L’année de toutes les inquiétudes du cinéma français

Sur fond de difficultés économiques et d’attaques concertées de l’extrême droite, le cinéma français a aussi connu en 2025 une baisse relative de la qualité et de la diversité de son offre artistique. Ces phénomènes sont liés, et la réponse aux menaces ne peut se dispenser de la revalorisation des ambitions créatives et des auteurs qui les portent.

C’est un camouflet très singulier et très significatif, qui n’a guère attiré l’attention. Le représentant de la France à la prochaine compétition des Oscars n’est pas un film français. Aucune irrégularité dans ce choix par des experts sous contrôle de la puissance publique, puisque, conformément au règlement, au générique figure en effet un producteur français, et un des meilleurs, Philippe Martin de la société Pelléas.

Mais quiconque se donnerait la peine, au lieu de lire le règlement, de regarder Un simple accident de Jafar Panahi, verra un film réalisé en Iran par un Iranien avec des acteurs tous iraniens à propos d’une histoire totalement liée à ce pays. Palme d’or ou pas, tactique efficace pour entrer dans les critères qui mènent à un possible Oscar ou pas, ce choix n’en dit pas moins quelque chose de clair. Parmi les titres sortis en 2025, pas un cinéaste français n’a signé un film susceptible de « représenter le pays », puisque c’est la formule employée.

Ce n’est pas le seul indice. Le Festival de Cannes de cette année, vitrine mondiale numéro un de l’excellence cinématographique, a été particulièrement riche en propositions mémorables : on mentionnera ici à nouveau le film de Panahi, mais aussi Sirāt d’Oliver Laxe, L’Agent secret de Kleber Mendonça Filho, The Mastermind de Kelly Reichardt, Resurrection de Bi Gan, Valeur sentimentale de Joachim Trier, Jeunes mères des frères Dardenne, Fuori de Mario Martone, Deux procureurs de Sergei Loznitsa en compétition officielle, Le Rire et le couteau de Pedro Pinho, Magellan de Lav Diaz, Promis le ciel d’Erige Sehiri, Put Your Soul on Your Hand and Walk de Sepideh Farsi,Yes de Nadav Lapid, Miroir n°3 de Christian Petzold, Imago de Déni Oumar Pitsaev, Homebound de Neeraj Ghaywan… dans les autres sélections.

Soit, même si chacun ou chacune modifierait cette liste selon ses préférences, un ensemble considérable d’œuvres marquantes, et d’une extrême diversité d’origine et de style. Dont une caractéristique très inhabituelle est qu’aucun d’eux n’est français. Il y a eu des bons films français à Cannes, La Petite dernière de Hafsia Herzi, Nouvelle Vague (qui est, lui, un film français, même si réalisé par un Américain, Richard Linklater), Dossier 137 de Dominik Moll en compétition, La Vie après Siham de Namir Abdel Messeeh, Dites-lui que je l’aime de Romane Bohringer, Nino, Laurent dans le vent… Ce n’est faire insulte à aucun(e) de leurs auteurices de dire qu’ensemble ils constituent une présence française inhabituellement faible à un rendez-vous comme Cannes. Et ce ne sont pas les films de la même nationalité aux autres grands festivals internationaux (Berlin, Locarno, Venise, Toronto, San Sebastian…) qui auront modifié ce constat général, bien au contraire.

Baisse de la fréquentation et attaques d’extrême droite

Ce bilan qui fera de l’année 2025 une des plus faibles, artistiquement, de la production française depuis 70 ans, s’inscrit dans un contexte lui-même à la fois dégradé et anxiogène. La baisse de la fréquentation en salles, bien réelle à -15,6 % sur les onze premiers mois de l’année par rapport à la même période de 2024, y joue un rôle significatif. Même si les raisons de ces fluctuations sont multiples, et sont surtout le fait des blockbusters étatsuniens et du mode de fonctionnement des multiplexes, comme l’explicitait cet automne une analyse de l’ancien président de l’Association française des cinémas d’art et essai François Aymé dans Le Monde, cette baisse affecte le moral de l’ensemble du secteur. D’autant que, côté films français, on n’a pas vu non plus apparaître cette année les successeurs d’Un p’tit truc en plus, du Comte de Monte-Cristo ou des deux parties des Trois Mousquetaires.

Si l’année a vu l’annonce par le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) et le ministère de l’Éducation d’un plan de relance bienvenu des présences du cinéma dans l’enseignement public, elle a aussi confirmé les baisses de subventions des collectivités territoriales à de multiples pratiques de terrain, qui font le maillage serré de la présence du cinéma dans le pays. Soit le terreau de ce processus qui, sans solution de continuité, suscite le goût des films dans leur diversité chez de nombreux spectateurs, l’ambition d’en faire chez quelques-uns, et l’ensemble des structures et des discours qui accompagnent une relation ambitieuse au cinéma.

S’y ajoute une très agressive prise en tenaille par l’extrême droite. Cette agressivité est à la fois économique, avec l’achat du deuxième principal circuit de salles, UGC, par Canal+, déjà premier argentier privé du cinéma français, et qui appartient à Bolloré, et politique avec un déchaînement tous azimuts des attaques de cette mouvance contre le système français d’accompagnement du cinéma. Le Rassemblement national et ses épigones de Ciotti à Zemmour, tout comme les puissants médias de la fachosphère Bolloré-Stérin, ne cessent de pilonner ce qu’ils dénoncent à la fois comme un gâchis et un repaire anti-français.

Dans leur ensemble, les dispositifs publics d’accompagnement du cinéma, dont le CNC est la clé de voûte, sont pourtant profondément vertueux, y compris sur un plan comptable, bien au-delà des seuls intérêts d’une profession ou d’un secteur, comme l’a rappelé récemment une tribune de soutien au CNC. Dans un environnement, international plus encore, soumis à d’énormes pressions pour que règne seule la loi du marché, environnement qui tend à marginaliser ou à détruire tout ce qui relève de l’intérêt commun, de la culture innovante, de la recherche et de la diversité, cette combinaison de facteurs est extrêmement inquiétante. Elle ne peut pas se dispenser de prendre en compte la dimension artistique d’un phénomène qui n’est la plupart du temps décrit qu’en termes quantitatifs.

L’ex-président et les dénonciations injustes

L’affaiblissement relatif de la créativité du cinéma français tel qu’il est apparu sur les grands écrans en 2025 n’est ni un à-côté, ni un aspect subjectif voué à demeurer à l’écart des débats économiques et structurels. S’il existe, notamment depuis l’après-deuxième guerre mondiale, depuis les mouvements d’action culturelle populaires et depuis l’horizon d’ensemble des politiques publiques incarnées par André Malraux, un immense ensemble de procédures juridiques, administratives et économiques, c’est au nom d’une ambition artistique. On disait il y a 30 ans, au moment des accords GATT qui ont mené à la reconnaissance de l’exception culturelle, que c’était au nom de Pialat et de Varda qu’on établissait des règles qui aideraient beaucoup Astérix et Les Visiteurs, et ce fut le cas. Ces deux dimensions sont toujours indissociables.

À cet égard, deux facteurs relativement nouveaux ont endommagé les effets artistiques, mais donc aussi, à terme, économiques et de société, de l’offre française de cinéma. Le premier a un nom, Dominique Boutonnat, le précédent président du CNC jusqu’en juin 2024, et l’idéologie de cet homme d’affaires de l’audiovisuel, fidèle de la première heure d’Emmanuel Macron. Cette idéologie s’est traduite par de multiples décisions et réorientations qui, pour l’essentiel sans toucher aux principaux mécanismes, en a affecté le fonctionnement au détriment de ce que le cinéma a de plus innovant – et au détriment de sa valorisation, de la fierté d’être du côté de ce qui cherche, invente, se trompe, dimension performative indispensable au bon fonctionnement du système. Une des traductions visibles de cette inflexion a été le choix d’une partie des membres des nombreuses commissions qui mettent en pratique les dispositifs d’accompagnement du cinéma.

Ces désignations traduisent une démagogie également à l’œuvre de manière plus diffuse, sous les pressions convergentes de la droite la plus réactionnaire et d’une partie des féministes, contre la notion d’auteur. Qu’il convient en effet désormais, même si cela prendra du temps, d’appeler auteurice. C’est le deuxième facteur. Que la qualification d’auteur, au sens que le mot a pris en France et en particulier dans le cinéma, ait permis, ait même parfois encouragé des comportements prédateurs qui méritent d’être condamnés, est certain. Qu’il faille y voir en tant que telle la valorisation d’une position de domination et d’injustice témoigne d’une confusion pas toujours involontaire, qu’avait très bien analysée et dénoncée Marie-José Mondzain en distinguant « autorité » (qui renvoie à « auteur ») et « pouvoir », notamment dans son livre Homo Spectator (Bayard, 2007).

Parmi les films, certains, minoritaires, portent la marque d’un regard singulier, celui de leur auteurice. Ce sont ceux-là qui portent la légitimité d’une politique culturelle, qui insufflent l’énergie dont l’ensemble du cinéma, y compris les films les plus convenus, a besoin. À de rarissimes exceptions près (Alain Cavalier…), tout film est une œuvre collective, mais dans les meilleurs des cas, définis et polarisés par ce regard singulier. Cette année a vu la disparition d’un des réalisateurs qui, de La Bataille de Culloden (1964) à La Commune (Paris, 1871) (2000), a le plus activement travaillé les hypothèses de mises en scène collective, de discussions critiques durant le processus de réalisation, et jusqu’à l’écran même. Les films de Peter Watkins, œuvres de cinéma à part entière, n’en restent pas moins des films de Peter Watkins.

Une bonne quinzaine de titres

Et si on se permet ci-dessous une liste toute personnelle de ce que le cinéma français aura offert de mieux au cours de cette année 2025 parmi les sorties en salles, c’est aussi pour mettre en évidence, dans cette bonne quinzaine de titres, les indices de ce qui tend là aussi à la mise en partage d’une vision, d’une sensibilité traduite en formes cinématographiques. Chacun de ces titres revendique la nécessaire singularité des regards, singularité qui reste pour l’essentiel portée par une personne, parfois deux voire trois dans un cas particulier, sans que cela réduise la prégnance d’une autorité, au sens qu’on vient d’évoquer. (…)

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Francis Bueb, qui fut poète en actes par temps de vraie guerre et de fausses paix

Il fut l’homme d’un engagement résolu, dans Sarajevo assiégée puis deux décennies durant dans la même ville considérée comme possible « cœur » d’une Europe à inventer. Francis Bueb, qui vient de mourir, aura incarné avec une énergie intraitable les possibles puissances des arts et de la culture à l’épicentre des conflits politiques de la fin du 20e siècle et du début du suivant.

« Ce que vous avez fait est le symbole de ce que la France aurait dû faire en Bosnie ». C’est Edgar Morin qui l’a dit, le 27 novembre 2005, lors d’une journée d’hommage à ce Centre André Malraux créé par l’homme que saluait le philosophe, Francis Bueb. Francis Bueb vient de mourir, le 23 octobre, à Paris. Il avait 77 ans.

Quand les sbires de Milosevic et de Karazic ont encerclé Sarajevo et commencé à la pilonner, il s’est trouvé, et c’est heureux, des organisations internationales et des ONG pour organiser son ravitaillement en nourriture, en couverture, en carburant. Et un type, tout seul, pour organiser son ravitaillement en livres, en films, en disques. Tout seul ? Sans structure derrière lui, sans financement ni soutien officiel, Francis Bueb n’avait qu’une seule ressource : un carnet d’adresses. Pour avoir été durant près de 20 ans responsable des rencontres de la FNAC, il avait été en contact avec d’innombrables artistes de tous les domaines.

Quand la guerre était réapparue en Europe, quand après les bombardements de Vukovar et les premiers camps serbes et croates elle s’était cristallisée dans le siège de Sarajevo, ville multiethnique par excellence, il était parti s’y installer. Tout de suite, il a considéré que les ressources de l’esprit seraient des armes indispensables à la ville assiégée et bombardée. La généalogie de cet acte est évidente, elle renvoie à celui dont Bueb se sera toujours réclamé, et qui donne son nom à l’association créée sur place, à la diable. Malraux l’écrivain, Malraux du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, Malraux des Brigades internationales en Espagne, Malraux le Ministre de la culture, c’est tout un. En tout cas pour Bueb, l’homme de L’Espoir  (le livre) et d’Espoir (le film), de l’accueil du Général de Gaulle devant l’hôtel de ville dans « Paris outragé, mais Paris libéré », du discours devant le Panthéon pour Jean Moulin et du discours d’inauguration de la Maison de la culture de Bourges définissant les devoirs de la puissance publique en matière culturelle comme tâches démocratiques essentielles.

« J’étais assis dans le Centre culturel André-Malraux, au cœur  même de la ville. Je bavardais avec le directeur du centre, Francis Bueb, qui était venu de France pendant le siège, en 1994, et n’était jamais reparti » écrivait Colum McCann en 2008. Et le plus important, le plus courageux même si le moins spectaculaire, est sans doute de n’en être jamais reparti. Du moins d’y être resté, d’y avoir travaillé pendant 18 ans après la fin du siège. Il existe un film consacré au Centre André Malraux et à celui qui, avec à ses côtés Ziba Galijasevic, exceptionnelle organisatrice, inamovible pilier, et une petite équipe presqu’uniquement féminine, l’a fait vivre. Une des particularités de ce film, Sarajevo : notre résistance, est que Francis Bueb, fidèle à un parti-pris de longue date, n’y apparaît jamais. Mais ce qu’il a fait, ce qu’il est encore en train de faire quand Robin Hutzinger filme, ça oui cela apparait.

Le film avait été tourné en 2011. En 2011, la guerre était finie en Bosnie depuis 15 ans, du moins la guerre ouverte, le souvenir de Srebrenica se laissait recouvrir par d’autres drames, d’autres hontes, et tout le monde se fichait de la Bosnie, et de Sarajevo. Les conflits qui ont accompagné l’éclatement de la Yougoslavie du début des années 1990 à l’orée de la décennie suivante ont un temps occupé la une, le plus long siège du 20e siècle et le martyre de la capitale bosniaque ont polarisé l’attention, beaucoup quand les milices et l’armée serbes incendièrent la magnifique bibliothèque de la ville, puis de loin en loin, à l’occasion d’un massacre particulièrement odieux, comme celui sur le marché de la ville. Le Centre André Malraux donnait sur ce marché, sur cette place Markale. Il s’y était installé après avoir été d’abord un nom plutôt qu’un établissement ayant pignon sur rue. Il y est resté jusqu’en 2014.

Là, pendant le siège et ensuite, la certitude que se cristallisaient en ce lieu et sous ces noms des enjeux à une échelle bien plus vaste ont permis à Bueb de faire venir le plus prestigieux casting de grands artistes français et internationaux – la liste serait interminable, allez voir la fiche Wikipedia du Centre pour vous en faire une idée. On se souvient de Notre musique de Jean-Luc Godard tourné en partie sur place, et de Casque bleu de Chris Marker[1], on se souvient des Rencontres européennes du livre de 2000 à 2009 avec le gratin de la littérature mondiale. On se souvient des grands chats jaunes du street artist Monsieur Chat sur les tramways de la ville. On ne se souvient pas des centaines de cours de français dispensés à des habitants, des réflexions autour de la guerre et de l’Europe, avec des penseurs et des hommes et des femmes de terrain, parmi lesquels on ne peut pas ne pas citer le général Jovan Divjak, qui commanda la résistance de la ville aux assiégeants. On ne se souvient pas du travail quotidien mené avec des gens que les accords de Dayton obligeaient dès lors à rattacher à une « communauté », ce qui jamais n’eut cours au Centre Malraux.

Flamboyant, mais d’un feu pâle et opiniâtre, Francis Bueb installé derrière une montagne de livres dans son bureau, pendu au téléphone sous la photo de Malraux par Gisèle Freund, clope au bec et profil d’oiseau dégingandé, faisait se multiplier, s’échafauder, s’empiler les projets, les invitations, les publications, les accueils d’un photographe, l’atelier d’un metteur en scène de théâtre, des lectures d’écrivains bosniaques ou américains, la projection d’un film de Rithy Panh et un concert d’Higelin ou d’un quatuor venu de Belgrade. Peu à peu assemblés, il y avait eu, durant le siège, beaucoup de soutiens, publics ou privés. Il y en eut de moins en moins, et puis plus qu’un seul, grâce à celle qui restera fidèle d’entre les fidèles, Agnès B.

Il y avait eu des conflits et des disputes et des bizarreries, et tandis que la ville, sortie des préoccupations internationales d’actualité, y revenait un peu à cause de la préparation du centenaire de la Première guerre mondiale, et de l’événement déclencheur qui s’y était joué avec l’assassinant du l’archiduc François-Ferdinand en juin 1914, le Centre avait de plus en plus de mal à maintenir le rythme, ou seulement, comme son fondateur, à continuer à respirer. Président de l’association créée pour soutenir, Paris-Sarajevo-Europe, jusqu’à sa mort en 2011, Jorge Semprun aura déployé sans compter les ressources de sa diplomatie et de son entregent, qui auront ralenti l’accumulation des difficultés matérielles. (…)

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Pourquoi ce qu’a dit Justine Triet à Cannes est légitime

Justine Triet en direct au moment de son discours de lauréate/capture d’écran

C’est bien en cinéaste que s’est exprimée la réalisatrice d’«Anatomie d’une chute» au moment de recevoir sa Palme d’or.

Chacune et chacun peut avoir sa propre opinion à propos de celles exprimées par Justine Triet au moment de recevoir la Palme d’or pour Anatomie d’une chute. Mais personne ne devrait lui contester le droit de dire ce qu’elle a dit. Parce qu’elle l’a dit depuis sa place de cinéaste, ce qui est évidemment légitime sur la scène d’un grand festival de cinéma.

Ce «discours» qui fait à présent débat comportait trois éléments, et tous les trois relèvent de ce pour quoi elle se trouvait à ce moment sur scène, devant les micros et caméras. Avec concision, la réalisatrice a en effet abordé deux thèmes, apparemment distincts. D’une part, elle a parlé du mouvement contre la réforme des retraites. Mais contrairement à ce qui été beaucoup répété, elle n’a rien dit de la réforme en tant que tel.

Elle a condamné le fait qu’une «contestation historique, extrêmement puissante, unanime, de la réforme des retraites» ait «été niée, réprimée de façon choquante». Nul doute qu’elle soit contre cette réforme – comme une large majorité des Français(e)s – mais son sujet ici, c’est la tentative d’invisibilisation de ce rejet, la négation, le «passage à autre chose» voulu et orchestré par le président de la République.

Le discours de Justine Triet, c’est l’adresse d’une metteuse en scène à un metteur en scène qui s’appelle Emmanuel Macron. Il est légitime que des personnes dont le travail est d’organiser des éléments de récit et de représentation, en particulier une personne qui vient d’être récompensée pour avoir fait cela, commentent la manière dont une autre personne fait la même chose, et d’une manière qu’elle considère inappropriée. Le sens de ce passage est simplement : les cents jours sont un mauvais film, qui ne marche.

Ensuite, Justine Triet a critiqué ce qui est en train de se passer dans l’organisation du cinéma en France. Contrairement à ce que la ministre de la culture a feint d’avoir entendu, elle n’a pas attaqué le système de soutien public, mais au contraire sa mise en danger par des réformes et des projets en cours.

Et contrairement à ce que la plupart des réactions hostiles à son discours affirment, elle ne s’est pas comportée en enfant gâté ou en ingrate, mais a au contraire proclamé sa reconnaissance pour l’ensemble des dispositifs qu’on résume, de manière plus ou moins appropriée par la formule d’exception culturelle, «sans laquelle je ne serai pas là devant vous».

Et qui peut dire qu’une personne qui travaille dans un secteur, le cinéma en l’occurrence, n’est pas légitime pour s’exprimer sur l’organisation de ce secteur et ses évolutions?

Et enfin, Justine Triet a lié les deux sujets, la tentative du pouvoir de balayer sous la moquette les oppositions à la réforme des retraites et les modifications en cours du système public accompagnant le cinéma.

C’est à dire qu’elle a, exactement comme dans son film, opéré une composition, qui montre comment fonctionnent ensemble des processus apparemment disjoints, ou relevant de différents enjeux. Soit, précisément, ce que fait, ce qu’a à faire la mise en scène et pour quoi elle venait de recevoir la Palme.

Festival de Cannes jour 9: et pendant ce temps-là, loin des tapis rouges…

Cette image du beau La Passion de Dodin Bouffant, en compétition et sur lequel on reviendra, n’est là que pour indiquer que cet article concerne les cuisines du cinéma français, et ce qui s’y mijote

Le grand rendez-vous annuel sur la Croisette est aussi l’occasion des annonces et des bilans, qui établissent le bulletin de santé du cinéma, en particulier du cinéma français.

Le Festival de Cannes, dont le génie propre est d’être beaucoup de choses à la fois (refrain revendiqué), est aussi l’occasion de rendre public des bilans et des annonces, en particulier concernant le cinéma du pays hôte – mais pas seulement.

Globalement, les nouvelles semblent plutôt réjouissantes, la fréquentation remonte en France, et dans les principaux pays d’Europe. Et si Hollywood est pris dans le tourbillon de la grève des scénaristes, c’est en fait un phénomène assez classique de réajustement de la place des plateformes.

Quel que soit le résultat exact du conflit, il est prévisible qu’il fixera les nouvelles règles, comme cela se produit régulièrement à chaque modification notable des rapports de force ou entrée de nouveaux acteurs.

Côté français, le Festival a été l’occasion de deux opérations principales de communication, l’une sous l’égide du Centre National du cinéma et de l’image animée (CNC), l’autre sous celle de sa ministre de tutelle. L’un et l’autre ont entonné un discours à la fois d’autosatisfaction et d’optimisme, qui mériteraient pourtant d’être a minima nuancés. En outre, un troisième événement, qui s’est lui produit à Paris, ajoute encore davantage d’ombres au tableau.

Le Bilan de l’année 2022

Comme il est d’usage, le CNC a présenté durant le Festival le bilan de l’année écoulée. Côté fréquentation, il fait état d’une amélioration après les années perturbées par le COVID et les mesures parfois excessives ayant impacté la relation du public au cinéma.

Pour l’essentiel, la puissance publique a joué son rôle protecteur en soutenant les salles, parfois même de manière disproportionnée (en compensant le manque à gagner des ventes de popcorn dans les multiplexes par exemple). Mais cela n’aide pas forcément à combler la perte d’habitude du public, ou plutôt de tous les publics, à se rendre au cinéma.

Avec 152 millions d’entrées en 2022, une remontée s’est amorcée, qui se confirme d’ailleurs durant les premiers mois de 2023. Mais la question, qui vaut pour la totalité des actions de la puissance publique dans le secteur, ne devrait pas concerner seulement la quantité mais la qualité: quels films? Quelles salles? Quels spectateurs?

Une lecture plus attentive des résultats fait en effet apparaître une aggravation du fossé entre gros films porteurs et d’innombrables titres bénéficiant d’une moindre exposition et de moindres moyens promotionnels. Intervenir sur ces enjeux est exactement ce qui définit une politique culturelle, en se différenciant d’une politique industrielle et commerciale. Le document édité par le CNC note «une reprise plus difficile pour l’Art et essai», mais on ne voit guère venir d’initiatives pour répondre à cette situation.

Le bilan fait aussi apparaître le maintien d’un volume de nouveaux films très élevé, 681 nouveaux titres ont été distribués en 2022, dont une quantité déraisonnable de films français (411).

Le sujet, périlleux, n’est traité que selon une alternative dont les deux termes sont destructeurs: soit laisser-faire, voire augmenter les occasions de financement, avec pour effet des embouteillages ravageurs où les moins armés médiatiquement seront broyés, soit s’en prendre en amont à ces mêmes plus faibles sur le terrain économique.

Là aussi, une véritable politique culturelle consisterait au contraire à construire les conditions d’existence des œuvres les plus audacieuses, en réduisant le soutien à un tout venant de productions moyennes qui embouteillent les écrans et désorientent les spectateurs potentiels. Ce qui ne figure pas semble-t-il à l’ordre du jour.

La Grande Fabrique de l’image

Rima Abdul Malak, la ministre de la culture, est venue annoncer à Cannes les résultats de l’appel à projets dans les différents secteurs de l’audiovisuel, volet du plan de financement public France 2030 lancé par le gouvernement et doté d’un budget de 54 milliards d’euros.

Les 350 millions attribués à l’audiovisuel dans le cadre de la dite Grande Fabrique de l’image se répartissent en deux volets, un destiné à la création ou développement d’infrastructures de production, l’autre à la formation, selon la célèbre recette du pâté d’alouette, un cheval production, une alouette formation. Depuis le début, comme de nombreux acteurs du monde culturel l’avait souligné, les autres aspects de la création et de la diffusion étaient exclus.

Et chacun sait que le gros effort sur les infrastructures de tournages, de postproduction et d’effets spéciaux vise surtout à attirer les grosses plateformes de streaming, dont les infrastructures seront donc financées sur des deniers publics. Là comme ailleurs, l’idéologie mensongère du ruissellement (à force d’aider les plus puissants ça finira bien par profiter aussi aux autres) ne cesse d’être contredite par les faits.

Il y a évidemment lieu de se réjouir d’une aide, néanmoins substantielle, accordée à des lieux de formation parmi les plus actifs, et répartis dans tout le territoire. Mais là aussi, on retrouve cette tendance lourde de l’action publique récente, caractéristique du patron actuel du CNC, qui tend à dissoudre la singularité des pratiques et des moyens d’expression, au premier rang desquels le cinéma, dans une grande soupe où sont touillés ensemble jeux vidéo, séries télé, programmes de flux et films.

Parmi les grands absents de cette action publique aux horizons plus économiques que culturels qu’est la Grande Fabrique de l’image, on notera par exemple les festivals (Cannes était pourtant le lieu d’en parler) et la distribution indépendante, ou les modalités de présence du cinéma dans l’enseignement public, ou les nombreuses associations de terrain qui accompagnent des films, des publics, des réflexions pour et avec les films.

Les menaces du sénateur

Sans lien apparent avec Cannes, mais peut-être pas sorti par hasard en plein déroulement du Festival, un rapport sur le cinéma intitulé Itinéraire d’un art gâté signé d’un sénateur LR, Roger Karoutchi attaque explicitement tout le système d’accompagnement public du cinéma, dont les principaux piliers remontent à plus de 70 ans, et qui ont prouvé leur efficacité.

Cette appel explicite à la destruction pour laisser le secteur aux seules lois du marché n’aurait pas particulièrement de quoi inquiéter – un élu pond régulièrement un rapport de ce type, il était d’ordinaire soigneusement rangé dans un tiroir. Mais l’ambiance a changé.

Un autre rapport, intitulé Cinéma et régulation, de l’ancien vice-président du Conseil d’Etat Bruno Lasserre, remis aux ministres de l’économie et de la culture il y a un mois et demi, prône ouvertement une approche fondée sur la compétitivité, notamment en ce qui concerne les salles. Surtout, de récentes décisions de la Région Auvergne-Rhône-Alpes présidée par Laurent Wauquiez ont entrainé des baisses drastiques dans les financements publics d’organes culturels, touchant notamment le cinéma.

Le geste plus médiatisé à ce jour a été clairement présenté comme des représailles politiques de la part du candidat à la candidature présidentielle du vieux parti de droite, contre un théâtre qui ne pense pas comme lui.

Mais le plus significatif est sans doute la suppression de plus de 50% de la subvention au Festival de Clermont-Ferrand, le plus grand festival de court métrage du monde, expérience au long cours qui est une incontestable réussite, saluée dans le monde entier et utile à d’innombrables créateurs et travailleurs du cinéma.

Il ne s’agit en aucun cas d’une maladresse, mais bien d’un affichage politique destiné à faire de la culture, de la création contemporaine, un repoussoir afin de courtiser les plus réactionnaires, en se mettant à nouveau à la remorque du RN et du groupuscule fascisant de Zemmour.

Dans ce cas précis, la ministre de la culture a clairement affiché son opposition à la mesure, déclarant : « Quel est l’intérêt pour Laurent Wauquiez de vouloir affaiblir un festival avec une telle notoriété, une telle force économique et culturelle? Je me battrai pour le défendre.» (Le Film français du 22 mai 2023). Il y a lieu de lui en savoir gré.

Monsieur Karoutchi, qui appartient au même parti que monsieur Wauquiez, tire dans le même sens que le patron de la région Auvergne-Rhône-Alpes. Un sens relativement nouveau (ou très ancien). Il est clair que l’environnement idéologique et les tropismes de nombreux politiciens, également de la majorité, vont désormais dans le sens de la démagogie anti-artistique sous influence de l’extrême droite, à rebours d’une tradition bien établie aussi dans la droite française classique d’inspiration gaulliste.

Entre idéologie ultralibérale et poujadisme bas du front, les signaux politiques émis autour du cinéma, comme art et comme espace à bien des égards (encore) exemplaire de l’action publique, sont donc loin d’être rassurants.

Il faut néanmoins aussi prendre acte d’une autre proposition, également issue du Sénat, en l’occurrence d’une «mission d’information». Intitulé «Le cinéma contre-attaque : entre résilience et exception culturelle, un art majeur qui a de l’avenir» , il comporte des propositions nettement plus prometteuses en termes d’adaptation d’un système fondamentalement vertueux aux modifications récentes.

Cannes cette année, où il semble que les conflits concernant le secteur soient remisés au vestiaire tandis que la relation avec les grandes plateformes se normalise (grâce notamment au rôle qu’a joué le Festival par le passé en refusant de se plier aux diktats de Netflix) n’aura guère contribué à y apporter des éclairages, encore moins des réponses.

Surtout, la deuxième quinzaine de mai est la période de l’année où le cinéma polarise le plus les attentions, il aurait été heureux que cela aide à rendre visible combien ses questions internes participent des interrogations et des choix à l’échelle de toute la société. Cela n’aura pas été le cas.

Le cinéma en France ne manque pas d’argent, c’est son statut qui est en jeu

L’appel à des états généraux du cinéma qui s’est tenu le 6 octobre a été le pivot d’un ensemble de prises de position qui traduisent une urgence, mais entretiennent de multiples malentendus.

«Nous devons, tous autour de cette table, nous remettre en cause. On doit évoluer, on ne peut pas toujours attendre le père Noël, l’État qui va prendre des décisions magnifiques. […] Les gens ne veulent pas aller au cinéma pour se faire chier!» Au cours de la matinale de France Inter le 12 octobre, les phrases de Jérôme Seydoux ont sonné comme un coming out du plus grand patron du cinéma en France.

Pas du tout un coming out sur une remise en cause le concernant lui, homme d’affaires enrichi dans le transport maritime et qui considère le cinéma comme un business et rien de plus, mais un appel explicite à l’abandon d’une politique publique –appel qui, soit dit en passant, se déclinerait volontiers dans les autres secteurs que le cinéma.

En plus clair, ce qu’a dit le patron de Pathé aux gens qui font des films, à ceux qui les accompagnent et à ceux qui aiment voir autre chose que les formats imposés par le goût dominant, c’est: «Soumettez-vous au marché ou crevez.» Disons que ça avait le mérite de la clarté.

Juste avant sa sortie très concertée à France Inter, le patron de Pathé avait été au centre d’une autre polémique en posant parmi un groupe de vedettes, uniquement des homes blancs, à la une du magazine professionnel –avec en accroche le nom du parti de Zemmour, pour couronner le tout.

Cette sortie ultralibérale avait lieu dans le sillage de l’appel à des états généraux du cinéma, assemblée qui s’était tenue six jours plus tôt et à laquelle ont participé plus d’un millier de professionnels.

Au-delà d’un malaise partagé par l’ensemble des intervenants à cette rencontre, malaise qui a pu sembler bénin, ou sectoriel, aux yeux de tant de Français confrontés à de multiples difficultés quotidiennes et angoisses pour un avenir immédiat ou plus lointain, il faut dire que le message émis par les états généraux manquait de clarté –la plupart des médias s’étant ensuite chargés de brouiller davantage les signaux.

Le sujet est pourtant bien réel, et mérite mieux que les effets d’estrade ou les complaintes formatées. Une des causes du malentendu a pu tenir à l’intitulé même de la rencontre: dans le milieu du cinéma, «états généraux» renvoie à un ensemble de débats et de travaux qui se sont tenus en mai-juin 1968, soit dans un contexte complètement différent –et avec des effets à peu près nuls, au moins dans les années qui ont suivi.

Il fallait une sacrée dose de puérilité (soyons poli) pour prétendre transposer l’esprit de cette époque à la situation actuelle. Les incantations insurrectionnelles n’auront servi qu’à ajouter de la confusion à un sujet bien assez complexe en lui-même.

Ne surtout pas demander d’argent

À l’opposé, pourrait-on dire (même si cela n’empêche pas certains d’occuper les deux positions), se sont réitérées les demandes à davantage de financement.

C’est une erreur tragique, qui condamne tout mouvement dans le monde du cinéma à l’échec –et à l’hostilité ou à l’ironie de l’immense majorité de nos concitoyens. Il faut le dire une bonne fois pour toute: le cinéma français ne manque pas d’argent.

On pourrait même préciser la formule, pour mieux insister sur ce qui est en jeu: le cinéma en France ne manque pas d’argent, puisque ce qui est en jeu ne concerne pas uniquement les productions, les salles et les professionnels de ce pays, mais concerne la place, unique et formidable, qu’y occupe (encore) le cinéma, tout le cinéma.

On laisse ici de côté l’épisode Covid, où le cinéma a bénéficié comme tant de secteurs du «quoi qu’il en coûte»… sans aucune réflexion d’ensemble prenant en compte les besoins du secteur.

Il est essentiel de marteler qu’il ne s’agit pas de demander de l’argent: depuis au moins vingt ans, chaque fois qu’un souci a surgi, qu’une mutation a fragilisé un pan du secteur, qu’une corporation a fait entendre sa voix un peu plus fort que les autres, la réponse des pouvoirs publics a consisté à trouver un peu plus d’argent pour répondre à la pression.

Rappelons à cette occasion que cet argent n’est pas «l’argent des Français», mais de l’argent prélevé et redistribué à l’intérieur du système audiovisuel, y compris désormais sous ses modalités en ligne.

On laisse ici de côté l’épisode Covid, tout à fait particulier, où le cinéma a bénéficié comme tant de secteurs du «quoi qu’il en coûte», jusqu’à rembourser aux multiplexes le pop-corn qu’ils auraient vendu s’ils avaient été ouverts… Mais à nouveau sans aucune réflexion d’ensemble prenant en compte les besoins du secteur, et d’abord ses besoins culturels.

Ce qui est supposément la raison d’être d’une ministre de la Culture, laquelle (il s’agit de la précédente) s’est beaucoup vantée d’avoir obtenu plein d’argent. Mais elle n’était pas là pour ça! Elle était là pour piloter ce qui a disparu depuis des décennies du logiciel de ceux qui nous gouvernent: une politique culturelle.

Une alternative au marché

Contrairement à l’approche de nombre de politiques comme de professionnels, ceux-là même dont Jérôme Seydoux s’est fait le porte-parole sciemment provocateur, une politique culturelle ne sert pas à renforcer le marché.

Elle sert, au sein d’une économie de marché, exactement à l’inverse: à permettre l’existence, la diffusion et la reconnaissance partagée d’autres propositions que celles élaborées par le marché.

Malgré les attaques, c’est ce que l’ensemble des dispositifs mis en place depuis soixante-dix ans continue de faire pour les films français, ces films qui «font chier» surtout ceux qui ne vont pas les voir, ayant décidé que seuls les standards dominants du show-biz étaient dignes d’intérêt.

Cette année sont sortis ou sortiront sur les grands écrans Viens je t’emmène, Saint Omer, Un beau matin, Les Harkis, À propos de Joan, Walden, Revoir Paris, Chronique d’une liaison passagère, Coma, Le Pharaon le sauvage et la princesse, Avec amour et acharnement, Magdala, La Nuit du 12, Peter von Kant, Traverser, Twist à Bamako, Pacifiction, Goutte d’or, Frère et sœur, De nos frères blessés, Les Amandiers, I Comete, Ma Nuit, Bowling Saturne, Bruno Reidal, Nous, Vous ne désirez que moi, Enquête sur un scandale d’État, Arthur Rambo

On en oublie, et il ne s’agit pas de les aimer tous. Mais cette richesse de propositions, sans équivalent dans le monde, mérite mieux que les insultes et le mépris qui s’affichent désormais avec une arrogance inédite.

Il faut rappeler ici que le «goût dominant» (le refrain bien connu: il faut donner au public ce qu’il demande) n’a rien de naturel. Il est le résultat de milliards de dollars et d’euros investis en marketing, avec des techniques de plus en plus sophistiquées à l’heure des algorithmes et de la supposée intelligence artificielle.

La culture, c’est de la politique

Après sa sortie à la radio, le patron de Pathé s’est taillé un beau succès sur les réseaux sociaux, de nombreux internautes relayant l’idée que tout ce que travaille à faire vivre le système public serait en effet «chiant», puisque c’est le vocable dont ils se revendiquent.

C’est naturellement leur droit, mais c’est aussi la conséquence d’une emprise sans précédent sur les esprits, et d’un abandon de la promotion par de multiples organes créés, encadrés et coordonnés (dans les médias, dans l’éducation, dans les quartiers…) de l’ambition artistique, de la complexité, de la diversité des formes, des aventures de l’esprit hors des modèles formatés. En un mot: de la culture.

Nous vivons une mutation des comportements du public et des formats de création, qui exige de réinventer la politique culturelle pour aujourd’hui et demain.

Et la culture, au sens de la construction de relations désirées avec des formes variées, inédites, dérangeantes, propres à déplacer les perceptions, les comportements et les manières de penser, la culture est un enjeu politique de premier plan. Une politique publique de la culture n’a pas d’abord pour raison d’être de protéger le «secteur culturel» et ceux qui le font vivre.

Elle concerne l’ensemble de la population, (…)

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«Le Centre national du cinéma met en œuvre le contraire d’une politique culturelle»

L’immeuble du CNC

Membre du collectif qui appelle à la tenue d’états généraux du cinéma français, le producteur Saïd Ben Saïd en explique les enjeux et l’urgence.

Saïd Ben Saïd est le producteur de grands réalisateurs (André Téchiné et Philippe Garrel entre autres, et récemment des deux derniers films de Paul Verhoeven, Elle et Benedetta), et une figure importante du paysage cinématographique français actuel.

Sans appartenir à aucune organisation professionnelle, il est aussi un homme engagé dans la défense d’une idée ambitieuse du cinéma, et de la mission de l’action publique pour la promouvoir. C’est à ce titre qu’il a joué un rôle décisif dans la mise en place d’états généraux du cinéma, dont la première étape publique se tient le 6 octobre à Paris.

Slate.fr: Des centaines de professionnels du cinéma et de nombreuses organisations ou associations du secteur se sont associés à un appel à des états généraux du cinéma. Cosignataire d’une tribune dans Le Monde qui a joué un rôle moteur dans cette mobilisation, vous avez beaucoup contribué à la mise en place de ce rendez-vous. Qu’en attendez-vous?

Saïd Ben Saïd: Le 6 octobre à l’Institut du monde arabe doit être un moment important, mais dans le cadre d’un mouvement qui a vocation à se poursuivre. Il est prévu que des membres de toutes les professions du cinéma exposent, brièvement, leur perception d’une situation d’ensemble, celle du cinéma en France, que nous sommes très nombreux à trouver très inquiétante. L’objectif est d’abord de faire nombre, de montrer que le malaise est profond, étendu, et concerne des personnes, des organismes et des pratiques très variés, qui peuvent par ailleurs avoir des divergences ou des conflits, mais qui sont désormais sous une menace commune.

Le producteur Saïd Ben Saïd. | DR

Quelle est, selon vous, cette menace commune?

Il s’agit de la transformation en profondeur du CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée) selon des modalités qui mènent très clairement à la destruction de l’action publique selon les principes fondateurs de cet organisme. Un des premiers rôles du CNC, lors de sa création en 1946, a été de faire face à l’afflux des films américains. Depuis, et exemplairement avec la montée en puissance de la télévision, l’État a initié, accompagné et soutenu les nécessaires évolutions du cinéma pour éviter les effets les plus dévastateurs des évolutions technologiques et des modifications dans les comportements, et dans une certaine mesure pour faire de ces changements des forces nouvelles au service du cinéma.

Vous ne percevez rien de tel dans l’action publique en ce moment?

La seule initiative du CNC dans le cadre du Plan France 2030 initié par l’Élysée s’appelle «La grande fabrique de l’image». Elle a pour objectif de rendre les lieux de tournage et les infrastructures techniques français concurrentiels pour attirer un maximum de tournages de productions des plateformes américaines. Il n’y a pas une ligne sur la création. Le cinéma français a pourtant toujours une certaine vigueur, sur le plan culturel, sur le plan économique, en matière de visibilité dans le monde. On essaie de le transformer en prestataire pour Netflix et Amazon.

Aujourd’hui, l’État considère que ce n’est plus son rôle de soutenir le cinéma –c’est d’ailleurs également vrai dans les autres domaines artistiques. En fait de politique culturelle, lorsqu’une corporation se plaint assez fort, on lui trouve une rallonge financière. C’est non seulement très insuffisant, mais cela traduit une incompréhension ou un mépris de ce que signifie, de ce que devrait signifier une politique.

Une telle transformation du «bras armé» de la puissance publique dans le domaine du cinéma s’inscrit dans un certain contexte, elle a une histoire.

Le contexte est celui d’une hostilité généralisée des dirigeants à l’intervention selon d’autres critères que gestionnaires. Dans le cas du cinéma, elle est aggravée par une vulgate mensongère, que les politiques véhiculent par cynisme, par opportunisme ou par ignorance, selon laquelle le cinéma serait un secteur d’assistés. Alors que tout l’argent qui y circule sous forme d’aides vient du secteur audiovisuel, et pas du tout des impôts. C’est le rôle du CNC de gérer la répartition de ces sommes, selon deux grands mécanismes: l’un, l’aide automatique, qui amplifie les succès commerciaux; l’autre, l’aide sélective, qui soutient les projets artistiquement et culturellement importants, mais mal armés pour affronter le marché.

Vous constatez une transformation depuis la nomination à la tête du CNC de Dominique Boutonnat, qui avait d’ailleurs d’emblée suscité des inquiétudes

Oui, de bien des manières. Une des plus significatives consiste à vouloir soumettre le fonctionnement des aides sélectives à une approche fondée sur les performances économiques. Cela se traduit notamment par le choix des personnes nommées à la tête des commissions qui examinent les projets et attribuent ces aides. De plus en plus, elles viennent de la partie la plus industrielle du cinéma, où elles exercent éventuellement leur métier avec compétence dans leur domaine, mais elles ne sont absolument pas qualifiées pour estimer les promesses artistiques dont des films peuvent être porteurs. La nomination de Clément Miserez, producteur de Belle et Sébastien ou des Vieux Fourneaux, à la présidence de la principale commission d’aide à la production, a été à cet égard un signal très clair –et voulu comme tel. C’est loin d’être le seul exemple.

Êtes-vous surpris de ces choix politico-économiques, et aussi idéologiques?

Pas vraiment, puisque c’est ce que Dominique Boutonnat préconisait dans le rapport qu’il avait remis au ministre de la Culture en décembre 2018, qui appelait à la substitution d’une approche ultralibérale à une politique culturelle d’intérêt général. Nous avions été nombreux à dénoncer le rapport; nous avons été nombreux à manifester notre inquiétude quand son auteur a été peu après nommé à la tête du CNC; nous voyons à présent sa mise en œuvre. (…)

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Cannes Jour 6: protéger et transformer

Magali Payen, Marion Cotillard et Cyril Dion annoncent la création de la société de production Newtopia.

Deux initiatives annoncées ce week-end travaillent à associer le cinéma aux nécessaires modifications face à des fléaux très actuels, la montée en puissance des formes les plus brutales de censure et la domination de représentations qui contribuent à la destruction de la planète.

Au Festival de Cannes, il y a des films, et c’est le plus important. Il y a ceux qui les font, ceux qui les montrent, ceux qui contribuent à leur notoriété. Ce qui importe également. Et puis il y a des réunions, et parfois des annonces.

Cette fin de semaine a ainsi été l’occasion de rendre visibles deux initiatives importantes, ou du moins qui pourraient le devenir. L’une est une initiative publique, l’autre privée, elles ne se situent pas sur le même terrain mais sont susceptibles de contribuer à des évolutions souhaitables, à des actes bénéfiques –pas seulement pour le cinéma.

Caméra libre!, aux côtés des plus menacés

La plus simple, en tout cas dans son principe, est l’annonce par le CNC d’un nouveau dispositif de soutien intitulé «Caméra libre!». Selon la présentation officielle, il s’agit d’accueillir et d’aider des réalisateurs persécutés dans leur pays d’origine.

Plus précisément, «des cinéastes qui développent un projet de long métrage (fiction, documentaire ou animation) à vocation internationale et qui, malgré leur talent et la reconnaissance internationale qu’ils ont pu obtenir pour leurs œuvres antérieures, sont confrontés à la censure, à la persécution ou à des violences politiques qui les mettent en danger, les empêchent de se consacrer à l’écriture de leur projet, ou rendent difficile la mise en réseau avec des partenaires potentiels pour financer celui-ci».

Ce programme est mis en œuvre avec la Cité internationale des Arts qui accueille déjà de nombreux artistes d’autres disciplines, notamment parmi ceux qui sont obligés de fuir des menaces sur leur travail, voire sur leur vie.

Cette initiative s’inscrit dans une longue et globalement très bénéfique tradition d’interaction de la France avec les créateurs de cinéma du monde entier, notamment grâce au dispositif «Cinémas du monde» (CNC et Institut français) et aux accords de coproduction signés avec 55 pays.

Elle fait figure de geste positif d’autant plus remarquable qu’ils sont rares en ce moment. En attendant, sans espoir excessif, d’éventuelles annonces de la nouvelle ministre de la Culture, Rima Abdul Malak attendue sur la Croisette mardi 24, ce sera au moins un acte à retenir de la part d’une administration qui depuis des années ne brille pas par ses propositions autres que de gestion.

Au train où va le monde avec la montée en puissance des diverses formes de dictatures, et alors que le cinéma s’est considérablement diversifié en termes d’origines nationales depuis quarante ans, «Caméra libre!» risque fort d’avoir besoin d’intervenir très souvent.

Pour l’instant, selon le communique du CNC, «7 ou 8 cinéastes» seraient sélectionnés chaque année, il est à craindre que le nombre ne soit pas suffisant. Mais l’histoire a montré qu’une fois mis en place, ce type de dispositif était capable de s’adapter aux réalités de terrain, et il faut parier que ce sera à nouveau le cas.

Changer les regards pour changer les pratiques

Autre pari, beaucoup plus complexe à mettre en œuvre mais à terme possiblement prometteur d’effets importants, l’initiative annoncée par un groupe de professionnels dont les deux figures de proue sont le réalisateur Cyril Dion et l’actrice Marion Cotillard –avec à leurs côtés notamment la productrice très impliquée dans les enjeux écologiques Magali Payen.

La société de production Newtopia ambitionne de donner naissance à des films, longs métrages de fiction surtout mais aussi documentaires et courts métrages, susceptibles de modifier les imaginaires concernant la nature et les relations que les humains entretiennent avec elle. (…)

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2021, une année de cinéma en cinquante films et quatre événements

Une lueur dans la brume: ce beau plan de Février de Kamen Kalev, l’une des découvertes mémorables de cette année, pourrait servir de métaphore à la situation.

Chahutée par des évolutions qui ne sont pas seulement liées à la pandémie, l’année écoulée a aussi permis de nombreuses découvertes sur les grands écrans, et ouvert plus d’une piste prometteuse.

Aussi chamboulée qu’elle ait été, l’année 2021 aura pourtant été féconde en films mémorables. Il n’y a, à ce jour, aucune raison de s’inquiéter à propos de la créativité du cinéma, ici et ailleurs, dans la diversité des types de réalisations et de leurs origines.

Mais il y a assurément matière à s’inquiéter de leur possibilité d’être vus, et d’être vus dans des bonnes conditions, c’est-à-dire en salles. Et donc de l’avenir, à moyen terme, de cette fécondité.

Les films et leurs publics: deux faits

Le mode de diffusion des films et leur façon de rencontrer ou pas des spectateurs est l’un des trois phénomènes majeurs ayant marqué l’année qui s’achève. Il est, sur ce sujet, trop tôt pour tirer des conclusions, a fortiori pour faire des prédictions. Il faut seulement constater les deux faits significatifs du moment.

Le premier est la montée en puissance des plateformes de diffusion en ligne, et l’inégalité croissante entre les Majors de ce nouveau type basées aux Etats-Unis et les autres offres. Comme le met en évidence le récent bilan de l’Observatoire de la vidéo à la demande du CNC, Netflix, Amazon Prime et Disney+ saturent le marché, la rapide montée en puissance du dernier entrainant une domination encore plus massive des productions américaines, en particulier en direction des plus jeunes spectateurs.

Le Covid-19 a clairement joué un rôle d’accélérateur d’un phénomène plus profond, sans qu’on sache dans quelle mesure il s’agit d’un véritable transfert: ainsi un confinement moins sévère et moins long a fait baisser la consommation des images en VOD en 2021 par rapport à 2020.

Source: Centre national du cinéma et de l’image animée

À un autre niveau de réflexion, il n’est pas impératif de toujours anticiper des comportements identiques, avec retard, entre consommateurs états-uniens et européens. Des stratégies plus volontaristes pourraient au contraire faire émerger des pratiques alternatives, cela s’est vérifié par le passé.

Le second fait, en grande partie corrélé au premier, est l’augmentation de l’écart, y compris en salles, entre les films à fort potentiel commercial et les autres.

La fréquentation, à l’arrêt de janvier à avril inclus, gravement perturbées par des décisions inadaptées des autorités au cours de l’été, a connu une reprise plutôt prometteuse durant les derniers mois. Toutefois, elle repose de manière disproportionnée sur quelques titres, américains ou français.

Quelque chose s’est cassé dans un rapport plus ouvert au cinéma, à la diversité des films, au désir d’en partager l’expérience en salles. Cela tient à un grand nombre de raisons, parmi lesquelles la pandémie, mais pas seulement.

Comme observé depuis vingt ans mais avec une brutalité accrue, Internet favorise les plus puissants et marginalise les autres, à rebours du baratin sur ses vertus démocratiques et égalitaires. Et la délirante complaisance des grands médias en faveur de Netflix a largement contribué à l’aggravation de ces déséquilibres, déséquilibres auxquels les pouvoirs publics en charge de la culture refusent de s’attaquer.

Comme il est devenu d’usage depuis au moins le début du XXIe siècle, la capacité à trouver des rallonges financières et la démagogie des chiffres d’audience a remplacé l’idée même de politique culturelle. Pourtant, à rebours des prophéties dangereusement auto-réalisatrices qu’affectionnent la plupart des chroniqueurs, le cinéma n’est pas mort, le cinéma en salle n’est pas mort, le cinéma art et essai n’est pas mort.

Mais ils traversent des passes compliquées, qui nécessiteront de nouvelles réponses et beaucoup de détermination, une énergie dont on ne perçoit guère la présence chez beaucoup de ceux à qui il incombe de s’en occuper. Quand quelque chose est cassé, il s’agit de le réparer. Encore faut-il en avoir le désir.

La droitisation des esprits est aussi un marché

D’une autre nature, mais appartenant à la même époque, on trouve un phénomène qui se cristallise autour d’un des grands succès publics de cette année en France, Bac Nord.

Un peu à tort et beaucoup à raison, on considérait jusqu’à récemment que le monde du cinéma était composé dans sa quasi-intégralité de démocrates progressistes et humanistes. Cela n’a jamais été vrai, mais ça ne se voyait pas trop, et des réacs assumés comme Clavier ou Luchini passaient pour d’amusants originaux.

C’est peu de dire que le paysage a changé. À l’heure où deux candidats d’extrême droite totalisent le quart des intentions de vote, il est logique qu’apparaissent des films porteurs d’une certaine idéologie, comme l’est celui de de Cédric Jimenez.

Les futurs électeurs des candidats d’extrême droite sont aussi des spectateurs potentiels, qu’on imagine excédés par la domination de la soi-disant bien-pensance de gauche, et preneurs de tout ce qui viendra leur raconter des histoires en phase avec les représentations du monde, aussi fausses et odieuses soient-elles. On peut donc plutôt s’étonner qu’il n’y ait pas davantage de films de ce type. Pour l’instant.

La place des femmes: une véritable amélioration

Le troisième phénomène marquant de cette année, lui aussi en phase avec l’époque mais celui-là tout à fait réjouissant, concerne les places conquises par des femmes, notamment en termes de visibilité.

Julia Ducournau recevant la Palme d’or des mains de Sharon Stone pour Titane. | Festival de Cannes

Cela vaut pour les récipiendaires de deux de plus hautes récompenses festivalières, la Palme d’or cannoise de Julia Ducournau et le Lion d’or vénitien d’Audrey Diwan, aussi bien que pour la palanquée d’Oscars décernés à Chloé Zhao. Et cela vaut aussi, dans une moindre mesure, pour Kelly Reichardt, Céline Sciamma ou encore Mia Hansen-Løve, qui font aussi partie des cinéastes ayant le plus fortement marqué cette année.

Celle-ci a également été celle de la découverte des nouvelles réalisations, pour ne mentionner que des films français, de Claire Simon, de Hafsia Herzi, de Florence Miailhe, de Danielle Arbid, de Fanny Liatard, de Valérie Lemercier, d’Anne Fontaine, de Mélanie Laurent, de Nicole Garcia, de Catherine Corsini, d’Emmanuelle Bercot, d’Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter, de Callisto McNulty, de Nora Martyrosian, de Marie Dumora, de Hind Meddeb, d’Éléonore Weber, de Simone Bitton, d’Alexandra Leclère, de Cécile Ducroq, d’Audrey Estrougo, de Suzanne Lindon, de Chloé Mazlo, de Charlène Favier, d’Aude Pépin, d’Alexandra Pianelli… (liste non exhaustive).

On n’est pas encore à la parité, et surtout bien d’autres formes d’inégalité demeurent, comme l’ont souligné en décembre les assises du Collectif 50/50, mais il y a clairement une évolution, un mouvement d’ensemble dont il faut souhaiter qu’il s’amplifie et se consolide.

La Chine, première nation de cinéma

A l’échelle mondiale, l’événement le plus significatif est sans doute le croisement de deux processus, la montée en puissance régulière de l’industrie du cinéma chinois et la crispation des rapports entre ce pays et le monde occidental, en particulier les Etats-Unis.

La Chine est désormais, en valeur et pas seulement en nombre de spectateurs, le premier marché du monde avec 7,6 milliards de dollars de recettes –et quatre films chinois en tête du box-office.

Epopée guerrière et anti-américaine, The Battle of Lake Changjin, cosigné par trois réalisateurs, a dominé le box-office avec plus de 900 millions de dollars de recettes.

Elément de la reprise en main autoritaire et nationaliste de l’Empire par Xi Jinping, le cinéma s’est vu attribuer des fonctions de soft power conquérant, en interne et dans le monde.

Très loin de ceux qui prédisent la marginalisation de la salle, les dirigeants chinois annoncent la poursuite de leur gigantesque programme d’ouverture, en visant 100 000 grands écrans dans les cinq prochaines années (il y en a 75 000 pour l’instant). Ces écrans auront vocation à montrer essentiellement des productions nationales conformes aux impératifs idéologiques du gouvernement, mais qui devront être également conçues pour améliorer la présence chinoise à l’international.

Plus encore que la montée en puissance des plateformes, la relation entre Hollywood et la Chine a été le principal moteur économique de l’essor du secteur depuis une décennie (à la différence du rôle quasi-nul du géant cinématographique indien sur la scène internationale). Exemplairement le marché chinois représentait pour les films MCU (les films de super-héros de l’univers Marvel) 20% du chiffre d’affaires total. Mais depuis deux ans, les films MCU ne sont plus distribués en [1].

L’interruption de cette dynamique économique, mais aussi industrielle et technologique, du fait de l’évolution des relations entre les deux superpuissances, concerne aussi les spectateurs. Elle va affecter les scénarios, les castings, les lieux de tournages, bref ce que nous verrons sur les écrans. Peu ou pas visible pour l’instant, ce facteur géopolitique est susceptible de modifier en profondeur l’industrie des images dans les années qui viennent.

Une belle année pour les films, quatre très grandes œuvres de cinéma

En ne prenant en considération que les films sortis dans les salles de cinéma au cours de l’année, un retour, subjectif, forcément subjectif, sur les bonheurs de spectateur atteint le total d’une cinquantaine de titres. Chacune et chacun pourra modifier cette liste en fonction de ses engouements et de ses préférences, nul ne pourra prétendre que cette année n’aura pas été féconde.

Quatre titres majeurs ont illuminé l’année de leur beauté et de leur singularité.

John Magaro et Orion Lee dans First Cow, de Kelly Reichardt. | Condor Distribution

Le merveilleux First Cow de l’Américaine Kelly Reichardt, laquelle a en outre bénéficié d’une intégrale au Centre Pompidou (accompagné de la publication d’un livre important), ce qui a permis d’établir enfin la place éminente de cette réalisatrice dans le cinéma mondial contemporain.

Hidetoshi Nishijima et Toko Miura dans Drive My Car, de Ryusuke Hamaguchi. | Diaphana Distribution

Avec Drive My Car, le Japonais Ryusuke Hamaguchi s’est affirmé comme un talent de tout premier ordre, atteignant le sommet que promettaient ses films précédents, dont Contes du hasard et autres fantaisies, découvert à Berlin, primé au Festival des Trois Continents, et dont la sortie est attendue le 6 avril.

Tilda Swinton dans Memoria, d’Apichatpong Weerasethakul. | New Story

Memoria du Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, mais tourné en Colombie avec l’extraordinaire Tilda Swinton, est une nouvelle exploration bouleversante des méandres du songe et d’autres manières de percevoir et de comprendre le monde.

Adam Driver et Marion Cotillard dans Annette, de Leos Carax. | UGC Distribution

Grâce à Annette, le Français Leos Carax porte à incandescence une ambition de cinéma d’une folle générosité, qui à la fois accueille et défie, pour le meilleur, chaque spectatrice et chaque spectateur.

Multiples beautés d’Europe, maigre récolte américaine

Lauréat du Festival de Berlin, le pamphlet tendu entre humour noir et colère contre les laideurs de l’époque Bad Luck Banging or Loony Porn de Roumain Radu Jude a été un des événements de l’année. Il participe de la vitalité du cinéma dans la partie orientale du continent, où il faut aussi rappeler l’impressionnante beauté du Février du Bulgare Kamen Kalev, passé injustement inaperçu.

Milena Smith et Penélope Cruz dans Madres Paralelas, de Pedro Almodóvar. | Pathé

Côté Europe de l’Ouest, c’est surtout la partie méridionale qui a brillé, avec deux beaux films portugais, Journal de Tûoa de Maureen Fazendeiro et Miguel Gomes et L’Arbre d’André Gil Mata, ainsi que, en Espagne, le grand retour en forme de Pedro Almodovar avec Madres Paralelas. Décevante cette année, la production italienne n’aura guère brillé qu’avec le bel essai de montage documentaire Il Varco de Federico Ferrone et Michele Manzolini. Ne pas oublier non plus le film grec Diggerde Georgis Grogorakis, d’une vigoureuse intensité.

Au Nord, il faut saluer la belle découverte qu’a été Compartiment n°6 du Finlandais Juho Kuosmanen, et l’audacieux Pleasure de la Suédoise Ninja Thyberg –et, avec quelques réserves, le nouveau film du Norvégien Joachim Trier, Julie (en 12 chapitres).

Oscar Isaac dans The Card Counter, de Paul Schrader. | Condor Distribution

Des États-Unis, on aura vu apparaître, outre l’exceptionnel First Cow déjà mentionné, deux films indépendants mémorables, en tout début d’année Nomadland de Chloé Zhao, et en toute fin The Card Counter de Paul Schrader, conte moral hanté par les atrocités américaines en Irak. On se souviendra aussi de Sound of Metal, le premier film de Darius Marder. Mais aussi de trois films de studio à gros budget et effets spéciaux: Old de M. Night Shyamalan, Les Éternels (également de Chloé Zhao), et surtout Dune, réalisé par Denis Villeneuve d’après la saga de Frank Herbert.

C’est, une fois de plus, tout même bien maigre de la part d’un pays qui se considère toujours comme au centre du cinéma mondial. Il tient encore cette place en termes d’influence et de marketing, mais Hollywood, toujours englué dans la répétition de recettes usées, manque clairement d’inventivité en ce qui concerne la création. Le carton de Spiderman No Way Home ne suffira pas à faire oublier la nullité du dernier James Bond avec Daniel Craig, la médiocrité de Black Widow et l’esbroufe creuse de Matrix Resurrections.

Richesses, lacunes et diversité du monde non-occidental

Du monde non-occidental, aux côtés des incomparables Drive my Car et Memoria, une bonne dizaine de films méritent de rester dans le souvenir de cette année. Il en est ainsi de l’admirable 143 rue du désert de l’Algérien Hassen Ferhani, mais aussi, dans un tout autre style, de l’énergique Burning Casablanca du Marocain Ismaël El Iraki.

143 rue du désert, de Hassen Ferhani. | Météore Films

Deux films iraniens eux aussi très différents, la fable politique Le Diable n’existe pas de Mohammad Rasoulof et le polar La Loi de Téhéran de Saeed Roustayi sont les deux apports les plus marquants de ce grand pays de cinéma. D’Israël, l’autre grand pays de cinéma au Moyen-Orient, on se souviendra surtout de Laila in Haifa, le nouveau film d’Amos Gitaï.

Toujours peu visible sur nos grands écrans, l’Afrique subsaharienne a tout de même brillé avec L’Indomptable feu du printemps, perle venue du Lesotho et signée Lemohang Jeremiah Mosese, sans oublier l’impressionnant documentaire du Congolais Dieudo Hamadi En route pour le milliard.

Sonam Wangmo et Jinpa dans Balloon, de Pema Tseden. | Condor Distribution

Moins en verve que d’ordinaire, l’Asie aura tout de même donné naissance au très beau Balloon du Tibétain Pema Tseden, à l’épique Les Voleurs de chevaux des Kazakhs Yerlan Nurmukhambetov et Lisa Takeba, et à deux premiers films plus que prometteurs, The Cloud in Her Room de la Chinoise Zheng Lu Xinyuan et White Building du Cambodgien Kavich Neang.

Documentaires ou fictions, la corne d’abondance française

Reste le cas des films français. Les beaux films, et il n’est question ici que de ceux qui ont été distribués en salle, sont nombreux, plus nombreux que d’aucune autre origine nationale ou même régionale –même en considérant que certains, tels Titane ou Illusions perdues de Xavier Giannoli, ont bénéficié d’une certaine surestimation.

Cette abondance de biens est courante, elle se répète chaque année, elle est le fruit d’une politique d’accompagnement du cinéma unique au monde. Il faut le rappeler et s’en réjouir, il faut aussi souligner qu’elle est fragile, aujourd’hui menacée par les bouleversements du financement et de la diffusion évoqués au début.

Parmi les films mémorables sortis cette année, il faut d’abord souligner l’importance des réalisations documentaires, documentaires qui sont, est-il encore besoin de le rappeler, pleinement du cinéma, mobilisant toutes les ressources expressives et narratives de ce medium.

Il n’y aura plus de nuit d’Eléonore Weber. | UFO Distribution

Parmi ces documentaires, où s’illustrent un grand nombre de femmes cinéastes, on remarquera notamment la recherche sur les images d’Éléonore Weber avec Il n’y aura plus de nuit, ou celui d’Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter sur Ailleurs, partout, sans oublier l’utilisation très personnelle de la caméra par Alexandra Pinelli dans Le Kiosque.

Plusieurs films passionnants ont aussi exploré une histoire des images selon des approches singulières: les débuts de la vidéo féministe évoqués par Callisto McNulty dans Delphine et Carole, insoumuses, la mise en place d’une plateforme documentaire en Ardèche dans Le Fils de l’épicière, le maire, le village et le monde de Claire Simon ou les archives de l’aventure d’une équipe sportive hors du commun avec Les Sorcières de l’Orient de Julien Faraut.

Il faut également faire bonne place aux plus classiques mais remarquables J’ai aimé vivre là de Régis Sauder, Indes galantes de Philippe Béziat et Écoliers de Bruno Romy.

Grands noms, belles avancées et découvertes

Côté longs métrages de fiction, outre le film de Leos Carax déjà mentionné, on aura retrouvé avec bonheur quelques grands noms du cinéma d’auteur : Arnaud Desplechin avec Tromperie, Benoit Jacquot avec Suzanna Andler, Christophe Honoré avec Guermantes, Mia Hansen-Løve avec Bergman Island.

Virginie Efira dans Benedetta, de Paul Verhoeven. | Pathé

Il faut réserver une place singulière à l’œuvre hors norme qu’est l’impressionnant Benedetta de Paul Verhoeven, irradié par la présence d’une actrice qui aura incontestablement marqué l’année,Virginie Efira –l’autre comédienne très présente et très impressionnante au cours de la même période étant bien sûr Léa Seydoux, présente à l’affiche de cinq films sortis en 2021.

Laetitia Dosch dans Passion simple , de Danielle Arbid, d’après Annie Ernaux. | Pyramide Distribution

Plusieurs cinéastes déjà bien repéré·es ont signé en 2021 une de leurs plus belles réussites. Ainsi de Mathieu Amalric avec Serre Moi Fort, de Céline Sciamma avec Petite Maman, de Quentin Dupieux avec Mandibules, de Louis Garrel avec La Croisade, d’Élie Wajeman avec Médecin de nuit, ou de Danielle Arbid avec Passion simple, adapté d’un texte d’Annie Ernaux, très présente à l’écran pour avoir aussi en partie inspiré J’ai aime vivre là de Régis Sauder, mais également L’Evénement, premier film puissant d’Audrey Diwan.

Onoda d’Arthur Harari. | Le Pacte

Il fait partie des belles découvertes de 2021, aux côtés des deuxièmes longs métrages Onoda, 10.000 nuits dans la jungle, impressionnante fresque historique et d’aventure signée Arthur Harari, ou Bonne Mère de Hafsia Herzi.

Mais il convient également de saluer ces très remarquables premiers films que sont Gagarine de Fanny Liatard et Jeremy Trouilh, Vers la bataille d’Aurélien Vernhes-Lermusiaux, et le long métrage d’animation de Florence Miailhe, La Traversée.

Contes, chroniques, films d’aventure, films d’amour, films d’époque, films de guerre, explorations intimes, découvertes d’horizons lointains, films de science-fiction, d’horreur, d’animation… Dans leur extraordinaire diversité (il faut vraiment ne jamais les regarder pour prétendre que tous les films français se ressemblent), ces productions témoignent d’une vitalité qui ne demande qu’à continuer de s’épanouir.

1 — Merci à Noel Garino pour les informations sur la situation en Chine. Retourner à l’article

Le 19 mai, on va au cinéma! Et ensuite…?

Fin avril, Nanni Moretti rouvrait lui-même les portes de son cinéma, le Nuovo Sacher, à Rome. A présent arrive le tour des salles françaises (capture d’écran d’une vidéo postée par Moretti sur Instagram).

Pour se réjouir de la réouverture des salles, s’orienter dans la (relative) profusion de l’offre et comprendre ce qui va se jouer dans les prochains mois.

Deux messages contradictoires accompagnent l’annonce de la réouverture des salles le 19 mai. L’un, optimiste, fait état du puissant désir de retrouver le grand écran chez un très grand nombre de futurs spectateurs –et bien sûr de la joie des professionnels de les accueillir. L’autre, beaucoup plus sombre, annonce des embouteillages meurtriers dus au trop-plein de films en attente, dénonce le manque de coordination des professionnels et d’efficacité des pouvoirs publics à assurer une réouverture en bon ordre. Il prévoit catastrophes et injustices pour les structures les plus fragiles, confusion et désorientation pour les spectateurs.

À ceux-ci, on se permettra de proposer ici, en toute subjectivité mais à l’écart des campagnes promotionnelles comme des réflexes conditionnés, une petite liste de priorités parmi les sorties annoncées d’ici fin juin.

Jusqu’à la fin juin, parce que début juillet commencera le Festival de Cannes et s’ouvrira une autre période, toute aussi inédite, avec la conjonction du plus grand festival du monde dans des conditions très particulières, des suites encore très présentes de la pandémie, de la longue fermeture d’octobre 2020 à mi-mai 2021, et d’une saison estivale qui obéit de toutes façons à d’autres règles que le reste de l’année.

Au bonheur des nouveautés

Le 19 mai, pas d’hésitation. Deux films se placent en tête de liste pour renouer avec le grand écran. D’abord le très réjouissant et complètement barré Mandibules de Quentin Dupieux, ensuite l’émouvant et délicat L’Étreinte de Ludovic Bergery avec Emmanuelle Béart. Ne pas oublier non plus Écoliers de Bruno Romy, dont on a dit ici tout le bien qu’il fallait en penser, à l’occasion de sa diffusion sur le site La 25e heure.

Le 26 mai, après des propositions toutes françaises la semaine précédente, on se tourne vers des offres venues des quatre coins du monde, avec en priorité Balloon du Tibétain Pema Tseden, L’Arbre du Portugais André Gil Mata, Si le vent tombe de l’Arménienne Nora Martirosyan, et aussi Vers la bataille, signé du Français Aurélien Vernhes-Lermusiaux mais entièrement situé dans la jungle mexicaine.

Le 2 juin, deux évidences. Petite Maman de Céline Sciamma déjà évoqué lors de sa présentation au Festival de Berlin, et la belle adaptation de Duras par Benoît Jacquot Suzanna Andler. Mais aussi deux fictions pour interroger l’histoire, histoire américaine avec Billie Holliday, une affaire d’État de Lee Daniels et histoire française avec Des Hommes de Lucas Belvaux, porté par Gérard Depardieu, Catherine Frot et Jean-Pierre Daroussin.

 

L’affiche de la rétrospective Kiarostami en salles à partir du 2 juin.

À quoi il convient d’ajouter le même jour le début de la plus grande rétrospective jamais consacrée en France à Abbas Kiarostami, avec des chefs-d’œuvre devenus des classiques (Où est la maison de mon ami?, Close-Up, Au travers des oliviers, Le Goût de la cerise, Le vent nous emportera) et de nombreux inédits, films des débuts avec des enfants, ou réflexion en profondeur sur la révolution (Cas n°1, cas n°2)[1].

Le 9 juin est largement dominé par l’arrivée de Nomadland de Chloé Zhao, couvert d’Oscars et autres statuettes dorées, film magnifique déjà évoqué lors de sa présentation à Venise où il avait obtenu le Lion, d’or lui aussi. Mais il ne faudra pas oublier le très remarquable Le Père de Nafi du Sénégalais Mamadou Dia.

Abondance de biens le 16 juin, avec un autre long-métrage à juste titre remarqué aux Oscars, le premier film Sound of Metal de Darius Marder porté par Riz Ahmed. Merveille de justesse attentive, 143 rue du désert de l’Algérien Hassen Ferhani, découvert à Locarno en 2019, méritera lui aussi la plus grande attention, tout comme la remarquable réflexion sur les images Il n’y aura plus de nuit d’Eléonore Weber. À guetter enfin Médecin de nuit d’Elie Wajman avec un mémorable Vincent Macaigne.

Le 23, il importera de ne pas laisser passer Gagarine de Fanny Liatard et Jérémy Trouilh, non plus que le documentaire passionnant Les Indes galantes de Philippe Beziat sur la préparation du spectacle de baroque Krump désormais culte de l’Opéra de Paris. Ne pas oublier non plus, si possible, l’inattendu Tokyo Shaking d’Olivier Peyon.

Et le 30 juin, au moins deux films vraiment admirables même s’ils risquent de ne pas bénéficier de toute la visibilité qu’ils méritent, Février du Bulgare Kamen Kalev, et La Fièvre de la Brésilienne Maya Da-Rin. Sans oublier pas moins de sept films de Roberto Rossellini, aussi nécessaires en 2021 que le jour de leur sortie.

 

                                                    Annette de Leos Carax, qui sortira en salle le jour de sa présentation en ouverture du Festival de Cannes. | UGC Distribution

Et puis le 6 juillet arrivera Annette, le très attendu musical de Leos Carax avec Adam Driver et Marion Cotillard, dans les salles en même temps qu’en ouverture du Festival de Cannes.

Foire d’empoigne

La liste de recommandations qui précède est faite sur la base des informations disponibles quelques jours avant la réouverture, situation susceptible de changer encore. Des ajustements ne cessent de se faire dans la programmation. Des titres sont ajoutés, retirés, déplacés dans ce qu’il faut bien nommer une foire d’empoigne. Le CNC, soutenu par la médiatrice du cinéma, a bien tenté d’édicter des règles adaptées à ce moment singulier, afin de préserver la diversité de l’offre et un certain équilibre. Peine perdue, le syndicat qui fédère les plus gros distributeurs français et américains, la FNEF, ayant refusé de participer à la négociation. Les pouvoirs publics ont dû se contenter d’émettre une recommandation qui n’engage que ceux qui le veulent bien –c’est-à-dire justement pas ceux qui devaient être contraints de faire un peu de place aux autres. (…)

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La stratégie Macron contre le Covid va-t-elle tuer la culture?

La politique actuelle du gouvernement face à la pandémie entraîne l’ensemble des pratiques culturelles collectives dans une interminable spirale, plus mortifère qu’une suspension complète mais temporaire.

Il y aura bientôt un an que paraissait ici même un article intitulé «La crise du Covid-19 est-elle en train de tuer le cinéma?». Ce texte s’était d’abord intitulé «Le jour où les projecteurs s’arrêteront», clin d’œil au premier grand film de science-fiction hollywoodien, Le Jour où la Terre s’arrêta de Robert Wise (1951).

Il s’agissait alors de pointer l’extraordinaire que constituait l’interruption, presque partout dans le monde, de toutes les séances de cinéma, ce que même les guerres mondiales n’avaient jamais menacé de provoquer.

Mais ce qui est en train d’advenir en ce moment, du moins en France, est en réalité bien plus inquiétant encore, et ne concerne pas que le cinéma mais toutes les formes de culture comme pratique collective, dans les théâtres, les musées, les salles de concert ou les festivals de toute nature.

La stratégie anti-Covid adoptée par le président de la République, à savoir un entre-deux, ni confinement strict ni réouverture générale, a des raisons bien repérables, qui jouent avec le seuil d’acceptabilité de la majorité de la population, en gardant l’élection de 2022 en ligne de mire. Ça se discute, mais ça se comprend.

La culture, variable d’ajustement

Toujours est-il que cette stratégie a pour effet d’installer ce qui avait paru d’abord comme une mesure d’urgence face à une situation inédite et extrême dans une durée pratiquement indéfinie. La seule perspective de changement qu’on puisse anticiper serait pour l’instant un reconfinement plus rigoureux en cas de remontée brutale des contaminations et des hospitalisations, notamment sous l’effet des variants.

En ce cas, il s’agirait de franchir un cap dangereux mais certainement pas d’éliminer la maladie. Le risque est dès lors considérable que passé un confinement hard, on en revienne à la même situation qu’aujourd’hui, avec certains secteurs devenus des variables d’ajustement de la gestion de la pandémie.

Une telle perspective, ou plutôt une telle absence de perspective, est infiniment plus mortifère qu’un arrêt brutal et limité.

Et on voit bien désormais que la promesse d’une protection décisive ne cesse de s’éloigner, à mesure que se multiplient les problèmes d’approvisionnement et d’administration des vaccins, et les incertitudes des effets réels de ceux-ci sur les multiples formes, connues ou encore à découvrir, du virus.

Bref, l’état de semi-contrôle qui est actuellement en vigueur en France risque bien d’être parti pour durer longtemps. Pour les secteurs obligés de rester fermés, et en particulier le monde culturel, une telle perspective, ou plutôt une telle absence de perspective, est infiniment plus mortifère qu’un arrêt brutal et limité.

Le sacrifice du collectif

L’interruption des spectacles et de la vie culturelle sous ses formes collectives au printemps 2020 pouvait même avoir un effet bénéfique: en être temporairement privés rendait mieux perceptible combien nous étions nombreux à y tenir, combien c’était un plaisir et une chance d’y avoir accès.

Alors que l’interminable tunnel sombre, sans aucune lumière au bout, dans lequel nous sommes désormais contraints de cheminer est bien plus destructeur. La situation actuelle n’est plus celle du printemps dernier, ni même du clash qui a suivi l’annonce de la non réouverture début décembre.

Moins spectaculaire, plus pernicieuse, éventuellement véritablement mortifère pour certaines formes de pratiques. Puisque le mot important ici est évidemment «collectif».

Il y aura des programmes à regarder en VOD sur son smartphone, et même, il faut s’en réjouir, des livres à lire chez soi, des musiques à écouter dans son casque en allant au travail ou au lycée. Mais la spirale de décomposition lente engendrée par le semi-confinement mis en œuvre par l’exécutif ronge chaque jour tout ce qui dans les pratiques culturelles faisait lien et partage.

En adoucissant les effets de la fermeture générale, elle anesthésie les réactions de ceux qui sont fermés, rendant «moins inacceptable» pour eux cette situation qui s’éternise.

Les conséquences en seront considérables, bien au-delà de la destruction massive des emplois, des revenus et des raisons de vivre des professionnels de la culture, même s’il faut aussi se souvenir que ce secteur est également une ressource importante de l’économie globale.

À cet égard, la nécessaire mise en place de dispositifs de soutien financier aux professions concernées peut d’ailleurs s’avérer une arme à double tranchant. En adoucissant les effets de la fermeture générale, elle anesthésie les réactions de ceux qui sont fermés, rendant «moins inacceptable» pour eux cette situation qui s’éternise. (…)

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