«Une famille», «Averroès et Rosa Parks», «Smoke Sauna Sisterhood», enquêtes d’humanité

Dans la pénombre du sauna, des corps et des paroles de femme se libèrent.

Chacun à sa façon, les films de Christine Angot, de Nicolas Philibert et d’Anna Hints mobilisent les puissances du cinéma pour aller au plus proche des réalités vécues, subies, mais reconstruites par des hommes et des femmes en vie.

Parmi les nouveaux films de ce mercredi 20 mars, trois documentaires particulièrement remarquables mobilisent chacun les puissances du cinéma. Le premier film réalisé par l’écrivaine Christine Angot, la nouvelle œuvre du cinéaste chevronné Nicolas Philibert et la réalisation de l’inconnue Anna Hints semblent avoir bien peu en commun.

Pourtant, chacun, par des approches complètement différentes, donne accès à des dimensions passionnantes, émouvantes, nécessaires, que seul le cinéma documentaire permet d’approcher.

Les deux premiers semblent labourer un terrain archi connu, sa propre histoire traumatique dans le cas de l’autrice d’Un Amour impossible (2015), l’univers psychiatrique si souvent filmé et souvent bien filmé, déjà à deux reprises (La Moindre des choses, Sur l’Adamant), par Nicolas Philibert.

C’est précisément à l’aune de ce déjà-connu que se mesurent les apports immenses que des choix de cinéma –décisions d’autrice et d’auteur en phase avec les potentialités du médium– ouvrent des approches inédites et salubres.

Le troisième entre dans un lieu non pas secret mais en retrait, jamais filmé, pour donner accès, par la présence des corps de femmes et la manière dont la parole y circule, par les choix de réalisation de son autrice au plus près et au plus visible de la présence physique, à des territoires invisibilisés.

Parmi les choix de mise en scène qui préside à chaque film, on repère ce qui peut apporter dans chaque cas, là aussi fort différents, la frontalité d’un regard qui va au-devant de ce qu’il filme chez Christine Angot, qui se met en position de disponibilité et d’accueil chez Nicolas Philibert, qui caresse et vibre chez Anna Hints. Trois postures qui convergent finalement.

«Une famille» de Christine Angot

On sera parti de là où elle vit et travaille, où elle écrit ses livres. On voit le bureau et puis elle, l’écrivaine, dont une part essentielle de l’œuvre est consacrée à cet événement décisif de toute son existence, le viol, les viols qu’elle a subis de son père. Le plus récent livre revient sur cet événement, il s’intitule Le Voyage dans l’Est (2021).

C’est le livre qui lui fait entreprendre un nouveau voyage dans l’est, à Strasbourg, pour une signature de l’ouvrage dans une librairie. La voix de Christine Angot dit, off, les premières phrases du texte, celles qui résument la situation qui avait motivé le premier voyage, quand elle avait 13 ans.

On peut penser à ce moment que ce qui lui est arrivé a été la matière d’une œuvre littéraire importante et qu’il n’y a pas de raison autre qu’illustrative, ou médiatique, d’en faire un film. Et puis advient «la» scène.

À Strasbourg, Christine Angot a essayé de joindre celle qui était déjà la femme de son père quand elle a rencontré celui-ci. Pas de réponse. Elle se rend alors chez cette femme, accompagnée de la caméra de Caroline Champetier.

La violence dérangeante de ce qui se produit alors, quand l’écrivaine force la porte de la maison en invitant vigoureusement la caméra à la suivre à l’intérieur, fait la première embardée, spectaculaire, qui «justifie» de faire un film. «Justifier» signifie ici uniquement: trouver une raison, sans jugement moral.

Ce qu’on voit, ce qu’on entend, ce qui advient sur le visage de Christine Angot et de la femme chez qui elle s’introduit, rien d’autre que le cinéma ne peut y donner accès.

Mais ce moment de crise brutale, vécue comme telle par les deux femmes présentes à l’image, n’est que le début de ce qui se produit d’extraordinaire au cours des plans suivants. Ce qui s’active alors, dans les gestes, les regards, les silences et bien sûr les paroles prononcées par l’une et l’autre, à nouveau seul le cinéma documentaire a la possibilité d’y donner accès.

Devant la maison de la femme de son père, à l’heure de passer –ou pas– à l’action. | Nour Films

Ce n’est pas faire injure à la littérature (et aux arts de la scène), qui ont d’autres ressources et d’autres effets. Mais là, dans la certitude éprouvée que cela est non seulement vraiment advenu, mais s’est inventé fraction de seconde après fraction de seconde, dans un double tourbillon de colère, d’angoisse, de tristesse éprouvées par deux êtres humains habités chacun d’un long passé, très différent et pourtant lié, engendre une foule de sentiments et de pensées complexes et qu’il revient à chacune et chacun de démêler pour sa part.

Dès lors, s’enclenche l’enchaînement des évocations de moments de sa vie par l’autrice de L’Inceste (1999). Trouvent place les images en vidéo de sa vie de famille à l’époque où sa fille était bébé puis petite enfant. S’insèrent et se répondent les photos et les lettres, les souvenirs et les événements au présent, où les conflits et les apaisements s’entretissent, la mémoire tranchante du torrent d’insultes déversées par l’histrion Christophe Dechavanne sur l’écrivaine lors d’une émission de télé-poubelle.

Des rencontres

Le film est scandé par la rencontre, chaque fois avec une tonalité singulière, avec des personnes essentielles de l’existence de Christine Angot: sa mère, son ex-mari, son avocat, son compagnon actuel, sa fille. Et par la composition tendue, parfois labyrinthique, de ces éléments, il ne cesse de se reconfigurer et de s’enrichir ce qui s’est imposé en force dans la «scène primitive» de l’irruption et du premier dialogue.

Preuve en acte des puissances de l’enregistrement, Une famille est donc aussi une étonnante mobilisation des puissances du montage, organisant des bonds brusques entre les époques, entre les tonalités, entre les échelles de distance avec les protagonistes. Exemplaire est à cet égard la confrontation, au présent, avec la mère de Christine Angot.

Confrontation au sens littéral, face caméra, en partie même en situation de convocation comme devant un·e juge, et pourtant immédiatement retravaillé par un redoublement décalé de la même situation, par la lecture d’un texte dont on ne connaît pas l’origine.

Entre l’écrit et l’image, entre colère et réflexion, Christine Angot sur le chemin ouvert par son film. | Nour Films

Ce qui advient alors de si complexe, à la fois émouvant et enrageant, tient aussi à tout ce qui est là, étonnamment présent, en plus du «sujet de la scène»: un corps, des rides, un éclat dans l’œil, des vêtements, un bijou, des gestes minuscules. Un regard qui se dérobe ou au contraire qui fait le brave –mais est-ce le contraire?

Il y a l’histoire ô combien personnelle de Christine Angot, et qui se requestionne à l’infini jusque dans la très belle scène finale avec sa fille Léonore. Il y a ce que cette histoire engage de collectif, autour du viol, de l’inceste, de l’emprise qui a fait que la jeune femme était retournée voir son père, autour du déni familial et social, des états successifs et retors de la loi et de son application…

De tout cela, qui était déjà là dans les livres et les prises de paroles publiques, le film ne fait pas exactement du nouveau, plutôt du «même» autrement. Et cet autrement est troublant de violence et d’instabilité en mouvement, en question.

Avec, parfois, de singulières réharmonisations, même ponctuelles, comme entre Christine Angot et Claude, l’ancien compagnon, le père de Léonore. Comme s’il avait fallu tout ce processus pour que d’autres manières de (se) comprendre apparaissent.

Et il y a, aussi, autrement, une vibration qui fait résonner cette histoire-là bien au-delà encore de son indestructible singularité et de ses aspects, faisant référence à des situations plus collectives. Pour cela, Une famille est bien un grand film romanesque, où le romanesque ne s’oppose en rien au véridique, mais en fait une proposition ouverte et qui concerne tout le monde.

de Christine Angot
Durée: 1h22
Sortie le 20 mars 2024

«Averroès et Rosa Parks» de Nicolas Philibert

On a vu d’en haut cet endroit, vaste ensemble de bâtiments à angle droit, architecture qui pourrait être celle d’une prison. C’est un hôpital psychiatrique, qui s’appelle désormais Esquirol (Val-de-Marne), mais qu’on a si longtemps appelé «Charenton». Charenton est le nom de la ville, «Charenton» ça voulait dire chez les dingues, c’était un synonyme de l’asile de fous.

On voit ensuite le même lieu, au niveau du sol. Il fait beau, il y a de la verdure, un patio avec des arbres. Voilà, le regard a commencé de se déplacer. Pas pour signifier que tout est beau, ô non! Juste pour sortir des clichés généralisants et stigmatisants.

Et tout de suite, on est avec un homme qui discute avec deux soignants de la suite de sa prise en charge, et du même élan verbal de l’état du monde comme il ne va pas. Le monsieur non plus ne va pas bien, par moments il s’exalte, il change d’avis, ou répète les mêmes choses. Mais peu à peu, grâce aux trois interlocuteurs, des hypothèses se dessinent, les possibilités se précisent.

Depuis les fondateurs Regard sur la folie de Mario Ruspoli (1962) et Titicut Follies de Frederick Wiseman (1967), le cinéma documentaire a souvent montré les hôpitaux psychiatriques. Et souvent de manière passionnante. Mais la manière de le faire choisie cette fois par le réalisateur de Être et avoir est exceptionnelle. Elle peut se résumer à: accorder la priorité absolue à l’écoute des patients.

La caméra écoute

Le nouveau film de Nicolas Philibert se construit principalement sur un dispositif qui paraît simple et est en fait aussi complexe que fécond. Lors de face-à-face successifs entre soignant et soigné, deux caméras, une sur chaque personne, enregistrent les échanges, souvent en gros plan. Le montage privilégie ensuite l’image du patient, même si son interlocuteur apparaît aussi.

On a dit «l’écoute». Il serait juste de garder ce mot, mais en ne lui donnant pas seulement son sens lié à l’audition. La caméra écoute tout autant, peut-être même davantage. C’est différent de «voir» ou de «regarder», c’est une disponibilité attentive, prête à la durée. Et c’est bien ainsi qu’est filmé Averroès et Rosa Parks. Son rythme et la possibilité d’inscrire ces situations individuelles dans des enjeux collectifs, tout en respectant les singularités, sont donnés par quelques scènes à plusieurs, lors de réunions en ateliers ou en groupes de discussion. (…)

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«L’Intouchable, Harvey Weinstein», il était une fois à Hollywood

Harvey Weinstein et Nicole Kidman.

Le documentaire d’Ursula MacFarlane décrit les mécanismes de domination du producteur sans se soucier du système dont «Harvey» est devenu une caricature monstrueuse.

Selon l’adage bien connu qui veut que c’est un méchant réussi qui fait la réussite d’un film, avec Harvey Weinstein, la réalisatrice de L’Intouchable joue gagnant.

Il est en effet aujourd’hui admis par à peu près tout le monde que le cofondateur de Miramax puis de la Weinstein Company (avec son frère Bob) est un vilain XXL, un bad guy absolu. En plus, il est réel.

Doté de tout l’arsenal de documents d’archives et d’entretiens avec les personnes concernées par l’affaire, L’Intouchable déroule imparablement la trajectoire de celui qui aura été un long moment une des personnalités les plus puissantes, et les plus visibles de Hollywood.

Les témoignages de femmes qui ont été, pendant près de quatre décennies, les victimes de sa violence, sont émouvants, courageux, nécessaires. Les explications sur le mécanisme de pouvoir que Harvey Weinstein aura su, plus efficacement que quiconque à son époque, faire jouer à son avantage, sont instructives.

Le point aveugle

Car l’histoire de Harvey Weinstein n’est pas seulement celle d’un prédateur sexuel. C’est d’abord une success story comme l’idéologie américaine les adore, cette idéologie de la gagne dont la machine hollywoodienne dans son ensemble est le porte-voix, et un porte-voix adoré par les publics du monde entier.

Là où L’Intouchable devient plus intéressant qu’il ne le croit est le point aveugle où sa manière de construire le récit de la vie du producteur s’avère complètement formatée par un système de narration et de représentation dont Weinstein est le produit.

Produit excessif, «monstrueux» au sens où il offre un miroir déformant à un monde dont il est l’expression outrée.

Rien, dans le film d’Ursula MacFarlane, ne viendra interroger le désir de ces jeunes filles fascinées par la gloire, ni le récit mythique du self-made man et de la self-made woman, cette machine de domination des autres, de compétition et de conformisme. Une machine qui est à la fois le schéma directeur de l’industrie de l’entertainent (comme des autres milieux sociaux soumis à ce modèle) et celui des histoires et des représentations que cette industrie-là produit et impose.

Donc, oui, entrez, entrez voir le vilain Harvey, l’affreux tripoteur lubrique, le sale type abusant de situations que nul ne souhaite remettre vraiment en question.

Femmes et artistes

Situations d’agressions sexuelles, mais aussi de manipulation des rapports de force, situation de domination des artistes comme des femmes, traduction brute d’une intelligence des rapports réels de ce monde-là.

Car le «génial Harvey», celui qui savait rafler les Oscars par brassées, a aussi été celui qui a imposé un formatage garant du succès à des cinéastes et à des acteurs et actrices qui, pour la plupart, s’en réjouissaient, y voyant la consécration suprême. (…)

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«M», qui fut maudit, mais ne l’est plus

Le film de Yolande Zauberman accompagne avec exigence et émotion le retour d’un homme là où il fut violenté dans son enfance. Et c’est un monde qui s’ouvre sous leurs pas.

Il s’appelle Lang. Pas Fritz mais Menahem. Le M du titre, c’est lui. Il est chanteur, un exceptionnel chanteur. Il est né et a grandi à Bnei Brak, quartier intégriste juif de Tel Aviv. Il fut l’enfant à la voix d’or, accompagnant les offices et les rituels. Un jour il a rompu, il est parti. Il est devenu musicien, acteur, performer.

Plus tard, à la télévision israélienne, il a parlé. Il a dit les viols répétés, durant toute son enfance, de la part de ses maîtres, des rabbins qui avaient la charge de lui enseigner et qui admiraient sa voix. Pour avoir parlé, il a été insulté, menacé. Il revient à Bnei Brak, avec la cinéaste Yolande Zauberman.

Ensemble, le chanteur et la cinéaste circulent, s’arrêtent, regardent. Ils vont à la synagogue, ils vont à la yeshiva. Ils retrouvent des gens du passé. Ils recroisent des souvenirs, des échos. Menahem s’approche, parle, demande. Il dit les noms des personnes et des lieux. Et on lui répond.

Les réponses sont souvent hostiles, ou biaisées, bien sûr. Mais Zauberman et Lang sont assez fins, assez sensibles pour savoir aussi quoi faire de ces échappatoires. Et elles mènent à de nouveaux récits, à de nouvelles paroles.

C’est l’histoire, unique, incroyable et réelle, de Menahem, qui ne ressemble à personne. Mais c’est, aussi, autrement, l’histoire de son frère. Et c’est l’histoire des autres, les enfants de Bnei Brak, les adultes de Bnei Brak, qui pour beaucoup ont été violés, et deviendront violeurs. Sont devenus violeurs.

Les témoins, les victimes, parfois aussi devenus violeurs à leur tour.

Des fois il y a des menaces, de la violence. Souvent il y a, tout de suite ou après, des mots, des gestes d’acquiescement, d’affection.

Une histoire d’hommes et de pouvoir

Ces types –c’est une histoire d’hommes, les femmes dans ce monde-là sont exclues, niées– ces types sont impressionnants, souvent physiquement (des costauds, qui sauraient se battre) et intellectuellement –à Bnei Brat, toute la vie (masculine) est vouée à l’étude, à la réflexion.

Ils sont blessés. Ils ont blessé, et ils continuent. M était l’histoire d’un jeune homme, il devient le portrait ou l’envers du portrait d’une communauté, où se distinguent de multiples profils, de différents âges.

Scène de rue dans le quartier de Bnei Brak.

C’est, par la proximité sensible avec Menahem Lang, dans un véritable vortex qu’entraîne le film de Yolande Zauberman. Car il s’agit, assurément, de dénoncer la violence pédophile, là tout autant que partout ailleurs.

Il s’agit aussi d’entrer dans une zone autrement incertaine, où la tristesse, la folie, la frustration, la pulsion dominatrice travaillent aux tripes des humains dont chacun serait bien présomptueux de se croire absolument différent.

Menahem Lang n’est pas un quidam, c’est un artiste. C’est aussi un héros, un vrai. Au sens mythologique de celui qui, par ses actes, bouleverse l’ordre du monde. Ce monde-là, au moins au moment du film. On ne saura si quelque chose a durablement changé dans les pratiques au sein de cette communauté hassidique. Pas sûr.Pas une histoire juive

Pas une histoire juive

Il y a, évidemment, quelque singularité à ce que le film sorte un mois après Grâce à Dieu, de François Ozon, et quelques jours après la condamnation du cardinal Barbarin. Le film de Yolande Zauberman, découvert en août dernier au Festival de Locarno, n’avait nul besoin de ce contexte pour être d’une force et d’une pertinence incroyables. Mais il prend aussi un relief singulier dans ce moment, pour au moins deux raisons.

D’abord parce qu’il relativise la question (bien réelle) du célibat des prêtres, contrainte à laquelle ne sont pas soumis les religieux juifs. Ensuite parce qu’il suggère des rapports de domination et de possession dans ce type de contexte qui font souhaiter que la question des abus physiques sur les enfants soit aussi posée dans le cadre des écoles coraniques ou des temples bouddhistes –et évidemment des autres obédiences de la chrétienté.

C’est d’ailleurs la grande force de M: rendre sensible combien cette histoire située dans un milieu extrêmement singulier et en apparence très isolé du monde, les communautés hassidiques ultra-religieuses, concerne en fait «tout le monde». (…)

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Lettre pour « Elle »

045630À propos de quelques polémiques autour du film de Verhoeven, pour le droit à la différence dans la manière d’accueillir les œuvres –de cinéma ou autres.

Il y a comme une agitation  autour du nouveau film de Paul Verhoeven, le très remarquable Elle. Comme souvent, cet emballement attisé par les réseaux sociaux résulte de la confusion de plusieurs causes, qui sont en l’occurrence autant de fausses pistes. Tentative de démêler cet écheveau, avec l’espoir que cela puisse aussi contribuer à regarder autrement d’autres films.

1.Les porte-parole anti-Elle projettent sur le film leurs réflexes de militantes féministes au lieu de le regarder

Celles et ceux qui se sont manifesté-e-s, notamment sur ce pamphlet qui ne craint pas le titre racoleur, ou sur Facebook à l’initiative du collectif Les Effrontées, savent ce qu’il faut dire et faire face au viol: «Vous voulez savoir ce qu’est un thriller féministe? Ce serait un film où l’héroïne poursuit son violeur, le retrouve, découvre qui il est, l’émascule, le défigure, le fait enfermer ou se venge d’une manière ou d’une autre», écrit ainsi la porte-parole du groupe FièrE.

Elle réclame donc une variante du classique Revenge Movie, genre qu’elle trouverait sans doute détestable si Clint Eastwood ou Charles Bronson allait buter l’assassin de ses enfants, mais modèle qui deviendrait souhaitable s’il épouse la ligne de combat qui mobilise ce groupe.

Comme tout discours militant, celui-ci n’admet que les films de propagande «dans le bon sens», ne tolère rien qui fasse place à la complexité, au trouble. La Cause –est-il besoin d’ajouter: aussi juste soit-elle?– ne tolère que la dénonciation. Dès lors il n’y a plus place pour ce qui mérite d’être nommé «œuvre», mais uniquement pour la diatribe, d’avance justifiée par la puissance dominatrice de l’adversaire. C’est réduire le cinéma au rang, d’ailleurs légitime, mais très limité, de Guignol –exemple récent: Merci Patron.

Et dès lors il est logique que ces spectateurs-trices ne voient ni n’entendent ce qui advient effectivement dans le film –la complexité, le mystère, mais surtout la violence de la réaction du personnage joué par Isabelle Huppert, ainsi que la multiplicité ludique et ouverte des ressorts qui l’animent, et qui animent les autres protagonistes, surtout féminins.

Ces spectateurs-trices ne voient que le fait que le film commence par un viol, ce qui appellerait une suite unique. Dès lors qu’Elle, et «elle», la femme violée, ne suivent pas ce qui est supposé être programmé par un tel début, le film est dans l’erreur et doit être condamné. Procédure de jugement dogmatique dont le modèle se perd dans la nuit des temps, une nuit très sombre.

Le film fait et dit pourtant non pas une mais vingt autres choses. Il réserve en particulier des places autrement fines et stimulantes –stimulantes parce que non conventionnelles– aux autres femmes, surtout celles jouées par Anne Consigny et Virginie Efira. S’il y a des personnages faibles et médiocres dans ce film, ce sont bien les mâles.

La même disposition d’esprit, qui verrouille d’emblée la vision du film, rend évidemment irrecevable une de ses dimensions principales: Elle est une comédie. Pas uniquement une comédie mais d’abord un comédie. Une comédie noire et bizarre, mais une comédie.

Une comédie qui commence par un viol, ah mais ça c’est interdit! Bon. Dommage, la comédie, c’est pourtant un assez bon moyen de reposer les questions. À condition de ne pas être sûr(e) d’avoir déjà toutes les réponses.

2.Celle qui est violée au début de Elle s’appelle Michèle. Michèle n’existe pas.

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Impitoyable

Invisibles de Michal Aviad

Evgenia Dodina et Ronit Elkabetz dans Invisible de Michal Aviad

Ce sont deux femmes, pas des jeunes femmes, des femmes, très belles, une blonde une brune. Elles boivent une bière abritée sous un auvent, en attendant que la pluie s’arrête de tomber sur Tel-Aviv. Elles ont quelque chose en commun, quelque chose qui s’est passé il y a plus de 20 ans, avec quoi elles ont vécu depuis. Elles ne se connaissaient pas quelques jours plus tôt, Nira et Lily, qui, adolescentes, ont été victimes du même violeur en série. Leur rencontre a été fortuite, quand Nira (Evgenia Dodina), qui travaille à la télévision, a participé à un reportage sur la destruction des oliveraies palestiniennes par Tsahal et les colons malgré l’opposition de juifs israéliens progressistes dont fait partie Lily (Ronit Elkabetz). Leur rencontre a rallumé des douleurs anciennes, enfouies.

Invisible est un film à propos du viol. Une fiction nourrie de références à des événements réels, dont on verra les archives filmées à la fin des années 70, dont on entendra des victimes. Invisible est un film qui cherche avec rigueur et intensité à faire partager, plus encore que la violence et l’humiliation de l’acte du viol lui-même, la douleur et la fragilité qu’il engendre durant des années, des décennies, des vies entières. Michal Aviad filme la monstruosité et la banalité du « vivre avec », même longtemps après, des séquelles et des effets sur l’entourage, ceux qui savent et ceux qui ne savent pas. Les archives, les photos et coupures de journaux d’époque sont l’équivalent cinématographique de ce fait brut, impossible à anéantir, qui a déclenché jadis des ondes de choc dont Invisible observe les remous, tant d’années après. Le documentaire comme pierre de touche de la fiction.

La réalisation, en scènes découpées au couteau, et l’interprétation d’une intensité qui peut mettre mal à l’aise, visent à déjouer toute séduction perverse, tout double jeu, ces résultats habituels des effets induits par l’évocation des violences sexuelles au cinéma. Entre gag et déclaration, l’unique scène de lit du film exhibe, à rebours de ce qui se pratique à peu près toujours, la seule nudité de l’homme. Et si le thème principal du film est hélas universel, Michal Aviad ne manque pas de l’inscrire aussi dans un contexte où se produisent d’autres violences et d’autres souffrances, d’autres gestes de prises en force du plus faible. Pas de métaphore ici, surtout pas, mais l’affirmation claire qu’on ne saurait combattre contre une forme d’inadmissible en fermant les yeux sur d’autres.