«Dahomey», les images et les statues rêvent aussi

La statue du roi Glélé lors de sa mise en caisse au Musée du Quai Branly.

Accompagnant les «trésors» restitués au Bénin par la France, le film de Mati Diop documente des faits, imagine et interroge les sens très actuels de cette opération.

Il y a, très tôt, cette image. Gantée, la main d’un homme blanc sur… Un corps noir? Une œuvre d’art? Une divinité d’un culte dont, spectateur européen, on ne sait rien? Le geste, qui pourrait sembler agressif à première vue, est attentif, et technique.

Factuellement, on sait très bien ce qu’on voit. En novembre 2021, un employé du musée du quai Branly met en caisse, avec tout le soin professionnel requis, un des vingt-six «trésors d’Abomey». Ces objets, volés par l’armée française coloniale à la fin du XIXe siècle, sont devenus l’un des joyaux de ce qui fut le musée de l’Homme, dont le nom comporte désormais aussi celui d’un président français.

Un autre président français a promis de restituer à un troisième président, de ce qui est désormais le Bénin, terre d’origine de l’artefact en question, un ensemble d’objets. Dont cette statue, non d’un président mais d’un grand roi de ce qui s’appelait alors le Dahomey.

On entend bien qu’il y a là de l’histoire, de la politique, de la diplomatie, de la mythologie. Le film a donné les informations nécessaires: le rappel du «discours de Ouagadougou» qui comportait la promesse de rendre certains des objets pillés (ce sera vingt-six, donc –il y en a près de 50.000 au seul musée Branly), et les réflexions et recommandations du rapport rédigé ensuite par l’écrivain et universitaire Felwine Sarr et la conservatrice et historienne de l’art Bénédicte Savoy.

Faire entendre d’autres voix

Mais Mati Diop, qui est une cinéaste, et une cinéaste avec une pensée politique, pas une journaliste, n’a pas laissé la parole aux présidents et aux responsables scientifiques. D’emblée, elle a fait entendre une voix plus puissante et plus mystérieuse.

Dans une langue qu’on ne reconnaît pas (sauf à en être soi-même locuteur) mais qu’on identifie comme «une langue africaine», le fon, cette voix parle pour le numéro 26 qui est en train d’être mis en caisse, et qui est la statue du roi Ghézo, qui fit du Dahomey une grande puissance au début du XIXe siècle.

On entend bien qu’elle est aussi une voix pour l’ensemble des trésors. Et pas seulement. Composite, cette voix caverneuse mais où se perçoivent des échos féminins et masculins parle pour un ou des peuples, pour une ou des histoires, pour une ou des mémoires, qui ont surtout été souffrance, mépris, occultation.

À cette voix, collective et mythologique, viendront ensuite s’ajouter d’autres paroles, celles d’une jeunesse béninoise invitée à réfléchir et à discuter ce qu’active, ce que révèle et ce que dissimule la restitution, comme idée et comme processus concret.

Salué d’un judicieux Ours d’or au festival de Berlin, Dahomey est le deuxième long-métrage de la cinéaste révélée grâce à un court fulgurant, Atlantiques (2009), à un moyen-métrage mémorable et passionnant, Mille Soleils (2013), et un premier long immédiatement salué comme œuvre majeure, Atlantique (2019). Dahomey sera un récit factuel et un conte, un pamphlet et un débat ouvert.

À l’université, débat animé entre étudiants sur les conditions de la restitution et son sens. | Les Films du Losange

Mati Diop fusionne d’emblée les puissances du documentaire et de la fiction. Elle leur adjoindra dans la dernière partie celles du «film-essai», avec l’organisation de ce forum entre étudiants sur les conditions et les implications du retour de ces objets dont le film a accompagné pas à pas le parcours. (…)

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Mati Diop : « Le cinéma a ce pouvoir et, en ce qui me concerne, ce devoir, de restituer »

Ours d’or à Berlin, Dahomey est né d’un choc, celui que Matti Diop a ressenti à l’évocation par Emmanuel Macron de la restitution par la France de vingt-six œuvres à la République du Bénin. À l’occasion de sa sortie en France (après le Bénin et le Sénégal), la réalisatrice et productrice revient sur les enjeux post-coloniaux de cette restitution, les étapes de création de son film, son rapport à la fiction comme au documentaire, et la portée politique de son travail, « contre-récit » de l’Histoire africaine.

Ours d’or au dernier Festival de Berlin, le film de Mati Diop est remarquable à plus d’un titre. Dahomey accompagne non seulement un événement riche de sens, la première restitution importante d’objets d’arts pillés par les forces coloniales françaises, mais de multiples aspects des réflexions suscitées par ces problématiques, les relations entre la France et ses anciennes colonies, les conditions d’exposition des objets concernés, dans un grand musée parisien et en Afrique. Pour ce faire, Dahomey invente une forme singulière, où interagissent documentaire, fantastique et débat réflexif sur les processus en cours. Par ses enjeux tout autant que par son écriture cinématographique originale, le film s’inscrit dans le parcours extrêmement riche d’un questionnement poétique et politique des questions décoloniales menée par la réalisatrice par les moyens du cinéma, dont le court-métrage Atlantiques (2009), le moyen métrage Mille Soleils (2013) et le long-métrage de fiction Atlantique (2019, Grand Prix du Festival de Cannes) ont marqué des étapes. Si la restitution au Bénin des « vingt-six trésors d’Abomey » que conservait le Musée du Quai Branly est, entre autres, une suite directe donnée au considérable travail synthétisé par le rapport Sarr-Savoy de 2018, la cinéaste, par ses choix de mise en scène, en poursuit pour partie, en reconfigure à d’autres titres, les réflexions et les avancées, dans le registre artistique qui lui est propre. Poème et essai autant que document, Dahomey est aussi, ou d’abord, un film vibrant d’émotion, d’admiration pour ce qui circule entre des humains et des œuvres, un film de trouble devant les échos infinis entre visible et invisible, présent et passé, imaginaire et réalité. J.-M.F.

Pouvez-vous décrire le processus qui a mené à la naissance d’un film aussi singulier que Dahomey?
Pendant le confinement, j’ai beaucoup réfléchi à la dimension politique que j’avais envie de donner à mes films et ce à quoi j’avais envie de consacrer mes prochaines années. Mes films précédents étaient déjà politiques, oui, mais la question était comment faire davantage corps avec le réel et surtout avec le présent. Pour la première fois, je me suis posée plus frontalement la question du documentaire. Jusque-là, je cultivais une ambiguïté entre fiction et documentaire, qui pouvait prendre plusieurs formes mais sans appeler de choix entre les deux. Mais face à la situation sociale et politique que nous traversions, j’ai traversé une sorte de « crise » de la fiction : je ne me voyais pas consacrer des mois et des mois à composer une histoire, cela me semblait déphasé par rapport à ce que je percevais comme une accélération de l’histoire, une intensification des événements. Je ne voulais pas que les exigences de la fiction m’éloignent d’un réel envers lequel j’avais un sentiment d’urgence. Ainsi a commencé un processus qui a mené à Dahomey, où je n’ai finalement pas du tout renoncé à la fiction, mais qui m’a donné le sentiment de faire corps avec des événements en train de se produire et de participer à l’écriture d’un moment historique. C’est aussi le cas d’un autre film auquel j’ai commencé à travailler au même moment, toujours en cours et consacré à Rachel Keke et à sa campagne pour les législatives 2022. Ces films sont nés de la nécessité de ne pas choisir entre conception et action.

Donc, l’idée de Dahomey nait à ce moment-là ?
Ah non, je pensais à ce qui allait devenir Dahomey depuis 2017 et le discours de Ouagadougou où Emmanuel Macron annonce la possibilité du retour d’objets africains sur le continent. A ce moment, je terminais l’écriture du scénario d’Atlantique, lorsque le mot, et l’idée de restitution sont revenus sur le devant de la scène. Le mot « restitution » m’a comme… giflée.

C’est-à-dire ?
Pour deux raisons. D’abord, je me suis rendue compte, avec stupeur, que la présence extrêmement massive d’objets volés par les puissances coloniales, exposés et stockés dans les musées européens est un angle des réalités postcoloniales que j’avais négligée. J’ai senti qu’en cela, j’étais moi aussi victime d’une tentative française d’effacement. C’est très violent, pour une personne afro-descendante, de s’apercevoir qu’on a été sujette au projet colonial de dissimuler l’histoire et que ce projet avait en l’occurrence fonctionné avec moi puisque mon imaginaire, qui restait donc en grande partie à décoloniser, n’avait pas suffisamment pris conscience de l’ampleur de la chose, c’est-à-dire de la présence de plus d’un demi millions d’œuvres africaines incarcérées dans les musées européens. L’ingéniosité de la mise en scène muséale avait réussi à créer une sorte de brouillard qui normalisait, pour moi, ce qui n’aurait jamais dû m’apparaitre comme normal. Je parle des sorties scolaires au musée de l’Homme ou au Quai Branly où je ressentais un fort malaise sans être réellement confrontée aux faits. On n’explique pas vraiment aux enfants la violence du contexte. Du coup on crée des pathologies. Mensonge, déni. La deuxième raison est que ce terme, restitution, que je n’avais pas entendu jusqu’alors, venait donner un nom à ce qui caractérise ma démarche de cinéaste depuis le court-métrage Atlantiques en 2008. Lorsque je choisis de filmer Serigne qui raconte sa traversée en mer de Dakar depuis l’Espagne, le geste est de lui rendre une parole dont les médias de masse occidentaux le dépossèdent en niant son humanité, son individualité et sa subjectivité. Raconter lui-même son histoire et l’expérience de la traversée avec ses mots replace Serigne au centre de sa propre histoire. « Restituer » comporte l’idée qu’on a enlevé quelque chose, qu’on a volé à l’autre et qu’on rend.

C’est-à-dire que lorsqu’entre dans le débat public la notion de restitution, vous avez le sentiment qu’elle s’applique à l’ensemble de votre travail, et en particulier à Atlantiques, Mille Soleils et Atlantique.
Surtout les deux films « Atlantique(s) », oui. C’est l’idée du contre-récit, d’une réappropriation de son histoire, de la création d’un nouvel imaginaire. Décoloniser le regard sur les réalités africaines. Le cinéma a ce pouvoir et, en ce qui me concerne, ce devoir, de restituer.

Vous avez évoqué la mise en scène muséographique et ses effets, y compris sur vous. Comment la percevez-vous, vous dont le travail est aussi de mettre en scène ?
On sait bien aujourd’hui que toute muséographie est un discours, un récit. Et on sait qu’un récit est toujours la marginalisation ou l’effacement d’autres récits. C’est, dans une certaine mesure, vrai en toutes circonstances, mais de manière particulièrement active, violente et devant être interrogé dans un endroit comme ce qui a été le Musée de l’Homme, aujourd’hui le Musée du Quai Branly. Toute la scénographie, la disposition, les lumières, le choix des informations fournies ou pas, les manières de rapprocher certaines pièces, travaillent à rendre invisibles les conditions de spoliation brutale dans lesquelles ces œuvres ont été acquises, et le contexte dans lequel cela s’est produit. Bénédicte Savoy en parle si bien[1]. La muséographie de Branly, c’est la mise en scène de l’idéologie de l’universalisme. Aujourd’hui, nous savons cela, mais cela opère toujours !

Donc le mot « restitution » est au point de départ de votre envie de film, de ce film-là ?
Oui, également sous le signe du retour. Pour moi, il faisait écho aux revenants d’Atlantique, le long-métrage. J’ai eu le sentiment que le retour des œuvres en pays natal avait quelque chose en commun avec ce mouvement. Mais à ce moment-là, je pensais encore réaliser un film de fiction, et même de science-fiction. Je voulais raconter l’étrange épopée d’un masque africain, depuis sa fabrication jusqu’à sa restitution qui devait se passer en 2070 en passant par son pillage puis tout son parcours en Europe. Ce n’est pas parce que Macron avait ouvert l’hypothèse de restitutions à Ouagadougou que je croyais assister à cela dans les années suivantes – nous avons appris à ne pas apporter grand crédit à la parole de l’actuel président. Quand il est apparu que vingt-six trésors royaux allaient effectivement être rendus au Bénin, j’ai instantanément déclenché les possibilités d’un tournage. Mais à ce moment, j’étais toujours dans une logique de fiction, disons afro-futuriste, où ces images que je voulais tourner de la restitution auraient pu avoir le statut d’archives du passé dans un récit situé dans plusieurs décennies.

Est-ce en tournant les scènes documentaires qui ouvrent le film, celles de la mise en caisse des trésors à Branly, que vous avez compris qu’il n’était pas nécessaire d’inscrire ce moment dans une fiction ?
Oui. Je n’ai jamais renoncé à la fiction, au fantastique, mais les équilibres se sont déplacés. Les conditions dans lesquelles nous avons tourné étaient très riches, visuellement et émotionnellement, il n’y avait à ce moment-là aucun besoin d’ajouter des éléments romanesques. Ces conditions de tournage généraient du cinéma, du mystère, du danger, peut-être plus et mieux que ce qu’organise plus artificiellement un scénario de fiction. En documentaire, il n’y a qu’un seul endroit possible pour la caméra, et on n’a droit qu’à une seule prise. Pour moi, le dispositif filmique consistait à raconter ce départ du Quai Branly puis ce retour du point de vue des œuvres.

Aviez-vous suivi de près la publication du rapport de Felwine Sarr et Bénédicte Savoy[2] ?
Il m’a beaucoup intrigué à sa sortie en 2018, mais j’étais alors en pleine promo d’Atlantique un peu partout dans le monde, j’étais moins disponible. Ensuite, quand le nouveau projet s’est précisé, je l’ai lu bien sûr. C’est un ouvrage hyper éclairant. Je n’ai pour autant jamais cherché à devenir une experte sur le sujet. Je tenais à conserver un rapport intime et émotionnel avec ce que cette restitution provoquait en moi. Je voulais que Dahomey garde la trace du trouble que j’ai éprouvé face à tout ce que soulève ce mot. Mon film vient d’un endroit très sensoriel, d’un séisme intérieur.

Concrètement, comment avez-vous fait pour vous faufiler à l’intérieur de ce processus lourd et compliqué, avec des implications politiques et diplomatiques, logistiques, de communication, etc.?
J’ai très vite compris que sans un accord actif du Bénin, le film était impossible. Pour une cinéaste indépendante, c’est une situation délicate de devoir obtenir la collaboration et le soutien d’un gouvernement. Il s’est trouvé que le conseiller du ministre de la Culture béninois, José Plya, connaissait très bien mon travail et l’appréciait, cela a bien aidé. Avec mes coproductrices, Judith Lou Levy et Eve Robin des Films du Bal, nous avons obtenu leur aide tout en imposant une totale indépendance.

Le tournage au Musée du Quai de Branly permet de faire la connaissance d’un personnage qui a un grand rôle dans cette histoire, Calixte Biah.
Calixte est historien et conservateur du musée d’Histoire de Ouidah au Bénin. Je l’ai rencontré en plein tournage de la séquence du Quai Branly. Quand je l’ai découvert en action, j’ai immédiatement compris qu’il était celui sous l’autorité de qui toute cette opération de retour avait lieu. Il y avait chez lui une gravité, un soin et une attention envers les œuvres qui, à mes yeux, allaient bien au-delà d’une dimension professionnelle. Il entretenait une conversation secrète avec les œuvres. Tout en restant une personne réelle d’une grande capacité scientifique et technique, il est pour moi instantanément devenu un des personnages, au sens romanesque et presque légendaire, du film. Je l’ai perçu comme le Gardien des œuvres, à cheval entre deux mondes. Il faut dire qu’on était toutes et tous un peu dépassé(e)s par la dimension historique, et à certains égards mythique, du moment.

Cette dimension mythologique renvoie à ce parti pris très fort dans le film de faire entendre une voix, qui est possiblement la voix de Ghézo, le grand roi du Dahomey au milieu du 19e siècle, dont la statue est le trésor numéro 26, et possiblement une voix plus collective…
Cette voix est un élément essentiel du film. Elle n’était pas présente au début. Dès que j’ai commencé à tourner, j’ai su que je voulais que ce retour soit perçu depuis le point de vue des œuvres, qu’elles redeviennent le centre de leur histoire, des sujets et non plus des objets. Mais longtemps, j’ai considéré que le plus fort serait un silence complet, en tout cas une absence de mots, au moins jusqu’à l’arrivée au Bénin. Qu’elles conservent, ou retrouvent leur opacité, au sens si important que donne Edouard Glissant à ce mot. Puis, j’ai éprouvé le besoin de les faire parler à la première personne, d’abord en empruntant des fragments de L’Énigme du retour de Danny Laferrière[3], qui raconte comment il ramène à Haïti le corps de son père mort à New York. Je voulais que cette voix appartienne à plusieurs contextes. Laferrière n’a pas souhaité que j’emprunte des fragments de son texte alors j’ai confié l’écriture de la voix des trésors au poète et romancier haïtien Makenzy Orcel, écriture à laquelle j’ai aussi collaboré.

Dans leur rapport, Sarr et Savoy parlent à propos des œuvres africaines d’ « objets créoles », en fait devenus créoles du fait de leur long séjour dans un autre contexte que celui où ils ont été créés[4].
C’est si juste. Et c’est ce que nous continuons de tisser dans le film, en particulier avec l’apport de ces voix mêlées qui parlent la langue du Dahomey, la langue fon. En mêlant plusieurs locuteurs à partir du texte conçu par un auteur haïtien, c’est en augmenter la caisse de résonance créole, tout en redonnant une place centrale à l’africanité. (…)

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Foudroyante beauté politique – sur Bushman de David Schickele

Ce mercredi sort sur les écrans un objet cinématographique sidérant, venu d’un autre monde, les États-Unis de la fin des années 60, météorite noire d’une éclatante puissance politique. Jamais distribué alors ni depuis, Bushman de David Schickele est à la fois portrait d’une époque et mise en question de plusieurs situations d’oppression et d’incompréhension, où la beauté et l’humour participent d’une réflexion ambitieuse, quand l’oppression et l’injustice finissent par venir reconfigurer le film lui-même.

Le type marche sur la grande route. Il est pieds nus. Il est noir. Ses chaussures sont en équilibre sur sa tête. Ce sont les toutes premières images, comiques et réalistes, sensuelles et intrigantes. Le paysage ne laisse guère de doute, on est aux États-Unis.

Mais cet homme noir convoque une autre image, venue d’Afrique. Il fait du stop. A l’écran, une inscription indique « 1968 : Martin Luther King, Bobby Kennedy, Bobby Hutton[1] ont été tués il y a peu ».  Un autre plan montre des personnes en marche, en Afrique. Autre inscription : « Au Nigeria, la guerre civile vient d’entrer dans sa deuxième année, sans issue en vue. »

Retour sur la route américaine, contre tout attente un bizarre tricycle motorisé piloté par un homme blanc, très amical et tout à fait raciste, embarque le marcheur du début. Dans le véhicule qui fait des acrobaties, une bouteille de scotch à la main, l’homme noir prénommé Gabriel dit qu’il vient du Nigeria pour éduquer les Américains, continue à parler dans une langue de son pays. Apparait une cérémonie traditionnelle dans un village de la brousse, au Nigeria. Rien n’est prévisible, tout est vivant, et riche de complexité. Seulement trois minutes se sont écoulées et il est clair qu’on se trouve devant un objet cinématographique sidérant. La beauté et la liberté des plans en noir et blanc nourrissent un récit aux multiples rebondissements, travaillé par des enjeux politiques, historiques et intimes d’une incroyable richesse.

À elle seule, la remise en question du rapport aux Noirs au sein de la société raciste américaine par la présence d’un Noir non-américain, habité de projets et porteurs d’un regard singulier, en même temps que relié à une autre tragédie historique (ce qu’on nous appellerons la Guerre du Biafra, horreur entre les horreurs), tandis que prolifèrent les modes de contestations intérieures aux États-Unis de l’époque où révolte étudiante, mouvement hippie, refus de la guerre au Vietnam et insurrection Black Panther se côtoient et se chevauchent sans se confondre.

Gabriel, bien préoccupé aussi par le désir que lui inspire les jeunes femmes qui croisent son chemin, circule entre lieux et contextes, regarde et comprend, se moque et se fait rouler, ou jeter. Il n’y a pas de personnages secondaires dans Bushman, chaque figure, surtout féminine, acquiert dès son apparition une présence, une singularité, une manière d’exister bien à elle. Et ce n’est pas la moindre des marques de l’incontestable force de la mise en scène dont fait preuve… qui déjà ? David Schickele ? C’est qui, celui-là ? Un immense cinéaste, même pas oublié puisqu’il n’a jamais été connu. Et son film non plus, qui fut montré dans quelques festivals en 1971 mais jamais distribué commercialement, enterré sans avoir été vu, dans une Amérique qui ne voulait assurément pas de cette attention aux Noirs, de cette attention aux mouvements de contestation, de cette liberté de filmer, de cette capacité à connecter liberté des corps et des affects et conflits politiques, ici et là-bas.

Pourtant il y en a eu, des films indépendants à cette époque, transgressifs, marginaux, tout ce qu’on veut, et qui ont circulé, au moins dans des circuits alternatifs. Pas celui-là ? Malchance ou maladresse peut-être, mais aussi possiblement refus de cette radicalité-là, de cette puissance d’incarnation et de questionnement, porté par un sens du cadre et du mouvement sidérant.

Une poignée d’épisodes qui surgissent comme des plantes sauvages.

Petit-fils d’un écrivain alsacien pacifiste au parcours lui-même remarquable, René Schickele, le jeune homme (il a 33 ans quand il réalise le film en 1970), qui sera aussi un musicien accompli, n’en est pas tout à fait à son coup d’essai. Ancien membre du Peace Corps, cette agence gouvernementale créée par Kennedy et composée de volontaires envoyés dans les pays des Suds apporter bienfaits du développement et influence étatsunienne[2], il a été actif au Nigeria, où il réalisa en 1966 un documentaire, Give Me a Riddle. Un de ses principaux protagonistes, Paul Okpokam, intellectuel activiste, dut ensuite s’exiler. À San Francisco, où il suivait des cours de théâtre, Okpokam retrouve son ancien prof d’anglais américain, qui prépare son premier film de fiction, au milieu de l’agitation contestataire et de la violence de la répression policière, tandis que la guerre civile fait rage dans son pays d’origine. Il devient l’interprète principal du Bushman en gestation, malgré l’extrême faiblesse des moyens disponibles.

À des titres divers, Schickele et Okpokam ont une relation avec la situation nigériane, qui devient une composante importante du projet. Se joue alors au sein du film une tension exceptionnelle, exceptionnelle sinon unique dans un film américain : la mise en interaction d’un point de vue étatsunien et d’un point de vue « d’ailleurs », ici nigérian. Il y a pléthore de films américains avec des personnages et des situations non-américains, mais tout est toujours vu selon une approche unique – c’est vrai à l’évidence du mainstream hollywoodien[3], mais aussi bien du Vietnam filmé par Cimino, Coppola ou Oliver Stone, ou même par Robert Kramer. Les images documentaires dans un village de brousse nigérian, possiblement des souvenirs ou des rêveries de Gabriel mêlées avec ce qu’il peut apprendre dans les médias de ce qui se passe chez lui, et sa relation avec l’ensemble de ses interlocuteurs, extrêmement différents entre eux mais tous Américains, introduisent des déplacements inédits, où l’humour est un puissant ressort critique.

Tous ces éléments affleurent indirectement tandis qu’on suit les tribulations de Gabriel, ses rencontres, ses mésaventures parfois comiques, parfois dramatiques. Le personnage, largement inspiré de celui qui l’interprète, est doté d’une ironie lucide et d’une capacité à déplacer les multiples biais et clichés, entre Noirs, entre blancs progressistes de divers profils, dans un environnement général d’une violente hostilité qui interfère avec les utopies d’alors et l’idéologie du cool. La voix off de Gabriel commentant avec ironie, et auto-ironie, les situations auxquelles il est confronté est l’une des multiples dimensions dans lesquelles se déploie la richesse d’un film qui semble en permanence s’inventer, à partir d’une poignée d’épisodes qui surgissent comme des plantes sauvages.

Une déambulation sur le trottoir entrecoupées d’images de destruction d’immeubles du ghetto, un passant qui bondit devant la caméra pour une pantomime improvisée, une joyeuse scène d’amour physique en pleine nature, des souvenirs précis de la manière dont les indépendances africaines ont été volées par les puissances d’argent, la rencontre étonnamment attentive avec un jeune homme gay en mal de compagnie, les photos des atrocités au Biafra, un jeune Black Panther qui s’entraine au maniement d’arme, un camping sous la neige en pleine campagne idyllique…

Le film se livre volontiers, et avec gourmandise, aux réalités multiples et contradictoires au sein desquelles il se construit. Mais la violence du réel viendra l’impacter de manière bien plus radicale, transformant Bushman en œuvre encore plus riche et significative, assigné à une forme tragiquement ouverte. (…)

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«Perfect Days», «Augure»: vive l’exotisme!

Une image, peut-être rêvée, peut-être transcription visuelle d’un rituel de soin ancestral, peut-être invention trompeuse, mais riche de cette incertitude, dans Augure de Baloji.

La douceur attentive aux gestes du soin d’un lieu public dans le film de Wim Wenders, comme la mise en résonance flamboyante et furieuse de plusieurs récits et modes de vie dans celui de Baloji sont des ouvertures inspirées aux richesses du divers.

Infiniment différents entre eux, le film de Wim Wenders et celui de Baloji donnent, ensemble, l’envie de reprendre à son compte le plaidoyer, aussi nécessaire que sans illusion quant à ses chances de réussir, que consacrait il y a plus d’un siècle Victor Segalen au mot «exotisme» et à l’idée à laquelle il renvoie vraiment.

Dans son Essai sur l’exotisme, un texte d’une actualité intacte, il écrivait: «Il eut été habile d’éviter un vocable si dangereux, si chargé, si équivoque. […] J’ai préféré tenter l’aventure, garder celui-ci qui m’a paru bon, solide encore malgré le mauvais usage, et tenter, en l’épouillant une bonne fois, de lui rendre, avec sa valeur première, toute la primauté de cette valeur. Ainsi rajeuni, j’ose croire qu’il aura l’imprévu d’un néologisme, sans en partager l’aigreur et l’acidité. Exotisme; qu’il soit bien entendu que je n’entends par là qu’une chose, mais immense: le sentiment que nous avons du Divers.»

Ce sentiment du divers, l’attention à ce qui n’est pas soi, ce qui n’est pas comme soi, rayonne de manière singulière dans les deux films. Ce sentiment rayonne doucement, dans le regard d’un cinéaste européen sur une situation au Japon, mais aussi dans la manière de rendre émouvante et belle l’activité la moins valorisée qui soit, le nettoyage de toilettes publiques. Et il rayonne d’un éclat ardent à travers l’évocation d’êtres et de comportements habités de rapports au monde d’une société congolaise à la fois traditionnelle et mondialisée.Situés à des antipodes esthétiques, les deux longs-métrages partagent la vertu de questionner les regards, les habitudes de récit, grâce à des propositions déliées des facilités convenues tout en jouant hardiment avec de grands repères. Il n’est pas fortuit qu’ils aient aussi en commun d’accueillir chacun des séquences de rêve, qui inscrivent ce que raconte chaque film dans un paysage encore plus vaste.

«Perfect Days», de Wim Wenders

Perfect Days est une sorte de bonheur d’autant plus inattendu qu’il y a longtemps que le réalisateur d’Alice dans les villes et des Ailes du désir ne s’était montré aussi convaincant, en tout cas avec un film de fiction. Quelques semaines après la découverte du beau documentaire Anselm, voici un conte contemporain d’une très belle tenue, juste, émouvant et drôle.

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Hirayama (Koji Yakusho) en compagnie de sa nièce à qui il montre comment aimer les arbres. | Haut et court

Un plan filmé comme par Yasujiro Ozu (dont Wim Wenders avait si bien évoqué le parcours dans Tokyo-ga) a montré cet homme nommé Hirayama s’éveiller et se préparer à partir au travail au volant de sa camionnette professionnelle, revêtu de sa combinaison floquée The Tokyo Toilet.

Ajoutons sans attendre qu’alors qu’il parcourt les rues de la capitale japonaise en chemin vers ses lieux de labeur quotidien, la présence sur la bande-son de The Animals interprétant leur version historique de «The House of the Rising Sun» est à soi seul un de ces cadeaux discrètement élégant qui parsèment le film et contribuent au bonheur de sa vision.

«L’élégance» est un des mots qui définit le mieux le comportement du taciturne Hirayama, et cela d’autant mieux que son travail consiste à nettoyer les WC publics de la capitale, tâche dont il s’acquitte avec un soin méticuleux. Dans chacun de ses gestes, aussi peu considéré soit le travail qu’il effectue, il manifeste une attention, une précision, une efficacité, qui sont une manière de prendre soin d’un espace public utile à toutes et tous, et donc aussi des gens qui en seront les usagers.

La première demi-heure du film accompagne la journée de Hirayama, du lever au coucher, et aux rêves qui s’en suivent. Un moment privilégié de cette journée se déroule dans le jardin d’un temple, où l’homme photographie rituellement les jeux du soleil dans les feuilles d’un arbre qu’il sera ensuite amené à appeler son «ami».

Le cinéaste dont le premier film s’intitulait Summer in the City a toujours montré une attention particulière aux paysages urbains et par moments, le nouveau film évoque le si beau Lisbonne Story. Et bien sûr, le Japon, en particulier Tokyo, est un lieu d’inspiration privilégié pour Wim Wenders. Tout cela concourt à la grâce légère qui imprègne, assez miraculeusement, le début du film.

Ensuite, une série de (petits) rebondissements, émouvants ou amusants, viendront émailler cette trajectoire. Au passage, ces péripéties mettront en jeu, de manière à la fois légère et attentive, aussi bien les relations familiales que ce qui se bouleverse dans le passage de l’analogique au numérique, et la possibilité d’en discuter l’irréversibilité.

Mais l’essentiel, tandis que se succèdent sur la bande-son les titres d’une playlist d’anthologie (Patti Smith, Otis Redding, les Kinks, Nina Simone… et bien sûr Lou Reed, dont une chanson donne son titre au film) est l’incarnation, par l’absolument parfait Koji Yakusho, d’une manière d’habiter le monde. De l’histoire personnelle de Hirayama, on entreverra les arrière-plans, on partagera les émotions et les choix. Mais c’est la relation à l’espace, au temps, aux personnes, aux autres êtres vivants, à la lumière, au mouvement, qui est le véritable enjeu de ce film à la fois inspiré et apaisé.

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Perfect Days de Wim Wenders, avec Koji Yakusho, Tokio Emoto, Arisa Nakano

Séances

Durée: 2h05 Sortie le 29 novembre 2023

«Augure» de Baloji

D’abord, l’histoire de cet homme noir qui retourne au village accompagné de sa femme blanche enceinte et y est accueilli avec une hostilité incompréhensible par toute sa famille semble forcée, peu crédible. Mais déjà, à Kinshasa puis dans un paysage de désert minier, on a vu autre chose: une attention aux espaces, aux environnements.

3Paco (Marcel Otete Kabeya) et sa bande dans leur repaire précaire. | Pan Distribution

Puis, surgissent ces enfants des rues, diables travestis, explosifs d’invention vitale et de violence. Viendra plus tard la sœur du futur papa rejeté par les siens, elle aussi ostracisée pour son histoire d’amour avec un étranger (un Sud-africain) et sa volonté de s’affranchir des traditions.

Augure se déploie en zigzags et embardées, autour de ces trois figures principales et aussi de celle de la mère, renfermée sur sa douleur et sa solitude. Le film déroute, mais s’étoffe en un patchwork baroque, où s’imposent des visions puissantes. Elles semblent d’abord pièces rapportées, effets de manche formels, il apparaît grâce au rythme du montage et à la bande-son qu’elles sont au contraire essentielles. (…)

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À voir en salles: «Little Girl Blue», «Ricardo et la peinture», «Nous, étudiants!», «Et la fête continue!»

Marion Cotillard grimée en Carole Achache, dans la grotte aux archives construite par Mona Achache, pour Little Girl Blue.

Les documentaires de Mona Achache, Barbet Schroeder et Rafiki Fariala, tout comme la fiction de Robert Guédiguian, évoquent avec invention des situations intimes, mais inscrites dans des histoires collectives.

Dans la déferlante de sorties de tous poils qui inondent les écrans, net avantage aux documentaires cette semaine. Le pluriel s’impose, non seulement pour leur nombre, mais aussi pour la multiplicité des formes mobilisées.

Du dispositif complexe et fécond imaginé par Mona Achache, y compris en exposant le recours à la fiction, à la frontalité factuelle des situations assemblées par Rafiki Fariala (et qui, évidemment, n’exclut pas non plus l’artifice, la mise en scène), l’écart est considérable et riche de ressources.

Comme l’est aussi la rencontre affectueuse et faussement naïve de Barbet Schroeder avec son ami le peintre, autre modalité d’un «cinéma du réel» dont on se rappelle bientôt que tout cinéma digne de ce nom est «du réel», à un titre ou à un autre.

Soit, dans ces cas, trois manières de portraits, qu’il soit familial, amical et artistique ou générationnel. Et trois documentaires dont le cinéaste est aussi un personnage à l’écran. Mais cela vaut aussi bien pour la fiction affichée, et qui revendique sa stylisation, qu’est le nouveau film de Robert Guédigian accompagné de sa troupe, et s’inscrit dans l’histoire au long cours de son cinéma.

«Little Girl Blue», de Mona Achache

Sous le titre de la bouleversante chanson éponyme de Janis Joplin surgit un film imprévisible, troublant par son rapport incandescent à des histoires elles-mêmes brûlantes, qu’il explore, dévoile et tente en vain de dompter.

Une jeune femme que nous ne connaissons pas, et dont il s’avèrera plus tard qu’il s’agit de la réalisatrice, déploie dans une grande pièce vide une quantité astronomique de photos et de documents, tout en montrant des fragments de textes sur son ordinateur.

Il faudra du temps, un temps utile et stimulant, pour comprendre que cela concerne la mère de cette jeune femme, pour tisser les liens qui relient cette femme à sa propre mère, pour commencer à se figurer la carte spatio-temporelle où ces fragments s’inscrivent.

La mère de Mona Achache, Carole Achache, a été photographe et écrivaine, notamment d’un livre consacrée à sa propre mère, Fille de (paru en 2011). Celle-ci, Monique Lange, fut une figure du monde littéraire parisien d’après-guerre, écrivaine et éditrice, proche d’Albert Camus, de Jean Genet, de Marguerite Duras. En 2016, Carole Achache s’est pendue.

Une femme que, elle, nous connaissons, Marion Cotillard, arrive dans la grande pièce où Mona Achache a étalé les archives concernant sa mère et sa grand-mère. La comédienne doit jouer Carole, dans un film que prépare Mona. Elle met les habits, s’équipe du sac à main et des accessoires utilisés par la disparue, et s’adjoint une perruque qui complète la ressemblance apparente.

Il n’est pas dit que le film dans lequel doit jouer Marion Cotillard est Little Girl Blue, lequel serait plutôt le making of d’une fiction avec l’actrice, fiction qui n’existera jamais. Tant mieux, le making of est bien plus intéressant.

Il concerne des gens réels, la mère et la grand-mère mais aussi leurs proches: le grand poète espagnol Juan Goytisolo, l’écrivain et homme politique Jorge Semprún, la cinéaste Florence Malraux… À leur époque, ces personnes ont été beaucoup filmées, photographiées, interviewées dans les journaux et par les radios. Little Girl Blue fait jouer ensemble archives d’alors et reenactment (reconstitution).

Parfois c’est elle, Carole, et parfois c’est Marion Cotillard en Carole, qui dit les mots, qui fait les gestes. Quelque chose émerge du jeu des apparences, médiatiques, culturelles, de mode, de prestige, de délire. Quelque chose d’indistinct, de douloureux, de difficile à nommer.

Tournage à double et triple fond

Des acteurs et actrices viennent brièvement donner corps à des personnalités désormais disparues. Ce sont les figures de ce monde des écrivains et des artistes de Saint-Germain-des-Prés, parmi lesquelles Carole Achache a grandi. Ensuite, après Mai-68 (elle avait 16 ans), elle a vécu une vie de transgressions et d’excès, où la drogue et le sexe ont passé pour les voies royales de la libération.

On voit tout cela, on raconte tout cela, on discute de tout cela. L’extraordinaire dispositif de tournage à double et triple fond inventé par Mona Achache approche par fragments l’existence de ces deux femmes brillantes, en quête d’une place qui n’existait pas pour elles et qui ont aussi été soumises à des violences horribles.

Mona Achache en enquêtrice d’une mémoire familiale aux multiples échos. | Tandem

Elles sont quatre maintenant, deux mortes (Monique et Carole) et deux vivantes (Mona et Marion). Ensemble, sans désemparer, sans croire à l’existence d’une grande réponse, sans porter de jugement, elles fabriquent des fragments de vérité à coup de lettres, de photos, de paroles, de gestes, de regards, de rapprochements.

Celle-ci n’est ni simple ni joyeuse. Mais, dans un espace soudain redevenu désert, elle vibre et résonne.

Little Girl Blue de Mona Achache avec Marion Cotillard, Mona Achache, Marie Bunel, Didier Flamand, Marie-Christine Adam

Durée: 1h35 Sortie le 15 novembre 2023

Séances

«Ricardo et la peinture», de Barbet Schroeder

Harnaché d’un impressionnant barda, le type parcourt la falaise puis descend malaisément des éboulis rocheux, patauge dans des eaux qui lui montent à mi-cuisses, atteint une grotte d’accès compliqué. Il y installe son attirail de peintre, fixe des petits carreaux sur le chevalet.

Au fond d’une grotte féconde, le tableau et le film en train de se faire. | Les Films du Losange

On est proche de la parodie d’un peintre du dimanche un peu givré. C’est fait exprès. Parce que c’est le contraire, mais qu’il faut aussi passer par l’imagerie pour approcher ce diable de Ricardo. Diable? Pas du tout, Ricardo Cavallo est un saint.

Oui oui, un véritable saint. Il ne fait pas de miracle ni n’affiche d’ailleurs aucune religion. En tout cas, aucune autre que celle de la beauté et de l’estime affectueuse pour ses semblables et le monde où ils vivent, malgré toutes leurs laideurs.

Barbet Schroeder a donc un gros problème. Parce que c’est compliqué à filmer, un saint. Sans sulpicianisme, sans mièvrerie, sans emphase. Alors il s’approche, s’assied à table pour partager le repas, écoute, montre ses propres outils et conditions de travail (caméra, micro, petite équipe de tournage), regarde les lumières, ce qu’il y a aux murs de cette maison-ci, plus tard de cet appartement-là.

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Ricardo et Barbet, regarder, réfléchir, aimer, comprendre/Les Films du losange

La maison est en Bretagne, où le peintre peint. Ah ah! Le peintre peint, ce pourrait être la fausse tautologie qui se suffit à elle-même. Mais non. Il cuisine, il enseigne le dessin aux enfants du village, il reçoit des amis.

Mais toujours, il peint, des compositions gigantesques en assemblant des petits carreaux, où il cherche à capter quelque chose des matières et des lumières des grottes face à la mer, quelque chose du ciel et du vent. Les enfants discutent beaucoup, ils ont raison.

Évidence du fantastique

Dans l’appartement, près de Paris, d’autres œuvres, d’autres humains, d’autres lieux. La même attitude ferme et modeste de l’artiste Ricardo Cavallo, qui devient aussi celle de l’artiste Barbet Schroeder.

Durant sa longue carrière, le cinéaste de 82 ans a réalisé de nombreux portraits, souvent dédiés à des figures de haine et d’arrogance, du dictateur Idi Amin Dada au moine intégriste birman Ashin Wirathu. Filmer une incarnation d’une forme de sagesse bienveillante et modeste, comme l’est le peintre d’origine argentine installé en France depuis 1976, est beaucoup plus périlleux.

Une des voies possibles est de rendre visible combien ce que fabrique cet artiste, par ailleurs longtemps repéré par une grande galerie d’art et acheté par des collectionneurs de haut vol, s’inscrit dans une histoire longue.

Cette histoire est celle des arts visuels, des peintures rupestres aux expérimentations des grands plasticiens d’aujourd’hui, en passant par les maîtres qui jalonnent l’épopée de la peinture classique. Une inscription sans rupture, dans le détail du quotidien des œuvres patiemment faites et refaites, des rencontres, des chemins à parcourir, des légumes à éplucher.

Peintre, gens de cinéma, voisins, expert, enfants: tout le monde travaille dans le film, aime ça et sait pourquoi il le fait. Ainsi, Ricardo et la peinture devient une sorte de bulle de calme et de justice, d’évidence de ce dont pourrait être faite la vie. C’est donc, dans tous les sens du terme, un film fantastique.

Ricardo et la peinture de Barbet Schroeder avec Ricardo Cavallo, Barbet Schroeder

Durée: 1h46  Sortie le 15 novembre 2023

Séances

«Nous, étudiants!», de Rafiki Fariala

Réalisé principalement sur le campus de l’université de Bangui (capitale de la République centrafricaine), le film entrecroise deux ressources de natures différentes. L’une est «tout simplement» de voir comment se déroulent les études pour des milliers de jeunes gens entassés dans des conditions immondes, maltraités et exploités par les professeurs et les administrations (mention spéciale au sort des filles), brutalement réprimés en cas de protestation.

Dans les salles de classe surpeuplées de l’université de Bangui. | Capture d’écran de la bande-annonce / Jour2fête

C’est une chose d’en avoir vaguement connaissance, comme éléments d’une misère généralisée, sous le signe d’inégalités brutales et sans scrupules où les traditions de domination des anciens et les effets violents des diktats de la mondialisation libérale se combinent sinistrement. C’est une autre de voir, juste voir. Des lieux, des corps, des visages, des gestes.

L’autre ressource concerne la construction, autour de quatre étudiants centrafricains –dont on ne perçoit que tardivement que l’un d’eux est le réalisateur–, de leurs situations personnelles, de leur parcours, de leurs relations affectives et amoureuses.(…)

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Festival de Cannes, jour 10: un tour du monde en quarante films

Souffle épique et puissance critique des Colons de Felipe Gálvez, en Terre de Feu chilienne.

L’ensemble des sélections cannoises compose un récit, fragmentaire mais inhabituellement riche, des réalités et des imaginaires du monde entier. Si les films venus d’Afrique et du monde arabo-musulman sont plus nombreux que d’habitude, l’Asie reste particulièrement fertile en propositions de cinéma.

De toutes les approches que suscite un grand festival international de cinéma, une des plus intéressantes reste de donner accès à des récits, des situations, des manières de vivre et des imaginaires du monde entier. Et en particulier de régions du monde moins familières aux spectateurs occidentaux.

Le Festival de Cannes a rarement été aussi ouvert sur le monde que cette année, avec des propositions significatives –à la fois en matière de diversité géographique et de variété des approches artistiques– et des capacités d’approcher des réalités «locales» pas si fréquemment représentées. Certains pays étaient ainsi pour la première fois à Cannes, ou même dans un grand festival international: le Soudan, la Mongolie, la Jordanie.

Pas question de citer et de commenter ici tous les titres, mais en fin de texte figure une liste exhaustive des longs métrages de ces diverses origines qui ont été présentés dans les différentes sélections. Outre ceux déjà chroniqués ces derniers jours sur notre site, voici seulement une tentative de survol de l’ensemble de ces continents, avec un éclairage sur quelques films mémorables. En espérant que ceux-là au moins trouveront un accès vers les grands écrans français et offriront ainsi l’occasion d’y revenir.

L’Afrique et le monde arabe et moyen-oriental

Avant même le début du festival, on a noté une présence supérieure à l’ordinaire de l’Afrique, d’ailleurs soulignée par Thierry Frémaux, le délégué général du Festival de Cannes, lors de sa présentation de la sélection officielle le 13 avril.

À ce constat, exact, il convient d’y apporter deux nuances. D’abord, les films africains ne sont pas si nombreux. Mais ils étaient, si on ose dire, tellement absents les années précédentes que la moindre hirondelle apparaît comme un printemps à elle seule.

Ensuite, il y a quelque malentendu à mettre dans le même panier le Maghreb et l’Afrique subsaharienne. Il ne s’agit pas ici d’un débat théorique et général, mais de prendre acte de situations différentes.

Il existe désormais deux grands organismes dédiés au soutien aux films du monde arabe: l’un au Qatar, le Doha Film Institute, l’autre en Arabie saoudite, à l’enseigne du Red Sea Festival. Rivalisant d’initiatives et richement dotés, ils ont joué un rôle important dans la présence de films de cette région, celle que le monde anglo-saxon appelle MENA (Middle East and North Africa) sur les écrans internationaux, et notamment à Cannes.

Toute classification a sa part d’arbitraire, et il y a des raisons d’y inclure des pays où l’islam joue un rôle majeur sans être des pays du monde arabe: la Turquie ou l’Iran, grandes nations de cinéma. On rappellera donc l’évidence de Nuri Bilge Ceylan avec Les Herbes sèches, et la présence, inhabituellement faible cette année de l’Iran, avec un seul film, le pamphlet antisystème Terrestrial Verses.

Mais parmi les films de cette région, on soulignera des réussites venues de Tunisie (Les Filles d’Olfa de Kaouther Ben Hania) et du Maroc, en particulier le très inventif et émouvant La Mère de tous les mensonges. La jeune réalisatrice Asmae El Moudir y parvient, grâce à des dispositifs à la fois simples et riches d’effets, à évoquer à la fois un drame personnel et familial et la terreur de masse exercée par Hassan II à l’occasion des massacres de Casablanca en 1981.

Vue à travers son portrait dessiné, l’extraordinaire personnage de la grand-mère tyrannique qui a peut-être sauvé sa famille, dans La Mère de tous les mensonges d’Asmae El Moudir. | Insight Films

La réalisatrice marocaine mobilise aussi bien le recours à des figurines, à des maquettes, à la musique, à des jeux de lumière, que l’intervention de témoins et de victimes. Et elle parvient à faire exister un événement sur lequel le régime avait réussi à imposer une complète omerta, au prix de centaines de morts et de milliers de prisonniers politiques souvent restés enfermés dans des conditions atroces pendant plus de dix ans.

D’Afrique subsaharienne, outre le beau Nome déjà évoqué, on saluera surtout la multiplicité des approches et des regards sur des réalités complexes. Aux cinq films présentés dans les sélections, et originaires du Sénégal, du Cameroun, de République démocratique du Congo, du Soudan et de Guinée-Bissau (soit essentiellement d’Afrique francophone), il faut ajouter deux hommages à des figures fondatrices du cinéma subsaharien, Ousmane Sambène célébré par le Pavillon des Cinémas du monde de l’Institut français et Souleymane Cissé récipiendaire du Carrosse d’or attribué par la Quinzaine des cinéastes.

Amérique latine: retour et révélation

D’Amérique latine, on saluera en particulier un retour longuement attendu et une révélation. Le retour est celui de l’Argentin Lisandro Alonso. Son Eureka est une sorte de danse chamanique en trois temps, évoluant comme dans un songe de la mémoire des Amérindiens, fabriquée par l’imagerie colonialiste et génocidaire du western vers le sort des natives aux États-Unis aujourd’hui, puis au rapport au monde des peuples autochtones amazoniens.

La révélation concerne un film chilien, Los Colonos (Les Colons), premier long métrage de Felipe Gálvez, situé au tournant des XIXe et XXe siècles dans les immenses plaines de Patagonie. Un souffle épique porte de bout en bout cette évocation d’une conquête de l’espace et des esprits par différents types de colons, agraires et brutaux, puis urbains et madrés, tout en faisant place à des aspects légendaires, voire mystiques.

Les Colons se déploie autour de la figure centrale d’un Mapuche métis participant à une expédition de rapines et d’extermination commanditée par un grand propriétaire. Les rebondissements dramatiques, les rencontres inattendues, mais aussi la présence des corps humains, des animaux, de la végétation, de la mer et des montagnes contribuent à l’intensité impressionnante du film, assurément une des principales révélations de cette édition cannoise. (…)

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« Le Panthéon de la joie », le chant du défi

Quand le cinéaste béninois Jean Odoutan invente une comédie musicale pour conter au présent les espoirs et détresses du monde dont il est issu

Réveillez-vous! chante le griot d’Agbanou, le quartier déshérité de la ville côtière de Ouidah, au Bénin. Et surgissent quatre lutins, enfants du quartiers, gavroches dansants et swingant. Ils vont vite, c’est qu’il y a urgence.

Urgence à trouver les piécettes de CFA qui permettent non de partir faire fortune en France, comme tout le monde l’évoque sans aller loin, mais en rêver. Urgence, de trouver à manger, quitte à chiper à l’étale de la marchande de tomates, urgence à prendre soin de la grand mère de l’orphelin, en attendant de pouvoir soudoyer de pseudo-témoins qui permettraient de s’inscrire à l’école.

Elysée, Concorde, Placide et Aimé rient aux éclats, se disputent, courent et sautent, ils semblent inventer à chaque coin de ces rues de terre battue arpentées pieds nus des chansons pour raconter un monde qui n’a rien d’enchanteur.

C’est un autre joyeux diable qui a fabriqué les chansons, paroles et musiques, il a aussi écrit le film, l’a réalisé, produit et monté, il a conçu la chorégraphie. Jean Odoutan, qui a auparavant réalisé cinq autres films, certains en France et d’autres au Bénin, transmet comme cinéaste la même énergie intraitable que ses jeunes personnages.

Bricolé, inventif, vibrant de vie, Le Panthéon de la joie n’esquive rien des malheurs et des défauts qui affectent le monde qu’il raconte. On y voit la fascination pour un ailleurs fantasmé et le mythe de la fortune à Paris, la misère extrême, les enfants vendus ou nés sans existence légale, la corruption, l’éducation confisquée par le privé, les meurtres de Boko Haram, les femmes seules avec les gosses quand les hommes sont morts ou partis au loin, la violence des pauvres contre les encore plus pauvres.

On y perçoit aussi  une vitalité et des ressources, des beautés et des sagesses, l’alchimie des croyances et du sens pratique. Et, tout autant que la protection des egun-gun ou la force de la solidarité entre les gamins des rues, l’élan de cinéma d’Odoutan entrebâille des issues et des espoirs dans ce monde de latérite et de misère.

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Le Panthéon de la joie, de Jean Odoutan

Durée: 1h37  Sortie le 3 mai 2023

Séances

«Aya» et «Azor», deux éclairs dans le brouillard

Aya (Marie-Josée Degny Kokora), héroïne d’une légende très actuelle.

Le premier film de Simon Coulibaly Gillard, situé de nos jours en Côte d’Ivoire, et celui d’Andreas Fontana, situé en Argentine durant la dictature militaire, savent tous deux mobiliser les ressources singulières du cinéma. Une double découverte, riche en émotions.

Le «brouillard», ce serait cette confusion entretenue par une multiplicité de sorties de films à peine vus (ou, le plus souvent, pas vus) aussitôt disparus. Difficile, même pour les amateurs les plus attentifs, de se repérer dans la déferlante de nouveaux titres. Et donc, raison de plus pour attirer l’attention sur deux films qui, sans atouts publicitaires d’aucune sorte, méritent chacun la plus vive attention.

Ce qui permet au passage de souligner que, si les raisons de s’inquiéter de la situation actuelle du cinéma sont réelles et nombreuses, comme en a témoigné le récent appel pour des états généraux, le cinéma comme espace d’invention reste étonnamment fécond, y compris avec des propositions venues d’origines inattendues, parfois par d’encore plus inattendus détours.

C’est le cas de ces deux premiers longs-métrages au pedigree «impur», adjectif qui se veut ici un éloge: le très beau film ivoirien réalisé par le Français Simon Coulibaly Gillard et le très beau film argentin réalisé par le Suisse Andreas Fontana.

Très différents par leur cadre et leur récit, ils ont pourtant en commun de parier sur les puissances de ce qui ne sera jamais montré, jamais illustré, mais qui acquiert ainsi une force d’évocation qui fait honneur à ce que peut le cinéma.

«Aya» de Simon Coulibaly Gillard

Il y a une situation. Il y a une histoire. Et puis il y a un film, c’est-à-dire une façon de raconter au cinéma cette histoire, inscrite dans cette situation.

C’est cette «façon», ce qu’on appelle la mise en scène, qui fait toute la puissance de l’histoire, et toute l’urgence dramatique de la situation –en elle-même, et comme symptôme de multiples autres drames actuels ou imminents.

La manière de filmer de Simon Gillard, qui a été rebaptisé «Coulibaly» par ses amis africains, consiste à porter d’abord son attention aux visages, aux gestes, aux lumières, aux sonorités ambiantes.

Dans ce village d’Afrique, aujourd’hui, il y a des femmes au bord de ce qui est peut-être la mer, et peut-être un grand fleuve. Il y a une adolescente, dont on saura plus tard qu’elle se prénomme Aya, et qui participe à la vie de sa famille (sa mère et son frère tout petit) tout en cherchant à exister pour elle-même.

Il y a les barques des pêcheurs qui peinent à sortir, le travail collectif, des conflits dont on entrevoit les manifestations sans toujours en comprendre les motifs. Il y a les maisons qu’on démolit, les gens qui partent.

Les deux combats d’une jeune fille

Peu à peu se dessine le cadre (la «situation»): à l’ouest d’Abidjan, cette partie de la péninsule de Lahou, entre golfe de Guinée et lagune, est inexorablement dévorée par la montée des eaux, forçant les habitants à s’exiler; certains démontent morceau par morceau leur habitation pour la réinstaller plus loin.

Aya, son copain, sa mère, l’enfant, des voisines, des amies de l’adolescente tentent d’organiser leurs existences dans ce chaos destructeur de leur mode de vie. La violence des éléments, la dureté des relations entre des personnes acculées, mais aussi la tendresse et la générosité irriguent les séquences qui, sensuelles et vives, semblent aussi d’abord disjointes.

Ce manque apparent d’explications se révèle au contraire un précieux moyen de donner plus de profondeur et d’intensité à l’histoire qui progressivement se dessine, celui de la lutte d’une famille pour maintenir son espoir de rester, du combat d’une jeune fille pour ne trahir ni les siens et le monde dont elle vient, ni ses propres espoirs.

Vibrantes de présence, les images magnifient les personnages, à commencer par cette jeune fille impressionnante qui donne son nom au film, véritable héroïne d’un récit prenant parfois des résonances mythologiques sans rien perdre de son actualité factuelle.

De même, d’étonnantes séquences tournées dans une obscurité presque totale rendent compte de la précarité concrète des existences. Elles donnent en même temps à ce film, habité de présences variées invisibles –loin d’être toutes bénéfiques–, la riche texture d’une fable à la fois ô combien réaliste et fantastique.

«Azor» d’Andreas Fontana

Dans l’Argentine soumise à la dictature militaire au pire de sa brutalité, au tout début des années 1980, un couple débarque à Buenos Aires. Hôtel de luxe, résidences cossues, palais officiels, estancia de grands propriétaires sont les décors où évolueront le banquier suisse De Wiel et son épouse. (…)

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«The Woman King», une guerrière en uniforme

Nanisca (Viola Davis) qui commande l’armée féminine du Dahomey

L’épopée des combattantes du Dahomey mobilise toutes les ressources du film hollywoodien à grand spectacle, pour une histoire dont le cadre et les héroïnes sont inhabituels, mais racontée de manière convenue.

Le film raconte, avec énergie et sens du spectacle, les hauts faits d’un régiment de guerrières imposant au début du XIXe siècle la suprématie du royaume du Dahomey, en Afrique de l’Ouest.

Au centre de l’action se trouve la cheffe du régiment, Nanisca (Viola Davis), femme puissante et sage mais hantée d’un terrible secret, et une adolescente rebelle surdouée pour le combat, Nawi (la jeune actrice sud-africaine Thuso Mbedu).

Situé à une époque où le trafic d’esclaves fait encore rage sur les côtés d’Afrique, The Woman King se nourrit d’éléments historiques, à commencer par l’existence de cette armée féminine, nommée dans le film les Agojiés, mais également connue comme les Mino.

La star Viola Davis donne une présence impressionnante à la figure centrale de cette aventure pleine de combats filmés avec une grande violence (surtout du fait de l’usage du son) qui est aussi un récit d’initiation et une histoire sentimentale.

À la croisée de deux enjeux

Faire aujourd’hui de femmes noires les héroïnes d’un grand récit épique est à l’évidence dans l’air du temps, et il y a tout lieu de s’en réjouir. Le film se situe de fait à la croisée de deux enjeux, qui méritent l’un et l’autre considération.

La présence en position d’héroïnes de femmes, noires, dans un récit évoquant (y compris de manière romancée) un épisode de l’histoire africaine, donne une visibilité bienvenue, nécessaire, importante, à des personnes et à des situations longtemps occultées ou marginalisées dans les récits et dans les imaginaires.

Simultanément, la manière dont cette histoire est racontée reconduit des stéréotypes et des conventions droit venues du monde qui a toujours prospéré sur la domination et l’injustice.

N’est-il pas singulier, aujourd’hui, que tous ces habitants du Golfe du Bénin au début du XIXe siècle parlent anglais? Mais, comme à l’époque des bons vieux westerns racistes, les chants traditionnels et quelques exclamations utilisent une langue indigène pour apporter une touche d’«authenticité» (sic).

N’est-il pas singulier, et puis finalement pas tant que ça, que tout ce qui arrive dans le film est parfaitement prévisible? Tout spectateur ayant vu trois ou quatre films américains à grand spectacle peut en prédire sans mal le déroulement, reconnait en permanence les situations et les péripéties.

Manières d’occuper l’espace et le temps

Histoire de femmes noires réalisée par une femme qui joue un rôle actif dans la communauté afro-américaine du monde du spectacle (elle co-dirige le Comité d’orientation afro-américain de la Ligue des réalisateurs), Gina Prince-Bythewood, The Woman King semble répondre à toutes les exigences de légitimité.

Des femmes, des Noir·es, des Africain·es? Certes, mais cela ne change rien quant à la façon de définir des personnages, des relations humaines, des manières d’occuper l’espace et le temps. Y compris les danses, qui évoquent surtout Broadway. Ou l’entrainement des jeunes recrues, qui rappellent la manière dont les films montrent celui de Marines.

Les Agojié, une force de combat selon des modèles reconnaissables –à droite la jeune recrue Nawi (Thuso Mbedu). | Sony Pictures

Mais c’est toute la dramaturgie, aussi bien en ce qui concerne le scénario que la réalisation, qui se moule sur une forme de modélisation qui, à la différence du male gaze par exemple, n’est guère remise en question. Le «Hollywood gaze» mériterait pourtant des regards plus critiques. (…)

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Trois vaillances de Noirs: «Residue», «Traverser», «Twist à Bamako»

Autoportrait fragmenté d’une jeunesse, d’un quartier, d’une communauté, dans Residue de Merawi Gerima.

La sortie simultanée des films de Merawi Gerima, Joël Akafou et Robert Guédiguian témoigne de la lente amélioration de la présence de minorités à l’écran, tout en rappelant combien les œuvres doivent rester singulières, irréductibles à toute catégorisation généralisante.

La première semaine de 2022 est l’occasion d’une véritable déferlante de films qui mériteraient une attention critique particulière. Parmi eux, cette singularité sans précédent que constitue l’arrivée de trois films dont la totalité des personnages principaux sont des Noirs.

Les réunir dans un même corpus comporte évidemment le risque d’un processus de ghettoïsation, à propos de réalisations profondément différentes: l’une signée par un Noir américain dans son quartier natal de Washington, une autre tournée en Europe par un cinéaste ivoirien à propos de compatriotes sur les chemins de la migration, la troisième située au Mali et filmée par un Français blanc.

On voudra ici tenter au contraire le pari de mettre ces œuvres en valeur tout en faisant jouer, dans des textes distincts, ce qui diffère d’essentiel entre ces trois propositions, en termes d’enjeux narratifs et thématiques comme de choix de mise en scène. Des propositions qui occupent, aussi, des places très différentes sur l’éventail entre fiction, documentaire et film essai.

«Residue» de Merawi Gerima

Il y a d’abord comme un tourbillon. On voit ce jeune Noir, Jay, revenu dans le quartier de son enfance à Washington D.C. On voit les rues, les maisons, des habitants. Et aussi des souvenirs, des images qui montrent certaines des mêmes personnes, enfants.

Il y a des rencontres, des rires, des disputes, des deuils. Une violence bien réelle, et ses masques. Des signes codés.

La caméra et le montage prennent soin de ne jamais laisser un personnage ni une situation polariser l’attention. Peu à peu se dessine un projet, ou plutôt une ambition. Residue sera moins le portrait que l’invocation d’un collectif et de son histoire «à travers une assez courte unité de temps», comme disait l’autre.

De l’adolescence du réalisateur (le nom désignant à la fois Merawi Gerima et Jay) à son état de jeune adulte, peu d’années se sont écoulées mais le quartier a changé. Multiples sont les traductions de la gentrification, qui est aussi une «blanchisation», à l’œuvre dans ce centre-ville de la capitale fédérale américaine.

En butte à un double rejet, de la part de ses anciens copains et sous l’effet de l’embourgeoisement du quartier, Jay (Obi Nwachukwu) cherche sa place comme cinéaste. | Capricci Films

Residue est à la fois très précisément situé, y compris par l’argot local ou les habitudes culinaires de la communauté, et témoigne à la fois d’une réalité bien plus large. Ces formes d’exclusion, liées aux mutations sociales et qui se traduisent dans l’immobilier et l’habitat, existent bien évidemment à l’échelle de l’ensemble des États-Unis: un phénomène également visible au cinéma, mais souvent par des voies plus détournées, notamment à travers une flopée de films d’horreur où les pauvres éjectés reviennent hanter et terroriser les nouveaux habitants.

Les phénomènes de gentrification ne sont pas propres à l’Amérique du Nord, et des films récents s’en sont d’ailleurs fait les témoins un peu partout dans le monde, comme il y a peu White Building de Kavich Neang ou Retour à Shibati de Hendrick Dusollier, en Asie, Aquarius de Kleber Mendonça Filho au Brésil, mais aussi, en France, le trop méconnu Les Derniers Parisiens de Hamé et Ekoué, et dans une certaine mesure Gagarine, de Fanny Liatard et Jérémy Trouilh.

Un film en colère

Cela n’ôte rien ni aux singularités de la situation à laquelle se réfère Residue, ni à la force inédite qui émane de la manière dont il est filmé. Le premier long métrage du fils du cinéaste éthiopien-américain Hailé Gerima, pionnier du cinéma noir des deux côtés de l’Atlantique, est un film en colère.

Et cette colère se traduit par des choix de fragmentation du récit, de cadrages, d’ellipses, qui font de Residue une œuvre où les dimensions de poème et de pamphlet sont aussi importantes que sa richesse documentaire appuyée sur des ressorts de fiction –ceux que nous voyons sont des acteurs, même s’ils sont tous non-professionnels– inspirés d’histoires vécues.

Un des traits les plus évidents de cette rage qui anime le film tient au choix de ne jamais montrer les quelques personnages blancs qui participent des diverses situations évoquées. Choix de mise en scène qui se veut évidemment réponse à l’invisibilisation dont la minorité noire est encore victime, même s’il peut sembler légitime de discuter pour savoir si la meilleure réponse à une invisibilisation de l’autre en situation d’infériorité est bien d’invisibiliser en retour ceux en situation de domination.

Au cœur de ce film en colère, la question du regard. | Capricci Films

Cette colère de Merawi Gerima est nourrie des destins détruits de ses anciens copains de classe et de jeu, de l’éviction sous la pression des agents immobiliers de celles et ceux qui furent ses voisins, de la quasi-fatalité des impasses de la drogue et du crime pour la plupart des jeunes habitants de ce quartier.

Mais cette colère, et celle de Jay, tient aussi au fait qu’il est loin d’être toujours bienvenu dans son ancien quartier, lui qui est parti suivre des études de cinéma en Californie. Une faille s’est aussi creusée entre ce même quartier et lui, et si Jay rechigne à en prendre acte, les autres personnages (et donc le réalisateur) ne le lui envoient pas dire.

Ce paradoxe bien réel –et très honnête– participe de la désarticulation dynamique du film, qui nous incite à penser ce dernier comme une invocation. Il s’agit en effet moins d’expliciter, que de rendre sensible à un passé qui s’efface et un présent qui s’effondre. Pour se laisser habiter par eux.

Le cinéaste n’ayant recours qu’à des situations très simples, quotidiennes, cette sensation passe par une sorte de transe cinématographique, faite d’opérations visuelles et sonores chamaniques qui, au-delà de situations qui restent parfaitement lisibles –également très rythmé, Residue n’a rien d’un film abstrait–, trouvent une virulence sensuelle et critique, d’une énergie très supérieure à la somme des éléments mobilisés.

«Traverser» de Joël Akafou

Il existe désormais un ensemble conséquent de films consacrés à, ou inspirés par l’un des plus importants et tragiques phénomènes contemporains: le sort des migrants affrontant mille dangers pour tenter d’atteindre les pays riches dont les administrations et une partie des dirigeants et des populations les maltraitent avec violence, mépris, malhonnêteté et racisme.

Depuis, exemple mémorable (il y en aurait d’autres), La Blessure de Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval au début des années 2000, et jusqu’au récent et passionnant Ailleurs, partout, d’Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter, toujours en salles, ou Tilo Koto de Sophie Bachelier et Valérie Malek, sorti le 15 décembre, de très nombreux films ont accompagné ces expériences de multiples manières, relevant selon les cas du documentaire, de la fiction, de l’essai, du cinéma expérimental… Ou de mélanges entre ces genres.

Il est clair que le cinéma n’a pas permis une significative amélioration de la situation, qui n’a au contraire cessé de se dégrader, qu’il s’agisse des désastres en mer, aux frontières terrestres, dans les camps, ou des incessants mensonges officiels –exemplairement sur ce qui se passe à Calais en ce moment même.

Mais le cinéma aura du moins contribué à rendre visible ce qui est massivement occulté, et à rendre mieux perceptible ce qui est caricaturé et déformé, en particulier par les médias télévisuels, et y compris dans le cadre de discours qui se veulent compassionnels.

C’est dans ce contexte que s’inscrit la singularité du film de Joël Akafou. Une de ses caractéristiques, rare sans être inédite, est d’avoir été tourné par un cinéaste lui-même originaire de la région d’où arrivent les migrants qu’il filme –en l’occurrence l’Afrique de l’Ouest, plus précisément la Côte d’Ivoire.

D’où une affinité avec ses protagonistes, renforcée par le fait qu’Akafou avait déjà filmé auparavant, à Abidjan, celui autour de qui tourne tout le film, Touré Inza, dit Junior, dit Bourgeois, dans son précédent film, Vivre riche.

Situations intimes

Cette proximité autorise le filmage de situations intimes, de moments privés, et surtout de comportements de Junior pas toujours à son honneur, en particulier dans la manière dont il se comporte avec trois femmes qui ont de l’intérêt pour lui, Michelle, chez qui il habite à Turin, Aminata sa «fiancée», et Brigitte, qui l’attendent toutes trois à Paris, chacune dans l’ignorance de l’existence de l’autre. (…)

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