (Albert Camus). Et puis, il a tué.

Fidèle et inventive, la transformation par François Ozon du roman d’Albert Camus en film à part entière retrouve le vertige du texte original et rayonne de sensualité.

En ouverture, la voix off nasillarde autant que les images d’actualités à l’ancienne situent d’emblée le film. Situation imprécise d’ailleurs, il s’agit d’Alger à l’ère coloniale au milieu du XXe siècle, on pourrait être à la veille de la Seconde Guerre mondiale, quand Albert Camus a conçu le projet de son premier roman, ou un peu plus tôt, quand Julien Duvivier réalisait Pépé le Moko (1937), ou quelques mois avant le début de la guerre d’indépendance algérienne en 1954. Cette incertitude importe. Elle définit l’Algérie coloniale –question à laquelle l’écrivain ne songeait alors pas du tout– comme un état général, un cadre actif de l’histoire qui vient.

Puis le film débute réellement, avec l’entrée de l’homme blond et pâle dans une cellule collective où tous les autres prisonniers sont arabes et à qui il dit, sur le ton d’évidence lasse qui le caractérise, qu’il est là parce qu’il a «tué un Arabe». La scène figure dans le livre L’Étranger, mais elle a lieu bien plus tard. C’est l’une des rares modifications majeures apportées par François Ozon au déroulement des faits et gestes de Meursault et de sa manière de les décrire qui sont la matière d’un des romans les plus célèbres de la langue française (paru en 1942).

Rigueur et invention de l’adaptation

Il n’est jamais, jamais indispensable de se poser la question de l’adaptation à propos d’un film inspiré d’un texte préexistant. Mais il se trouve que cette question est, ici, passionnante. Ce qui ne signifie nullement qu’elle serait indispensable à la vision du vingt-quatrième long-métrage d’un des cinéastes les plus stimulants de sa génération.

En tant que tel, L’Étranger est un film émouvant et mystérieux, d’une grande beauté sensuelle, auquel on peut très bien être sensible quand bien même n’aurait-on jamais lu une ligne de l’auteur de L’Homme révolté (1951) et en ne se souciant pas de ce qui précède ce qui advient sur l’écran (et sur la bande-son) durant les 122 minutes de la projection.

Mais ce serait toutefois perdre une part significative de ce qui fait du film une immense réussite, en se déployant simultanément sur trois registres différents. Le premier registre est sa façon d’être extrêmement fidèle à ce que raconte le livre, d’en accompagner les personnages et les péripéties, d’en expliciter les enjeux.

Il y aura bien à nouveau ce rapport distant à l’existence du personnage principal, cette incapacité assumée, revendiquée, à éprouver et à manifester les affects que les diverses situations sont supposées inspirer à tout un chacun. Et cet usage des mots comme transparents aux faits, réfractaires à toute coloration sentimentale ou manipulatrice.

Il y aura Marie, la jeune femme qui aime Meursault, qui ne l’aime pas tout en la désirant. Il y aura les deux voisins, le souteneur et le vieil homme au chien (admirable Denis Lavant!). Il y aura le meurtre sur la plage, la prison, le procès, l’affrontement avec l’aumônier formidablement interprété par Swann Arlaud.

En voix off, l’interprète de Meursault, Benjamin Voisin, dit deux passages-clés du livre. Ce sont les phrases qui concluent chacune de ses deux parties, celle qui concerne les fameux quatre coups brefs sur la porte du malheur et l’implacable phrase finale: «Pour que tout soit consommé, pour que je me sente moins seul, il me restait à souhaiter qu’il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu’ils m’accueillent avec des cris de haine.»

Meursault (Benjamin Voisin) et Marie (Rebecca Marder). | Gaumont

Meursault (Benjamin Voisin) et Marie (Rebecca Marder). | Gaumont

Le présent du contrôle social

Mais si le film accompagne, partage le récit et la fable philosophique qu’a en effet écrit Albert Camus, il fait simultanément bien autre chose. Parce que c’est un film et un film de 2025. Ainsi, en restant au plus près de ce que le texte prenait en charge, on trouve des formes d’actualité du propos, qui ne se limitent pas à la méditation d’ensemble sur l’absurde –méditation qui reste également valide.

Exemplairement, la manière dont sont énoncées les raisons de la condamnation de Meursault, moins pour le meurtre qu’il a commis que pour son non-respect des codes sociaux, non-respect cristallisé autour du fait qu’il n’a pas pleuré à l’enterrement de sa mère, résonne avec aujourd’hui de manière puissante.

Présente en toutes lettres dans le roman, cette dimension se reconfigure à l’heure du contrôle social exercé par tous les intégrismes, à l’heure de la crucifixion en ligne de qui ne joue pas le jeu comme l’exigent des instances aujourd’hui plus multiples et souvent apparemment contradictoires, qu’à la déjà très conformiste époque du roman.

Le procès d'un meurtrier qui sera déclaré coupable et exécuté moins pour avoir tué un Arabe dans l'Algérie coloniale que pour ne pas avoir émis les signes d'émotion qu'exige la société lors du décès de sa mère. | Capture d'écran Gaumont via YouTube

Le procès d’un meurtrier qui sera déclaré coupable et exécuté moins pour avoir tué un Arabe dans l’Algérie coloniale que pour ne pas avoir émis les signes d’émotion qu’exige la société lors du décès de sa mère. | Gaumont

Ce que suggère ainsi le film, au présent, serait une sorte d’élévation au carré de ce qui a de tous temps été condamné et réprimé, la transgression des codes dominants de comportement. C’est un motif très présent dans l’œuvre de l’auteur de Gouttes d’eau sur pierres brûlantes (2000) et de Peter von Kant (2022), dont la pratique du cinéma est elle-même transgressive vis-à-vis de tous les codes, y compris ceux du cinéma d’auteur.

On en trouve une manifestation dans L’Étranger avec un des ajouts du scénario au livre, cette scène onirique sur une montagne déserte dominée par une guillotine en ombre chinoise, qui évoque Stromboli (Roberto Rossellini, 1950), aussi bien que des films fantastiques de série B.

Échos de l’oppression coloniale

Mais s’il y est ainsi fait écho aux formes contemporaines de fanatisme conformiste, l’une des dimensions majeures de l’apport du film tient à sa manière de susciter sans cesse les échos d’une oppression coloniale dont Albert Camus ne se souciait nullement dans son roman –alors même qu’il était, au moment de l’écriture, personnellement engagé dans le combat anticolonialiste.

La traduction la plus évidente du déplacement opéré par le film est d’avoir donné un nom à «l’Arabe» que Meursault tuera (avec le prénom Moussa, celui que Kamel Daoud lui attribue dans Meursault, contre-enquête, seul point de contact entre ce livre de 2014 et le film de 2025) et à sa sœur.

Elle n’est plus «la fille» comme chez Camus, elle est devenue Djemila (jouée par Hajar Bouzaouit), qui aura –un peu– droit à la parole et –beaucoup– à une très belle présence. (…)

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À voir au cinéma: «La Petite Dernière», «Imago», «Klára déménage»

Fatima, héroïne de La Petite Dernière (Nadia Melliti), une présence vive, au-delà de toutes les assignations.

Malgré des contextes entièrement différents, les films de Hafsia Herzi, de Déni Oumar Pitsaiev et de Zsófia Szilágyi inventent chacun un chemin de mise en scène vers la richesse de relations intimes.

«La Petite Dernière», de Hafsia Herzi

Troisième film comme réalisatrice de Hafsia Herzi, La Petite Dernière a été une des belles rencontres en compétition officielle et le meilleur film signé d’un ou une Français·e présent·e sur la Croisette en 2025. À la fois ambitieux et modeste, il touche par une sorte d’aplomb frontal dans la manière de raconter le parcours de son héroïne, une jeune femme arabe et musulmane vivant en région parisienne, découvrant et explorant son attirance pour les femmes.

Il est beau que le film ne se veuille ni un dossier ni un pamphlet, qu’il accompagne sans discourir, avec une affection un peu inquiète, ce personnage à la fois plein d’énergie –et à l’occasion de rage autant que de passion– et pourtant incertain de lui-même.

La convergence des conditions –«origine maghrébine», «jeune femme», «musulmane», «lesbienne»– pouvait mener à l’empilement des sujets de société, des plaidoyers y compris pour les meilleures des causes. À partir du livre autobiographique éponyme de Fatima Daas (paru en août 2020), c’est bien le scénario et la mise en scène de Hafsia Herzi, cette formidable comédienne qui s’affirme film après film comme une authentique cinéaste, qui échappe à toutes les pesanteurs énonciatrices et dénonciatrices.

À l’unisson de Fatima, les plans bougent et vibrent, tremblent de désir et de peur, palpitent d’excitation, d’angoisse et d’incertitude. La richesse ouverte de ce qui se joue dans les scènes –et dans l’agencement de celles-ci– offre à la jeune femme nommée Fatima des espaces de respiration, qui deviennent aussi, malgré les tensions érotiques ou menaçantes, des espaces de liberté pour le spectateur ou la spectatrice.

Entre Ji-na (Park Ji-min) et Fatima (Nadia Melliti), l'éclosion d'une sensualité à révéler et à accepter, cheminement troublant pour les protagonistes comme pour les spectateur·ices. | Ad Vitam

Entre Ji-na (Park Ji-min) et Fatima (Nadia Melliti), l’éclosion d’une sensualité à révéler et à accepter, cheminement troublant pour les protagonistes comme pour les spectateur·ices. | Ad Vitam

Fatima est interprétée par Nadia Melliti, impressionnante de présence du même élan fragile et vigoureuse, avec un retrait, une intériorité qui participent de ce qui lui a fait mériter son prix d’interprétation à Cannes. Intense tout en paraissant souvent au bord de s’effacer, ou de se décomposer, son personnage fera un chemin, en partie subi, en partie choisi, en partie accordé au monde dans lequel elle vit et en partie en rupture avec lui.

Lorsqu’à la fin du film elle jongle seule avec un ballon de foot, personne, et Hafsia Herzi pas plus qu’une autre, ne sait si elle a bien fait ou pas et ce qui en résultera. Mais elle a existé, oh oui! Et a, toujours, la vie devant elle.

La Petite Dernière
De Hafsia Herzi
Avec Nadia Melliti, Park Ji-min, Amina Ben Mohamed, Razzak Ridha, Rita Benmannana, Mélissa Guers, Louis Memmi
Durée: 1h47
Sortie le 22 octobre 2025

«Imago», de Déni Oumar Pitsaiev

Autre très belle découverte du Festival de Cannes, cette fois à la Semaine de la critique, le premier long-métrage du cinéaste russe Déni Oumar Pitsaiev est lui aussi un regard singulier sur des formes de vie qui demeurent invisibles et un regard qui échappe aux assignations simplificatrices.

Imago est situé dans une région particulière de Géorgie, la vallée de Pankissi, dans l’est du pays. Cette vallée est principalement peuplée de Tchétchènes ayant fui, depuis un siècle et demi, l’oppression russe sous ses multiples formes. Issu de cette communauté, mais ayant vécu surtout à Paris et ne se sentant nullement défini par cette seule «identité», le réalisateur débarque dans le Pankissi à l’invitation de membres de sa famille, qui ont décidé pour lui qu’il devait s’y établir et y fonder une famille selon les usages ancestraux.

Déni Oumar Pitsaiev est donc aussi, en partie, le personnage principal de ce film qui relève du domaine documentaire, même si les imaginaires des un(e)s et des autres, les histoires, vraies, légendaires, légendairement vraies, qu’on se raconte, en sont un des principaux matériaux.

Le cinéaste (Déni Oumar Pitsaiev) et sa mère, deux êtres à la fois si proches et si différents. | New Story

Le cinéaste (Déni Oumar Pitsaiev) et sa mère, deux êtres à la fois si proches et si différents. | New Story

Les amis, les cousins, les tantes ont chacun et chacune des récits à partager, pour convaincre, pour charmer, pour vérifier leur propre place là où ils et elles se trouvent. C’est-à-dire dans un lieu lui-même impressionnant, où une beauté de la nature entre vergers et montagnes résonne et dissone avec des constructions et des objets de consommation où le folklorique et le cosmopolite postmoderne se mêlent sans grâce.

Donnant acte aux spectateurs de la présence de la caméra, le cinéaste invente un espace à la fois réaliste et habité de songes (et de cauchemars), individuels, familiaux et collectifs. Imago laisse affleurer de multiples histoires, parfois comiques comme le projet de maison extravagante que le réalisateur annonce vouloir bâtir, parfois tragiques, l’histoire violente de la région n’étant jamais loin. Peu à peu, tout se polarise autour d’un drame central, longtemps laissé dans l’ombre.(…)

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«Deux pianos» ou le vertige des arpèges désaccordés

Mathias (François Civil), replié derrière le rempart de son talent musical, insuffisant face aux tempêtes du monde des émotions.

Le nouveau film d’Arnaud Desplechin retraverse les thèmes et les motifs chers à son auteur, avec des résonances inattendues.

Mathias est beau, il a énormément de charme et du talent plus encore. Il est aussi égocentrique, arrogant, puéril, autodestructeur, manipulateur, velléitaire. Pas vraiment étonnant: parmi les nombreux chemins où s’aventure le cinéma d’Arnaud Desplechin depuis trente-cinq ans figure l’hypothèse récurrente d’un personnage principal antipathique.

«Antipathique», au sens de doté d’un comportement pas a priori susceptible d’inspirer l’adhésion ou la bienveillance des spectateurs. Ce choix, qui ouvre de multiples et passionnantes perspectives en matière de narration et de questionnement moral, était jusque-là enrichi par ce qu’inspire l’interprète de ces personnages. Mathieu Amalric le plus souvent, de Comment je me suis disputé… (1996) aux Fantômes d’Ismaël (2017), puis Melvil Poupaud dans Frère et sœur (2022), ont en commun d’inspirer, eux, une sympathie immédiate.

Ce phénomène participait de l’immense richesse des propositions des longs-métrages de l’auteur de Rois et reine (2004). Vivant, troublant, incertain, cet ensemble de questionnements est renouvelé de manière singulière avec l’arrivée de François Civil dans le rôle principal de Deux pianos.

Mathias, donc, pianiste virtuose revenant d’une longue expatriation au Japon pour accompagner le dernier concert d’Elena (Charlotte Rampling), qui a été la guide protectrice, exigeante et clairvoyante de sa carrière. Par hasard, il recroise celle qui fut son grand amour, Claude (Nadia Tereszkiewicz), qui était aussi la femme de son meilleur copain, Pierre. Elle est désormais la mère d’un enfant, Simon, qui ressemble beaucoup à Mathias au même âge.

Entre Claude (Nadia Tereszkiewicz) et Mathias (François Civil), bien plus qu'une grande histoire d'amour passée. | Le Pacte

Entre Claude (Nadia Tereszkiewicz) et Mathias (François Civil), bien plus qu’une grande histoire d’amour passée. | Le Pacte

Les «deux pianos» du titre, ce sont les dialogues, verbaux ou pas, tout en harmonie et en ruptures, dont doivent jouer sur scène les deux musiciens, Mathias et Elena, mais aussi ceux entre Mathias et la femme recroisée, entre lui et l’enfant découvert. Et même, en demi-teinte, ce qui circule et ne se partage pas entre les deux «mères» de ce garçon qui n’est plus un fils, incertain d’être un père –la mère biologique (Anne Kessler) et Elena (Charlotte Rampling), la mère spirituelle.

L’intelligence vibrante des constructions narratives, y compris avec une part de romanesque, voire de fantastique, revendiquée de manière joueuse et sérieuse, est toujours là chez le cinéaste de La Sentinelle (1992) et de Trois souvenirs de ma jeunesse (2015). La matière narrative de Deux pianos est un trésor. Pourtant, quelque chose ne va pas, qui est difficile à comprendre et douloureux à essayer d’expliciter quand on continue d’aimer intensément le cinéma d’Arnaud Desplechin.

L’énigme du triangle

La réponse trop simple serait de s’en référer à la répétition des motifs rencontrés dans ses précédents films, répétition qui concerne aussi bien les ressorts narratifs et émotionnels que des purs gestes de mise en scène.

Alors, oui, la chute brusque de Mathias lorsqu’apparaît Claude suscite, parmi d’autres effondrements, le souvenir tellement plus fort d’Henri (Mathieu Amalric), tombant comme un arbre mort sur un trottoir d’Un conte de Noël (2008). Oui, l’irruption de Mathias dans une cérémonie funéraire rappelle sans l’égaler le surgissement calamiteux de Marion Cotillard dans des obsèques familiales, au début de Frère et sœur.

Et la sortie affectueuse et funambule de découverte réciproque d’un adulte et d’un enfant dans Deux pianos ne peut rivaliser avec l’enchantement de la visite au musée de l’Homme d’Ismaël (Mathieu A., toujours) et Elias à la fin de Rois et reine. Et cætera.

Mathias (François Civil) et Simon (Valentin Picard), au-delà du motif du double et de l'idéal de la transmission, engagés dans le vertige de ce qui relie les vivants. | Le Pacte

Mathias (François Civil) et Simon (Valentin Picard), au-delà du motif du double et de l’idéal de la transmission, engagés dans le vertige de ce qui relie les vivants. | Le Pacte

Pourtant, qui accompagne l’œuvre du cinéaste roubaisien sait depuis longtemps quelles ressources émouvantes et rieuses lui, plus que quiconque, peut faire rayonner de ces reprises de motifs visuels et émotionnels, tout autant que de la revisitation des thèmes évoqués.

Si, cette fois, les variations semblent toujours en retrait par rapport aux précédents, on ne voit guère d’autre explication que l’interprétation. Terrain instable, qui ne saurait se raffermir en se contentant de trouver l’acteur principal «moins bon». François Civil est un bon acteur, ce n’est pas la question. Et il en va de même pour sa partenaire, Nadia Tereszkiewicz, à qui il n’y a rien à reprocher. (…)

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