Jean-Pierre et Luc Dardenne, cinéma fraternel

Au Festival d’Angers, hommage éclairant à une idée du cinéma plus nécessaire que jamais.

On le redit chaque année, puisque c’est vrai chaque année. Le Festival Premiers Plans, dont la 29e édition se tient du 20 au 29 janvier, accomplit exemplairement un travail exemplaire. Montrer le jeune cinéma européen, et celui des écoles où se prépare la relève, dédier des rétrospectives aux grands auteurs d’aujourd’hui, organiser rencontres et débats : tout cela (plus quelques spécialités locales telles la lecture en public de scénario) est très important et nécessaire.

photo-1454190130-458172

Les lauréats du Festival Premiers Plans 2016

Ce qui l’est peut-être encore plus, ou plutôt ce qui donne à cette conception d’un grand festival en région tout son poids et toute son importance, c’est le public de ce festival.

Ce sont les salles combles pour des découvertes sans autre garantie que le fait d’avoir été sélectionné, les discussions en salles et hors des salles, la jeunesse de la majorité des participants, leur ouverture d’esprit et leur curiosité. Voilà ce qui signe la réussite de cette manifestation de manière spectaculaire, et prometteuse.

C’est dans ce contexte qu’est présenté cette année, outre un hommage au chef de file du Nouveau cinéma roumain Cristian Mungiu et un coup de chapeau à Emmanuelle Devos, le cinéma des frères Dardenne.

Ils sont devenus des figures si évidentes de ce que le cinéma contemporain fait de mieux, depuis 20 ans, qu’il y a comme une tendance à trouver que ça va de soi, qu’après 2 palmes d’or et tous les éloges possibles il n’y a plus rien à voir ou à découvrir. Attitude qu’on ne saurait qualifier autrement que de stupide, quand ce cinéma-là est sans doute aujourd’hui plus nécessaire, plus urgent que jamais. Et assurément toujours aussi exigeant.

Combien de films des Dardenne?

Combien y a-t-il de films de Jean-Pierre et Luc Dardenne ? A cette question apparemment simple, il existe de multiples réponses. Ils ont réalisés 10 longs métrages de fiction, depuis Falsch en 1987, après 6 documentaires essentiellement dédiés à la région où ils sont nés, en 1951 et 1954, et ont grandi : la banlieue industrielle de Liège, en Belgique, avec comme épicentre la ville de Seraing. En toiles de fond, l’engagement aux côtés des luttes sociales, le théâtre (surtout Jean-Pierre) et le compagnonnage avec Armand Gatti, la philosophie (surtout Luc).

Une autre réponse serait : une quarantaine, si on compte les films qu’ils ont produits ou coproduits. Depuis toujours habités du sens du collectif, investis dans de multiples pratiques dépassant la création de leur seule œuvre commune (Luc publie des livres en son nom, mais on ne leur connaît pas d’activité de cinéma autrement qu’ensemble), ils jouent un rôle important pour les cinémas d’auteur européens avec leur société de production, Les Films du Fleuve, notamment partenaire de Cristian Mungiu, Ken Loach, Mariana Otero, Benoit Jacquot… Ils soutiennent aussi de nombreuses autres initiatives lancées par d’autres, et nul doute qu’avoir été par deux fois lauréats de la Palme d’or à Cannes leur donne une visibilité et une capacité d’agir – tant mieux.

Mais la réponse à la question serait aussi : 8 films. Ceux qui, après l’échec de Je pense à vous, fausse route qui les aura aidé à trouver leur voie, constituent à partir de La Promesse en 1996 ce que tout un chacun désignerait, à bon droit, comme « le cinéma des Dardenne ».

Ces 8 films (à ce jour) composent un ensemble cohérent, marqué par une rigoureuse fidélité à une pensée et à une morale, à des partis pris de mis en scène et de production. Cette cohérence accompagne des questionnements qui, de film en film, se font écho. Au point qu’à la question « combien de films ? », en exagérant un peu, on pourrait aussi répondre : un seul. C’est même dans cette tension entre l’impressionnante continuité et la singularité inventive de chaque film que vibre le talent de ceux que leurs amis et leurs collaborateurs appellent simplement « les frères ».

Tous inscrits dans le contexte de la ville ouvrière frappée par le chômage et la paupérisation, ils se concentrent à chaque fois sur un petit nombre de protagonistes principaux, définis à la fois par un contexte sociologique précis et documenté, et comme moteur d’un questionnement éthique. Avec comme référence revendiquée les travaux du philosophe Emmanuel Levinas, ce questionnement concerne toujours la question de l’autre, du rapport à celui ou celle qui est différent, et les possibilités de construire des liens qui acceptent les différences, de ce qui fait changer – ou en empêche.

A chaque fois, le conflit dramatique est ancré dans les réalités contemporaines, où selon les cas dominent la dimension collective (l’exploitation des migrants dans La Promesse et Le Silence de Lorna, l’extrême précarité dans Rosetta, l’impasse affective et morale engendrée par la misère dans L’Enfant, la mise en compétition des travailleurs dans Deux jours, une nuit) ou individuelle (le face-à-face d’un homme avec l’assassin de son fils dans Le Fils, le besoin d’une mère – et d’un fils – dans Le Gamin au vélo, l’impératif intime éprouvé par la femme médecin de La Fille inconnue de donner une identité à celle qui est morte devant sa porte). Mais jamais le collectif et l’individuel ne s’excluent, toujours d’une manière ou d’une autre, qui peut être conflictuelle, ils dialoguent.

Des films d’action

Nourris d’idées ambitieuses, les films des Dardenne sont des films d’action : leurs personnages travaillent, se battent, marchent, courent, cherchent, peinent physiquement, s’opposent, s’obstinent. Les épreuves qu’ils traversent ne se manifestent que dans des dimensions matérielles, corporelles, réalistes. Mais ces tribulations, ces conflits, ces crises saturées de vérités concrètes sont toujours, et comme sans en avoir l’air, des ressorts de questionnement pour les spectateurs.

Par l’émotion et l’empathie, ils nous mettent à notre tour au travail. Les Dardenne ne prêchent rien, n’imposent ni ne tranchent. Ils composent des situations où se jouent les positions de chacun, y compris de tous ceux qui, comme nombre de leurs spectateurs, ne partagent pas les conditions de vie des protagonistes de leurs fictions.

Ils font un cinéma d’idée, de pensée, mais qui n’a rien d’abstrait, où ce sont les corps et les gestes qui portent tous les enjeux que mobilisent leurs récits. D’où, aussi, l’importance décisive de leurs interprètes. Ils ont révélé Olivier Gourmet, Jérémie Renier, Emilie Dequesne, il sont offert à Cécile de France, à Marion Cotillard, à Adèle Haenel l’un de leur plus beaux rôles. Moins célèbre, Fabrizio Rongione et Deborah François sont chez eux admirables, et c’est pure injustice qu’Arta Dobroshi (Lorna) ne soit pas davantage reconnue. La particularité des interprètes, corps, visages, voix, gestuelle, fait beaucoup de la singularité de chaque film, quand la récurrence de certains (Gourmet, Renier, Rongione) contribue à tisser ce qui les relie.

Luc a publié aux éditions du Seuil deux livres de notes de travail et de réflexions, Au dos de nos images (1991-2005) et Au dos de nos images II (2005-2014), où figurent les scénarios du Fils, de L’Enfant et du Gamin au vélo et de Deux jours, une nuit. Au début, il écrivait, le 26 décembre 1991, s’inspirant de Paul Celan, « je voudrais que nous arrivions à faire un film qui soit une poignée de main. » Depuis ils y sont arrivés. Huit fois, une fois. Une belle et longue fois.

 

(NB: ce texte reprend celui publié par le catalogue du Festival Premiers Plans)

Au cinéma avec « Les Prépondérants »

 

arab-1924-ramon-novarro-alice-terry-rex-ingram4

KADDOUR Hédi COUV Les PrépondérantsInnombrables sont les romans au cours desquels les personnages assistent à une séance de cinéma. Rarissimes sont ceux où cette situation devient un ressort majeur du récit, et est considéré comme un enjeu et une ressource, une manière de faire ressentir et comprendre. Uniques, peut-être, sont l’intelligence et la richesse qu’engendre la narration d’une projection publique dans Les Prépondérants de Hedi Kaddour.

Sans hésiter le meilleur roman de la rentrée littéraire qu’on ait pu lire à ce jour, le nouvel ouvrage de l’écrivain de Waltenberg, à nouveau dans la Collection Blanche de Gallimard, fait place au cinéma de diverses manières.

Le livre est situé au début des années 1920, principalement dans une ville d’Afrique du Nord au nom imaginaire de Nahbès mais qui ressemble à Gabès, sur la côte tunisienne. La société coloniale et provinciale qu’il évoque voit notamment débarquer une équipe de tournage américaine, pour une superproduction dans le goût oriental qui a alors cours à Hollywood, genre illustré en particulier par Le Cheikh et Le Fils du Cheikh avec Rudolph Valentino. Dans le livre le personnage du réalisateur s’inspire en partie de Rex Ingram, et le tournage renvoie surtout à celui de The Arab (1924), effectivement tourné à Gabès avec en vedettes l’épouse du cinéaste, Alice Terry, et une star masculine homosexuelle, Ramon Novarro, le grand rival de Valentino.

Les Prépondérants n’est pas un roman à clés, ces situations font avancer l’intrigue, et développent l’ampleur des thèmes qu’elle mobilise, et qui ne concernent pas spécialement le cinéma. Tandis que s’éveillent mouvements révolutionnaires et nationaliste, Hedi Kaddour met en effet en scène trois grands modèles de comportements et de références morales et sociales, liés à la société traditionnelle arabe, à la société coloniale française particulièrement arrogante au lendemain de la victoire de la Guerre mondiale, et à la société nord-américaine, nouvel assemblage de liberté de mœurs, de pragmatisme conquérant et âpre au gain selon des modalités inédites, et de puritanisme.

Ce dernier est notamment évoqué à travers la célèbre affaire de mœurs dont l’acteur et réalisateur burlesque « Fatty » Roscoe Arbuckle fut le centre, et le bouc émissaire en 1921-22 aux États Unis, sous les effets combinés des ligues de vertu et de la presse à scandale dirigée par le magnat William Hearst[1].  Ce scandale servit de levier à la création de la censure américaine avec la mise en place du code Hays.

Dans Les Prépondérants, en des scènes saisissantes et riches de sens, on rencontre aussi un grand cinéaste allemand inspiré à la fois de Fritz Lang et de Joseph von Sternberg. Mais le plus intéressant sans doute, pour ce qui concerne le cinéma, tient à la séance publique organisée à Nahbès par l’équipe de tournage hollywoodienne. Le film projeté, baptisé « Scaradère » par Kaddour, s’inspire directement du Scaramouche de Rex Ingram avec Ramon Novarro. Kaddour consacre pas moins de deux chapitres entiers à cette séance. Ce sont deux chapitres extraordinairement vivants, qui accompagnent en une polyphonie joueuse les multiples effets, émotionnels, culturels, politiques, théoriques, érotiques, que peut provoquer un film en apparence fort simple, et dont il met à jour l’immense complexité enrobée dans les codes spectaculaires hollywoodiens.

Scaramouch-1923-image-20Ramon Novarro dans Scaramouche de Rex Ingram

Mieux, le livre différencie l’extrême variété des réactions selon la position sociale, la culture, la psychologie de chacun. Film de cape et d’épée truffé de rebondissements, le récit en image des tribulations d’un avocat amoureux et d’un noble arrogant se disputant le cœur d’une belle alors que pointe la Révolution française agit comme un extraordinaire détonateur. La réaction en chaine va des effets possibles sur les jeunes activistes locaux (et sur ceux qui sont en charge de les surveiller et le cas échéant de les réprimer) au trouble de spectateurs peu habitués à la projection, et encore moins à voir un homme et une femme s’embrasser en public, des effets des idées à celui des émotions, sans oublier la mise en abime du spectacle (le héros joué par un homme que les spectateurs connaissent puisqu’il réside à Nahbès pour son tournage devient dans le film acteur de théâtre, le jeu se dédouble, parfois se contredit et parfois se redouble…). Dans la salle plus encore que sur l’écran, les rebonds sont sans fin.

Et Hedi Kaddour réussit à prendre en charge la complexité de cette salle elle-même, à la fois lieu physique et espace mental, collectivité réunie dans le noir et face à la fiction, à la fascination et à la polysémie des images, mais composée de groupes divers, très hétérogènes sinon en conflits, et encore d’individus avec chacun leurs affects et leurs intérêts. Jamais peut-être la sociologie du cinéma n’est parvenue à un suivi aussi fin de la singularité d’un tel espace et de ceux qui l’occupent.

Un très sérieux ouvrage universitaire vient de paraître, La Direction de spectateurs[2], qui vise à décrypter certaines des méthodes employées par les cinéastes pour susciter certaines réponses du publics, et leurs effets. Avec les moyens du roman à leur plus haut degré de sensibilité, Les Prépondérants  en offre une formidable perception, qui va bien au-delà du contexte particulier où il est situé, d’autant mieux que le roman prend très précisément appui sur celui-ci. Sans que le cinéma soit son sujet, le livre de Hédi Kaddour s’impose comme une des oeuvres littéraires qui l’aura le mieux évoqué.


[1] Cette affaire a presqu’entièrement éliminé le grand artiste Fatty Arbuckle des mémoires. Du moins cet été aura vu la parution d’un excellent petit livre consacré à une de ses réalisations, Fatty and The Broadway Stars de Roscoe Arbuckle par l’historien du cinéma Marc Vernet (édité chez Le Vif du sujet).

[2] La Direction de spectateurs. Création et réception au cinéma. Sous la direction de Dominique Chateau. Impressions nouvelles, collection Caméras subjectives.

La fréquentation des salles de cinéma est excellente. Mais pour quels films?

photo-qu-est-ce-qu-on-a-fait-au-bon-dieu-2013-6

Les responsables de la politique culturelle auraient tort de se satisfaire des seules statistiques, qui ne prennent pas en compte quels films ont été vus, et par qui.

A grand son de trompe est donc proclamé le résultat de la fréquentation des cinémas en France en 2014: 208 millions de spectateurs, soit le 2e meilleur résultat depuis 47 ans (211,5 millions d’entrées en 1967 et 217,2 millions en 2011). Ce score, et une augmentation de 7,7% par rapport à l’an dernier, sont en effet de très bons chiffres. Tout comme mérite d’être souligné le rééquilibrage entre les entrées des films français (44%) et américains (45%), alors qu’en 2013 le ratio était de 33 contre 54%.

Des films français occupent les trois premières places du classement, et 9 des 20 premières places (cf. tableau). Il est légitime de s’en réjouir. Mais cela ne devrait pas empêcher de considérer aussi ce que lesdits chiffres recèlent de plus complexe, et ce qu’ils dissimulent.

Fin du catastrophisme

D’abord les bons résultats de l’année contrastent avec ceux de l’année précédente, anormalement bas. Dans un environnement court-termiste prompt à la surenchère, volontiers relayé et amplifié par les médias, que n’avait-on alors entendu sur la catastrophe imminente, la nécessité de mesures d’urgence, etc.? D’habiles batteurs d’estrade en ont profité pour faire avancer quelques dossiers utiles à leurs intérêts. En fait la tendance moyenne sur la décennie est à une stabilisation à un très bon niveau, autour des 200 millions d’entrées par an, ou un peu moins.

Durant cette période, aucun des chiffres –au-dessus ou au-dessous– ne vient remettre en cause cet état de fait, qu’on peut d’ailleurs à bon droit considérer comme la traduction, dans le domaine particulier du volume de fréquentation en salle (qui n’est pas, loin s’en faut, la totalité de l’économie du cinéma) d’une action concertée efficace des pouvoirs publics et des professionnels.

 Au titre des effets de perspective, on peut ajouter le fait que Le Hobbit n’a pas fini sa carrière, et qu’il pourrait prendre pied sur le podium –à une moindre échelle, il est à prévoir que La Famille Bélier va aussi poursuivre sur sa lancée et monter dans le classement.

Par ailleurs, cette année voit aussi la part du reste du monde se réduire à 11% seulement du total. Pourtant le nombre de films ni français ni américains sortis au cours de l’année passée n’a pas baissé. La France s’honore, à bon droit, d’être le pays du monde qui accueille sur ses écrans la plus grande quantité et la plus grande diversité de films venus de toute la planète. Il est très inquiétant que ces films soient, à peine sortis, éjectés des écrans, souvent après n’avoir eu droit qu’à quelques séances.

L’éternel problème de la concentration

Ce phénomène, qui met en cause la diversité culturelle, concerne aussi les films français (et les «petits films» américains). Elle est la traduction d’un processus bien connu de l’économie de marché, la tendance à la concentration.

Car si 36 films français ont attiré plus d’un million de spectateurs au cours de l’année, la grande majorité des quelque 210 productions végètent très loin, avec un effet de paupérisation de ceux qui ne rentrent pas dans le moule du grand commerce immédiat, effet dénoncé sans relâche par les producteurs indépendants. (…)

LIRE LA SUITE

 

 

Rencontres de La fémis: «Qui voit quoi. A la recherche des publics des films»

Les 29 et 30 octobre se sont tenues les 4e Rencontres de La fémis, intitulées «Qui voit quoi. A la recherche des publics des films». En présence des élèves de l’école, toutes promotions et toutes disciplines confondues, ainsi que de nombreux auditeurs venus d’autres lieux d’enseignement, ces rencontres ont permis de multiplier les éclairages autour d’un enjeu à la fois essentiel et difficile à cerner.

Ces rencontres, organisées par Jean-Michel Frodon avec l’équipe dirigeante de La fémis (Raoul Peck, Marc Nicolas, Frédéric Papon, Isabelle Pragier, Emmanuel Papillon, Laurence Berreur) ont réuni cinéastes (Mia Hansen-Love, Emmanuel Finkiel, Gérard Krawczyk, Bruno Rolland), responsables publics (Audrey Azoulay, Benoit Danard), professionnels de la production (Manuel Alduy, Caroline Benjo,  Marc Missonier), de la distribution (Jean-Labadie, Jean-Michel Rey, Sonia Mariaulle), de l’exploitation (Dominique Erenfried, Solenn Rousseau) et de la diffusion en ligne (Frédéric Krebs), chercheurs et observateurs (Olivier Donnat, Emmanuel Wallon).

En partenariat avec La fémis, Slate.fr met en ligne les principaux moments de ces deux jours de travaux. Cette restitution est organisée en 5 parties correspondant au déroulement chronologique des rencontres.

Lire et regarder la suite

A Metz, à l’expo, à l’aventure

Image 1C’est très beau. De l’extérieur, élégant, aérien, enlevé ; de l’intérieur, doté d’un accueil effectivement accueillant, et conçu pour pouvoir offrir pour les expositions des espaces très différents, immenses s’il le faut, intime si c’est préférable. Réussite architecturale, le Centre Pompidou Metz a ouvert le 12 mai avec l’exposition « Chefs-d’œuvre ? », attrayante pour le spectateur novice à qui elle propose des centaines d’œuvres essentielles de l’art du 20e siècle, séduisante pour l’habitué des musées et des galeries, auquel elle offre une réflexion in vivo sur les notions de chefs d’œuvre, de choix muséographique, de patrimoine et de scénographie. Bâtiment remarquable, exposition haut de gamme et séduisante, le tout livré en temps et en heure malgré un contexte politique et institutionnel laborieux, cela a été salué dès le premier jour. Cela a même été salué avec une rare unanimité. Mais qu’en est-il fin juin, quelques semaines plus tard, passé l’effet d’annonce et la curiosité médiatique ?

Selon les chiffres donnés par le Centre, le succès public est au rendez-vous. Ce que confirme l’expérience directe. Il y a du monde, et à l’évidence ce « monde » est massivement composé d’habitants de la ville et de la région – avec aussi, bien naturellement, un puissant contingent venu de la voisine Allemagne. Et quelques touristes, étrangers et parisiens. De fait, visiter le Centre Pompidou Metz se révèle une triple expérience réjouissante : pour le bâtiment de Shigeru Ban et Jean de Gastines, on l’a dit, pour l’exposition proposée, on va y revenir, et pour ce qu’on perçoit de l’aventure que représente cette visite pour une majorité des visiteurs, dont il est clair que beaucoup ne mettent pas souvent les pieds dans un musée, surtout d’art moderne.

intérieur

Là se trouve, à mon sens la réussite supplémentaire, la moins prévisible et peut-être la plus importante du CPM. Arpenter les quatre espaces dans lesquels se déploie l’exposition amène à plusieurs constats. D’abord, ça se voit tout de suite : la grande majorité des personnes présentes n’a pas l’habitude des musées, cela saute aux yeux dans leur manière de marcher et de se tenir devant les cimaises, cela s’entend aux commentaires et même aux tonalités des voix, excessivement claironnantes ou au contraire exagérément retenues. Ensuite en déambulant l’oreille aux aguets, on a droit à toutes les blagues prévisibles devant les provocations et paradoxes qui jalonnent l’histoire de l’art du 20e siècle, dont l’inévitable « ma fille de 8 ans fait pareil en mieux… ». Avec en corollaire de nombreux dialogues, selon une dramaturgie qui semble immuable : beaucoup de couples parmi les visiteurs, de tous âges. Et toujours un des deux – le plus souvent le monsieur, ou le jeune homme, mais pas toujours – qui fait l’esprit fort, qui se moque, et l’autre qui réprimande et tente de convaincre, qui réclame une autre attitude, souvent avec des arguments souvent maladroits, de respect devant la vraie culture.

Bien sot serait celui qui se moquerait de ces scènes et de ceux qui en sont les acteurs. Ils sont ceux-là mêmes pour lesquels il est justifié d’engager le travail et les dépenses énormes qui permettent un lieu comme celui-là. Ils ont du mal mais ils sont là. Ils se protègent des étrangetés troublantes des arts avec des blagues à deux balles mais ils regardent. Ils  rapportent l’inconnu au connu, mais qui ne fait pas ça ?

Curieusement, il semble que ce soit les avancées modernes du début du 20e siècle qui restent les plus transgressives, les plus déroutantes. Que de murmures réprobateurs et de commentaires caustiques contre Braque et Derain, Man Ray ou Delaunay. J’avoue m’être réjoui que, contrairement à ce que beaucoup croient, le potentiel critique de ces œuvres véritablement neuves ne soit en rien épuisé. Il était piquant qu’une toile de facture apparemment académique (La Toussaint d’Emile Friant, d’ailleurs à certains égards fort intéressante) recueille non seulement les suffrages du public, mais une sorte de soulagement : ça au moins c’est bien peint, c’est du bon travail, au moins c’est ressemblant. Tout, absolument tout ce au nom de quoi Apollinaire, les Fauves et les cubistes se sont battus, sans même parler de Dada ou des surréalistes. Par comparaison, Ben ou Martial Raysse sembleront moins dérangeants, ou désormais dans un espace bizarre, un ailleurs complet vis-à-vis de l’idée de l’art que se font spontanément les visiteurs, univers qu’ils acceptent parfois joyeusement, ou auquel ils tournent le dos sans en être autrement troublés.

Toussaint

Les visiteurs devant La Toussaint

Mais sans doute les aléas de ces parcours personnels dans les étages habités chacun d’un esprit particulier, d’un rapport spécifique à la notion même d’œuvre, fait-il partie de l’intelligence de la conception d’ensemble, due à Laurent Lebon, également directeur de l’institution messine. Intitulés « Chefs-d’œuvre dans l’histoire », « Histoires de chef-d’œuvre », « Rêves de chefs-d’œuvre » et « Chefs-d’œuvre à l’infini », ces agencements sont, à l’instar du titre général de l’exposition, autant des questions posées au visiteur, chaque fois selon une approche particulière.  Rançon (inévitable ?) de cette construction savamment interrogative, souvent ludique tout en tirant partie des ressources spectaculaire du bâtiment, les œuvres prises individuellement ont parfois du mal à exister dans toute leur puissance individuelle, trop vigoureusement inscrites qu’elles se trouvent dans un parcours et une construction mentale.

Sacha 3

Apartés et correspondances: un tableau du Louvre présenté par Sacha Guitry

Mieux que dans les galeries du Musée d’art moderne du Centre Pompidou à Paris, dont sont issues la grande majorité des œuvres présentées (700 sur un total de 800), la scénographie du CPM réussit la circulation, et l’organisation d’échos entre domaines artistiques différents. C’est évident avec la très belle section consacrée à l’architecture, et qui dessine une passionnante généalogie des musées d’art moderne en France, c’est efficace avec l’insertion aérienne du design, c’est réjouissant avec les places ménagées au cinéma, avec mention spéciale à un génial extrait de Guitry à tirer dans les coin (Donne-moi tes yeux) et au tromblon Luc Moullet (qui a réalisé une commande spécialement pour l’expo) – tandis qu’à nouveau, les réactions horrifiées devant L’Age d’or de Buñuel attestent que cette virulence-là ne s’est en rien émoussée. Heureuse nouvelle.