Elles sont signées Fanny Liatard et Jérémy Trouilh, Philippe Béziat, Olivier Peyon, Benh Zeitlin. Vous ne les connaissez pas? Raison de plus pour découvrir quatre nouveautés aux saveurs très diverses.
Pas facile de s’orienter dans la profusion de sorties qui essaie d’écluser l’accumulation de titres à la suite de la bien trop longue fermeture des salles. Parmi les nouveautés de cette semaine, on retiendra quatre titres très différents mais qui sont d’heureuses propositions de cinéma. Des propositions qu’on pourrait placer sous le signe commun du déménagement, voire de la secousse, en tout cas du déplacement des attaches et des assignations.
«Gagarine» de Fanny Liatard et Jérémy Trouilh
Ce premier film réussit une assez miraculeuse alchimie. Il tisse en effet avec énergie et modestie un conte de science fiction, une évocation de ce que fut la traduction urbaine de la promesse d’un monde meilleur que porta durant des décennies le communisme local, et une tragicomédie sociale contemporaine au plus près des habitants des cités, loin de tout folklore démagogique.
Gagarine, c’est le cosmonaute russe qui, de retour du premier voyage d’un homme dans l’espace, est venu inaugurer en 1963 cette barre d’immeubles à Ivry-sur-Seine –immeubles à l’occasion baptisés de son nom. Improbable télescopage des échelles et des temps, que va redéployer avec finesse le film au présent, film qui accompagne le jeune homme noir qui ne veut pas que soit détruite la cité où il a grandi.
Il se prénomme Youri, comme l’autre, il est un grand praticien des appareils connectés, mais surtout d’une forme de réseaux sociaux qui ne se limite pas au virtuel, et se traduit par une pratique intensive des relations entre humains, au sein d’un ensemble de bâtiments en piteux état.
Bricolage techno, solidarité de proximité, ruse poétique et croyance butée sont les armes de ce héros enfermé dans une capsule spatiale de rêves et de colère, de tristesse et d’énergie au cœur d’une cité qui est, architecturalement et politiquement, sanitairement et socialement, d’une époque révolue. Un héros moins solitaire qu’il n’y paraît.
L’extraordinaire était dans la cage d’escalier. | Haut et court
Delenda est Gagarine, certes, et à plus d’un titre. Mais pas sans que Youri ait mené de l’intérieur une guérilla pacifique et rêveuse, inventive et utopique, émouvante et ludique. Des qualificatifs qui s’appliquent fort bien au film lui-même.
«Indes galantes» de Philippe Béziat
C’est comme une réaction en chaîne. Il y aura eu une première explosion, et c’était la vidéo de Clément Cogitore, Les Indes galantes pour La 3e Scène, le site de courts-métrages de l’Opéra de Paris, conviant les corps, l’énergie et la gestuelle du krump et autres danses des cités sur la musique de Jean-Philippe Rameau.
Il y eut la déflagration, en termes d’invention chorégraphique, de succès public, de faille béante avec la critique la plus conservatrice, que fut la présentation de l’opéra sur la scène de Bastille à l’automne 2019. Avec le film, qui accompagne les étapes de la préparation de ce spectacle jusqu’à son arrivée devant le public, c’est une déferlante de jaillissements. (…)
Portée par les Indes galantes de Rameau, dansé par une troupe de krumpers sous la direction de Clément Cogitore, la plateforme de l’Opéra de Paris « 3e Scène » offre aujourd’hui la possibilité de se laisser porter par des spectacles en ligne et gratuits. Musique, chant, danse, mouvement, corps, mots… Les œuvres proposées, de styles et de longueur très variées, emportent pendant quelques heures le spectateur confiné loin de son canapé.
Tout près, ou très loin du cinéma, les œuvres mises en ligne (gratuitement) par l’Opéra de Paris sous l’intitulé « 3e Scène » offrent un généreux bouquet de propositions visuelles et sonores, sensuelles et subtiles. Initiée en 2015 pour ajouter aux deux scènes réelles de Garnier et de Bastille cet espace virtuel, la proposition a connu un succès particulier grâce aux Indes galantes de Rameau, dansé par une troupe de krump exultante d’énergie contemporaine et baroque — au point de donner naissance à un spectacle en chair et en os, qui s’est joué à guichets fermés. Vue plus de 700 000 fois, cette œuvre spectaculairement physique du cinéaste et artiste visuel Clément Cogitore trace une des nombreuses lignes reliant les arts qu’accueille traditionnellement l’Opéra, musique, chant et danse « classique », et de multiples formes de propositions très contemporaines.
Contemporains les mediums, cinéma, vidéo, arts numériques, contemporains les styles musicaux, vocaux et gestuels ainsi mobilisés. Et contemporaines plus encore peut-être les propositions d’hybridations innombrables et fécondes auxquelles donne lieu le projet initié par le danseur, chorégraphe et producteur Dimitri Chamblas, en partenariat avec la société de production Les Films Pelléas, sur une invitation de Benjamin Millepied alors à la tête du ballet de l’Opéra de Paris. Une soixantaine de vidéos, de longueurs et de styles très variés, sont aujourd’hui disponibles sur le site de la 3e Scène, souvent accompagnées de « compléments de programme » qui enrichissent encore l’ensemble. Voici un florilège de quelques unes des plus remarquables.
L’une des premières réalisations pour la 3e Scène en est aussi un des joyaux. Cinéaste et musicien, l’auteur de L’Apollonide et de Nocturama invente cette fois un conte cruel et fascinant, qui fait place à l’imaginaire fantastique, à l’histoire du capitalisme américain, à l’architecture réelle et rêvée, et à la danse. Celle-ci est incarnée par Marie-Agnès Gillot, d’une présence à la fois très physique et fantasmatique, donnant corps par ses mouvements à la folie meurtrière de la veuve du magnat des armes à feu, hantée par sa fille morte. Les mots et les notes de Reda Kateb construisent les contrepoints incantatoires à cette douleur extrême et cette folie vertigineuse performées par la danseuse. Les lumières, les chœurs, les dessins entrent dans la sarabande fatale, au cours de cette composition médiumnique qui, à certains égards, préfigure le très beau Zombi Child du même auteur.
Il est évidemment passionnant que ce duo soit filmé par un chorégraphe aussi habité par le langage cinématographique que Forsythe. Ralenti, mouvements de caméra, gros plan, jumpcut, surimpressions, escamotage à vue sont autant de ressources hors d’atteinte de la création scénique et qu’il mobilise avec inventivité en agençant les mouvements sur fond blanc de ces deux corps d’hommes entrelacés. Sur la musique à la limite du subliminal d’Ikeda, ils sont trois à composer ainsi ces formes à la fois abstraites et très explicitement corporelles, les danseurs Riley Watts et Rauf « Rubberlegz » Yasit, et la caméra de Forsythe, elle aussi virtuose sans effort apparent.
« Les danseuses ont cousu mon cœur dans un sac de satin rose. Un rose un peu fané, comme leurs chaussons ». Quand Degas dit cela, le cinéma a déjà opéré tant de miracles qu’on ne voit pas ce qu’il pourrait bien faire dans les 10 minutes qui restent. C’est Michael Lonsdale, évidemment, cette présence magique. C’est le reportage dans sa cuisine, mais par une caméra du début du XXe siècle, avec les mots du peintre inscrits en blanc sur des cartons noirs, mais des images aux couleurs belles comme des autochromes. Il est question d’être très vieux, mais vivant quand même, tandis que voici les danseuses, les petites danseuses ; elles sont habillées comme dans les tableaux qu’on voit au Musée d’Orsay, mais ce sont adolescentes d’aujourd’hui dans le studio au dessus de la place de l’Opéra. Les mots, les mouvements et les couleurs se cherchent et s’esquivent, un jeune homme manie le pastel avec habileté, pas besoin de croire qu’on voit l’artiste de La Classe de danse, l’œil et l’esprit complètent naturellement. Des Pallières décale, fractionne, redouble, ralentit, tourbillonne — c’est ça. Rien d’une reconstitution, une invite. Mais la jeune femme qui marche dans la rue du présent rallume la violence des rapports de domination de l’homme qui déshabillait les petites filles et leur faisait mal. Elle fait surgir la laideur immonde de la haine antisémite qui taraudait le peintre des grâces chorégraphiques. Le cinéma avait encore bien des ressources, pour qu’apparaisse aussi l’inévitable négatif sans lequel aucune image n’existe.
Elles et ils, elles surtout, parlent d’abord. Hors champ, elles disent ce que signifie « venir de banlieue ». Puis, à l’image, elles et ils chantent, ensemble. Respirent, cherchent, se risquent, dans une aventure partagée de la voix. C’est un étrange oratorio, composé pour l’occasion par Thierry Escaich avec des paroles de Periot. Les visages, une trentaine, sont de toutes les couleurs, mais plus souvent sombres. Pas deux présences pareilles, pas deux voix pareilles. Dans ce lieu qui n’est pas le leur, le grand théâtre de Garnier, ses pompes et ses velours, on voit et entend se fabriquer du commun sans diminution des singularités. Les mots chantés sont comme des oiseaux, très noirs d’abord, plus légers ensuite, qui traversent l’espace et la conscience. La beauté de l’image est un hommage, à ces visages souvent marqués par l’âge et l’existence. La mezzo-soprano Malika Bellaribi Le Moal les a guidé d’abord, pour l’élan. Après, elles et ils savent vers quoi aller.
Bleue est la couverture dans laquelle est enroulée cette femme qui cherche en vain le sommeil. Qu’est-ce qui brûle en elle ? Nous ne saurons que le feu, qui semble naître, de sa poitrine, et finira par contaminer un décor de toiles peintes aux motifs orientalisants. Ces accessoires de spectacle sont la seule trace matérielle d’une relation entre l’œuvre de l’auteur d’Oncle Boonmee et l’Opéra ; on ne chante ni ne danse dans Blue. Mais dans la pénombre où palpite cette flamme qui peu à peu embrase, avec cette sensualité mystérieuse qui est la signature du grand cinéaste thaïlandais, chacun percevra peut-être qu’il s’agit bien ainsi d’un art lyrique, au sens le plus échevelé du mot. Et qui aura eu la chance de découvrir aussi l’œuvre dans sa version sous forme d’installation dans un lieu d’exposition (Blue était entre autres à la Biennale de Venise) pourra mesurer l’étonnante différence qui sépare les deux versions, ou plutôt les effets que produisent, dans des contextes différents, la même œuvre.
Film, installation, livre, création sonore, l’œuvre de Clément Cogitore se déploie simultanément de manières différentes qui l’enrichissent et la questionnent.
Le phénomène se nomme Braguino. Il est à la fois exceptionnel et exemplaire. On le doit à un des jeunes artistes contemporains français les plus en vue, Clément Cogitore. Photographe, vidéaste, plasticien, cinéaste, Cogitore a de nombreuses cordes à son arc –comme bon nombre d’artistes d’aujourd’hui. Il les active avec un talent qui lui vaut d’enchaîner expositions et réalisations, et d’accumuler les invitations et les récompenses dans le monde des musées et des galeries. Son premier long métrage, Ni le ciel ni la terre, a été une découverte majeure en 2015.
Mais avec Braguino ou la communauté impossible, Clément Cogitore fait quelque chose de différent, et de beaucoup plus rare. Un même projet, artistique et de recherche, donne simultanément naissance à quatre œuvres distinctes, différentes par leur support bien que nourries des mêmes éléments narratifs et visuels: une exposition, un livre, un film et une création sonore.
Sortilèges réalistes
Artiste très créatif, Cogitore est aussi quelqu’un qui aime s’appuyer sur des faits, des situations, souvent au prix d’une recherche approfondie. C’est ainsi qu’il entend parler en 2012 d’une famille russe qui s’est établie à des milliers de kilomètres de toute agglomération, dans l’extrême Nord Est de la Sibérie.
Sacha Braguine, le fondateur de la communauté
Les Braguine, menés par celui qui est désormais leur patriarche, Sacha, ont reconstitué un mode de vie tribal, où un certain mysticisme se mêle à un amour et une intelligence de la nature. Mais des cousins des Braguine, les Kiline, sont ensuite venus s’installer à côté.
En apparence, ils se ressemblent, mêmes bandes de gamins blonds, mêmes corps de chasseurs et de bûcherons, mêmes dentitions en mauvais état… En fait, ils s’opposent.
Les nouveaux venus ont entrepris de rentabiliser l’environnement sauvage en louant leur services à de riches amateurs de chasse, qui débarquent en hélicoptère avec armes automatiques, monceaux de bouteilles d’alcool et une arrogance conquérante, celle des nantis corrompus de la Russie actuelle.
L’ile des enfants, entre les territoires revendiqués par les deux familles.
Désormais, une barrière sépare le territoire des Braguine de celui des Kiline. Dans les maisons de rondins construites par les pionniers, angoisse de l’avenir, fierté du mode de vie choisi, chaleur et rigueur de la vie commune font écho aux multiples formes de la violence réelle, celle de la chasse, celle de l’agression par le pouvoir, l’argent et l’égoïsme.
De cette situation authentique, qu’il a observée et filmée durant son séjour sur place, Clément Cogitore fait un conte aux échos obscurs et inquiétants. (…)
Le critique de cinéma mène en France une vie plutôt agréable, pour plusieurs raisons dont la principale est qu’il sort dans ce pays un nombre de films intéressants (et des fois bien davantage) infiniment plus élevé que n’importe où ailleurs dans le monde. Le souci est que, parfois, il en sort trop le même jour – contrairement au dicton, en la matière, abondance de biens nuit. Surtout aux films eux-mêmes bien sûr.
Cette corne d’abondance de la distribution peut tout de même avoir des ratés. Ainsi de ce mercredi 2 mars, qui voit apparaître sur nos grands écrans 15 nouveautés. On ne les a pas toutes vues, celles qu’on a vues, on préfère ne pas en parler du tout.
On choisit donc de profiter de l’occasion pour parler d’autre chose – mais toujours de cinéma. Et d’abord de bien meilleurs films que les sorties du jour, films qui viennent de devenir accessibles grâce à leur édition en DVD.
Ce sont quelques uns des plus mémorables titres de l’an dernier, qui méritent un rattrapage d’urgence pour qui ne les aurait pas vus, et offrent la possibilité d’heureuses retrouvailles à qui les a découverts en salles.
Commençons par Ni le ciel ni la terre, le seul le vrai l’unique meilleur premier film français de l’année, victime d’une des pires injustices commises par le palmarès des Césars (avec le prix du meilleur documentaire à un produit sympathique qui n’a absolument rien à faire avec le cinéma, Demain).
Film de guerre, conte fantastique et très remarquable invention de mise en scène, le premier long métrage de Clément Cogitore déploie une troublante aventure au sein d’une escouade de soldats français isolés en Afghanistan à proximité de la frontière avec le Pakistan et des Talibans. Mais d’autres ennemis rôdent aussi.
Parmi les suppléments, on pourra également découvrir le court métrage Parmi nous, l’un des meilleurs films tournés avec des migrants à Calais – et ce n’est pas peu dire, vu le nombre de caméras en activité dans cet endroit.
Le deuxième film (de cette liste) est le deuxième film (de son réalisateur). Découvert dans la sélection cannoise de l’Acid (alors que le film de Cogitore se trouvait, lui, à la Semaine de la critique), Les Secrets des autresdu jeune cinéaste nord américain Patrick Wang aura été une des rares bonnes surprises en provenance des Etats-Unis en 2015. Chronique familiale vibrante d’humour, frémissante de fantastique, et d’une étonnante capacité à entrer en sympathie avec ses personnages et leurs interprètes, ce film à la fois mystérieux et accueillant laisse de long et délicats échos, longtemps après qu’on l’ait vu.
Il faut à présent faire place à deux magnifiques réussites de deux des plus grands cinéastes asiatiques, le Japonais Kiyoshi Kursawa et le Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, réussites également révéles à Cannes, dansla section Un certain regard. Vers l’autre rive et Cemetery of Splendour sont deux films de fantômes, qui ne ressemblent à aucun autre film de fantôme – et ne se ressemblent pas du tout. La légèreté rieuse et délicate du premier accompagnant un couple à travers le pays alors que le mari est décédé, l’invocation envoutante du second ouvrant un accès étrange et émouvant sur les tragédies du passé et les angoisses du présent, font de ces deux films si vivants d’admirables témoignages des puissances du cinéma.
La mauvaise nouvelle maintenant. Elle vient de Pologne où, le 25 février, la télévision nationale a diffusé Ida de Pawel Pawlikowski, film salué dans tous les pays où il a été distribué et couronné d’un Oscar du meilleur film étranger l’an dernier (aparté : deux films venus de l’ex-Europe de l’Est consacrés par l’Oscar du meilleur film étranger deux années de suite, le très beau Fils de Saul ayant succédé à Ida, est plus intéressant que le pseudo succès du cinéma mexicain salué par les médias, quand Iñarritu et Cuaron sont de purs serviteurs du modèle hollywoodien).
Mais retournons en Pologne, où la télévision nationale est désormais sous le contrôle du gouvernement d’extrême droite sorti des urnes le 25 octobre 2015. Ses dirigeants ont toujours détesté Ida et l’avaient souvent attaqué au motif que, laissant entendre qu’il y a avait eu des Polonais antisémites ayant livré des Juifs aux Allemands durant l’Occupation, il ternissait la glorieuse et pure nation polonaise.
Qui a vu Ida sait à quel point le film refuse tout simplisme, mais il fait en effet état de pratiques peu respectables de certains Polonais, ce qui est par ailleurs plus qu’avéré par les historiens.
Pourquoi les dirigeants ont-ils diffusé le film ? Pour le dénoncer, en le faisant précéder de déclarations, explications et remontages d’extraits du film visant à établir son infamie anti-polonaise. On ne connaît guère d’exemple de cette variante de la fameuse exposition d’art dégénéré organisée par les Nazis, mais où c’est cette fois un film qui est exposé, jugé et condamné en place publique par le pouvoir.
Tandis que l’Association des réalisateurs polonais publiait un communiqué qualifiant d’« outrage » le comportement du pouvoir, il restait la possibilité de constater que celui-ci, attaché à promouvoir l’image de la Pologne, avait réussi à donner l’image d’un pays ayant voté pour des dirigeants aux méthodes fascisantes, et complètements idiots. Ce que constatait avec tristesse Pawlikowski lui-même dans un entretien accordé aux journaux… américains.
Ni le ciel ni la terre de Clément Cogitore avec Jérémie Renier, Kevin Azaïs, Swann Arlaud, Sam Mirhosseini. Durée : 1h40. Sortie le 30 septembre.
Le Festival de Cannes 2015 a, comme chaque année, apporté une moisson de films importants. Il a, pas comme chaque année, permis deux révélations majeures : deux premiers films, deux jeunes réalisateurs au talent évident. L’un de ces films, récompensé au palmarès officiel, sortira le 4 novembre, il s’agit de Le Fils de Saul, de Laszlo Nemes. L’autre sort ce mercredi 30 septembre, et il est signé de Clément Cogitore.
Si Ni le ciel ni la terre est son premier long métrage, son auteur est loin d’être un inconnu : Cogitore est, à juste titre, un des artistes les plus remarqués de la jeune génération de plasticiens français, croisant librement dans les eaux de l’art vidéo, de la photo, de l’installation et de la performance .
Certaines de ses réalisations, exemplairement Un archipel ou Travel(ing) manifestaient une réelle sensibilité cinématographique, ce qui est loin d’être le cas de tous ceux qui circulent entre les territoires de plus en plus connectés des différents arts visuels. Certaines œuvres de Cogitore avaient d’ailleurs été présentées dans un cadre cinématographique, notamment à la Quinzaine des réalisateurs en 2005. Mais un long métrage de fiction pose un défi d’un tout autre ordre, sur lequel bien des artistes contemporains de grand talent se sont cassés les dents. La réussite de ce film n’en est que plus éclatante.
Cinéaste et artiste plasticien, son auteur réussit le tour de force de jouer à fond à la fois la dimension du cinéma narratif, très incarné, avec beaucoup d’action et une intrigue en bonne et due forme, et la dimension « plasticienne », où l’attention aux formes et à leur évolution dans l’espace et le temps peut devenir l’enjeu essentiel.
Il raconte l’histoire d’une section de soldats français en Afghanistan, postée dans une zone montagneuse particulièrement dangereuse, et qui à la veille du retrait des troupes est confrontée à la disparition inexpliquée de plusieurs de ses membres. Le capitaine Antarès et ses hommes affrontent, outre les Talibans qui rôdent sur la frontière pakistanaise toute proche, et les paysans aux sentiments pour le moins mitigés envers la troupe étrangère, une sorte d’impasse logique qui finit par travailler le film de l’intérieur de manière de plus en plus prégnante.
Cogitore reçoit le renfort appréciable de Jérémie Renier incarnant à l’extrême une figure de chef militaire qui réveille les souvenirs de nombreux films de guerre (américains surtout). Et il suit avec un plaisir communicatif nombre des pistes habituelles de ce genre cinématographique – la petite communauté isolée face au danger, l’obligation de s’acclimater à un environnement géographique aussi splendide qu’hostile, l’affrontement violent avec l’ennemi au cours d’embuscades, le brouillage des lignes de conduite des différents protagonistes face au danger, l’incompréhension de la hiérarchie….
Il y distille des composants plus originaux, visuels avec notamment un usage très efficace des lunettes à infrarouge et des caméras thermiques, et thématiques avec la prise en compte des abîmes culturels entre les militaires et ceux qu’ils sont venus protéger ou combattre. Bien au-delà de la question de la langue, déjà si importante, cela se traduit partout, et notamment dans ce qui distingue à l’extrême les corps humains de ces différentes communautés.
Un des plus beaux aspects de la mise en scène porte ainsi sur la manière d’exister des visages et des muscles, sur les façons de se tenir debout ou assis, de bouger et de rester immobile. Il y a là une sensibilité chorégraphique, c’est à dire une sensibilité au sens de ce qu’expriment les corps, tout à fait remarquable – et tout à fait politique.
Si Ni le ciel ni la terre s’en tenait à cette double nature, film de guerre haletant tirant heureusement parti des codes du genre, et mise en relation d’ensembles de pratiques, de rituels, de croyances et d’imaginaires éperdument hétérogènes, il serait déjà une grande réussite. Mais il fait plus et mieux, et devient ainsi exceptionnel.
Il dépasse cette opposition binaire entre « eux » (les Afghans, considérés ici comme fort différents entre eux) et « nous » (les Français, les Occidentaux, la petite troupe à laquelle on est inévitablement amené à s’identifier, comme il a dépassé les opposition entre film de guerre et film fantastique, et entre fiction de cinéma et installation d’art vidéo.
Il les dépasse pour tenir à la fois ce qui sépare et ce qui unit, et accepter au sein de ce qui unit ce que ni les uns ni les autres, ni le ciel des croyances ni la raison terre-à-terre, n’est en mesure de complètement comprendre et affronter.
Il rend dès lors à ses protagonistes, que tout oppose y compris au lance-roquettes et au canon, ou à coups de poing, un monde commun. Mais un monde mystérieux, plus vaste que ce que savent prendre en charge leurs divers systèmes d’explications et de représentations, et dont nul d’entre eux, guerrier, imam, paysan, ne possède la clé. Un monde qui se prolonge au-delà du « théâtre des opérations » et de cette partie de la planète, avec la lettre écrite à la fin. Ainsi, dans ces paysages somptueux de montagnes arides et de gorges insondables, le film s’ouvre sur un autre infini.