Les temps du cinéma

Que reste-t-il du cinéma ? de Jacques Aumont (Vrin)

On ne peut que regretter le choix du titre de ce petit livre. En effet sa connotation funèbre (pour qu’il y ait « reste » il faut qu’il y ait d’abord eu perte ou disparition) et nostalgique (seuls ceux qui appartiennent à une époque révolue, contemporaine de ce qui a disparu, peuvent poser une telle question) ne peut que résonner aux oreilles de tout amateur du cinéma des échos de la chanson de Charles Trenet à laquelle Baisers volés empruntait son titre, chanson entièrement vouée à un monde à jamais disparu. Le regret à l’encontre du titre est proportionnel au plaisir stimulant qu’il y a à lire ce livre qui se situe, lui, aux antipodes de la sempiternelle et imbécile rengaine de la mort du cinéma, cette vulgate qui s’acharne à occulter tout ce qui ne cesse de s’y jouer de vivant et d’innovant.

C’est très exactement ce qu’affirme Aumont, avec une vigueur bienvenue, dès les premières pages de cet essai, bref et vif ouvrage théorique absolument dépourvu de jargon. Il identifie et réfute les arguments symétriques des inlassables croque-morts du cinéma, ceux qui disent qu’il n’est plus nulle part, ayant perdu ce qui avait fait sa force et sa singularité « avant » (dans les années 20, 50, 60, 90, etc.) et ceux qui le réputent être partout, dilué dans le grand chaudron des omniprésentes images mouvantes et sonores : « le cinéma est loin d’avoir disparu dans sa forme la plus habituelle, et, parmi les nouvelles manières d’apparaître de l’image mouvante, il continue de se distinguer comme porteur d’une combinaison de certaines dont il a l’exclusivité ».

Jacques Aumont note avec pertinence combien cette prétendue dissolution, ou cette fausse victoire d’un cinéma aujourd’hui dit expanded, traduit en fait un défaut de vocabulaire, aucun terme n’ayant réussi à prendre en charge la diversité des occurrences de ces images mouvantes contemporaines, faute de quoi on s’est mis à appeler « cinéma » des tas de choses plus ou moins intéressantes, singulières, promises à des développement féconds (les programmes télé, les jeux vidéo, le vidéo art, les clips, etc.), mais qui ne relèvent pas du cinéma. « Dire que le cinéma n’a plus l’exclusivité des images en mouvement n’est donc pas constater sa disparition, pas plus que sa dissolution dans un tout plus vaste où il se distinguerait mal. Ce qui manque, au fond, pour dire simplement cette situation relativement simple, c’est un mot – un mot unique qui dirait “usages sociaux divers d’images en mouvement.“ »

Une telle affirmation ne peut évidemment faire l’économie de la mise à jour de ce qui relève véritablement du cinéma dans sa singularité. En s’y attelant, Aumont dégonfle au passage d’autres affirmations inexactes ou exagérées, qui ont obscurci la compréhension de ce qui mérite l’appellation de cinéma, notamment la surévaluation des effets du passage de l’analogique au numérique. Salutaire mise au point, même s’il arrive à l’auteur de tordre exagérément le bâton dans l’autre sens, minimisant plus que de raison les réels effets de ce changement technique, ou manifestant un refus bien peu argumenté d’un cinéma 3D dont on a le sentiment qu’il ne l’a guère fréquenté.

Au centre de ce qui distingue le cinéma des autres modalités d’images en mouvement, Aumont installe une proposition différente de celle qui avait été mise en avant ici même. Différente mais nullement contradictoire, et d’une incontestable puissance de compréhension, la définition du film, d’un objet cinématographique se caractérise par «  la production d’un regard tenu dans le temps », proposition reformulée un peu plus loin en « dispositif dans lequel on regarde ce qu’on voit aussi longtemps que cela dure. »

En associant ainsi comme décisive l’opération qui réclame une relation sensorielle singulière (la production d’un regard) et une exigence de durée construite de manière impérative par cette opération même, le texte fournit une précieuse ressource pour mettre à l’épreuve les produits audiovisuels, et chercher à distinguer les films parmi eux – même si ce repère théorique ne peut en aucun cas être présenter comme une solution clé-en-main, un analyseur automatique, la part de subjectivité demeurant décisive dès lors qu’on se refuse à associer le cinéma à un dispositif (la projection en salle) à l’exclusion de tous les autres. La Prisonnière du désert à la télé c’est toujours du cinéma, la captation de Rigoletto au MET projeté dans une salle ça n’en est pas (et Le Prénom, succès phare de la production française en 2012, pas davantage, mais là, ça prend un peu plus de temps et d’effort pour le montrer).

Même de manière lapidaire – ce bref essai ouvre des pistes qui pourraient donner lieu à de nombreux et amples développements –, Que reste-t-il du cinéma ? explicite le rôle décisif du rapport au temps en soulignant que le cinéma, et lui seul, réussit la combinaison, éprouvée dans l’expérience de la rencontre avec le film, de plusieurs types de temps simultanément. Aumont en identifie trois (il se pourrait qu’il y en ait davantage), le temps de la monstration, le temps de l’histoire que raconte le film et le temps composé par la mise en scène, et notamment le montage. La mise en évidence de ces trois formes de temporalité et de leurs effets permet une formulation convaincante de ce qui caractérise l’expérience cinématographique, tout en laissant ouverte la possibilité d’immenses développements. Ce n’est pas la moindre qualité d’une telle proposition.

Danse avec la fin

Aujourd’hui d’Alain Gomis

La nouvelle réalisation du cinéaste franco-sénégalais est sans hésiter le plus beau film de ce début d’année

«Par ici, il arrive que la mort prévienne de sa venue.» Le carton en ouverture installe ce qui va arriver au personnage principal, Satché, sous le signe d’une fatalité imminente et d’une croyance archaïque.

Les yeux s’ouvrent sur le dernier matin. Satché se lève, met la chemise rouge qui sera comme le costume d’apparat de son ultime voyage dans le monde, son monde. La famille est là, elle respecte les rituels, exprime son émotion face à la disparition prochaine de cet homme jeune, beau, en pleine forme. Il a été dit que la mort arrivait, cela suffit. Entouré des siens, il sort devant la maison, et les voisins le saluent, peu à peu s’attroupent, font des cadeaux, chantent et crient et rient. Mais que se passent-il? Où sommes nous? Dans une comédie musicale? Un documentaire sur Dakar aujourd’hui? Un thriller contemplatif? Un film de science-fiction? Un rêve? Nous sommes très exactement dans tout cela à la fois. Pas à la suite mais en même temps.

Escorté de son ami, Satché est en chemin pour son dernier jour. Et c’est une traversée des quartiers de la métropole, une série de rencontres burlesques, violentes, joyeuses. Pratiquement sans parole, mais avec une incroyable présence, le poète et musicien Saul Williams, qui joue Satché, traverse et convoque autour de lui les bruits et les images, ressentis avec une intensité inédite sous le signe de cette mort annoncée.

François Truffaut disait qu’il n’était rien de plus beau que de filmer les «premières fois», Alain Gomis montre combien il peut être puissant, émouvant, mystérieux de filmer les dernières fois —surtout celles des gestes les plus ordinaires, des situations les plus quotidiennes.

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Rencontres de La fémis: «Qui voit quoi. A la recherche des publics des films»

Les 29 et 30 octobre se sont tenues les 4e Rencontres de La fémis, intitulées «Qui voit quoi. A la recherche des publics des films». En présence des élèves de l’école, toutes promotions et toutes disciplines confondues, ainsi que de nombreux auditeurs venus d’autres lieux d’enseignement, ces rencontres ont permis de multiplier les éclairages autour d’un enjeu à la fois essentiel et difficile à cerner.

Ces rencontres, organisées par Jean-Michel Frodon avec l’équipe dirigeante de La fémis (Raoul Peck, Marc Nicolas, Frédéric Papon, Isabelle Pragier, Emmanuel Papillon, Laurence Berreur) ont réuni cinéastes (Mia Hansen-Love, Emmanuel Finkiel, Gérard Krawczyk, Bruno Rolland), responsables publics (Audrey Azoulay, Benoit Danard), professionnels de la production (Manuel Alduy, Caroline Benjo,  Marc Missonier), de la distribution (Jean-Labadie, Jean-Michel Rey, Sonia Mariaulle), de l’exploitation (Dominique Erenfried, Solenn Rousseau) et de la diffusion en ligne (Frédéric Krebs), chercheurs et observateurs (Olivier Donnat, Emmanuel Wallon).

En partenariat avec La fémis, Slate.fr met en ligne les principaux moments de ces deux jours de travaux. Cette restitution est organisée en 5 parties correspondant au déroulement chronologique des rencontres.

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A la place des éléphants

Paroles de Miguel Gomes

Les phrases qui suivent sont extraites d’une conversation publique avec Miguel Gomes organisée le 6 juillet 2012 durant le 40e Festival de La Rochelle, à l’occasion d’une intégrale de ses films et d’une avant-première de Tabou.

A chacun de mes films, à un moment du tournage, le producteur se dirige vers moi et me dit: «il n’y a pas l’argent pour faire ce qui tu avais écrit». C’est arrivé aussi sur le tournage de la seconde partie de Tabou. A ce moment, je deviens un peu fâché. Il y a alors deux options : soit je reste fâché et j’exige qu’il trouve l’argent manquant, soit je continue à être un peu fâché mais quand même on cherche un compromis, on jette le scénario à la poubelle et on va trouver comment faire autrement.

Dans le scénario de Tabou, il y avait des éléphants. Mais par manque de moyen, on n’a pas pu les filmer. Les éléphants sont partis du film, mais d’autres choses sont arrivées. Pour moi le cinéma résulte toujours de ce croisement entre un désir et la réalité. Il faut toujours négocier, parfois la négociation est rude, et on risque de perdre des choses importantes.

La recherche de ce compromis fait partie du film, il m’est arrivé du coup de l’inviter dans le film lui-même: dans Ce cher mois d’août, je montrais un affrontement et une négociation avec le producteur. Mais ce que je montrait n’était pas ce qui s’était vraiment passé, c’était une manière d’utiliser cet affrontement pour nourrir le film. Il ne s’agit pas de «révéler la vérité du tournage», c’est de la fiction, mais une fiction née de ce qui s’est passé. Une fiction qui devient positive, qui construit et nourrit le film.

Je n’aime pas les films de dénonciation, les films qui viennent dire aux spectateurs: ça c’est mauvais. Je préfère montrer ce que j’aime. Même les aspects sombres ou difficiles, j’essaie de trouver une manière de la filmer qui n’adresse pas un discours négatif, de garder un rapport de plaisir au fait de les filmer.

Il y a toujours un scénario au départ, mais le film n’y ressemble pas forcément. Le scénario est là où s’inscrivent les envies qui sont à l’origine du film. Si on ne peut pas, en suite, filmer exactement cela, il faut construire la transformation qui garde la mémoire de ses désirs. Je ne dis pas que tous les films doivent être faits comme ça, Hitchcock tournait exactement ce qu’il avait écrit et cela faisait des bons films. Mais sans doute avait-il un producteur qui savait mieux compter que le mien, il avait un producteur américain, pas portugais, c’est déjà un avantage.

Mais au fond j’aime cette négociation avec la réalité, peut-être qui si un jour un producteur me disait: c’est bon, tu peux filmer tout ce que tu as écrit, je commencerai à inventer des problèmes. L’enjeu réel est de renouveler le désir qui est au principe d’un film. Il faut comprendre que c’est long de faire un film, qu’il y a des moments où il ne se passe rien, où on attend. Notamment pendant que le producteur cherche l’argent. Au bout de 15 jours ou un mois, il appelle et dit: «c’est bon on a trouvé une partie du financement, mais ce n’est pas assez pour commencer à tourner, je vais encore chercher le complément ». Dix jours après il appelle et dit «bon on a perdu une coproduction dans un pays, il faut repartir d’un peu plus loin». Etc. Le risque est grand alors de perdre l’élan, l’énergie du début.

Je ne suis pas un cinéaste réaliste, je n’aime pas me contenter de reproduire la réalité, je préfère inventer un autre monde mais avec des connections au nôtre. Les deux parties de Tabou viennent peut-être du Magicien d’Oz, un film que j’aime beaucoup: à un moment on vit dans un monde organisé selon certains règles, ensuite on entre dans un monde régi par d’autres règles. Le vrai film, c’est la 3e partie, qui n’existe que dans la tête du spectateur, c’est celle qui résulte de l’assemblage des deux premières.

Je n’ai pas de relations personnelles avec l’Afrique, même si ma mère est née en Angola, elle est venue très jeune au Portugal, et cette origine n’a pas beaucoup compté. L’Afrique du film vient de la mythologie coloniale portugaise et de la mythologie du cinéma. La 2e partie est comme un cadeau aux 3 femmes de la 1re partie: des crocodiles romantiques, pas d’éléphants mais quand même des singes, du rock, des amours interdites, toutes ces choses romanesques, qui font contrepoids à la 1re partie, qui est pour moi une situation qu’on peut appeler de post-mélodrame: tout a déjà été joué.

On ne fait pas des films « sur » mais avec, avec les sensations des choses, de ce qui est resté en nous, de ce qui nous a touché : un film de Murnau, un souvenir de vacances…

Il y a pratiquement toujours des chansons dans mes films, les chansons permettent à un personnage de dire en 3 minutes des choses décisives de manière condensée et gracieuse. Si j’en avais été capable, j’aurais été musicien plutôt que cinéaste.

Il y a aujourd’hui ce qu’on appelle en français les «docteurs de scénario», en anglais script doctors, ce sont des soi-disant scientifiques qui traitent le scénario comme une formule figée. Ça c’est une idée sinistre du cinéma. Ils croient qu’ils défendent une idée classique du cinéma, mais c’est une idée morte. Les vrais classiques passaient leur temps à transgresser les règles.

Pensez à la manière dont surgit une chanson chantée par Dean Martin au milieu de Rio Bravo, lorsque les héros attendent l’attaque de la prison par les méchants. C’est très beau, ces hommes qui ont peur, qui attendent l’attaque des ennemis, et qui chantent.

Et après, qu’est-ce qu’ils font? Ils chantent une autre chanson!

ça ce n’est pas raisonnable. Jamais un script doctor ne laisserait deux chansons de suite dans une situation de tension dramatique maximum. Une chanson, déjà, ce serait un problème. Howard Hawks fait ça pourquoi ? Pour le plaisir ! C’est aussi la raison pour laquelle je fais appel à des chansons.

L’allégresse du travail

Traviata et nous de Philippe Béziat (Sortie le 24 octobre)

Natalie Dessay et Jean-François Sivadier

Quatre opérateurs sous la direction du réalisateur Philippe Béziat ont suivi les répétitions de La Traviata mise en scène par Jean-François Sivadier au Festival d’Aix en Provence 2011, avec Natalie Dessay dans le rôle de Violetta. De la réussite de ce travail comme œuvre, ce que les spectateurs d’Aix ont pu voir et entendre dans la cour de l’Evêché, rien dans le film ne permettra d’en juger – au point qu’on s’interroge sur le sens du « nous » dans le titre. En revanche, le film est une passionnante et enthousiasmante représentation de ce qui se joue de compliqué, d’inventif, d’intuitif, d’intelligent et parfois de rigolo, dans le travail de création qui mène à cette œuvre.

Cela se joue sur plusieurs niveaux simultanément. Le plus simple, mais pas le moins passionnant, est la véritable recherche que mène Sivadier, à partir de trois ensembles donnés, l’opéra de Verdi, ses propres idées sur cet opéra, et la réalité de ses interlocuteurs (les interprètes, Le Philarmonique de Londres et son chef, Louis Langrée, les choristes, les techniciens – tous personnages dont aimerait beaucoup, dès lors, savoir pourquoi ce sont eux qui se retrouvent là). Tâtonnements joueurs avec Natalie Dessay, geste à geste, pas à pas, explications laborieuses à des choristes dans la langue de Purcell qui n’est manifestement pas le fort du metteur en scène, impulsions dans l’instant d’une émotion ressentie devant un geste de Violetta, une intonation d’Alfredo (Charles Castronovo)… Ce processus est enrichi d’emblée par deux autres niveaux. Il se nourrit des multiples écarts que permettent le fait d’être en répétition – les très présentes clowneries de Natalie Dessay, plus semble-t-il pour se défendre contre la dureté de ce qu’elle à faire que pour vraiment faire rire comme les anecdotiques, et affreuses, sandales de Germont père (Ludovic Tézier)… Et il se redéploie sous l’eefet de la multiplicité des autres intervenants, l’écheveau d’indications, d’ordres, de conseils, d’explications dont on ne sait si elles convergent toujours ou parfois se contredisent ou se masquent, lorsque le chef d’orchestre ou la chef de chant  interviennent également.

Mais bien sûr il n’y a pas que les protagonistes de la mise en scène de La Traviata, il y a aussi ceux de Traviata et nous, ceux qui font le film en plus de ceux qui font l’opéra, au premier chef les opérateurs et leurs caméras. Leur présence est tour à tour embarrassante et bouleversante. Bouleversante quand un accord parfait se fait sur une triple caresse, de la main de l’interprète, de la voix, et du mouvement de caméra. Embarrassant lorsqu’il est évident qu’en certaines circonstances la caméra n’a littéralement pas sa place – et pourquoi donc y aurait-il toujours une place pour une caméra, a fortiori dans un espace déjà investi de tant d’enjeux et de difficultés ? Cet embarras est juste, exactement autant que la justesse du geste filmant accompagnant le geste actant et le geste chantant.

Par moments, et c’est très bien ainsi, il est clair que la présence de la caméra interfère puissamment avec ce que font les protagonistes, Sivadier et Dessay, qui sont tous les deux aussi des acteurs, se mettant carrément à jouer pour elle de petites saynètes. Celles-ci ne détournent pas le sens de ce dont le film témoigne, elles intègrent la fabrication du film à la complexité de ce à quoi nous assistons. Et comme le metteur en scène et la soprano le font avec gaité et légèreté, cette « mise en abime » aère en même temps qu’elle avère le processus en cours.

On est encore loin d’en avoir fait le tour. Le film est construit selon une double chronologie : il traverse à peu près dans l’ordre la durée des répétitions, en studio à Versailles puis à Aix, jusqu’à la première, tout en accompagnant le déroulement de l’opéra, commençant avec l’Ouverture pour se terminer par la mort de Violetta. Cette construction nécessiterait de toute façon des coups de forces dans le tissu des travaux de fabrication de la mise en scène comme dans le cours du déroulement de l’œuvre – le film dure 112 minutes, bien moins qu’une représentation de La Traviata, et alors que les plans s’attardent sur certains moments et, justement, les répètent. A ce délicat travail d’accélérations et de ralentissements s’ajoutent d’étonnantes acrobaties temporelles où, en désynchronisant images et son, le film suit le cours d’un morceau chanté tout en montrant une série de scènes brèves qui attestent à la fois de plusieurs étapes franchies par les répétitions, du trop grand nombre et de l’hétérogénéité de celles-ci pour être toutes montrées, et de l’artifice de leur restitution filmée.

Là se situe la véritable intelligence de cette entreprise, et ce qui en fait véritablement du cinéma. Le montage prend acte de ce qu’il ignore, parce qu’il ne saurait être question de tout appréhender, alors même que les ressources du montage parallèle sont elles aussi mises en œuvre pour donner à percevoir la complexité et parfois la simultanéité des interventions – des interprètes, du metteurs en scène, du chef d’orchestre, des choristes, des instrumentistes, des décorateurs, de la costumière, des éclairagistes, etc. – et la nécessité pour Sivadier de penser la cohérence de l’ensemble en même temps que la hiérarchie des choix. Mieux, viennent les moments où la caméra ne sait littéralement plus quoi filmer, erre et se fixe sur des points anodins, ou dont le sens est obscur.

Loin d’affaiblir le film, ces moments sont au contraire une très juste manière de prendre acte que tout n’est pas filmable, que ce qui se fabrique là excède et excèdera toujours l’ensemble des observations et compréhensions, tandis que se poursuit, au son, l’admirable déploiement de la voix de Natalie Dessay, qui est à la fin la justification première de tout ça. Ne cessant de réinventer et d’interroger sa propre place, le filmage et le montage de Béziat, sa mise en scène à lui, rend ainsi justice au mystère d’un grand ouvrage d’opéra, celui de Verdi, de Sivadier et de tous ceux qui ont travaillé avec lui, non pas depuis son résultat mais dans la dynamique de ce qui l’a fait naître.

 

Liberté pour Orwa!

Le 23 août, le réalisateur et producteur syrien a été arrêté par les services de sécurité alors qu’il s’apprêtait à prendre l’avion pour Le Caire. Sa famille et ses mais sont sans nouvelle depuis.

Ci-dessous, le texte rédigé par le cinéaste Ossama Mohammed, la pétition signée par des centaines de cinéastes et professionnels, la déclaration de Martin Scorsese et le communiqué de la Cinémathèque française, Festival de Cannes, SACD, SCAM et ARP.

Orwa Noribiya est en voyage d’affaires !!

par Ossama Mohammed , cinéaste syrien

Orwa Noribia a été arrêté le 23 août à Damas. Directeur du festival de documentaires Dox Box, internationalement reconnu comme un festival de référence, membre du jury des festivals d’Amsterdam, de Téhéran, de Leipzig et de Copenhague, Orwa est un cinéaste syrien indépendant, producteur de films documentaires, notamment avec Arte. Il a partagé avec son associée, Diana Al Jaroudi le Grand Prix de EDN (European Documentary Network) pour leur exceptionnelle contribution au développement du film documentaire.

Après une formation de comédien à l’Institut Supérieur de Théâtre, dont il est sorti en 1999, Orwa a été premier assistant-réalisateur sur mon film Sacrifices, et en 2004, il a tenu le rôle principal dans Les Portes du Soleil de Yousri Nasrallah. Les deux films, produits par Arte, ont été sélectionnés au Festival de Cannes.

Le cinéma syrien accouchait péniblement d’un film par an. Les salles étaient vides… Le rythme du cinéma agonisait et les Syriens pensaient que tel était leur destin, quand en 2008, Orwa, avec ses jeunes compagnons ont lancé le festival Dox Box. C’est ainsi qu’on a commencé à croiser dans les rue de Damas Guzman, Philibert, Longelito, Ibn Ismail, et bien d’autres cinéastes. Le public a découvert La Bataille du Chili, Les Leçons des ténèbres, Être et avoir, a pu rencontrer ces artistes, dialoguer avec eux… et constaté avec douleur l’absence du cinéma syrien.

Orwa et ses compagnons ont alors monté des ateliers d’écriture de scenario, de direction de la photo, de réalisation et de production indépendante. Ces ateliers ont été encadrés par des professionnels venus du monde entier. Et c’est ainsi qu’Orwa « est parti en voyage d’affaires ». Le voyage de la culture face à la violence et à la répression, celui de la construction face à l’attente… Et c’est ainsi que le garçon tendit sa joue gauche.

La civilisations syrienne et son pluralisme ont triomphé de l’isolement dans l’espace et le temps. Une nouvelle génération s’est levée, portant en son sein Tarkovski, Godard, Fellini et Amiralay. Cette génération porte, où qu’elle aille, dans les cafés, les rues ou les prisons, leurs images en son cœur. Telle des “cinémathèques” ambulantes qui racontent l’histoire du théâtre et du cinéma, la propagent, la critiquent et l’aiment par dessus tout. Cette nouvelle génération est amoureuse de cette culture qui cherche si avidement la beauté, la beauté de la justice et celle de la diversité et du pluralisme..

Mais à nouveau, l’oppression cherche à priver la Syrie de son intelligence et de son imagination séculaires. Des cinéastes, des hommes de théâtres, des écrivains se relaient dans les cellules de l’oppression. Le journaliste Mazen Darwouich, le militant pour la paix Yehia al Chorbajji , le comédien Osso, le metteur en scène de théâtre Cordello, l’écrivain Zirai… et le cinéaste Orwa.

En l’an 2000, Orwa a écrit dans le quotidien libanais Al Safir : « Je ne me souviens plus très bien, tout se mêle dans ma mémoire, ses frontières s’estompent, ses contours s’évaporent. Mais je me souviens avoir assisté à un massacre. J’étais petit, et pourtant, je n’étais pas sur les lieux. Avec quel œil je l’ai-je vu ? Je me souviens de beaucoup de sang, de chair humaine sur les murs, sur des câbles, sur des armes, sur des uniformes militaires. Je me souviens, j’étais avec toi quand tu as eu mal, quand tu as pleuré seule et que personne ne t’entendait, ne nous entendait. Je me souviens de beaucoup de choses et pourtant, je n’y étais pas… Je n’ai rien perdu de mon corps, ni de mon énergie, ni de mon amour ; je n’ai pas perdu mon rêve et je n’ai rien oublié. Je suis neuf, je suis vivant… Je n’ai pas été tué… Mon cerveau n’a pas pas été volé, mon cœur n’a pas été arraché et je n’oublie rien … »

Orwa a rendu le rêve du cinéma réel et palpable. Il se dirigeait à l’aéroport pour se rendre au Caire. « La Sécurité » l’a arrêté à l’aéroport de Damas et il a été conduit dans un des cachots des services de renseignement, dans l’obscurité, obscurité qu’il n’ a eu de cesse de combattre par le cinéma.

 

Nous, les signataires, dénonçons avec inquiétude et indignation l’arrestation du cinéaste syrien Orwa Nyrabia à l’aéroport de Damas le 23 août 2012.

Producteur indépendant de films documentaires, Orwa est le directeur du Festival Dox Box de Damas, qu’il a fondé en 2008.

Il a obtenu le Grand-Prix Spécial de l’EDN (Europeen Documentary Network) pour son exceptionnelle contribution au développement du film documentaire.
Orwa est un humaniste à l’imagination et au talent lumineux.
Nous demandons aux autorités syriennes sa libération immédiate, pour le cinéma, l’avenir et pour la vie.

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Seabra • Peter Scarlet • Nathalie Schmidt • Cyril Seassau • Louis-Albert Serrut • Viola Shafik • Pierre Schoeller • Charles Schuerhoff • Claire Simon • Catherine Siriez • Helena Solberg • Maria-Anne Sorba • Heiny Srour • Elia Suleiman • Tilda Swinton • Brigitte Sy • Alex Szalat • Chui Mui Tan • Denis Tanovic • Bela Tarr • Silvio Tendler • Charles Tesson • Jean-Pierre Thorn • Hubert Toint • Serge Toubiana • Sergio Tréfaut • Bernard Trémège • Eva Truffaut • Bruno Ulmer • André Van In • Philippe Van Meerbeeck • Angeliki Vergou • Marie Vermillard • Régine Vial • Vanina Vignal • Thomas Vincent • Marianne Visier • Nicolas Wadimoff • Apichatpong Weerasethakul • Emil Weiss • Jay Weissberg • Ioana-Frédérique Westhoff • Jane Williams • Alice Winocour • Peter Wintonick • Frederick Wiseman • Samar Yazbek • Akram Zatari Xian Min Zhang • Anne Zinn-Justin • Erick Zonca • Khaldoun Zreik • Gertjan Zuilhof • Ruth Zylberman

Martin Scorsese: « ‘Je suis extrêmement inquiet d’apprendre que le réalisateur et producteur syrien Orwa Nyrabia a été arrêté par le régime syrien, est détenu dans un lieu inconnu et privé de toute communication avec lemonde exterieur, y compris sa famille proche. La communauté internationale du cinéma doit rester vigilante, et porter attention à toute injustice perpétrée contre contre nos collègues artistes. Nous devons maintenir la pression pour obtenir la libération immédiate d’Owa Nyrabia ».
— Martin Scorsese

Orwa Nyrabia a été arrêté le 23 août à l’aéroport de Damas, alors qu’il s’apprêtait à se rendre au Caire. Arrêté par la « Sécurité » du régime syrien, il a été conduit dans un des cachots des services de renseignement. Nous sommes sans nouvelles de lui depuis six jours.

Directeur du Festival de documentaires Dox Box, internationalement reconnu comme un festival de référence, membre du jury des festivals d’Amsterdam, de Téhéran, de Leipzig et de Copenhague, Orwa Nyrabia est un cinéaste syrien indépendant, producteur de films documentaires, notamment avec Arte. Il a partagé, avec son associée Diana Al Jaroudi, le Grand Prix de EDN (European Documentary Network) pour leur exceptionnelle contribution au développement du film documentaire.

Après une formation de comédien à l’Institut Supérieur de Théâtre dont il est sorti en 1999, Orwa Nyrabia a été premier assistant-réalisateur sur le film d’Ossama Mohammed, Sacrifices, et il a tenu l’un des rôles principaux dans La Porte du Soleil de Yousri Nasrallah, en 2004. Ces deux films, produits par Arte, ont été sélectionnés au Festival de Cannes.

Orwa Nyribia appartient à la jeune génération de cinéastes et cinéphiles syriens, amoureux du cinéma du monde entier et épris de liberté. Son arrestation nous inquiète et nous indigne.

Nous exigeons qu’Orwa Nyrabia soit remis au plus vite en liberté.

Les signataires :

La Cinémathèque française, Le Festival de Cannes, La SACD (Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques), La Scam (Société Civile des Auteurs Multimédia), L’ARP (Société Civile des Auteurs-Réalisateurs-Producteurs).

Neil Armstrong. Un grand pas pour la mondialisation

Depuis le 20 juillet 1969 et l’alunissage d’Armstrong et d’Aldrin, le monde est vu d’ailleurs, et vu par tout le monde.

Lorsque, le 20 juillet 1969, Neil Armstrong et Buzz Aldrin se posent sur la Lune, leur acte représente une foule de significations –scientifiques, politiques, romanesques, etc. Parmi elles, de manière symbolique, leur arrivée sur la Lune permet pour la première fois à des hommes de regarder la terre depuis une autre planète –les esprits chagrins ne manqueront pas de souligner qu’il y a alors déjà des années que la boule bleue a pu être observée depuis des modules orbitaux, photographiée et filmée.

Il reste qu’il est différent d’être cette fois arrivé ailleurs, et de se trouver en situation, au moins imaginaire, de construire un autre point de vue stable sur notre monde, et qui permet de l’embrasser tout entier.

Cette expérience prend toute sa valeur symbolique du fait que ce déplacement de point de vue, s’il est vécu en personne par les trois passagers d’Apollo XI, est également vécu en direct par plusieurs centaines de millions d’humains. Pulvérisant les précédents records d’audience, le voyage sur la Lune est la première expérience partagée simultanément par autant de gens.

Cette double massification –la terre comme totalité, les terriens comme collectivité– est due à la collaboration de deux dispositifs technologiques, celui qui permet la mission spatiale et celui de la télévision. En ce sens, le 20 juillet 1969 peut à bon droit être tenu comme une possible date de naissance de ce que nous nommons la mondialisation, ou la globalisation, et de la perception de ce processus.

A la fin du XIXe siècle, il avait fallu un temps extraordinairement bref, moins de quatre ans, pour que les opérateurs Lumière parcourant la planète pour à la fois filmer et projeter «montrent le monde au monde». 70 ans plus tard, une opération d’une ampleur encore supérieure se produit dans ce qui est vécu comme l’instantanéité (qu’on baptisera du nom bizarre de «temps réel»).

A ce double phénomène, construction d’un autre point de vue et partage collectif de ce point de vue, s’ajoute une troisième dimension, elle aussi symbolique de la période qui s’ouvre: le doute, très tôt proclamé par certains, et toujours actif sur la réalité de l’événement. La manipulation par les pouvoirs, et les soupçons –fondés ou non– de manipulation, sont vieux comme le monde, la possible décision de faire de la manipulation un spectacle mondial serait, elle, une nouveauté, qui fait partie de l’ère qui commence.

Le Système des objets de Baudrillard vient de paraître. La mondialisation ne va pas sans son corollaire, la puissance du virtuel, le trouble face à ce qui assure que le réel est réel.

Mort de Tony Scott: l’art délicat de la nécrologie

Cinq questions  soulevées par le traitement par la presse française de la disparition du cinéaste.

Le suicide de Tony Scott, le 19 août, a suscité une polémique en France après la parution sur les sites de Télérama et de L’Express de nécrologies où les rédacteurs refusaient de faire du réalisateur de Top Gun et de USS Alabama un grand cinéaste sous prétexte qu’il était mort. Aussitôt, de nombreux internautes ont manifesté leur fureur et s’en sont pris aux auteurs de ces articles, Jérémie Couston et Eric Libiot, et au passage aux critiques eux-mêmes –les attaques qu’on a pu lire sur les sites ne constituant qu’une partie de cet iceberg de protestations, les sites étant modérés et de nombreuses critiques ayant également été émises sur Facebook ou Twitter.

L’épisode soulève plusieurs questions qui, toutes emberlificotés les unes avec les autres, deviennent illisibles et accroissent l’impression d’une boite de Pandore inconsidérément ouverte.

Inscription dans un rapport au passé

Première question: qu’est-ce qu’une nécrologie dans un média? C’est un texte qui ne se contente pas d’énoncer des faits (date de naissance et de mort, principales actions notables du défunt, circonstances de son décès), mais qui entreprend un travail complexe d’inscription dans un rapport au passé –qui il a été, pourquoi il a compté, en quoi il a joué un rôle significatif— et au présent –ce qu’il convient d’en garder, en quoi, même mort, il est «toujours là», par ce qu’il laisse et ce qu’il symbolise (voir, sur cet aspect, dans la revue Questions de communication n°19, les articles d’Alain Rabatel et Marie-Laure Florea, «Re-présentations de la mort dans les médias d’information», et, de Marie-Laure Florea seule, «Dire la mort, écrire la vie. Re-présentations de la mort dans les nécrologies de presse»).

Contradiction entre nécrologie et critique

Deuxième question: dans quelle mesure le rédacteur d’une «nécro» est-il supposé faire part de son opinion personnelle, même quand elle est négative ou mitigée à propos de la personne disparue?

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Chris Marker, explorateur du siècle

 

Il est mort le jour de ses 91 ans, le 29 juillet. Jusqu’au dernier moment, il aura surveillé le score de son film Chat écoutant la musique sur YouTube. Rien d’anecdotique à cela,  mais une curiosité sans fin pour les techniques modernes et un amour des chats, deux des nombreuses facettes de l’homme qui avait choisi de s’appeler, le plus souvent, Chris Marker.

Marker aura été, toute sa vie, un « homme de son temps ». Tellement en phase avec le présent qu’il n’aura cessé d’en explorer toutes les dimensions, dans l’espace, la durée, les idées et les techniques. Avant et mieux que d’autres, il aura compris les périls de la médiatisation, et choisi de ne pas apparaître en public. Après la mort d’un chat particulièrement cher, il prendra l’apparence de celui-ci, nommé Guillaume-en-Egypte, pour émettre commentaires, apologues et facéties. Lors de la mobilisation-réflexe après le 21 avril 2002 qui vit une foule spontanément descendre dans la rue suite à l’arrivée de Le Pen au deuxième tour des présidentielles, il reconnaitra comme un signe fraternel la présence parmi la foule de chats, et de masques de chats – ceux du peintre et street artist Thoma Vuille – faisant écho aux chats ornant les murs de la ville. Ce sera son dernier long métrage, Chats perchés (2004), aux confins du journalisme militant et du cinéma, avec les ressources de la vidéo légère dont il aura toute sa vie accompagné les mutations.

Chris Marker était cinéaste, mais aussi… mais aussi voyageur, bidouilleur de machines,  chercheur en poésie, internaute insomniaque, étudiant en sciences politiques, observateur des pratiques des autres artistes, mélomane. Chercheur, anthropologue, savant, pataphysicien. Et, donc, écrivain, éditeur, photographe, vidéaste. Et cinéaste.

On ne sait pas grand chose de l’enfance de Christian-François Bouche-Villeneuve, né à Neuilly le 29 juillet 1921, sinon son amitié adolescente avec Simone Kaminker, qui deviendra Signoret, élève dans un établissement voisin du sien – il le racontera dans Mémoires pour Simone (1986), un des nombreux films qui, d’une manière ou d’une autre, participent de l’immense travail de complicité active, avec des amis – connus personnellement ou pas – qui font aussi partie de son œuvre – Nicole Védrès, Stephan Hermlin, Yves Montand, Akira Kurosawa, Denise, Loleh et Yannick Bellon, Andrei Tarkovski, Costa Gavras, Nagisa Oshima, Agnès Varda… Le plus remarquable exemple de cet activisme à 360° est sans doute cet accomplissement exceptionnel dans l’univers de la télévision, L’Héritage de la chouette (1989), treize fois 26 minutes pour comprendre le monde contemporain à partir de ses sources dans la pensée grecque. Pas une succession : un réseau. Un réseau de pensée, d’amitié, d’agencement de compréhension.

Le réseau, la clandestinité… CF Bouche-Villeneuve est devenu Marker sans doute durant la Résistance, peut-être – il y a tant de légendes, la plupart créées par lui – comme traducteur aux côtés des troupes américaines. L’action, la pensée, les arts aussi et toujours, c’est là, à la Libération, cela s’appelle alors « Peuple et Culture » et « Travail et Culture », associations nées elles aussi de la Résistance, où se croisent communistes et chrétiens de gauche, où il fait la connaissance d’André Bazin et d’Alain Resnais. Il publie un beau roman qu’il n’aimait pas, Le Cœur net (1949), dont Jean Cayrol écrira la préface, il coréalise le magnifique Les statues meurent aussi avec Resnais, où la beauté des images et la finesse du commentaire sont des armes affutées contre le colonialisme français alors encore triomphant : terminé en 1952, le film est immédiatement interdit, et pour longtemps.

Marker écrit (en particulier un admirable Giraudoux par lui-même en 1952), Marker filme, Marker voyage et dirige une collection qui bouleverse l’idée même de guide de voyage, Petite Planète, aux éditions du Seuil. Il photographie aussi, peut-être surtout à ce moment. Cinéaste ? Pas encore vraiment : il est en train d’inventer quelque chose d’autre, qui sera longtemps au cœur de son style. Une manière à lui d’organiser son extraordinaire virtuosité dans le maniement des mots et dans la création d’images. On en vérifiera les puissances dans un des tout premiers films qu’il signe, Lettre de Sibérie, 1958, avec la scène du « Iakoute qui louche », scène montrée sous trois jours différents selon le commentaire, séquence saluée en son temps par Bazin comme l’acte de naissance d’un genre dont Marker restera l’un des maîtres, le « film-essai ».

Cette relation particulière mots/images, appuyée sur le rapport au voyage et sur l’engagement politique, est au principe de l’essentiel de son œuvre « documentaire » du début des années 60, Description d’un combat (1960, en Israël), Cuba si (1961), Le Mystère Koumiko (1965, au Japon qui devient une de ses destinations de prédilection), Si j’avais quatre dromadaires (1966, composé de photos prises partout dans le monde et d’un dialogue à trois). Mais elle caractérise aussi sa réalisation la plus célèbre, La Jetée (1962), sans doute un des films les plus commentés de toute l’histoire du cinéma, agencement d’images fixes et de mots qui construisent une vertigineuse boucle à travers le temps, pour une fraction de seconde mouvement, le regard d’une femme crucifiée par l’amour et la mort.

De cet instant de mouvement du monde et des sentiments au croisement du récit par les mots et de la construction des images, il est permis de voir le point de départ d’une série décisive, en trois temps : 1) avec Pierre Lhomme, grand chef opérateur qui est ici co-auteur à part entière, pour le geste à la fois plus modeste, plus attentif au réel, et à bien des égards plus clairvoyant, et aujourd’hui d’une pertinence intacte, qu’est Le Joli Mai, ce mois de mai 1962 alors que la guerre d’Algérie approche de son terme et que Paris et la France changent d’époque. 2) Loin du Vietnam (1967), projet pensé politiquement comme geste collectif, qu’il met sur pied et coordonne sans rien réaliser lui-même, mais en concevant le montage final qui réunit  Alain Resnais, Jean-Luc Godard, William Klein, Claude Lelouch, Joris Ivens et Michèle Ray (le segment tourné par Agnès Varda ne figurant pas dans le montage final, comme d’ailleurs celui du Brésilien Ruy Guerra). Soit une idée de la pratique du cinéma qui dépasse la fabrication de l’objet film, pour devenir l’intelligence d’une pratique. 3) Ce que relance et déploie l’expérience simultanée de la création d’une coopérative, Slon (qui aujourd’hui s’appelle Iskra et travaille toujours) et d’une initiative : accompagner par le cinéma une grande grève ouvrière, celle de la Rhodiacéta à Besançon en mars 1967. Il en nait un film, A bientôt j’espère, un débat, avec les ouvriers filmés et leur famille, qui critiquent le film, et un geste : mettre à leur disposition le matériel de tournage, pour qu’ils tournent selon leur propre approche leur situation. Naîtront des films, et une structure, les Groupes Medvedkine, qui durant six ans feront vivre d’autres hypothèses de cinéma.

Medvedkine, c’est le grand cinéaste révolutionnaire soviétique, l’inventeur du ciné-train qui déjà voulait rendre à ceux qu’on filme le pouvoir sur les images qu’on fait d’eux, l’auteur de l’iconoclaste Le Bonheur (1934) que Slon distribuera en salles, le cinéaste ayant traversé l’espoir et la trahison de l’espoir révolutionnaire à qui Marker consacrera plus tard le lucide et bouleversant Le Tombeau d’Alexandre (1993). Mais déjà, avant la succession des ciné-tracts (1967-68) et des films d’intervention « On vous parle… » (du Brésil, de Paris, de Prague – 1969-1971), c’était en 1967 la mise en place de nouvelles méthodes réinventant l’articulation de l’action collective héritée de Travail et culture et du geste ô combien personnel du virtuose compositeur d’images et de mots.

Première image du premier Ciné-tract

Au cours de la décennie qui commence alors (1967-1977), Chris Marker alimentera la pensée, la vision, la sensibilité par une telle quantité de travaux qu’on ne peut les énumérer, d’autant qu’il ne signe pas la majorité d’entre eux, collaborant, en France et dans le monde – notamment dans les colonies portugaises à l’heure de leur lutte de libération – à d’innombrables projets inséparablement artistiques, politiques et pédagogiques.  De cette décennie, et des ses racines historiques et idéologues, c’est aussi et surtout lui qui tirera le bilan terriblement clairvoyant, celui de l’espoir trahi, dans le sang et la torture des dictatures fascisantes, en particulier en Amérique latine, dans les trahisons meurtrières et les ridicules sinistres des régimes « socialistes », dans l’inaboutissement des espoirs d’un autre monde né un peu partout sur la planète durant les années 60 : à l’opposé du cynisme ou de l’abdication des « nouveaux philosophes », Le fond de l’air est rouge (1977) reste la grande œuvre politique de ce changement d’époque.

Publiant le texte du film (Maspero, collection Voix) comme il avait auparavant publié au Seuil, sous l’intitulé Commentaires les textes de ses précédentes réalisation, Marker y écrivait « j’ai essayé pour une fois (ayant en mon temps passablement abusé de l’exercice du pouvoir par le commentaire-dirigeant) de rendre au spectateur, par le montage, « son » commentaire, c’est à dire son pouvoir ». Foudroyante mise en contact de l’enjeu historique (la fin des « grands récits » annonciateurs des lendemains qui chantent) et de la forme cinématographique (le rapport texte-image).

La suite logique, artistiquement et politiquement logique, sera la reconstruction dans et hors le dispositif « film » des modes de représentation et de récit, avec une conscience aigüe des effets humains et poétiques des nouvelles technologies. Ce sera la correspondance imaginaire de Sans soleil qui, en 1982, voit le basculement du monde des images à un moment où on ne parle pas encore de numérique, et le traduit dans ce voyage incantatoire qui fera des listes « des choses qui font battre le cœur » de Dame Sei Shônagon un mot de passe entre des milliers et des milliers de proches, dans le monde entier. Ce seront les premières installations, réunies sous l’appellation « Zapping Zone », qui se multiplieront de 1981 à 1993, prenant des formes multiples et transitoires. Il y aura le film Level 5 (1996), qui continue de défaire l’agencement des formes cinématographiques, tient du jeu vidéo à un niveau que celui-ci ignore alors, et du site Internet qui n’existe même pas. Et puis le CD-Rom Immemory (1998), qui est lui un voyage spirituel anticipant les ressources du virtuel pour circuler dans l’histoire du cinéma, la mémoire personnelle de l’auteur et les grands enjeux politiques de son temps. Génie du montage de cinéma capable d’organiser dans le déroulement linéaire du film des trajectoires multiples (jamais gratuites), selon un mode contrôlé dont La Jetée reste le modèle puis avec l’ouverture des arborescences revendiquées par Le Fond de l’air, Marker entre cette fois de plain-pied dans les puissances du multimédia.

Par des chemins différents, et en particulier des rapports à la technique qui ne se comparent pas, Chris Marker et Jean-Luc Godard auront été de manière synchrone les deux grands ouvriers de la réflexion en acte sur les puissances et faiblesses du cinéma en interaction avec le cours de l’histoire contemporaine. C’est vrai depuis le dialogue à distance entre Le Joli Mai et Masculin-féminin et Deux ou Trois choses que je sais d’elle jusqu’à aujourd’hui, y compris avec les inventions de chacun quand aux potentialités de circulation de déplacement entre des « zones » que l’habitude tient séparées – chez Godard, exemplairement dans Histoire(s) du cinéma.

Depuis toujours passionné de technique et des enjeux politiques et esthétiques des appareils, Chris Marker vit à partir des années 90 non seulement dans l’amoncellement de films et de documents qui étaient son habitat naturel, mais dans une véritable caverne des merveilles et bidules technologiques. Pour lui qui depuis toujours pense en termes de réseau, l’essor d’Internet est l’évidence d’opportunités sans fins, vers d’autres branchements, d’autres associations, ludiques comme la chronique politico-ironique tenue par Guillaume en Egypte sur le site Poptronics des Bazooka, mais aussi ouvertes sur de multiples explorations.

Ce sera  notamment la création de L’Ouvroir sur Second Life, un espace d’exposition virtuel où son double félin guide le visiteur d’expositions photos en rencontres et questionnement. On peut encore le visiter sur le site Gorgomancy qui réunit nombre de fabrications markeriennes récentes, et y voir aussi son dernier court métrage, Leila Attacks[1], mais pas y circuler en mode interactif comme dans l’univers virtuel tel qu’il avait été créé avec un musée de Zurich, et où figuraient en particulier l’admirable ensemble de photos réunies sous l’intitulé « Staring Back »[2] .

Le virtuel n’est pas pour lui un ailleurs, encore moins une échappatoire au monde réel, son engagement immédiat et sans réserve contre les agressions serbes en Bosnie, qui se traduisent pas deux films, Le 20 heures dans les camps (1993) et Casque bleu (1995) en sont parmi les témoignages évidents (complété par Un maire au Kosovo, en 2000, avec François Crémieux). Au contraire, il est parmi les premiers à comprendre comment le virtuel fait partie du réel, et combien il importe d’en prendre acte, et d’y agir. Y compris avec l’outil classique du montage, comme lorsqu’il interroge le regard d’Adolf Eichman filmé par Leo Hurwitz regardant Nuit et brouillard (auquel Marker a tant contribué), dans Le Regard du bourreau (2008).

Ce geste contemporain entre en résonnance, en même temps qu’avec l’œuvre au long cours, avec ses artefacts les plus récents, les nouveaux ensembles photographiques (The Passengers, 2011), les dessins et montages envoyés aux amis sur Internet, les petits posts sur Youtube, et surtout la sublime installation vidéo The Hollow Men, qui a été présentée dans nombre des plus grands musées du monde. Mais pas au Centre Pompidou à Paris, qui à la grande tristesse et non moindre fureur de Marker, lui avait fermé ses portes[3]. C’est à Genève, sous l’intitulé Spirales. Fragments d’une mémoire collective. Autour de Chris Marker qu’aura été organisée en 2011, pour ses 90 ans, la plus complète rétrospective d’un des inventeurs qui aura le plus inspiré d’artistes et de penseurs durant le siècle.

La dernière image connue mise en ligne par CM (mais il y en à évidemment beaucoup d’autres à découvrir)

PS: Son amie Agnès Varda a envoyé ce petit message:

Chris MARKER va nous manquer. Il a commencé à exister pour moi en 1954, par sa voix. Il téléphonait à Resnais, qui montait mon premier film. Son intelligence, sa rudesse, sa tendresse, ont été une de mes joies tout au long de notre amitié. Tous ses amis avaient accès à un peu de lui. Il envoyait des  dessins, des collages. Lui seul sans doute replaçait les pièces de son auto-puzzle. Il s’en va, sachant qu’il a été admiré et très aimé. Je le rencontrais avec plaisir, mais quand je l’ai filmé dans son atelier, son antre de création, on l’entend, mais on ne le voit pas. Il a choisi depuis longtemps de se faire connaître par son travail et non par son visage ou par sa vie personnelle. Il a choisi le dessin qu’il a fait de son chat Guillaume-en-Egypte pour se représenter. Il a aussi choisi – au moins pour un temps – d’apparaître dans « Second life » sous forme d’un grand type clair, un avatar qui circulait sur une île et discutait avec une chouette.

Le voilà dans sa troisième vie. Longue vie là-bas !

Agnès Varda 30 juillet 2012

Chaque année, Chris Marker envoyait à ses amis une carte de voeux de son cru. Ce sera la dernière reçue de son vivant…

 

 

 

 

 

 

 


[1] Des puristes considèreront comme le dernier film de Marker l’image qu’il a envoyée en 2011 au groupe Damon and Naomi pour accompagner leur morceau And You Are There. Pourquoi pas ? un film avec une seule image est aussi une option.

[2] Ces photos ont été éditées par les éditions MIT Press.

[3] A Paris, l’installation a été présentée à la Galerie de France, début 2008.

Pour l’amour de Laurence

Laurence Anyways de Xavier Dolan

Melvil Poupaud dans Laurence Anyways de Xavier Dolan

On avait considéré avec une affectueuse ironie la protestation de son auteur, le tout jeune Xavier Dolan, regrettant publiquement d’être privé de la possibilité d’obtenir une Palme d’or, faute d’être en compétition. Mais c’est qu’il avait raison le bougre ! Et qu’on ne s’explique pas que son film n’ait pas été préféré à nombre de produits plus prévisibles et formatés qui ont encombré  la section reine du Festival. Laurence Anyways raconte l’histoire d’un homme qui, à 35 ans, proclame à ses proches ce qu’il sait depuis longtemps : qu’il est en réalité une femme, qu’il se sent femme. Le film l’accompagnera durant dix ans à la suite de ce coup de Trafalgar, soit les dix dernières années du 20e siècle.

Laurence Anyways n’est pas réductible à un film sur la transsexualité, ou l’identité sexuelle, ou même la liberté de choisir qui on est. C’est d’abord une étonnante histoire d’amour, entre Laurence et une jeune femme nommée Fred.  C’est l’histoire de quelqu’un, de quelques uns, L, F, la maman de L, la sœur de F, et une poignée d’autres. C’est aussi, ou surtout, une tempête d’images, un bonheur de filmer, de filmer fort, de filmer juste, d’être avec ceux qu’on filme pour les accompagner ailleurs, jouer avec eux (et donc aussi avec les spectateurs). Un, cinq, dix jeux, à la suite et à la fois, des pistes qui bifurquent, des listes comme en faisait la princesse japonaise Sei Shônagon, une brique peinte en rose sur un immeuble bourgeois de Trois-Rivières, les Five Roses, délicieux travestis dépositaires de toutes les chansons du monde, un orage de feuilles mortes à Montréal, le procès injuste mais imparable du chocolat noir, des pluies d’habits colorés comme un rêve de Jacques Demy, une île qu’on croirait inventée par Hergé, et un tourbillon ininterrompu d’émotions faites lumières, sons, rythmes et mots.

Et au cœur de tout ça l’admirable et renversant et complètement craquant Melvil Poupaud, si étonnant qu’on pourrait manquer de saluer ce que fait, tout à fait remarquable également, Suzanne Clément, qui joue Fred – et un des plus beaux rôles de Nathalie Baye, qui pourtant n’en manque pas.

Laurence Anyways dure dix ans, et 2h39, Xavier Dolan a tout fait, le scénario, le montage, la production, les costumes dont des capes de héro violet où Prince paraît percuter le Petit Prince – mais n’est-ce pas justement lui, XD, cet enfant bizarre descendu d’une planète trop petite ? Lui qui sait filmer la Cinquième Symphonie en 1/33, le format fondateur du cinéma, et c’est la modestie du cadre portée à incandescence par le romantisme revendiqué en même temps que tendrement moqué, mais aimé sans détour.  Cinéma, anyways.

(Reprise de la critique publiée lors de la présentation du film dans la section Un certain Regard du Festival de Cannes)