«Rashōmon», le film qui a changé la face du monde… du cinéma

Toshirō Mifune (à gauche) en bandit débordant d’une vitalité sauvage, même entravé et condamné.

Désormais reconnu comme un classique, le long-métrage d’Akira Kurosawa a joué un rôle décisif pour ouvrir à la reconnaissance internationale les cinémas ne venant ni d’Europe ni d’Amérique du Nord.

Le 10 août sort dans les salles françaises la version restaurée et numérisée en très haute résolution d’un film qui a joué un rôle exceptionnel dans l’histoire du cinéma. Beau film assez étrange, qui se regarde aujourd’hui comme une curiosité plutôt que comme un des chefs-d’œuvre de son auteur, Akira Kurosawa, Rashōmon marque en effet un tournant lors de son apparition hors du Japon en 1951.

En septembre de cette année-là, il remporte le Lion d’or au Festival de Venise, récompense alors encore plus prestigieuse qu’aujourd’hui. Cette consécration est confirmée au début de l’année suivante par l’Oscar du meilleur film.

Ce double coup de projecteur signe rien moins que la première reconnaissance sur la scène internationale d’un cinéma non «occidental» (si on inclut dans l’Occident le monde soviétique), ou du moins d’un cinéma du monde non blanc.

Le cinéma a alors un peu plus d’un demi-siècle d’existence. Pour ce qui définit sa reconnaissance artistique et culturelle, il se fabrique exclusivement entre Moscou et Los Angeles, via Berlin, Paris et Rome –avec une féconde mais éphémère parenthèse scandinave au début du siècle, vite absorbée par Hollywood.

Un demi-siècle de géographie amputée

Dès les premières décennies du XXe siècle, on a assurément tourné des films dans de nombreux autres pays du monde, de la Chine à l’Argentine. Mais aucun d’entre eux n’a conquis une visibilité hors de son pays, ni laissé de marque alors entérinée dans les histoires du cinéma.

Dès sa première édition, en 1946, le Festival de Cannes accueillait bien La Ville basse de l’Indien Chetand Anand et Dunia de l’Égyptien Muhammad Karim. Le moins qu’on puisse dire est que ces exotiques seconds couteaux n’ont pas marqué les esprits. Cela ne s’est d’ailleurs pas tellement arrangé depuis: ne cherchez pas les synopsis de ces films sur Wikipédia, ils sont introuvables.

Soit dit en passant, l’origine de ces deux films, issus de cinématographies qui s’affirmeront comme parmi les plus prolifiques et les plus conquérantes, viennent de pays qui sont alors directement (l’Inde) ou indirectement (l’Égypte) sous tutelle britannique. Ce n’est pas de l’Empire français qu’on risquait de voir venir des films à présenter dans le grand festival de la patrie du cinéma: dans ses colonies, l’accès aux caméras était tout simplement interdit aux indigènes.

Que ce soit du Japon qu’arrive, en 1951, le premier film conquérant une réelle visibilité, n’est pas étonnant, le pays étant depuis l’ère Meiji à bien des égards plus proche de l’Occident industrialisé que du reste de l’Asie.

En 1950, le cinéma japonais est d’ailleurs un art et une industrie riches d’une longue et riche histoire. Pour ne citer que quelques artistes majeurs, Kenji Mizoguchi tourne depuis 1922, Daisuke Itō depuis 1924, Heinosuke Gosho depuis 1925, Yasujirō Ozu depuis 1927, Mikio Naruse depuis 1930. Il existe des genres nationaux vivaces et féconds, des studios puissants, un vaste réseau de salles…

Mais, aussi moderne soit le Japon, les profondes différences culturelles avec l’Occident ont maintenu un fossé qui mettra du temps à être franchi. C’est bien ce à quoi s’est attelé Akira Kurosawa.

Stratégies et intermédiaires

Il ne s’y est pas attelé seul. Si Rashōmon est assurément un projet artistique du réalisateur, projet auquel il travaille depuis plusieurs années, c’est aussi un projet économique de son producteur, Masaichi Nagata.

Celui-ci dirige alors le studio Daiei, une société qui n’a pas un bon accès aux salles japonaises, contrôlées par les studios les plus puissants. Il décide alors de conquérir des positions sur les marchés étrangers, mais les États-Unis, quelques années après la fin de la guerre où le Japon a été son ennemi principal, sont inaccessibles.

Masaichi Nagata en 1955 avec l’Oscar attribué à La Porte de l’enfer.

«On procéda alors à une étude très soignée des marchés internationaux et il s’avéra que le point faible était constitué par les pays européens et plus encore par les pays latins. Il fut alors décidé que l’on se lancerait dans des films à costumes –historiques– exotiques et culturels pour affronter les festivals européens: Venise et Cannes surtout», racontera Nagata à Marcel Giugliaris et à son épouse japonaise Shinobu.

Ce monsieur Giugliaris, premier représentant à Tokyo de l’organisme d’exportation du cinéma français, Unifrance Films, jouera un rôle important dans la découverte du cinéma japonais en Europe comme du cinéma français au Japon. Il est arrivé dans ce pays l’année même de la découverte du film de Kurosawa, en 1951.

La déclaration de Masaichi Nagata est extraite du premier ouvrage dédié à cette cinématographie, livre pionnier écrit quelques années après par Shinobu et Marcel Giuglaris, Le Cinéma japonais (1896-1955)[1].

Quant à la stratégie revendiquée par monsieur Nagata, elle sera à l’évidence couronnée de succès, avec la présence de deux films japonais à Cannes en 1952, de trois en 1953 (pas forcément produits par lui), et l’année suivante le triomphe de La Porte de l’enfer de Teinosuke Kinugasa, Grand Prix à Cannes et Oscar du meilleur film étranger.

Et cela même si la clairvoyance du patron de la Daiei doit être relativisée: venant juste de prendre Kurosawa sous contrat, il avait détesté le scénario de Rashōmon, s’était résolu à contrecœur à le produire. Lorsqu’il découvrit le film, il quitta la projection en plein milieu, furieux, le déclarant incompréhensible. À sa sortie au Japon, il obtient d’ailleurs de médiocres critiques et fut un échec commercial.

Si le film qui allait ouvrir les yeux du «monde» –c’est à dire de l’Occident– sur l’excellence du cinéma japonais se retrouva à Venise, ce n’est nullement grâce à son producteur.

Kurosawa, qui comme il l’a raconté dans son autobiographie, ignorait que son film était présenté à la Mostra au moment où il apprit avoir gagné le Lion d’or, doit l’arrivée du film à Venise à l’activisme d’une dénommée Giuliana Stramigioli.

Cette Italienne japonisante et cinéphile, installée au Japon à la fin de la guerre du fait de sa trop grande proximité avec le fascisme mussolinien, y importa les premiers grands films du néoréalisme italien. Ayant apprécié Rashōmon, elle manœuvra avec assez d’habileté pour que l’histoire du bandit violeur, du samouraï lâche, de l’épouse très loin des canons de la féminité soumise et du bûcheron voyeur arrive au Lido en septembre 1951.

Le début d’un âge d’or

Éclatante, la consécration de Rashōmon sera loin de ne profiter qu’à ce film ou à son seul auteur. (…)

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Donald Trump pourrit l’été des cinémas français

Photo JF Dars

La gestion calamiteuse de la pandémie de Covid-19 outre-Atlantique a des effets négatifs sur le sort des salles du monde entier, et notamment en France.

C’est un dommage collatéral, voire un effet papillon à l’envers, disons, un effet éléphant –énorme cause, conséquences dispersées de tailles diverses et de natures peu prévisibles. Il illustre combien la dépendance est grande y compris dans des domaines où, exception culturelle oblige, nous revendiquons une certaine souveraineté. La gestion de la pandémie de Covid-19 aux États-Unis a ainsi des conséquences lourdes pour nos salles de cinéma.

Plusieurs enquêtes, par exemple ici, avaient montré avant la fin du confinement combien les Français·es avaient envie de retourner au cinéma au moment de la réouverture des salles, soit le 22 juin. Mais il y a un léger décalage entre avoir envie d’aller au cinéma et vouloir voir un film.

Capture d’écran 2020-06-28 à 18.15.06La publicité pour inciter le public à retourner en salles.

Outre l’acte d’aller dans une salle, pour toutes les bonnes raisons du monde, il faut quand même un peu de désir pour un objet singulier, un film –cela fait partie de ce qui différencie le cinéma des offres de flux comme la télévision, qu’on peut toujours allumer à tout hasard.

Aller au cinéma, mais pour voir quoi?

Il se trouve que, entre ressorties de titres ayant été distribués au début de l’année et ayant forcément un petit goût de réchauffé (même injuste), et nouveautés pas spécialement attrayantes, l’offre de films n’est pas au rendez-vous de cette reprise espérée.

D’ordinaire, en juin, les titres les plus attractifs sont ceux qui viennent de bénéficier d’une visibilité maximum grâce au Festival de Cannes. Mais en 2020, pas de tapis rouge sur la Croisette ni de plus grand festival du monde. Dans un effort pour contribuer quand même un peu à la vie des titres qu’il aurait soutenus si la manifestation avait eu lieu, Cannes a labellisé une cinquantaine de longs-métrages.

Non seulement l’effet, sans être nul, ne peut pas être à la hauteur d’un accueil en majesté en compétition officielle (et a fortiori d’un prix important au palmarès), mais la quasi-totalité des titres concernés par le label «Cannes 2020» attendent une période plus porteuse, ou en tout cas espérée moins confuse.

Capture d’écran 2020-06-28 à 17.22.09

De toute façon, comme le rappelle l’infographie ci-dessus, le mois de juin, même avec la Fête du cinéma, est traditionnellement une période relativement creuse, après laquelle les exploitants ont besoin d’une relance estivale. Celle-ci repose massivement sur les gros films de l’été, qui sont essentiellement des productions hollywoodiennes. Les autres, c’est-à-dire les productions françaises les plus commerciales, préfèrent d’autres périodes de l’année.

Le couple mondialisation et numérique

Ici intervient un effet second, mais pas du tout secondaire, du binôme qui a défini l’entrée dans le XXIe siècle: le couple mondialisation/numérique. Ces blockbusters, qui coûtent des centaines de millions de dollars à produire et autant à mettre sur le marché, ne peuvent être rentables qu’avec une exploitation maximum à l’échelle planétaire.

Or, pour atteindre ce résultat, ils doivent sortir dans le monde entier en même temps. Cette simultanéité reste le meilleur moyen pour empêcher, ou au moins réduire les risques de piratage, qui est un des effets majeurs du numérique dans le domaine des biens culturels.

La sortie mondiale reste, dans la très grande majorité des cas, définie par ce qui demeure, en volume financier, le premier marché, et celui qui est le mieux maîtrisé par les majors, celui des États-Unis.

Les dates de sortie à travers le monde de ces gros films sont donc définies par leur sortie américaine. C’est là que la gestion erratique de la pandémie dans ce pays se trouve avoir des effets également à grande distance des supermarchés à pop-corn californiens, du Michigan ou d’Alabama.

La propagation du coronavirus, facilitée par les choix aberrants et désordonnés des autorités politico-sanitaires, a en effet obligé les grands circuits de multiplexes américains à une succession de choix et de contre-choix qui a fini par ressembler à une danse de Saint-Guy –qu’en l’occurrence on ne saurait leur reprocher.

Capture d’écran 2020-06-28 à 17.40.14La situation des salles selon les états le 26 juin (tout a déjà changé depuis, et changera encore).

On a même vu là-bas se déclencher de violentes polémiques autour des enjeux du port du masque dans les salles au cas où elles rouvriraient. La situation y est d’autant plus compliquée qu’elle diffère selon les États, où elle varie selon des critères pas toujours rationnels (litote), et où le port ou non du masque est considéré comme un acte politique.

Ces polémiques sont, dans le cas particulier des salles, envenimées par le fait que dans ce pays, aller au cinéma veut dire ingurgiter des quantités astronomiques de confiseries et de soda –un tantinet compliqué par le fait d’avoir un morceau de tissu sur la bouche. Bref, c’est un vrai foutoir, qui entraîne un effondrement durable de la fréquentation. (…)

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«La Cravate» et «#JeSuisLà»: vertus de l’artifice

À gauche: Bastien Régnier dans La Cravate. | Nour Films – À droite : Alain Chabat dans #JeSuisLà. | Gaumont

Documentaire sur un militant FN ou fable douce-amère entre côte basque et Corée du Sud, le film de Chaillou et Théry et celui de Lartigau affichent chacun un procédé qui éclaire de manière inattendue les réalités contemporaines.

Le nœud cool de «La Cravate»

Le mot en usage est «dispositif». D’emblée, il est clair que ce documentaire fonctionne à partir d’un dispositif, d’un ensemble de procédés qui ont l’honnêteté de s’afficher –le contraire, soit dit en passant, de tous ces documentaires bidons où on ne sait jamais comment une caméra et une équipe de tournage, prétendument invisibles aux personnes qu’ils filment, ont bien pu se trouver là.

Un jeune homme s’assoit dans un fauteuil. Il lit un livret où est racontée une histoire. Son histoire, telle que l’ont filmée et comprise les réalisateurs, hors-champ, mais commentant la manière dont ils ont retranscrit les événements, et interrogeant leur sujet sur le bien-fondé de la manière dont ils le décrivent. Celui-ci réagit, valide le plus souvent ces descriptions. Apparaissent à l’écran les images correspondantes.

Il s’appelle Bastien. Il est militant du Front national, engagé corps et âme dans la campagne électorale de Marine Le Pen pour les présidentielles de 2017, au sein de la section FN du département de la Somme.

Lui et ses supérieurs du parti d’extrême droite ont donné leur accord de principe pour qu’il soit filmé. Chaillou et Théry accompagnent les rencontres sur les marchés, l’organisation d’opérations de diffusion de tracts ou de collages d’affiches, les réunions de quartier.

Bastien a un métier, une compagne, un passé, d’autres activités. Il a des émotions et des idées. C’est, loin des simplifications et des massifications, une personne humaine.

Pas un film militant, une enquête

En pleine stratégie de dédiabolisation, on comprend bien pourquoi les responsables du FN ont accepté la présence d’une caméra tenue par des gens dont ils savent parfaitement qu’ils ne sont pas des sympathisants. Et de fait, qui soutient le parti d’extrême droite ne trouvera rien dans La Cravate de nature à le faire changer d’avis. La Cravate n’est pas un film militant.

Un dispositif pour comprendre. | Nour Films

Scandé de rebondissements inattendus et de l’irruption dans des conditions peu prévisibles de Florian Philippot puis de Marine Le Pen, avant la révélation d’un secret qui, comme il se doit, ne change pas grand-chose au véritable enjeu, puis un climax (le résultat de l’élection) connu d’avance, La Cravate est un film pour mieux voir et mieux comprendre. (…)

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Le génie du cinéma Lumière en 114 films de 50 secondes

freres-lumiereLe plus surprenant est sans doute que cela n’existait pas. Qu’il ait fallu attendre tout ce temps, y compris tout ce temps depuis l’invention de la VHS puis du DVD, pour disposer enfin d’un ensemble significatif de films Lumière dans de bonnes conditions. Certes, il y a YouTube, mais ça ne se compare pas. Ça aide à se faire une idée, mais ce ne sont pas les films. Parce qu’avant même de revenir brièvement sur l’importance, à de multiples titres, de l’ensemble de productions Lumière et de l’échantillon aujourd’hui publié, il faut dire et redire que ce sont des films magnifiques.

C’est même incroyable que Louis et Auguste, et les opérateurs qu’ils engagent très vite, aient d’emblée trouvé tant de ressources plastiques, tant de pouvoir d’évocation, de rêve, de comique, de révélation, d’inquiétude, de séduction, en posant un peu partout leur boite en bois et cuivre, et en tournant la manivelle pendant cinquante secondes. Incroyable, sauf à considérer, sans minimiser leurs talents et leur sensibilité, que cette puissance-là est d’abord celle du cinéma lui-même, telle que la met en œuvre l’invention des Lumière –et nul avant eux, ni Edison à New York, ni les frères Skladanowsky à Berlin, ni Marey à Paris, quels que soient leur rôle éminent dans l’invention des appareils de prise de vue et de monstration.

À la différence de ce qu’ont subi la plupart des films de l’époque du muet, les films réalisés sous la marque Lumière ont été remarquablement préservés. Béatrice de Pastre, directrice des Archives françaises du film, donne le chiffre de 1.422 «vues» réalisées sous la bannière des industriels lyonnais. Le DVD aujourd’hui édité par l’Institut Lumière en propose un choix de 114, remarquablement restaurés, et offrant un survol aussi complet que possible des principaux aspects de la production de la firme du quartier Monplaisir.

Beauté mystérieuse

Cent-quatorze vues, cela fait exactement 1h31 de projection, la durée d’un long métrage. Et, sous le titre Lumière!, c’est bien ainsi que l’ensemble a été conçu par Thierry Fremaux, le directeur de l’Institut Lumière de Lyon, qui est situé dans les locaux mêmes –Château Lumière et hangar du Premier film– où officièrent les frères au nom prédestiné. Locaux eux aussi amplement restaurés bien sûr. Cent-quatorze vues qui font un film, qui chante la naissance de l’idée même de cinéma.

Depuis vingt-cinq ans qu’il dirige l’Institut, Fremaux s’est fait une spécialité de montrer, sur place et partout dans le monde, des vues Lumière qu’il commente en direct. Mélange d’érudition et de talent de bateleur mis en œuvre à nouveau sur la bande son (en option) du DVD. C’est instructif, et souvent amusant. Mais on aimerait conseiller de commencer par regarder (avec ou sans la musique de Saint-Saëns, également en option), les films, au moins quelques-uns d’entre eux, sans le commentaire.

La richesse des images, leur étrangeté, la multiplicité de leurs sens possibles sont telles qu’il y a là une véritable magie, que malgré toute sa pertinence et sa bonne humeur, le commentaire ne peut que réduire – a fortiori lorsqu’il emploie des formules telles que «le vrai sujet du film, c’est…». Il sera temps ensuite, à cinquante secondes le film, ce n’est pas difficile, de le revoir avec les explications[1].

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La sortie de l’usine Lumière, L’Arrivée d’un train entrant en gare de la Ciotat, L’Arroseur arrosé, Le Repas de bébé, Bataille de boules de neige, les «classiques» sont bien là, et d’autres moins connus, voire inconnus sauf des spécialistes. Et, toujours, cette beauté lumineuse, mystérieuse.

Vocabulaire de l’imprévu

Au fil des vues, classées thématiquement en dix chapitres, on suit de manière particulièrement claire l’invention, réfléchie ou fortuite, d’un grand nombre des éléments de ce qui deviendra le vocabulaire du cinéma, mouvements d’appareil, choix de cadrage, jeu entre documentaire et fiction, trucages, effets de montage, vues aériennes, animation, couleur –les Lumière ont aussi fait d’importantes avancées sur le son, et sur le relief, qui ne figurent pas dans le DVD mais sont mentionnés ailleurs.

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D’emblée, les puissances d’enregistrement du cinéma font une place importante à l’impondérable, à ce qui advient «en plus», depuis le mouvement des feuilles dans un arbre jusqu’à un véritable accident, de la grimace d’un figurant qui tout à coup prend un sens ou une force imprévus aux effets de dégagements de fumée et de vapeur. Impossible à prévoir, ce qui advient sur le visage de la petite fille qui nourrit un chat fonde ce que Bazin nommera le cinéma de la cruauté, avec une violence étrange, d’autant plus étrange que quotidienne.

Neil Armstrong. Un grand pas pour la mondialisation

Depuis le 20 juillet 1969 et l’alunissage d’Armstrong et d’Aldrin, le monde est vu d’ailleurs, et vu par tout le monde.

Lorsque, le 20 juillet 1969, Neil Armstrong et Buzz Aldrin se posent sur la Lune, leur acte représente une foule de significations –scientifiques, politiques, romanesques, etc. Parmi elles, de manière symbolique, leur arrivée sur la Lune permet pour la première fois à des hommes de regarder la terre depuis une autre planète –les esprits chagrins ne manqueront pas de souligner qu’il y a alors déjà des années que la boule bleue a pu être observée depuis des modules orbitaux, photographiée et filmée.

Il reste qu’il est différent d’être cette fois arrivé ailleurs, et de se trouver en situation, au moins imaginaire, de construire un autre point de vue stable sur notre monde, et qui permet de l’embrasser tout entier.

Cette expérience prend toute sa valeur symbolique du fait que ce déplacement de point de vue, s’il est vécu en personne par les trois passagers d’Apollo XI, est également vécu en direct par plusieurs centaines de millions d’humains. Pulvérisant les précédents records d’audience, le voyage sur la Lune est la première expérience partagée simultanément par autant de gens.

Cette double massification –la terre comme totalité, les terriens comme collectivité– est due à la collaboration de deux dispositifs technologiques, celui qui permet la mission spatiale et celui de la télévision. En ce sens, le 20 juillet 1969 peut à bon droit être tenu comme une possible date de naissance de ce que nous nommons la mondialisation, ou la globalisation, et de la perception de ce processus.

A la fin du XIXe siècle, il avait fallu un temps extraordinairement bref, moins de quatre ans, pour que les opérateurs Lumière parcourant la planète pour à la fois filmer et projeter «montrent le monde au monde». 70 ans plus tard, une opération d’une ampleur encore supérieure se produit dans ce qui est vécu comme l’instantanéité (qu’on baptisera du nom bizarre de «temps réel»).

A ce double phénomène, construction d’un autre point de vue et partage collectif de ce point de vue, s’ajoute une troisième dimension, elle aussi symbolique de la période qui s’ouvre: le doute, très tôt proclamé par certains, et toujours actif sur la réalité de l’événement. La manipulation par les pouvoirs, et les soupçons –fondés ou non– de manipulation, sont vieux comme le monde, la possible décision de faire de la manipulation un spectacle mondial serait, elle, une nouveauté, qui fait partie de l’ère qui commence.

Le Système des objets de Baudrillard vient de paraître. La mondialisation ne va pas sans son corollaire, la puissance du virtuel, le trouble face à ce qui assure que le réel est réel.

Mr Khan goes to Washington

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« Mon nom est Khan et je ne suis pas un terroriste ». Celui qui prononce cette phrase s’appelle, donc, Khan. Rizvan Khan, personnage principal du film indien qui sort cette semaine sur nos écrans. Mais celui qui prononce cette phrase s’appelle aussi Khan, Shah Rukh Khan, interprète du rôle principal, et acteur le plus célèbre de Bollywood – c’est-à-dire en quelque sorte l’acteur le plus célèbre du monde. Même si ce monde n’est pas centré autour de l’Occident : Shah Rukh Khan est la figure la plus aimée d’un cinéma qui fait courir les foules de toute l’Asie, d’une bonne partie de l’Afrique et du Moyen-Orient, même s’il reste un cinéma de niche en Europe et en Amérique du Nord. « Mon nom est Khan et je ne suis pas un terroriste » c’est aussi en substance ce qu’a dit et répété Shah Rukh Khan aux policiers de l’aéroport de Newark où son nom, un nom musulman, lui a valu d’être longuement interrogé l’été dernier, manquant de déclencher une crise diplomatique entre l’Inde et les Etats-Unis.

My Name Is Khan est un film étonnant, où se lisent de manière ouverte nombre d’enjeux contemporains, symptomatiques d’une mondialisation dont nous n’avons encore vu que les prémisses. Certains de ces enjeux sont liés à la région d’origine du film, il serait très pusillanime de croire qu’ils ne sont pas aussi globaux. La revendication d’une appartenance musulmane en Inde même est en effet loin d’aller de soi, alors même que le nom de Khan est porté, outre par la superstar Shah Rukh, par un grand nombre de vedettes de première magnitude  (Salman Khan, Aamir Khan, Saif Ali Khan… pour en rester à la période récente).

Dans un monde où le conflit plus que cinquantenaire entre l’Inde et le Pakistan reste une source de risque majeure (hors lequel on ne comprend rien ni à ce qui se passe en Afghanistan ni à une bonne partie de la nébuleuse radicale islamique), et dans un pays où le nationalisme hindou extrémiste est très puissant, notamment dans la zone de ce que ces mêmes nationalistes interdisent désormais d’appeler Bombay, la patrie de Bollywood, imposant l’usage de « Mumbai », dans ce contexte régional la revendication haut et fort d’une appartenance à la communauté musulmane est un geste qui n’a rien d’anodin.

Nul en Inde n’ignore que Shah Rukh Khan est musulman, même si son extrême popularité lui a permis de ne pas être pénalisé pour avoir épousé une hindoue. C’est autre chose de faire de cette appartenance communautaire le sujet d’un film (même si Shah Rukh Khan n’en est pas à son coup d’essai pour ce qui est des films concernant des sujets controversés en Inde, comme le rappelle un portrait éclairant de la star récemment posté, y compris la partition entre Inde et Pakistan et le conflit entre Hindous et Musulmans, au centre de Hey Ram de Kamal Hassan en 2000). Et interroger ainsi la manière dont sont traités les musulmans est susceptible de résonner de manière particulièrement sensible aussi dans les territoires immenses, de l’Indonésie au Nigeria, du Kazakhstan à l’Egypte, où Shah Rukh Khan est une mégastar.

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Mais l’enjeu principal est bien sûr à destination des Etats-Unis, où se déroule l’action du film. Le sympathique Rivzan, immigrant indien atteint d’un léger retard mental, y trouve d’abord bon accueil, accueil consacré par la rencontre de la belle Kajol, qu’il épousera. Mais les attentats du 11 septembre déclenchent une vague anti-arabe, anti-musulmane, anti-basanés, bref une violente remontée du racisme qui fait partie du patrimoine génétique états-uniens (avez-vous lu Undergound USA de James Ellroy ?). Le fils de la dulcinée de Rivzan, et par ricochet lui-même feront partie des victimes de ces accès de violence. Avec l’obstination que justifie son état psychique, forme pseudo-scientifique du candide qu’affectionnent les contes politico-philosophiques, Rivzan Khan se met en chemin pour aller dire au président américain que son nom est à consonance musulmane et que cela ne fait pas de lui un terroriste.

En notre époque où le Brésil et la Turquie réécrivent les règles du jeu diplomatiques des grandes puissances occidentales vis-à-vis de l’Iran, en cette époque où c’est tout l’équilibre international qui se déplace, voilà un film qui renverse le sens du courant, artistique et narratif, entre les plus puissantes machines à imaginaire du monde, entre Hollywood et Bollywood. Voilà 20 ans que Hollywood assiège en vain le marché du cinéma indien, à la fois par des stratégies de production, de construction de salles et des tentatives d’investissement. Jusqu’à aujourd’hui, le cinéma indien (qui ne se résume pas à la production de Bombay, loin s’en faut) détient toujours plus de 90% de ses parts de marché. Sans doute à partir des années 90 Bollywood a commencé d’emprunter des codes au cinéma de genre américain, il infusé des rythmes nouveaux, des postures d’acteurs, des effets spéciaux venus de Californie. Mais si les puristes ont froncé sourcils, il est clair que le système de représentation élaboré à Bombay a digéré ces apports, et que le public indien a rejeté les greffes excessives. Et entre temps, c’est une société indienne, Reliance, qui ouvre une chaine de multiplexes aux Etats-Unis et est devenue le bailleur de fond d’un jeune réalisateur prometteur nommé Steven Spielberg.

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My Nam sis Khan a été tourné pour partie en décors réels aux Etats-Unis (utilisés avec un regard folklorique qui rappelle comment Hollywood a filmé le reste du monde) et en partie en studio à Mumbai reconstituant une Amérique bollywoodisée. Les intermèdes musicaux et le recours aux gestuelles et aux codes couleurs de grand cinéma commercial indien y occupent une place importante : c’est Bombay qui cette fois s’approprie les States. Mais surtout, le film est très clairement une leçon de démocratie adressée par le plus célèbre ressortissant de la plus grande démocratie du monde à la nation qui se revendique volontiers comme ayant inventé la démocratie moderne. Ce sont les valeurs démocratiques de Jefferson et de Lincoln que Shah Rukh Khan vient rappeler aux Américains, cherchant en vain à le dire en face au premier d’entre eux, à l’époque George W. Bush, pour finalement trouver l’oreille du candidat Obama au poste de 44e président des USA. Et il le fait en imposant les codes de Bollywood à un scénario type de Hollywood – du Hollywood classique.

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En effet ce Rizvan Khan, nous le connaissons depuis longtemps. C’est John Doe, « l’homme de la rue » de Franck Capra, c’est l’Américain moyen de John Ford et de Franck Borzage, de Leo McCarey et de King Vidor, c’est cet inconnu de base, porteur des valeurs simples et essentielles. Shah Rukh Khan s’empare aujourd’hui du personnage qui fut exemplairement celui de Gary Cooper. My Name is Khan s’offre ainsi le luxe de refaire, à l’usage des Américains, une des choses qu’ils ont le mieux fait : donner – à eux mêmes et aux autres, des leçons de démocratie par les moyens du spectacle cinématographique. Un nouveau monde vous dis-je.