À voir au cinéma: «Au pays de nos frères», «Jeunesse 2», «Deux sœurs», «La Fin de l’âge de fer»

Soumise à de multiples pressions, la jeune fille afghane qui comprend et ne peut agir, dans le premier épisode d’Au pays de nos frères.

De diverses manières, le secret court entre les épisodes du film de Raha Amirfazli et Alireza Ghasemi, dans la vitalité des ouvriers que filme Wang Bing, entre les sœurs de Mike Leigh, comme dans les motivations de l’activiste imaginé par Clément Schneider.

«Au pays de nos frères» de Raha Amirfazli et Alireza Ghasemi

Le lycée et les tomates à cueillir, la vie avec les copains, le poids de la famille et la cousine qui lui sourit. La vie de Mohammad, adolescent brillant, est l’invention tendue, quotidienne, d’une circulation entre des pôles qui s’ignorent ou se repoussent. Quand, en plus, un policier lui impose de travailler à son service, puis demande encore plus, il faut trouver l’oxygène d’une existence assiégée, sans illusion et sans sentimentalisme.

C’est le premier chapitre, en 2001, de ce récit situé parmi les réfugiés afghans en Iran. Le pays du titre du film, c’est l’Iran, tel que le désigne, entre espoir et ironie amère, les millions de réfugiés afghans qui y vivent. Au fil des crises qui ont frappé leur pays de manière ininterrompue depuis plus de cinquante ans et du fait de la proximité de langue des deux pays (une majorité d’Afghans parlent le dari, dérivé du persan), les flux migratoires n’ont cessé d’augmenter, pour des vies marginalisées, méprisées, au-delà des affichages de solidarité entre «frères».

Le premier long-métrage de Raha Amirfazli et Alireza Ghasemi est bien un récit, qui court sur vingt ans, grâce à ses trois chapitres centrés chaque fois sur un personnage central –Mohammad, Leila, Qasem– à dix ans d’écart. L’une des grandes réussites d’Au pays de nos frères tient à cette composition, qui fait vivre la singularité de situations, dans des époques et des environnements différents, selon des dramaturgies particulières. Le film donne simultanément à percevoir la continuité de destins, avec tout un système d’échos et de rimes –les prénoms, les événements, les codes visuels, la musique.

L’adolescent de 2001; la jeune femme au service de riches Iraniens libéraux en villégiature au bord de la mer Caspienne et qui doit cacher à ses employeurs la mort de son mari en 2010; le père ayant appris la mort de son fils tué en Syrie –où Téhéran a formé des bataillons d’Afghans (les fatemyoun), envoyés en première ligne pour défendre Bachar el-Assad– et dont la famille est, au bout de quarante ans, naturalisée, suscitent chaque fois un parcours peuplé de présences fortes, inscrites dans le contexte historique du moment et dans un tissu de relations intimes.

Mohammad, un garçon parmi tant d'autres migrants et un jeune homme singulier. | JHR Films

Mohammad, un garçon parmi tant d’autres migrants et un jeune homme singulier. | JHR Films

Au cœur de chaque histoire vibre un secret, qui condense toute l’injustice de modes de vie soumis à des rapports de force, des possibilités de dire et des obligations de taire, d’autant plus prégnantes que personne n’est apparemment «méchant» dans les scènes auxquelles on assiste.

L’autre grande qualité du film, au-delà de la finesse féconde de sa construction, tient à cette forme de douceur qui préside à la réalisation. Les situations sont dures, dans le quotidien comme à l’échelle des violences politiques, militaires, sociales au sein desquelles elles adviennent.

Leur dureté est à la fois poison et tristesse, sans obérer un «la vie continue» ni naïf ni complice, juste factuel, et qui sait faire place à cette continuation que prend en compte l’organisation sur deux décennies, au lieu de jouer l’éclat dans l’instant, si aisément spectaculaire et si éloigné des réalités.

L’attention aux personnes, aux lieux, même aux chiens dans l’épisode central, le refus du tape-à-l’œil racoleur augmentent, en les respectant, la perception de la dureté de ces vies. Celles-ci sont très précisément situées et relèvent de la condition spécifique des Afghans en Iran, de la guerre américaine de 2001 à la chute de Kaboul aux mains des talibans en août 2021 (et au Covid-19, en même temps).

Mais elle vaut aussi à bien des égards, sans prétendre rien simplifier, pour l’immensité des détresses des exilés qui sont aujourd’hui des centaines de millions dans le monde, soumis à l’accumulation des injustices, des racismes, des violences. Il est dans l’esprit même du film de ne pas le dire, mais de le rendre très sensible.

Au pays de nos frères
De Raha Amirfazli et Alireza Ghasemi
Avec Hamideh Jafari, Mohammad Hosseini, Bashir Nikzad
Durée: 1h35
Sortie le 2 avril 2025

«Jeunesse (Les Tourments)» de Wang Bing

Plus d’un an après Jeunesse (Le Printemps), Wang Bing poursuit son ample trilogie qu’il consacre à celles et ceux qui travaillent dans les milliers d’ateliers de confection de Zhili, dans la grande banlieue de Shanghai (est de la Chine). Deuxième volet, Jeunesse (Les Tourments) renforce le sentiment de maelström qu’inspire parfois la manière de filmer du cinéaste chinois.

4Face à la dureté des conditions de travail, des stratégies de survie au quotidien entre jeunes ouvriers et ouvrières. | Les Acacias

Ce film traduit le mouvement survolté des très longues journées de travail devant les machines à coudre éclairées au néon, s’exprime dans le staccato des répliques, blagues, défis, bribes de confidences échangées par les jeunes gens qui triment sans répit. Il se matérialise dans les longs mouvements de caméra accompagnant la circulation des dortoirs aux ateliers, couloirs et escaliers dans le même bâtiment où sont confinées ces existences.

La frime et les rires, les discussions tendues pour obtenir de l’employeur quelques centimes d’amélioration des salaires de misère, les colères, les angoisses, deviennent une matière unique, que sculpte la réalisation à fleur de peau de ce formidable documentariste.

Il y a une histoire et mille histoires, il y a la Chine, l’économie planétaire, la guerre des classes, l’opposition frontale entre vie urbaine et rurale, les multiples formes de crimes environnementaux commis par toutes et tous, le sexisme et la frustration partout.

Atelier 57, atelier 41, atelier 34… ça change et c’est pareil. Ils et elles sont venus des villages, souvent de la province rurale et montagneuse de l’Anhui (est de la Chine), veulent accumuler autant que possible, pour combler des dettes familiales, pour se marier, pour acheter un avenir possible. Il y a des bébés et des morts. Des bagarres et des dépressions, des jeux. Parfois, le patron disparaît avant d’avoir payé, ou les flics font une descente.

Ça jaillit de partout, ça pétarde, c’est violent, mais incroyablement vivant. Ces jeunes gens, certains des préados et aussi d’autres qui ont dépassé les 30 ans, s’engueulent, se séduisent, font des projets, réalistes ou pas, changent de boîte pour retrouver le même chose, aménagent leur coin de dortoir, partagent un repas. Racontent des histoires, vraies et inventées, en criant pour couvrir le bruit des machines.

Il faut un singulier talent pour à la fois rendre intensément intéressants ces fragments de vie de personnes si loin de qui les verra ici sur un écran et pour laisser percevoir constamment combien, dans l’absolue particularité des lieux, des voix, des manières de s’habiller, de se mettre en colère ou de faire le clown, se rendent visibles les ressorts d’une humanité commune. Plus il est précis dans sa description de comportements et d’existences, plus Wang Bing donne accès à une communauté d’être au monde, partageable à l’infini. Et c’est très beau.

Jeunesse (Les Tourments)
De Wang Bing
Durée: 3h46
Sortie le 2 avril 2025

«Deux sœurs» de Mike Leigh

Mais qu’est-ce qu’elle a, Pansy? Dotée d’un mari paisible et industrieux, vivant dans une petite maison coquette impeccablement tenue d’un quartier calme, flanquée d’un grand fils certes indolent et en surpoids mais paisible, elle est dans un état de fureur permanente, inextinguible, prête à se déverser sur quiconque croise son chemin, familier, médecin, livreur ou quidam au supermarché. (…)

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«La Grâce», «L’Homme d’argile», «Ici Brazza», «Un été afghan»: quatre aventures du regard

Porteurs d’images, de deuil et d’énergie vitale, la jeune fille (Maria Lukyanova) et son père (Gela Chitava), en route vers la lueur incertaine d’un ailleurs.

Road movie jusqu’au bout du monde ou conte contemporain, mutation d’un quartier ou mémoire d’un très long voyage, les films d’Ilya Povolotsky et d’Anaïs Tellenne, d’Antoine Boutet et de James Ivory sont des traversées des apparences inattendues et émouvantes.

Parmi les dix-huit nouveaux longs-métrages en «sortie nationale» ce mercredi 24 janvier, pléthore qui continue d’entretenir confusion et marginalisation des films sans grandes ressources promotionnelles, quatre titres méritent particulièrement l’attention.

Assurément pas les plus visibles, ils ont chacun le mérite d’ouvrir sur un regard singulier, d’être une surprise qui décale des cadres convenus du spectacle sur grand écran comme du seul énoncé illustré d’un «programme». Avec chaque fois des émotions singulières et multiples

«La Grâce», d’Ilya Povolotsky

Ils roulent. Lui conduit, elle râle. On voit qu’ils ne sont pas dans l’opulence. Précaires, jusqu’à quel point, ce père et sa fille, sur des routes d’une Russie loin des grandes villes et des images habituelles?

C’est une des possibles questions que pose d’emblée le film. Les corps, les mots, les silences en posent d’autres. Les questions sont nombreuses, à proportion de la parcimonie avec laquelle le cinéaste livre les informations concernant ses personnages et leur situation. Et ces lacunes sont littéralement le carburant de ce film en mouvement.

Pour filer la métaphore à propos de ce film pour l’essentiel centré sur un van en déplacement, si les silences et les incertitudes sont le carburant, le moteur en est l’évidente, l’irradiante présence des deux personnes –on ne sait séparer les interprètes des personnages– qui occupent l’habitacle, c’est-à-dire à la fois les sièges avant du véhicule et le grand écran.

Un grand écran, il s’avère, peu à peu, qu’ils en transportent un, eux aussi, trimballant de villages en bourgades, de montagnes du Caucase à la mer de Barents, un cinéma itinérant dont ils organisent des séances plus ou moins sauvages.

Ce qui les a conduits à cette activité, l’histoire du père et la nature de sa relation à sa fille, leurs rapports au monde, n’affleureront que peu à peu, au fil d’incidents, de situations quotidiennes, de conflits entre eux ou avec ceux qui croisent leur chemin. Et c’est magnifique.

Magnifique d’intensité et de variations, d’attention aux détails et de sensibilité aux harmoniques d’existence avec lesquelles on fait connaissance. Sans idyllisme aucun quant aux personnes, dans un monde dur, froid, brutal, d’une terrible pauvreté pas seulement matérielle, la camionnette bringuebalante fraie son chemin.

Celui-ci mènera à un garçon sauvage attiré par l’adolescente, à un village du bout du monde, en quasi ruine mais habité d’une météorologue solitaire et magnétique, cerné par une forme spectaculaire de catastrophe écologique. Poème de chair, d’espaces et d’ombres, ce chemin obstiné est comme hanté de mystère, de violence, de désir, d’inquiétude.

Scientifique, aventurière solitaire, amante maternelle, la femme en rouge (Kseniya Kutepova) semblait attendre au bout du chemin. | Bodega Films

Premier film de fiction d’un réalisateur qui ne savait pas vouloir faire du cinéma, La Grâce est une surprise que rien n’annonçait –et alors que le cinéma russe subit une mise à l’écart motivée par l’agression de l’Ukraine par Vladimir Poutine.

Ilya Povolotsky, qui vit à présent en France, est porteur d’un rapport au monde, aux humains et aux non-humains si radicalement à l’opposé de tout ce qu’incarne le dictateur russe que, pour cela aussi, il faut se réjouir que son film, découvert grâce à la Quinzaine des cinéastes à Cannes, arrive à présent sur nos écrans.

La Grâce
d’Ilya Povolotsky 
avec Maria Lukyanova, Gela Chitava, Eldar Safikanov, Kseniya Kutepova
Durée: 1h59
Sortie le 24 janvier 2024

«L’Homme d’argile», d’Anaïs Tellenne

Aujourd’hui, au château pas loin du village, Raphaël travaille. S’occupe de sa mère âgée mais alerte, retrouve la postière pour quelques galipettes polissonnes dans les bois. La routine, pas triste. Et puis un orage, et voilà que débarque en pleine nuit la châtelaine.

Venue de Paris et de la scène internationale, elle appartient à un autre monde, est artiste contemporaine, performeuse et sculptrice, un peu Sophie Calle et pas mal Marina Abramović. Garance est sombre, peut-être suicidaire, malheureuse assurément, désagréable d’emblée.

Dans le parc du château, Raphaël (Raphaël Thiéry) troublé d’être regardé par Garance «comme un paysage». | New Story

Employé de Garance, qu’il ne voyait presque jamais, Raphaël fait son service. Elle, elle le regarde, elle regarde son apparence, elle voit quelque chose.

Raphaël a un visage et un corps très loin des canons classiques de la beauté. Elle voit sa beauté à lui –comme une artiste. Ce n’est ni le regard de sa mère, qui l’aime comme il est, ni celui de Samia, la postière –et pas plus ceux de ses compagnons de groupe musical, avec lesquels il joue de la cornemuse au café et dans les petits festivals du Morvan.

La grande affaire, la belle commotion du film n’est pas tant que Raphaël soit attiré par Garance, mais qu’il soit profondément troublé par ce regard singulier sur lui. Son visage, son corps, il vit avec depuis longtemps, personne ne croit que cela a été facile –mais qui est à l’aise avec son visage et son corps?

Mais un autre regard, féminin, bourgeois, artiste, s’est posé sur lui. Sans discours et sans moralisme, ce sont les ondes de choc qu’active le premier film d’Anaïs Tellenne, avec une finesse et une délicatesse qu’alourdit seulement, par moment, un usage trop présent de la musique d’accompagnement –alors que la musique qui appartient au récit est si belle et si juste.

Les trois actrices sont impeccables. Mais à l’évidence, c’est la formidable présence de Raphaël Thiéry qui offre au film sa puissance et sa justesse. Depuis qu’il est apparu à l’écran dans l’inoubliable Rester vertical d’Alain Guiraudie, grand film à (re)découvrir, cet acteur incarne une relation au jeu, à la fiction, qui en fait, bien au-delà de son apparence hors norme, une offre féconde aux puissances du cinéma.

L'Homme d'argile


d'Anaïs Tellenne

avec Raphaël Thiéry, Emmanuelle Devos, Mireille Pitot, Marie-Christine Orry

Séances

Durée: 1h34

Sortie le 24 janvier 2024  

«Ici Brazza», d’Antoine Boutet

Après l’approche centrée sur un seul homme (Le Plein Pays) puis celle prenant en charge l’immensité de la Chine (Sud Eau Nord Déplacer), le troisième long-métrage de ce cinéaste explorateur de territoires se place à l’échelle d’un quartier. Celui-ci n’est pas au Congo mais à Bordeaux, Brazza désignant une vaste friche industrielle promise à une rénovation en quartier de petits immeubles conviviaux et ecofriendly.

Durant cinq ans, d’un état des lieux avant le début des travaux à leur achèvement et l’arrivée des premiers habitants, Antoine Boutet est retourné poser sa caméra, souvent aux mêmes endroits et avec le même cadrage. Et c’est la diversité des dynamiques, humaines, architecturales, urbanistiques, mais aussi lumineuses, sonores, plastiques qui se déploie. (…)

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« Ni le ciel ni la terre », la guerre en abîme

010362Ni le ciel ni la terre de Clément Cogitore avec Jérémie Renier, Kevin Azaïs, Swann Arlaud, Sam Mirhosseini. Durée : 1h40. Sortie le 30 septembre.

Le Festival de Cannes 2015 a, comme chaque année, apporté une moisson de films importants. Il a, pas comme chaque année, permis deux révélations majeures : deux premiers films, deux jeunes réalisateurs au talent évident. L’un de ces films, récompensé au palmarès officiel, sortira le 4 novembre, il s’agit de Le Fils de Saul, de Laszlo Nemes. L’autre sort ce mercredi 30 septembre, et il est signé de Clément Cogitore.

Si Ni le ciel ni la terre est son premier long métrage, son auteur est loin d’être un inconnu : Cogitore est, à juste titre, un des artistes les plus remarqués de la jeune génération de plasticiens français, croisant librement dans les eaux de l’art vidéo, de la photo, de l’installation et de la performance .

Certaines de ses réalisations, exemplairement Un archipel ou Travel(ing) manifestaient une réelle sensibilité cinématographique, ce qui est loin d’être le cas de tous ceux qui circulent entre les territoires de plus en plus connectés des différents arts visuels. Certaines œuvres de Cogitore avaient d’ailleurs été présentées dans un cadre cinématographique, notamment à la Quinzaine des réalisateurs en 2005. Mais un long métrage de fiction pose un défi d’un tout autre ordre, sur lequel bien des artistes contemporains de grand talent se sont cassés les dents. La réussite de ce film n’en est que plus éclatante.

Cinéaste et artiste plasticien, son auteur réussit le tour de force de jouer à fond à la fois la dimension du cinéma narratif, très incarné, avec beaucoup d’action et une intrigue en bonne et due forme, et la dimension « plasticienne », où l’attention aux formes et à leur évolution dans l’espace et le temps peut devenir l’enjeu essentiel.

Il raconte l’histoire d’une section de soldats français en Afghanistan, postée dans une zone montagneuse particulièrement dangereuse, et qui à la veille du retrait des troupes est confrontée à la disparition inexpliquée de plusieurs de ses membres. Le capitaine Antarès et ses hommes affrontent, outre les Talibans qui rôdent sur la frontière pakistanaise toute proche, et les paysans aux sentiments pour le moins mitigés envers la troupe étrangère, une sorte d’impasse logique qui finit par travailler le film de l’intérieur de manière de plus en plus prégnante.

Cogitore reçoit le renfort appréciable de Jérémie Renier incarnant à l’extrême une figure de chef militaire qui réveille les souvenirs de nombreux films de guerre (américains surtout). Et il suit avec un plaisir communicatif nombre des pistes habituelles de ce genre cinématographique – la petite communauté isolée face au danger, l’obligation de s’acclimater à un environnement géographique aussi splendide qu’hostile, l’affrontement violent avec l’ennemi au cours d’embuscades, le brouillage des lignes de conduite des différents protagonistes face au danger, l’incompréhension de la hiérarchie….

Il y distille des composants plus originaux, visuels avec notamment un usage très efficace des lunettes à infrarouge et des caméras thermiques, et thématiques avec la prise en compte des abîmes culturels entre les militaires et ceux qu’ils sont venus protéger ou combattre. Bien au-delà de la question de la langue, déjà si importante, cela se traduit partout, et notamment dans ce qui distingue à l’extrême les corps humains de ces différentes communautés.

Un des plus beaux aspects de la mise en scène porte ainsi sur la manière d’exister des visages et des muscles, sur les façons de se tenir debout ou assis, de bouger et de rester immobile. Il y a là une sensibilité chorégraphique, c’est à dire une sensibilité au sens de ce qu’expriment les corps, tout à fait remarquable – et tout à fait politique.

Si Ni le ciel ni la terre s’en tenait à cette double nature, film de guerre haletant tirant heureusement parti des codes du genre, et mise en relation d’ensembles de pratiques, de rituels, de croyances et d’imaginaires éperdument hétérogènes, il serait déjà une grande réussite. Mais il fait plus et mieux, et devient ainsi exceptionnel.

Il dépasse cette opposition binaire entre « eux » (les Afghans, considérés ici comme fort différents entre eux) et « nous » (les Français, les Occidentaux, la petite troupe à laquelle on est inévitablement amené à s’identifier, comme il a dépassé les opposition entre film de guerre et film fantastique, et entre fiction de cinéma et installation d’art vidéo.

Il les dépasse pour tenir à la fois ce qui sépare et ce qui unit, et accepter au sein de ce qui unit ce que ni les uns ni les autres, ni le ciel des croyances ni la raison terre-à-terre, n’est en mesure de complètement comprendre et affronter.

Il rend dès lors à ses protagonistes, que tout oppose y compris au lance-roquettes et au canon, ou à coups de poing, un monde commun. Mais un monde mystérieux, plus vaste que ce que savent prendre en charge leurs divers systèmes d’explications et de représentations, et dont nul d’entre eux, guerrier, imam, paysan, ne possède la clé. Un monde qui se prolonge au-delà du « théâtre des opérations » et de cette partie de la planète, avec la lettre écrite à la fin. Ainsi, dans ces paysages somptueux de montagnes arides et de gorges insondables, le film s’ouvre sur un autre infini.

Cannes/5: «Le Fils de Saul», «Ni le ciel, ni la terre»: le bouclier d’Athéna

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Géza Röhring dans Le Fils de Saul de Laszlo Nemes. Jérémie Renier dans Ni le ciel ni la terre de Clément Cogitore.

Mia Madre de Nanni Moretti avec margherita Buy, Nani Moretti, John Tuturro, Giulia Lazzarini. Durée 1h42. Sortie 23 décembre 2015.

Le Fils de Saul de Laszlo Nemes, avec Géza Röhrig, Molnar Levente, Urs Rechn. Durée: 1h47. Sortie novembre 2015.

Ni le ciel, ni la terre de Clément Cogitore, avec Jérémie Renier, Swann Arlaud, Kévin Azaïs. Durée: 1h40. Sortie 2015.

Que retenir de l’offre particulièrement féconde de ce week-end sur la Croisette? Si on pose la question en termes d’origine, l’Europe l’emporte sans mal face aux Etats-Unis, non seulement sous-représentés numériquement cette année, mais avec des films en petite forme. Et si on s’interroge du point de vue des générations, les jeunes réalisateurs l’emportent haut la main face aux praticiens chevronnés. Encore faudra-t-il apporter des nuances.

Les films en compétition de Gus van Sant (The Sea of Trees, une parabole mystique et bien pensante entre suburbs états-uniens et forêt japonaise, étonnamment lourde de la part d’un tel auteur) et de Todd Haynes (Carol, une histoire d’amour entre femmes dans l’Amérique des années 50, compassée et prévisible) tout comme le nouveau Woody Allen hors compétition (L’Homme Irrationnel, retour un peu laborieux sur une fable morale déjà explorée avec bien plus de brio par l’auteur de Crimes et délits) font partie des déceptions.

Mais il faut ajouter un réalisateur jeune et européen, le Grec Yorgos Lanthimos, dont le conte fantastique Lobster (Compétition), cherchant avec insistance du côté de la cruauté et de l’humour noir, se révèle vite d’une grande vanité. Et, a contrario, il convient de chanter haut les louanges d’un cinéaste on ne peut plus reconnu, Nanni Moretti.

Sur un canevas qui pouvait être simpliste, opposant la réalité d’une situation dramatique –la mort imminente de la mère– à l’artifice de l’univers où évolue le personnage principal, celui du cinéma, Ma Mère (Compétition) se révèle séquence après séquence d’une finesse et d’une émotion exceptionnelles.

Il faudra revenir sur l’intelligence de la construction à partir de cette division de lui-même qu’opère Moretti. Il confie en effet la fonction de faire des films à Margherita Buy (absolument magnifique), jouant la réalisatrice tandis que lui-même joue un frère en impeccable contrepoint, et très subtile déroute. Il faudra revenir, surtout, sur la manière dont le film dépasse l’opposition binaire sur laquelle il semblait construit, pour ouvrir vertigineusement vers ce qui nous porte et nous limite, et qui est tout autant réel et imaginaire, face à la mort et avec la fiction.

Mais les deux films peut-être les plus importants, en tout cas les plus prometteurs de ces deux derniers jours sont des premiers films, Le Fils de Saul du Hongrois Laszlo Nemes (Compétition) et Ni le ciel ni la terre du Français Clément Cogitore (Semaine de la critique). Bien qu’extrêmement différents, ils ont en commun d’inventer avec une étonnante liberté, face à des situations tragiques inscrites dans l’histoire contemporaine, des réponses de cinéma –de cinéma comme moyen de prendre en charge l’horreur, ni pour la cacher ni pour l’édulcorer, mais pour continuer d’exister, sans amnésie, dans le monde de «ça».

Dans son maître-livre Théorie du film. La Rédemption de la réalité matérielle, Siegfried Kracauer comparait le cinéma au bouclier de Thésée, ce miroir offert par Athéna et qui permettait de regarder indirectement la Gorgone sans être paralysé par elle. C’est ce que font ces deux très beaux films, littéralement chez Nemes, de manière plus contournée chez Cogitore. (…)

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Qui est mort à Kaboul?

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Le meurtre de Séverin Blanchet par les talibans le 21 février a brisé une vie toute entière vouée à la promesse d’un cinéma à réinventer chaque jour avec et par les autres. Cette mort menace aussi l’idée même d’une action où convergent l’exigence de l’art, la volonté d’apprendre et la pratique politique.

La plupart des dépêches et des informations qui ont rendu compte de l’attentat survenu à Kaboul le 21 février mentionnaient seulement qu’on comptait un Français parmi les victimes. Quelques une ajoutaient qu’il était réalisateur, et, rarement, donnaient son nom : Séverin Blanchet. En effet Séverin Blanchet était réalisateur de cinéma, et bien davantage. Depuis 30 ans, il était une des principales figures d’un travail immense et discret, où le cinéma est partie prenante d’un engagement où l’action politique, la rencontre attentive aux diversités du monde et le geste artistique ne connaissaient pas de séparation. Soit la démarche singulière des Ateliers Varan dont il a été, en 1981, un des fondateurs.

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C’était pour continuer ce travail qu’il se trouvait à Kaboul le jour où les Talibans ont attaqué l’hôtel où il habitait. C’est là que depuis 2006 il avait mis sur pied des ateliers de formation au cinéma documentaire avec et pour des Afghans. Cette structure avait déjà permettant la réalisation de 25 films : deux ateliers pour débutants ayant chacun donné naissance à dix films, puis un cycle de deuxième niveau dont étaient issus cinq courts métrages réunis par leur thème « Enfants de Kaboul ». Ces cinq films ont été présenté dans de nombreux festivals, dont celui de Cannes, ils ont été diffusés sur Ciné-Cinéma (et par la télévision afghane) et sont édités en DVD par La Huit. L’un d’entre eux, Bulbul l’oiseau des villes de Reza Hosseini, est visible sur Dailymotion

Images vives, tournées par des réalisateurs peu ou pas expérimentés mais dont la connaissance des lieux et des personnes ne cesse d’ouvrir de nouvelles perspectives sur une ville où, aujourd’hui, les caméras pullulent, sans qu’on ait l’impression d’en avoir vu grand chose.

Avec le soutien de nombreux partenaires, et à son côté la maison de production La Huit, qui travaille à rendre viables de tels projets toujours aux limites de l’utopie, Séverin Blanchet était en Afghanistan pour préparer un nouveau cycle de cinq films, sur le thème « Les Rues de Kaboul ». Soit la mise en œuvre de la continuité d’une idée du cinéma forgée aux côtés de Jean Rouch, dont il fut un proche lors de la création du Laboratoire de réalisation à l’Université de Nanterre en 1969, ou il enseigna pendant 10 ans, puis lors de la créations des Ateliers Varan en 1981. Depuis, dans le monde entier, plus particulièrement là où les moyens techniques de l’audiovisuel sont difficiles d’accès, Varan organise des centaines de stages, bases d’une pédagogie entièrement fondée sur la pratique, sur les pratiques du cinéma documentaire (réalisation, image, son, montage).

Image 1C’est notamment au Brésil, et surtout en Papouasie Nouvelle-Guinée et en Nouvelle-Calédonie, que Séverin Blanchet aura personnellement développé un travail cinématographique où aider les autres à construire leur propre regard et construire le sien au contact des autres ne constitue qu’une seule et même démarche. En témoignent la liste interminable des stages de formations organisés, mais aussi le nombre de films de tous formats réalisés par Blanchet lui-même. Un hommage lui sera rendu dans le cadre du Festival International Jean Rouch le 28 mars prochain.

L’attentat suicide du 26 février ne visait pas personnellement  Sylvain Blanchet. Il semble qu’il aura été la victime collatérale d’une action destinée surtout à tuer des ressortissants indiens, qui résidaient dans un hôtel voisin. Il n’empêche : l’homme, l’activiste, l’artiste qui a été tué ce jour-là incarnait exemplairement une idée en acte du travail du cinéma, au risque hélas bien réel de l’état du monde où il se fait en même temps qu’à l’aventure de la construction de points de vue autonomes, originaux, avec ceux qui sont d’ordinaire privés de la possibilité de dire et de montrer comment ils voient le monde où ils vivent. Ce réalisateur et enseignant incarnait ce que tend à détruire tout fanatisme, tout obscurantisme, tout déni des autres érigé en système de pouvoir. Pour des raisons évidentes les projets à Kaboul sont aujourd’hui suspendus. Il serait dramatique qu’ils ne puissent reprendre, avec tous ceux qui avaient été réunis et mis en mouvement par cette initiative.

Séverin Blanchet est mort à Kaboul. Il importe que ce qu’il y faisait, et ce que cela représentait, continue de vivre.

Image 3Les Petits Musiciens de Kharabat de Waheed Nazir. La photo du début vient de Bulbul l’oiseau des villes de Reza Hosseini.