En salles: «L’Empire du silence», «Entre les vagues», «Medusa», «Notre-Dame brûle», «Les Oliviers de la justice»

Une image de L’Empire du silence de Thierry Michel.

Dans la déferlante qui semaine après semaine s’abat sur les grands écrans, cinq sorties ce 16 mars, cinq films aussi différents que possible mais qui, chacun à sa façon, témoigne des ressources du cinéma, au cinéma.

L’Empire du silence de Thierry Michel

Voilà trente ans que Thierry Michel filme sans relâche ce pays grand comme quatre fois la France qui s’appelle aujourd’hui, par une sinistre antiphrase, République démocratique du Congo, après s’être longtemps nommé Zaïre.

Trente ans que le cinéaste documente les beautés mais surtout les abîmes de cet immense territoire, théâtre de violences et d’injustices infinies depuis… depuis les trois quarts de siècle de terreur coloniale belge, depuis l’assassinat du leader de l’indépendance Patrice Lumumba organisé par la CIA et l’ancienne puissance coloniale en 1961, depuis la dictature de Mobutu, la guerre civile au Katanga, et encore tant d’autres étapes atroces.

Le film cette fois repart d’une autre tragédie, qui a eu lieu dans un pays voisin: le génocide contre les Tutsis au Rwanda, en 1994. Il a eu comme effets au Congo, jusqu’à aujourd’hui, une succession de guerres, destructions, massacres, dans une spirale délirante où les immenses richesses –notamment minières– du pays tendent à intensifier la folie meurtrière.

Avec clarté et émotion, le cinéaste belge retrace les différentes étapes de ce processus infernal, l’inscrit dans des lieux, l’associe à des présences humaines, au premier rang desquelles le docteur Denis Mukwege, prix Nobel de la paix, auquel Thierry Michel a consacré le si bouleversant L’homme qui répare les femmes.

L’Empire du silence est un titre apparemment paradoxal pour ce film de malheur et de fureur, il signifie ce fait tout simple: le Congo, tout le monde s’en fout.

L’immensité des crimes qu’y commettent sur place les dirigeants congolais, les dirigeants des pays voisins, des milices et des gangs équipés d’armes lourdes par différents pouvoirs, tout cela pour continuer d’accroître les profits des grandes entreprises des pays riches –les nôtres–, ne suscite qu’une indifférence massive de la fameuse «opinion publique internationale», parfois émaillée d’une attention très ponctuelle lorsque, exemplairement, la voix de Mukwege a réussi à se faire entendre.

Il est d’une ironie tragique que ce film, bouleversant et nécessaire, somme du travail de plusieurs vies, dont celle de son auteur, soit en situation de trouver une autre illustration de son titre: sa sortie au moment où la guerre contre l’Ukraine mobilise toute l’attention pour d’autres violences et injustices hors de nos frontières. Un clou de plus dans le cercueil de silence.

Entre les vagues d’Anaïs Volpé

Alma (Déborah Lukumuena) et Margot (Souheila Yacoub), en plein élan vers leur avenir. | KMBO

Le deuxième long-métrage d’Anaïs Volpé s’élance sous deux signes affichés avec beaucoup d’aplomb, celui d’une débauche d’énergie et celui d’une amitié entre deux jeunes femmes.

Margot et Alma veulent à tout prix vivre (de) leur passion pour le théâtre. L’intensité de leur engagement, de l’affection qui les lie, de leur idée de l’existence à fond la caisse illumine le début du film en une suite de séquences tournées caméra à la main, à fleur de peaux et de gestes.

Aussi convaincantes soient les interprètes –et elles le sont–, le risque de cette approche est qu’elle devienne une fin en soi, répétitive et bientôt épuisante et vaine. Mais vient le moment où le film connaît une embardée majeure, qui modifie les registres et les tempos, tout en conservant le haut voltage accumulé au début.

Parcouru de longs frissons rieurs ou émouvants, Entre les vagues réussit à rayonner sur plusieurs longueurs d’onde à la fois. Grâce, entre autres, à sa façon d’exister dans différents espaces, les rues de Paris, les milieux de vie des deux protagonistes, la scène de théâtre, un New York mi-réaliste mi-imaginaire…

Grâce également à Déborah Lukumuena, qui juste après Robuste, confirme l’étendue de son registre, et à la très impressionnante Souheila Yacoub, les deux jeunes actrices portant littéralement Entre les vagues de bout en bout. Le film d’Anaïs Volpé tient ainsi le pari, à la fois modeste et difficile, de renouveler sans cesse ce qu’il partage avec ses spectateurs tout en se restant fidèle.

Medusa d’Anita Rocha da Silveira

Mariana (Mari Oliveira) perturbe et magnétise les codes du film de genre. | Wayna Pitch

Lui aussi deuxième long-métrage d’une jeune réalisatrice, lui aussi centré sur des personnages féminins, Medusa est également remarquable pour sa manière d’échapper à ce qui semblait devoir le définir, et le limiter. Soit une sorte de conte horrifique, inspiré des très réelles horreurs prêchées et perpétrées par les évangéliques d’extrême droite au Brésil.

Dans l’orbite d’un prédicateur militant et fascisant, un groupe de jeunes filles de bonne famille se partagent entre activité de choristes à la gloire d’un Dieu oppresseur et ultra-réactionnaire, préparation à leur juste rôle de femmes au foyer et activités de vigiles violentes qui, masquées, tabassent dans les rues les «filles de mauvaise vie».

Surjouant du kitsch qui est souvent à la fois celui des mises en scène des ultras et celui d’un cinéma de genre horrifique qui entretient avec ces idéologies bien des affinités, Anita Rocha da Silveira semble parfois, comme il arrive trop souvent, miser sur deux tableaux, dénonçant des excès tout en capitalisant dessus en termes de spectacle.

Mais grâce à un déplacement de cadre et de tonalité, grâce aussi à l’excellente actrice principale Mari Oliveira, au jeu beaucoup plus nuancé, Medusa échappe à sa propre pétrification.

En trouvant comment circuler entre plusieurs tonalités, il libère une énergie poétique, laquelle, sans rien perdre de la charge contre l’embrigadement des corps et des esprits qui trouve tant d’adeptes dans le Brésil de Bolsonaro, invente sa propre dynamique, à la fois plastique et émotionnelle.

Notre-Dame brûle de Jean-Jacques Annaud

Une des nombreuses scènes spectaculaires du combat contre l’incendie. | Pathé Distribution

L’incendie du 15 avril 2019 est non seulement un événement extrêmement spectaculaire ayant affecté un des lieux les plus célèbres du monde, mais le résultat d’un enchaînement de circonstances en forme de scénario catastrophe, par une improbable accumulation d’erreurs souvent a priori vénielles, de petits blocages, de hasards.

Dès lors, pratiquement tout ce qui rendait possible un film extrêmement impressionnant était déjà là, à condition d’y mettre les moyens techniques et financiers. Pour cela, on pouvait compter sur Jean-Jacques Annaud et Nicolas Seydoux, le patron de Pathé.

Même si des images tournées sur place ont été utilisées, il s’agit évidemment d’une reconstitution, qui vise à suivre aussi précisément que possible l’enchaînement chronologique des faits, dans leur rapidité comme dans les fatals retards qu’il a connus. (…)

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Ces films injustement passés inaperçus en 2017

Parce qu’ils ont été distribués avec peu de moyens, ou qu’ils viennent de loin, ils ont vite été retirés des salles. Et pourtant… Hommage à ces films qui ne méritent pas d’être oubliés.

S’il n’est pas sûr que 2017 restera comme un très grand crû dans l’histoire du cinéma (aucun chef d’œuvre évident en vue), l’année a bien entendu offert son lot de propositions mémorables. Et parmi elles, comme il est d’usage, certaines, pour ne pas dire la plupart, n’ont pas connu la reconnaissance immédiate qu’elles méritaient.

Il faut ici parler de reconnaissance plutôt que de succès, en tout cas de succès commercial. La «structure du marché» (pardon) du cinéma en salles est désormais telle qu’il est pratiquement exclu qu’un film tant soit peu ambitieux figure dans les hauteurs du box-office.

Parmi les 47 titres distribués en 2017 et ayant dépassé le million d’entrées en France, seuls La La Land de Chazelle, Split de Shyamalan et, à la rigueur, Dunkerque de Nolan, présentent un intérêt comme idée du cinéma ou simplement originalité dans la mise en scène.

La reconnaissance et le succès, deux échelles différentes

Ce sont trois films de majors qui, indépendamment de leurs qualités, ont bénéficié de la puissance de distribution et de promotion de ce système. Mais le meilleur film hollywoodien de l’année, Detroit de Kathryn Bigelow, n’aura pas pu atteindre un tel score.

En sens inverse, et de manière exemplaire, la plus haute reconnaissance est allée à deux très beaux films français (et ce n’est sans doute pas terminé, la saison des prix arrive). Mais ni 120 Battements par minute de Robin Campillo, pour lequel ses 800.000 entrées doivent être considérées comme un triomphe, ni Visages Villages d’Agnès Varda et JR, qui ont toutes raisons de se féliciter de leurs 230.000 entrées, ne jouent dans la catégorie des caïds du box-office.

Et il en va de même avec les 360.000 entrées de Barbara, qui sont une très belle réponse au film de Mathieu Amalric, ou La Villa, un des meilleurs scores de Robert Guédiguian (déjà plus de 320.000 entrées),

C’est a fortiori le cas du magnifique Félicité d’Alain Gomis, à juste titre remarqué au Festival de Berlin et à sa sortie, mais qui aura attiré 65.000 spectateurs.

Mal montrés, vite évacués

Beaucoup de beaux films auront été loin de susciter autant l’attention, et seront donc restés dans les enfers du box-office, d’autant plus que les salles les programment souvent de manière très médiocre, et les excluent des écrans avant qu’ils aient une chance de construire un possible public.

Précisons qu’on ne mentionnera ici que des films qui avaient ce qu’on appelle dans le jargon des marchands un «potentiel public», des films qui, en d’autres temps, auraient pu attirer un beaucoup grand nombre de spectateurs –alors que, aussi beaux soient par exemple Laetitia de Julie Talon ou Les Derniers Jours d’une ville de Tamer El Saïd, tout en se désolant qu’ils aient été si peu vus, on en sera moins étonné.

Parmi eux, commençons par deux amendes honorables, puisqu’ils n’ont pas été chroniqués sur Slate, ce qui est bien dommage et entièrement de la faute de l’auteur de ces lignes.

Un des films les plus importants de 2017, sans doute la réflexion la plus intelligente sur l’Europe aujourd’hui en même temps qu’une œuvre puissante et sensuelle, est Western de la réalisatrice allemande Valeska Grisebach. L’année aura aussi vu une nouvelle réalisation tout à fait accomplie, drôle et émouvante d’Aki Kaurismaki, L’Autre Côté de l’espoir, injustement resté absent de ces virtuelles colonnes.

Français, Américains, Européens…

Parmi les beautés de 2017 victimes d’une injuste obscurité figurent plusieurs premiers films français dont on veut croire que ce destin inique n’empêchera pas leurs si prometteurs auteurs de poursuivre.

Ainsi de Lumières d’été, premier long métrage de fiction de Jean-Gabriel Periot et de la découverte des débuts de Marine Francen, Le Semeur, ou de Rachida Brakni, De sas en sas.

Même une véritable réussite d’un cinéaste aussi connu qu’André Téchiné, Nos années folles, aura également connu un incompréhensible désintérêt. Sans parler du si juste et émouvant Tous les rêves du monde de Laurence Ferreira Barbosa, dont la très grande majorité de nos contemporains n’a simplement pas l’idée qu’il existe, alors qu’ils l’auraient presque certainement aimé s’ils l’avaient vu.

Le cinéma indépendant américain n’est pas logé à meilleure enseigne. L’admirable  Certaines femmes de Kelly Reichardt, l’énergie vitale de American Honey d’Andrea Arnold, ou l’invention fantastique d’Upstream Colours de Shane Carruth sont ainsi restés lettres quasi-mortes pour le public. (…)

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Aujourd’hui, autre chose (de cinéma), bonnes et mauvaise nouvelles

 

Le critique de cinéma mène en France une vie plutôt agréable, pour plusieurs raisons dont la principale est qu’il sort dans ce pays un nombre de films intéressants (et des fois bien davantage) infiniment plus élevé que n’importe où ailleurs dans le monde. Le souci est que, parfois, il en sort trop le même jour – contrairement au dicton, en la matière, abondance de biens nuit. Surtout aux films eux-mêmes bien sûr.

Cette corne d’abondance de la distribution peut tout de même avoir des ratés. Ainsi de ce mercredi 2 mars, qui voit apparaître sur nos grands écrans 15 nouveautés. On ne les a pas toutes vues, celles qu’on a vues, on préfère ne pas en parler du tout.

On choisit donc de profiter de l’occasion pour parler d’autre chose – mais toujours de cinéma. Et d’abord de bien meilleurs films que les sorties du jour, films qui viennent de devenir accessibles grâce à leur édition en DVD.

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Ce sont quelques uns des plus mémorables titres de l’an dernier, qui méritent un rattrapage d’urgence pour qui ne les aurait pas vus, et offrent la possibilité d’heureuses retrouvailles à qui les a découverts en salles.

Commençons par Ni le ciel ni la terre, le seul le vrai l’unique meilleur premier film français de l’année, victime d’une des pires injustices commises par le palmarès des Césars (avec le prix du meilleur documentaire à un produit sympathique qui n’a absolument rien à faire avec le cinéma, Demain).

Film de guerre, conte fantastique et très remarquable invention de mise en scène, le premier long métrage de Clément Cogitore déploie une troublante aventure au sein d’une escouade de soldats français isolés en Afghanistan à proximité de la frontière avec le Pakistan et des Talibans. Mais d’autres ennemis rôdent aussi.

Parmi les suppléments, on pourra également découvrir le court métrage Parmi nous, l’un des meilleurs films tournés avec des migrants à Calais – et ce n’est pas peu dire, vu le nombre de caméras en activité dans cet endroit.

Le deuxième film (de cette liste) est le deuxième film (de son réalisateur). Découvert dans la sélection cannoise de l’Acid (alors que le film de Cogitore se trouvait, lui, à la Semaine de la critique), Les Secrets des autres du jeune cinéaste nord américain Patrick Wang aura été une des rares bonnes surprises en provenance des Etats-Unis en 2015. Chronique familiale vibrante d’humour, frémissante de fantastique, et d’une étonnante capacité à entrer en sympathie avec ses personnages et leurs interprètes, ce film à la fois mystérieux et accueillant laisse de long et délicats échos, longtemps après qu’on l’ait vu.

bIl faut à présent faire place à deux magnifiques réussites de deux des plus grands cinéastes asiatiques, le Japonais Kiyoshi Kursawa et le Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, réussites également révéles à Cannes, dansla section Un certain regard. Vers l’autre rive et Cemetery of Splendour sont deux films de fantômes, qui ne ressemblent à aucun autre film de fantôme – et ne se ressemblent pas du tout. La légèreté rieuse et délicate du premier accompagnant un couple à travers le pays alors que le mari est décédé, l’invocation envoutante du second ouvrant un accès étrange et émouvant sur les tragédies du passé et les angoisses du présent, font de ces deux films si vivants d’admirables témoignages des puissances du cinéma.

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La mauvaise nouvelle maintenant. Elle vient de Pologne où, le 25 février, la télévision nationale a diffusé Ida de Pawel Pawlikowski, film salué dans tous les pays où il a été distribué et couronné d’un Oscar du meilleur film étranger l’an dernier (aparté : deux films venus de l’ex-Europe de l’Est consacrés par l’Oscar du meilleur film étranger deux années de suite, le très beau Fils de Saul ayant succédé à Ida, est plus intéressant que le pseudo succès du cinéma mexicain salué par les médias, quand Iñarritu et Cuaron sont de purs serviteurs du modèle hollywoodien).

Mais retournons en Pologne, où la télévision nationale est désormais sous le contrôle du gouvernement d’extrême droite sorti des urnes le 25 octobre 2015. Ses dirigeants ont toujours détesté Ida et l’avaient souvent attaqué au motif que, laissant entendre qu’il y a avait eu des Polonais antisémites ayant livré des Juifs aux Allemands durant l’Occupation, il ternissait la glorieuse et pure nation polonaise.

Qui a vu Ida sait à quel point le film refuse tout simplisme, mais il fait en effet état de pratiques peu respectables de certains Polonais, ce qui est par ailleurs plus qu’avéré par les historiens.

Pourquoi les dirigeants ont-ils diffusé le film ? Pour le dénoncer, en le faisant précéder de déclarations, explications et remontages d’extraits du film visant à établir son infamie anti-polonaise. On ne connaît guère d’exemple de cette variante de la fameuse exposition d’art dégénéré organisée par les Nazis, mais où c’est cette fois un film qui est exposé, jugé et condamné en place publique par le pouvoir.

Tandis que l’Association des réalisateurs polonais publiait un communiqué qualifiant d’« outrage » le comportement du pouvoir, il restait la possibilité de constater que celui-ci, attaché à promouvoir l’image de la Pologne, avait réussi à donner l’image d’un pays ayant voté pour des dirigeants aux méthodes fascisantes, et complètements idiots. Ce que constatait avec tristesse Pawlikowski lui-même dans un entretien accordé aux journaux… américains.

Face à l’afflux de nouveaux films, le piège mortel de l’e-cinéma

e-vod

Petit à petit, l’e-cinema fait son nid. À mesure que les semaines passent, on voit se multiplier les annonces de films sortant directement sur les plateformes VOD ou S-VOD. L’offensive est menée par les deux grands promoteurs du système en France que sont TF1 Video et Wild Bunch. Et, avec un autre modèle de diffusion, par l’américain Netflix, qui vient d’acheter les droits de distribution d’Aloha de Cameron Crowe après s’être offert la comédie St Vincent ou la trilogie The Disappearance of Eleanor Rigby avec Jessica Chastain.

Wild Bunch avait frappé un grand coup l’an passé avec le très remarqué Bienvenue à New York d’Abel Ferrara, avec Gérard Depardieu en Dominique Strauss-Kahn, film médiocre mais opération promotionnelle réussie à laquelle le Festival de Cannes 2014 avait servi de rampe de lancement.

À la différence de la VOD classique, même s’il utilise les mêmes plateformes de diffusion, le e-cinema désigne des films qui sont distribués directement en ligne, sans être passés par la salle ni par la télévision.

Le grand nettoyage?

Depuis le coup d’éclat du Ferrara, aucun des titres n’a beaucoup attiré l’attention. Il est possible que l’offre de films de genre, dont un slasher signé d’un petit maître de l’horreur, Elie Roth (Green Inferno, annoncé pour le 16 octobre), et une comédie horrifique des Australiens Taika Waititi et Jemaine Clement (Vampires en toute intimité, le 30 octobre), améliorent les scores, malgré un tarif, 6,99€, qui reste peu attractif –sauf si on regarde à plusieurs. Ce qui mène à s’interroger sur les effets du dispositif, s’il trouve à se pérenniser.

À terme, il ne s’agira plus seulement de trouver un débouché à quelques produits atypiques laissés de côté par un marché qui, pour le reste, continuerait de fonctionner de la même manière. Bien au contraire, le risque est considérable que le e-cinéma se transforme en arme fatale d’un grand nettoyage, dont il y a tout lieu de s’inquiéter.

Le lancement de l’e-cinéma en France est présenté par ses promoteurs comme une solution à un problème grave, qui possède la caractéristique d’être nié par l’ensemble de la profession: trop de films sortent sur les écrans français (663 nouveautés en 2014). Cet embouteillage calamiteux est aggravé par l’occupation d’un nombre trop élevés d’écrans pour les films présumés «porteurs», ou dont les distributeurs sont assez puissants pour imposer des vastes combinaisons y compris pour des ratages manifestes.

Le tabou du trop de sorties

Un tel déferlement, avec presque tous les mercredis quinze nouveautés ou plus, éjecte mécaniquement les films de la semaine précédente qui avaient besoin de temps pour s’installer, ou simplement qui ne bénéficiaient pas d’une publicité massive au moment d’atteindre les écrans. Ces nouveautés elles-mêmes, à l’exception de 2 ou 3 titres valorisés par le marketing ou la critique, se font de l’ombre et se détruisent les uns les autres. Ils sortent en salles et puis sortent des salles sans que pratiquement personne s’en soit rendu compte.(…)

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Des diamants dans la poubelle

le-quattro-volte-52981... et des chèvres sur la table. Les Quatro Volte de Michelangelo Frammartino

Disons les choses clairement, le 29 décembre est une date poubelle. En tout cas pour ce qui concerne la sortie des films. Il y a le nombre toujours croissant de candidats qui se pressent tout au long de l’année, et le nombre pachydermique de copies sur lequel sortent certains d’entre eux. Et il y a des techniques de marketing de plus en plus efficaces, qui permettent d’évaluer le caractère « porteur » de chaque mercredi. Ce classement nous a valu de fameux embouteillages, soit parce que tout le monde se précipite sur les mêmes dates, soit parce que les meilleures dates sont squattées par les plus puissants, les autres s’entassant comme ils peuvent dans les créneaux restants. C’est ainsi que nous avons eu 21 nouveaux films le 17 novembre dernier, un record. Inévitable corolaire de cet afflux, les films restent très peu de temps à l’affiche, et bien sûr ceux qui n’ont pas disposé d’un minimum de visibilité au moment de leur apparition sont les premiers à dégager.

Donc, pas de mystère, les films qui sortent au beau milieu de la dite trêve des confiseurs sont ceux qui ne sont pas parvenus à suffisamment jouer des coudes dans cette foire d’empoigne. Ce qui évidemment n’a rien à voir avec leur intérêt en tant que film. De fait, parmi les sorties du 29 figurent trois des œuvres parmi les plus intéressantes découvertes cette année. Mais comme il a été rappelé précédemment, on risque ne pouvoir s’en rendre compte ni en 2010, ni en 2011, puisqu’elles risquent de disparaître des écrans aussi vite qu’elles y sont apparu tardivement. A moins qu’un beau désespoir alors les secoure, comme disait le cher Corneille, ou plutôt un sursaut d’attention des spectateurs – ça arrive.

19442538Bruno Odar dans Octubre de Daniel et Diego Vega

Parmi ces trois films, l’un est une complète révélation. Au point qu’il serait dommageable de considérer Octubre, de Daniel et Diego Vega seulement comme une curiosité, parce qu’il s’agit d’un film péruvien – origine en passe de devenir d’ailleurs moins inhabituelle, ne serait-ce que grâce au beau Fausta révélé l’année précédente.  Le 6e Festival du cinéma péruvien se tiendra d’ailleurs à Paris en avril. Mais Octubre, judicieux Prix du Jury Un certain Regard à Cannes cette année, n’a guère à faire avec l’appartenance géographique ou culturelle. S’il donne à voir les quartiers et les rues de Lima où il se déroule, son intérêt est ailleurs.

Il est dans la construction d’une étrange relation, perverse et burlesque, inquiétante et touchante, autour d’un personnage d’usurier de quartier, d’une humanité aussi extrême qu’antipathique. Autour de lui gravitent soupirante mystique et putes pragmatiques, voilà cet anti-Joseph affublé d’un bébé tombé du ciel, voilà ce maniaque du contrôle entrainé dans une quête cauchemardesque et dérisoire. On songe à Robert Bresson et à Buster Keaton, à Luis Buñuel aussi, et puis on laisse tomber les références, le film vibre selon ses propres harmoniques, qui entrainent sur un déroutant chemin, pour la grande joie du spectateur.

Egalement découvert à Cannes, où il fut l’événement de la Quinzaine des réalisateurs, Le Quatro Volte confirme les espoirs inspirés par le premier long métrage de Michelangelo Frammartino, Il Dono. Sans un mot de dialogue et pas davantage d’intrigue dramatique, le réalisateur italien prouve par l’exemple les puissances narratives, successivement tragiques et comiques, d’une juste observation du monde par le cinéma. Dans le village de Calabre où il a installé sa caméra, Frammartino accompagne une mort et une naissance, le cycle des saisons comme Hésiode et Virgile surent le faire, et des accidents comme Laurel et Hardy aimèrent les filmer. C’est magique, c’est bizarre, ça ne ressemble pas à ce qu’on a l’habitude de voir au cinéma et pourtant c’est à sa manière l’esprit même du cinéma qui s’incarne. Paisiblement, joyeusement.

Bas-Fonds2Valérie Nataf dans Bas Fonds d’Isild Le Besco

Enfin voici venir un autre météorite. Celui-là est violent, brûlant, percutant. Bas Fonds d’Isild Le Besco laisse une trainée de poudre dans son sillage, et la certitude d’avoir touché au plus sensible d’une douleur de vivre, une douleur commune quand bien même ces personnages ne sont pas communs.

A l’instar de ses deux premiers films, Demi-tarif et Charly, la réalisatrice semble trouver un point de vue inconnu, une distance impossible et radicalement juste pour observer des protagonistes ici jusqu’aux tréfonds de leur révolte, de leur angoisse, de leur solitude et de leur volonté de s’affirmer. Isild Le Besco filme sans  rien édulcorer, sans juger ni s’apitoyer. Retraçant la chronique de trois jeunes femmes en rupture de tout, et entre lesquelles circulent une violence aussi extrême que celle qu’elles infligent occasionnellement à l’extérieur,  Bas Fonds ne retient ni ses cris ni ses coups. Il ne s’agit pas ici de naturalisme, encore moins d’exhibitionnisme, mais de l’invention à l’arraché d’une forme artistique qui approche des états pourtant bien réels, où les mots et les gestes convenus, « policés », n’ont plus d’usage.

D’une sincérité vibrante jusqu’au paroxysme, geste qui évoque Les Bonnes de Genêt et les cris du Free Jazz, le film d’Isild Le Besco laisse une trace profonde et douce, à la mesure de sa brûlure initiale.