Peter Watkins, exilé et nomade, explorateur des puissances empêchées du cinéma

Grande figure du cinéma de la deuxième moitié du 20e siècle, auteur d’une œuvre engagée, à contre-courant des modes, lauréat du Prix Charles Brabant de LaScam en 2005, Peter Watkins nous a quittés cette année. Il laisse derrière lui un héritage généreux et audacieux, une invitation à interroger notre regard sur le cinéma et les médias.

Quatorze films. C’est le nombre qui figure sur le site de Peter Watkins, et il faut donc lui accorder un certain crédit. Mais, durant des décennies (jusqu’à de bienvenues éditions DVD), quasiment personne n’a vu les courts métrages The Diary of an Unknown Soldier (1959), journal d’un soldat anglais tué dans les tranchées pendant la Première Guerre mondiale, ou The Forgotten Faces (1961), sur l’insurrection de Budapest en 1956. Sans parler de The Field of Red (1958), sur la guerre de Sécession, ou La Gangrène (1963), sur la torture durant la Guerre d’Algérie, considérés comme perdus, et qui n’apparaissent pas dans cette liste. L’œuvre du cinéaste britannique mort à Bourganeuf (Creuse) le 31 octobre 2025, à l’âge de 90 ans, apport majeur au langage cinématographique composée de réalisations mémorables, est une œuvre en grande partie empêchée, marginalisée, composée de réalisations souvent interrompues en cours de production, ou à la diffusion contrariée ou carrément censurée. Le peu d’échos qu’a suscité sa disparition est à l’unisson de cette mise à distance, qui aura fait d’un explorateur extraordinaire des ressources de la caméra, de l’enregistrement sonore et du montage, un exilé et un nomade durant des décennies.

De la scène de théâtre aux écrans, sans rupture

Cinéaste ? C’est un des deux termes par lesquels il se définit (filmmaker) sur le site http://pwatkins.mnsi.net, le second étant media critic, où « critic » doit s’entendre au double sens de praticien d’une réflexion élaborée et argumentée et de contempteur implacable. Cinéaste, assurément, Peter Watkins ne « vient » pas du cinéma, encore moins de la cinéphilie telle qu’entendue en France à l’époque où lui-même se forme, dans les années 1950. Son premier environnement aura été le théâtre, au sein de plusieurs troupes implantées localement, en lien avec les collectifs de vie et de travail anglais et gallois qu’il fréquente. Cette approche est relayée ensuite par une pratique alors extrêmement dynamique et féconde, le film amateur, qui est à la fois un surgeon de l’école documentaire britannique des années 1930 et 1940 dont John Grierson et Humphrey Jennings ont été les figures de proue, et de l’activisme politique et syndical, très vivant dans le Royaume-Uni de l’après-guerre, et qui trouvera d’autres échos cinématographiques avec le mouvement des Angry Young Men et le Free Cinema (Karel Reisz, Tony Richardson, Lindsay Anderson, etc.). Ces environnements sont fondateurs d’une approche de la réalisation qui interrogera constamment à la fois ses propres méthodes (rapports à la technique, rapports sociaux dans le cadre de la fabrication) et les conditions de diffusion. Dans le contexte très particulier de l’audiovisuel britannique des années 60, et malgré un rapport très tôt conflictuel avec ses principales institutions (BBC, Granada TV), l’approche de Peter Watkins contribue, comme le fit autrement Ken Loach à l’époque de Cathy Come Home (1966) et de Poor Cow (1967), à pulvériser l’opposition entre cinéma et télévision comme la séparation entre fiction et documentaire, pour des approches de la réalité intuitives et sensibles, exigeantes sur le plan formel en relation directe avec les situations sociales ou historiques évoquées.

Recruté à la BBC en 1960 grâce à Visages oubliés, qui abordait déjà certaines pistes de réalisation qu’il développera ensuite, avec des acteurs s’adressant à la caméra comme dans un entretien télé et le recours aux photos de presse, Peter Watkins y réalise en 1964 son premier long métrage, l’impressionnant et fondateur La Bataille de Culloden. Cette reconstitution, avec peu de moyens, d’un affrontement historique qui vit en avril 1746 les troupes régulières anglaises écraser l’armée des Highlanders écossais, et massacrer les civils dans la foulée, établit d’emblée la singularité des méthodes de son réalisateur. Interprété par 142 lointains descendants des combattants, avec un grand souci du détail historique associé avec l’affirmation d’anachronismes évidents, le film est tourné comme par une caméra de télévision au cœur de l’action. Il offre une description inhabituellement crue de la réalité et de la brutalité des combats, qui est aussi à la fois une critique de la manière dont les films montrent d’ordinaire des batailles historiques et de la manière dont les reportages télé montrent des événements violents d’actualité. Vivant, charnel, d’une vigueur à la fois ironique et pleine d’empathie pour les braves gens envoyés s’entretuer pour la rivalité entre deux prétendants au trône, Culloden ne se contente pas de les montrer. Il leur donne la parole, selon des procédés de mise en abime à la fois réflexive et polémique (aussi par rapport aux lois du spectacle dominant) que Watkins ne cessera de développer et d’enrichir.

La Bombe et ses retombées

En 1965, La Bombe, qui associe archives, éléments documentaires, séquences de fiction réalistes et éléments de science-fiction, est un brûlot contre la menace nucléaire, qui déclenche des polémiques jusqu’à la Chambre des Communes et au 10 Downing Street. La BBC, qui l’a commandé, non seulement refuse de le diffuser, mais interdit à toutes les télévisions du monde de le montrer. Le film fera l’objet, dans de nombreux pays, de nombreuses projections en dehors des circuits classiques, accompagnées autant qu’il le peut par le cinéaste. Si la pugnacité idéologique du pamphlet est évidente, il faut aussi porter attention à la puissance et au dynamisme cinématographique qui en font à la fois un cauchemar digne du meilleur cinéma d’horreur et un document extrêmement précis, appuyés sur des faits patiemment enquêtés. Film de dénonciation anti-guerre et antinucléaire, pamphlet virulent contre l’autoritarisme, les mensonges d’État et les effets aussi absurdes que mortifères d’une politique existante tout autant que de leurs possibles conséquences catastrophiques, La Bombe est un impressionnant accomplissement cinématographique, vertigineux comme un film d’anticipation et tendu comme un thriller.

Furieux de la trahison de la chaine qui l’emploie, Watkins démissionne de la BBC. Il réalise, grâce au soutien d’une des stars du rock anglais d’alors, Paul Jones, le très singulier Privilège, première traduction explicite de l’autre manière qu’il aura de se qualifier, « critique des médias ». En plein boum du rock et de la pop, et alors que ces genres musicaux sont massivement considérés comme des formes d’expression de liberté d’une jeunesse qui s’émancipe des conventions et des conformismes, le film dénonce la manière dont l’industrie du spectacle dévoie les légitimes volontés de révolte sociale et politique de cette même jeunesse en idolâtrie pour ces produits de consommation de masse que sont les groupes et les chanteurs. Sur les scènes d’hystérie collectives déclenchées par une rock star interprétée par Paul Jones, la voix off de Peter Watkins en explicite les mécanismes, et ses effets sur la société. Volontairement caricatural dans sa critique, il déploie un argumentaire plus complexe qu’il ne parait, en particulier en reliant les deux sens du terme « idole », dans l’industrie du spectacle et dans la religion, et en suggérant des continuités esthétiques entre le fascisme et le showbizness. Méthodiquement démoli par la presse britannique, le film pourtant produit – c’est la seule fois dans le parcours de Watkins – par un grand studio hollywoodien, est retiré de l’affiche après quelques jours. Toujours très attaqué à propos de La Bombe, et après un projet inabouti de film avec Marlon Brando sur le génocide des autochtones amérindiens aux États-Unis, le cinéaste quitte en 1968 le pays où il se sent rejeté. Il n’y habitera plus jamais.

Peter Watkins s’installe en Suède, à l’invitation d’une société de production et de distribution, Sandrews. Alors que se multiplient les soulèvements et contestations qui marquent l’année 68, il y réalise une fable satyrique et pacifiste, Les Gladiateurs, elle aussi immédiatement rejetée par le marché et les grands médias. Le réalisateur quitte la Suède. En lien direct avec l’escalade de l’agression étatsunienne au Vietnam, et de la répression du mouvement anti-guerre dans le pays, Peter Watkins réalise Punishment Park, bien accueilli au Festival de Cannes 1971 mais banni aux États-Unis. Faux documentaire prétendument tourné par une équipe de télé européenne, le film met en scène les effets d’une possible déclaration de l’Etat d’urgence fédéral par le président Nixon, entrainant la mise en place d’épreuves ultra-violentes auxquelles sont condamnés les opposants à la politique du pays et à la poursuite de la guerre en Asie du Sud-Est. Leur calvaire dans un désert du Sud californien est du même mouvement dénonciation des possibles dérives ultra-autoritaires du pouvoir et questionnement des attentes et des réactions des spectateurs.

Edvard Munch, travail de génie

Après un projet, State of the Union, qui renouait avec un de ses premiers courts métrages, autour de photos de la guerre de Sécession, Peter Watkins s’installe en Norvège. Il y réalise en 1973 un film qui occupe une place singulière dans son parcours, par son ampleur, la singularité des moyens de mise en scène, l’importance de la matière de l’image, des rapports au temps, la complexité des relations entre individu et collectivité, art et société, passé et présent qu’il instaure. Consacré au peintre qui lui donne son nom, Edvard Munch, la danse de la vie est sans conteste l’un des rares sommets de l’histoire des films consacrés à des peintres – « un travail de génie » selon Ingmar Bergman. Il est singulier, et finalement réjouissant, qu’il soit parfois classé comme documentaire. La reconstitution de l’existence tourmentée de l’artiste de la fin du 19e siècle interprété par Geir Westby, de sa famille, de ses troubles mentaux, des rejets dont il a fait l’objet de la part de la société et des milieux artistiques, de ses engagements esthétique et politiques, est d’une précision méticuleuse, mais en effet filmée comme au présent, sur le vif. Watkins y mobilise les procédés qu’il a mis en place depuis Culloden, avec adresse directe à la caméra des personnages, interviews improvisées de figurants, et mouvements d’appareils évoquant le reportage plutôt que le film d’époque. Réalisé en deux formats, trois heures pour la salle de cinéma et une demi-heure de plus pour la télévision, le film travaille l’attention aux lumières, la matérialité des objets, le vertige des mots (empruntés au journal du peintre), la violence des rapports humains, avec une sensibilité à vif, qui cherche constamment la sensation plutôt qu’une authenticité d’antiquaire. Plus intuitif que descriptif, le montage suit lui aussi les énergies qui parcourent l’œuvre de l’auteur Cri, à partir de ce qu’il est possible de relier à des moments de sa vie, plus exactement des années de jeunesse. La voix off de Watkins apportant des informations historiques devient, autant qu’un pont informatif, un ressort romanesque, entre passé et présent, dans la vibration mystérieuse et émouvante de ce que cet anti-biopic a d’un autoportrait.

La critique des médias

Au cours des années 1970, entre Scandinavie, États-Unis et Australie, le cinéaste aura ensuite de multiples projets, dont la plupart resteront inaboutis. Il signe un long métrage sur le suicide chez les jeunes Danois qui demeure invisible, 70’ernes Folk (« Gens des années 70 »), un moyen métrage imaginant la célébration de l’an 2000 dans un centre de stockage de déchets nucléaires, Fällan (« Le Piège »), pour la télévision suédoise, également disparu. Parallèlement, grâce à des recherches menées avec des groupes d’universitaires et d’étudiants aux États-Unis, en particulier un séminaire à l’université de Columbia à partir de 1977, il développe sa réflexion sur le rôle et le fonctionnement des médias, et met en place les deux outils théoriques qu’il nomme MMAV (pour mass media audiovisuel) et « monoforme », qui désigne le schéma répétitif des productions grand public, aussi bien les films de fiction que les émissions d’information. Watkins élabore ainsi les éléments d’une déconstruction du spectacle audiovisuel, aussi bien dans ses formes informatives et journalistiques que de distraction, qui sont en grandes partie des traductions au présent des critiques de la culture de masse telles que formulées par l’École de Frankfort des décennies plus tôt.

Cette approche organise la réalisation du long métrage Evening Land (Force de frappe), politique fiction mettant en jeu à la fois une lutte syndicale ayant effectivement eu lieu en Suède à ce moment, pour les salaires et contre la construction de sous-marins équipés d’ogives atomiques, et une action (fictionnelle) d’un groupe armé contre un congrès européen, ainsi que des méthodes de la police pour le réprimer. Les télévisions scandinaves, coproductrices, sont unanimes pour refuser le film. Le cinéaste se lance ensuite dans un immense projet, qui l’occupera plusieurs années, avec des tournages sur les cinq continents, à chaque fois en relation étroite avec les personnes et les collectivités qu’il filme. Il en résulte, en 1987, un film de 14h40, Le Voyage, sous-titré « Une odyssée globale pour la paix », financé par des collectes dans quinze pays, et qui revendique de bouleverser de manière plus radicale encore que les précédents films les habitudes de production et les formes usuelles de réception.

De Strindberg à La Commune, radicalisation des expériences

En 1992, il mène à bien la réalisation d’un long métrage envisagé depuis quinze ans, et consacré à August Strindberg. Il était conçu à l’origine comme un pendant à Edvard Munch, que Watkins considère désormais comme trop complaisant envers les diktats de la « monoforme ». Le Libre-penseur est cette fois co-réalisé, en vidéo,  avec vingt-quatre étudiants suédois, actifs à tous les postes de la production, ajoutant de nombreuses scènes de leur cru à une œuvre qui durera 4h30. Selon les propres termes de Watkins, qui synthétise en fait ce qui aura dicté toute sa démarche au cours des décennies, « Le Libre-penseur s’attache à montrer : a) comment des formes non-orthodoxes de langage cinématographique élargissent notre vision de l’Histoire, et notre manière d’entrer en relation avec les personnes sur l’écran, et entre nous. b) qu’il existe d’autres façons de produire du matériel audiovisuel les méthodes rigidement centralisées utilisées par les MMAV. c) que, au contraire de ce qu’on voit à la télé, il existe des processus alternatifs également pour les spectateurs – grâce auxquels ils peuvent devenirs des participants conscients plutôt que des récepteurs passifs et hiérarchiquement dominés »[1]. La mise en œuvre du film repose sur de longues discussions entre tous les participants, dont plusieurs figurent dans le film.

En 1999, Peter Watkins trouve la possibilité de pousser plus loin ces recherches, tout en les mettant en œuvre à propos d’un événement révolutionnaire majeur. La Commune (de Paris, 1871). S’appuyant cette fois sur une rigoureuse chronologie, le projet invite les dizaines de participants assemblés dans les anciens studios Méliès à Montreuil à réfléchir comment montrer et raconter les différents épisodes de l’insurrection, ses enjeux, ses contradictions, la richesse des idées qui y ont émergé. D’une durée de 5h45, avec une version de 3h30 pour la salle de cinéma, le film intègre en permanence les questionnements au présent sur les formes du récit, le sens des interprétations, les conditions de réalisation, ce que les événements de 1871 inspirent aux hommes et aux femmes de 1999, dont beaucoup sont engagés dans les luttes politiques et sociales en cours. Face à la Télévision Nationale Versaillaise matérialisant le point de vue des médias dominants, une Télévision Communale donne forme à des éléments de ce que pourrait être, et faire, un média non-inféodé aux oppresseurs. La Commune bénéficiera d’une diffusion sur Arte, et d’une circulation en salles, modeste mais réelle, avant d’être édité en DVD – comme désormais, chez Potemkine, la quasi-totalité des films accessibles.

Une pensée en actes, une forme qui pense

Ces réalisations s’inscrivent de manière de plus en plus organique dans l’ensemble des réflexions sur le système médiatique (dont fait partie, pour Watkins, le cinéma), réflexions qui trouveront une formalisation avec la parution du livre Media Crisis en 2003 (traduction française par Patrick Watkins, désormais aux éditions L’Échappée). Cet ensemble de commentaires et de propositions est en grande partie pertinent, même si moins riche de sens que les pratiques expérimentées par Watkins dans la réalisation de ses films. Au-delà de la singularité de chaque projet, et des conditions matérielles, pratiquement toujours difficiles, dans lesquelles il a pu les mettre en œuvre, il s’y active en effet un ensemble de stratégies qui frappent par leur ambition et leur cohérence. Il s’agit en effet toujours de trouver des procédures interrogeant de manière critique à la fois le « sujet » du film, les dispositifs de réalisation mobilisés, les conditions de production et de distribution, les formes de réceptions et de possibles répercussions par les spectateurs. Watkins, bien avant la célèbre injonction de Jean-Luc Godard, a cherché à « faire politiquement des films politiques », en mettant en question l’ensemble des procédés activés par l’existence d’un film.

L’expérimentation simultanée à de multiples niveaux nourrit ce que des universitaires ont appelé son « insurrection médiatique » (titre de l’ouvrage collectif dirigé par Sébastien Denis et Jean-Pierre Bertin-Maghit, aux Presses universitaires de Bordeaux). L’ambition jamais reniée du projet, et l’inventivité des manières de le mettre en œuvre, ont donné des œuvres d’une puissance et d’une beauté incontestables – La Bataille de Culloden, La Bombe, Punishment Park, Edvard Munch assurément. Ces titres suffiraient à inscrire leur auteur parmi les grandes figures du cinéma de la deuxième moitié du 20e siècle. Mais il y a plus et, peut-être, mieux : si chacune et chacun appréciera plus ou moins tel ou tel film, la nature même de ceux-ci mène quiconque les regarde avec un minimum d’honnêteté à s’interroger sur ses propres critères de goût, la nature de ses attentes, et à quels modèles elles renvoient. Il ne s’agit pas de se forcer à aimer des films, il s’agit de ne pas se contenter des capacités que chacune et chacun possède d’entrer d’emblée en sympathie avec eux. Aussi parce que la démarche du réalisateur est profondément généreuse, attentive aux êtres et aux relations, l’invitation critique dans ce qu’elle a de plus constructif et de plus stimulant est un trésor comme bien peu d’autres cinéastes en offrent.

[1] Texte figurant sur le site http://pwatkins.mnsi.net. Ma traduction.

Cet article a été écrit sur une proposition de la SCAM (Société civile des auteurs multimédia), que je remercie de m’avoir ainsi donné l’occasion de saluer la mémoire de Watkins, ce que ne je n’avaispu faire au moment de sa mort. Le texte a été d’abord publié dans la rubrique « Portrait » de la revue en ligne de la SCAM, Astérisque. Il est accessible sur ce lien .

À voir au cinéma: «Dites-lui que je l’aime», «Fuori», «The Shadow’s Edge»

Dans Fuori, les retrouvailles hors de prison entre Roberta (Matilda De Angelis) et Goliarda (Valeria Golino) font résonner les échos d’enfermements dont elles ne sont pas pour autant sorties.

Aussi différents que possibles, les films de Romane Bohringer, de Mario Martone et de Larry Yang trouvent dans des jeux de redoublement d’infinies ressources.

«Dites-lui que je l’aime», de Romane Bohringer

Ta mère, ma mère, mon enfance, son absence, tes souvenirs, nos archives… En voiture pour le roller coaster émotionnel des retours sur les relations mal soldées d’un lien générationnel en souffrance, cette fois entre filles et génitrices, sous le signe particulier d’une certaine époque –les années 1970 et suivantes– au regard d’une autre, les années 2020. Dans le tsunami de productions familialistes, avec les mères au centre de la scène, qui déferle sur les écrans et dans les librairies, le film de Romane Bohringer frappe par la singularité de son ton et de son dispositif.

Ce dispositif redéploie de manière amplifiée celui inventé en 2023 par Mona Achache, avec Little Girl Blue. Dans des milieux similaires –l’intelligentsia artistique–, avec en toile de fond les excès suscités ou justifiés par la permissivité post-Mai 68 et en mêlant documents, souvenirs et recours à des reconstitutions jouées par une actrice, Dites-lui que je l’aime trouve néanmoins une dimension nouvelle et très puissante.

Aux effets miroirs déjà évoqués s’est ajouté, pour Romane Bohringer, comédienne fille de comédien et qui sait donc quelque chose des questions du double, la découverte d’un reflet aussi inattendu que puissant. En lisant le livre Dites-lui que je l’aime (2019) de la femme politique Clémentine Autain, consacré à sa relation avec sa mère morte quand elle-même était enfant, l’actrice et réalisatrice perçoit des similitudes frappantes avec sa propre existence et ce qu’elle a éprouvé vis à vis de sa propre mère.

La rencontre n’a rien de fortuit, la députée de Seine-Saint-Denis était déjà présente dans le premier film de Romane Bohringer, L’Amour flou (2018), qui était déjà une forme d’introspection intime par les moyens du cinéma, avec son compagnon puis ex-compagnon d’alors, Philippe Rebbot.

Entre Clémentine Autain et Romane Bohringer, des effets miroirs qui éclairent le passé personnel et affectif de chacune. | ARP Distribution

Entre Clémentine Autain et Romane Bohringer, des effets miroirs qui éclairent le passé personnel et affectif de chacune. | ARP Distribution

Les échos ne s’interrompent pas là, Clémentine Autain étant la fille d’une actrice, Dominique Laffin, qui fut un temps célèbre dans le cinéma d’auteur français, notamment pour son rôle mémorable dans… Dites-lui que je l’aime, de Claude Miller, sorti en 1977 et La Femme qui pleure, de Jacques Doillon en 1979. Quelle que soit la cause exacte de sa mort en 1985, à 33 ans, il ne fait aucun doute qu’elle résulte d’une existence sous le signe de dérives et d’excès, joyeux ou dramatiques, où sa fille alors dans ses premières années (Clémentine Autain a 12 ans quand sa mère meurt) ne trouve pas ce qu’elle espère.

Dans le film, Clémentine Autain vient lire, en studio d’enregistrement, des extraits de son livre, sous le regard de Romane Bohringer. Et c’est très beau. Soudain, tout ce qui relevait du dispositif nécessairement concerté, est subverti par l’évidence de l’émotion, de ce qui se partage et de ce qui diffère, entre les deux femmes, entre les deux histoires.

En faisant rejouer par des actrices (Eva Yelmani et Liliane Sanrey-Baud) les rôles de Dominique Laffin et de sa fille, la cinéaste s’appuie sur l’énergie douloureuse et généreuse de ce que déploie Clémentine Autain pour engager une enquête sur sa propre mère, à laquelle contribueront des figures étonnantes, des vieilles religieuses retirées dans le Massif central, une couturière, une ex-militante, des actrices connues, une extraordinaire famille inconnue, ou Richard Bohringer lui-même.

Au bout de l'enquête, bien plus qu'une petite photo peu lisible de la jeune femme qui fut Maggy, la mère de Romane Bohringer. | ARP Distribution

Au bout de l’enquête, bien plus qu’une petite photo peu lisible de la jeune femme qui fut Maggy, la mère de Romane Bohringer. | ARP Distribution

Et c’est une figure extraordinaire qui émerge à la fois de l’obscurité et du ressentiment, avec à sa suite des fantômes de l’histoire coloniale française, et des personnages improbables, entre lupanars de Pigalle et château d’ultrariche désœuvré en région parisienne. Toute une histoire, qui finit par être bien plus collective, accueillante et non narcissique, que ce qui avait pu paraître se mettre en place.

Documentaire créatif libre de recourir à de multiples ressources, y compris fictionnelles, Dites-lui que je l’aime démontre en avançant les richesses de procédés, de récit et de mise en visibilité, dès lors qu’il sont habités d’une vibration. Vibration qu’alimentent, chacune dans leur tonalité, les quatre femmes réelles –Romane Bohringer, Clémentine Autain, Dominique Laffin, Marguerite Bourry/Maggy– qui trouvent chacune leur place, vis-à-vis des autres et dans le film. C’est à dire vis-à-vis des spectateurs et spectatrices.

 
Dites-lui que je l’aime
 
De Romane Bohringer
Avec Romane Bohringer, Clémentine Autain, Eva Yelmani, Josiane Stoléru, Liliane Sanrey-Baud, Raoul Rebbot-Bohringer
Durée: 1h32
Sortie le 3 décembre 2025

«Fuori», de Mario Martone

Ce fut un des (nombreux) très beaux films découverts au dernier Festival de Cannes et celui qui est sans doute le plus passé inaperçu. Ce qui est fort injuste. En effet, le onzième long-métrage du cinéaste italien Mario Martone raconte extraordinairement une histoire extraordinaire.

Cette histoire est celle d’une partie de l’existence de l’autrice des deux livres dont le film est inspiré. Les livres s’intitulent L’Université de Rebibbia et Les Certitudes du doute, récits autobiographiques de l’écrivaine sicilienne Goliarda Sapienza (1924-1996). On lui doit un des plus grands romans jamais écrits, L’Art de la joie (tous ses ouvrages sont parus en France aux éditions Le Tripode).

Le premier des deux récits de Goliarda Sapienza raconte, sur un mode romanesque et très incarné, son séjour en prison au début des années 1980. Le second concerne sa relation avec une jeune femme, Roberta, rencontrée au cours de ce même séjour entre les murs de la Rebibbia, la prison pour femmes de Rome.

Comédienne, artiste et écrivaine, figure de la haute société cultivée de la capitale italienne, Goliarda Sapienza avait été arrêtée et emprisonnée à la suite d’un vol de bijoux, commis par désœuvrement ou pour nourrir son activité de romancière.

En pleines années de plomb (des années 1960 aux années 1980) et soupçonnée de liens avec l’extrême gauche alors pourchassée en Italie, elle ne bénéficie d’aucune bienveillance des juges ni du personnel pénitentiaire, mais fait en prison la connaissance de femmes avec lesquelles elle entretient ensuite des liens étroits, y compris lorsque l’écrivaine se retrouve dehors, fuori en italien. (…)

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«La Voix de Hind Rajab», un film bouleversant et nécessaire

Sur la vitre du bureau de celui qui essaie de la sauver, une photo de la petite fille qui lui parle face aux mitrailleuses israéliennes.

Reconstitution du calvaire d’une gamine de 6 ans assassinée par les Israéliens, le film de Kaouther Ben Hania associe au plus juste les puissances du documentaire et de la fiction.

La petite fille va mourir. Il n’y a pas de suspens. Un des avantages de l’immense écho qu’a suscité le film lors de son passage dans d’innombrables festivals où il est partout ovationné et récompensé est d’avoir rendu publique l’issue de la tragédie qu’il reconstitue.

«Tragédie», en effet au sens où un événement atroce devient manifestation d’une horreur infiniment plus vaste. Et même tragédie au sens de la rigueur de la construction, de l’organisation du temps et de l’espace, du caractère implacable de l’enchaînement des faits.

Mais pas tragédie au sens où l’issue fatale serait le fait du destin. Aucune entité abstraite ou surhumaine ici, mais des assassins bien réels: l’armée israélienne, engagée dans une guerre génocidaire toujours en cours.

La tension et l’implacable

Le 29 janvier 2024, le Croissant-Rouge palestinien, en Cisjordanie, reçoit l’appel téléphonique d’une petite fille de 6 ans. Elle est dans une voiture dont tous les autres occupants sont morts après avoir été mitraillés par un char de Tsahal.

Terrorisée, entourée des cadavres des siens, elle va appeler à l’aide durant plusieurs heures, parlant avec quatre bénévoles qui tentent de la rassurer tout en essayant d’obtenir l’autorisation de passage d’une ambulance pour aller la chercher. Quand cette autorisation est enfin obtenue, ils suivent sur leurs écrans la progression du véhicule, localisé par GPS.

Interprétés par Saja Kilani et Motaz Malhees, la docteure Ranah Hassan Faqih et le bénévole Omar A. Alqam, qui dialoguent avec Hind Rajab, tentent de la rassurer. | jour2fête

Jusqu’à ce que, juste avant l’arrivée des sauveteurs, les Israéliens tuent la petite fille et les deux secouristes de l’ambulance, Yusuf Zeino et Ahmed al-Madhoun.

De cet enchaînement de faits, nous entendons la trace réelle: l’enregistrement de la voix de cette enfant qui s’appelait Hind Rajab Hamada, enregistrement archivé par le Croissant-Rouge. De cet enchaînement de faits, nous voyons la reconstitution, par des acteurs, qui rejouent ce qu’ont dit et fait les interlocuteurs de Hind.

Ce n’est pas malgré, mais avec l’absence de suspense que le film de Kaouther Ben Hania est un film important. Cela tient à la tension extrême entre la violence dramatique de ce qu’il rend visible et la connaissance du caractère implacable de ce qui est en train d’advenir –de ce qu’il est advenu durant plus de deux ans à des dizaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, et qui continue en ce moment malgré le cessez-le-feu.

À l'écran, le signal audio tandis qu'on entend la voix de Hind Rajab, qui supplie qu'on ne l'abandonne pas. | Capture d'écran Jour2Fete Distribution via YouTube

À l’écran, le signal audio tandis qu’on entend la voix de Hind Rajab, qui supplie qu’on ne l’abandonne pas. | Capture d’écran Jour2Fete Distribution

Cette tension violente concerne les monstruosités commises à Gaza par les Israéliens, mais aussi, mais surtout les aveuglements et les impuissances, ici et maintenant. Elles accusent les dirigeants du reste du monde coupables de complicité active avec les criminels sionistes. Elles soulignent le mélange de paralysie, d’indifférence et de fatalisme de la majorité des citoyens un peu partout, notamment en France.

L’importance de la durée et de la forme

Mobilisant ensemble les ressources du documentaire (la voix enregistrée) et de la fiction (les scènes rejouées par des acteurs), la cinéaste tunisienne construit une proposition dont la puissance tient, aussi, à la durée du film.

En dix minutes, l’histoire de Hind et de celles et ceux qui tentent de la sauver serait un coup de massue émotionnel, sidérant de violence.

En une heure et demi, c’est, à partir d’émotions intenses et qui ne sont en rien diminuées par l’absence de suspense, mais au contraire adressées aux véritables enjeux, une invitation à questionner un vaste ensemble de comportements, qui ne concerne pas uniquement ce carrefour au coin de deux rues réduites en cendres de Gaza, où une enfant suffoque de terreur entourée des cadavres de sa famille.

Avec ce film, Kaouther Ben Hania poursuit un travail de recherche singulier avec les moyens du cinéma, travail qui développe les propositions de deux de ses précédents films, Le Challat de Tunis et Les Filles d’Olfa. Un travail des sens et de la pensée, de la croyance et de la raison, où la mise en jeu problématisée des apports de la fiction et du documentaire explore des voies inédites, entrebâille d’autres modes de compréhension.

Il pourra semble déplacé, voire indécent, de s’occuper de procédés cinématographiques en regard de l’horreur que raconte le film, l’horreur de l’événement lui-même et celle du contexte des crimes de masse dans lequel il s’inscrit.

Actrices et acteurs pour incarner une réalité d'événements et de sentiments. | Jour2Fête

Actrices et acteurs pour incarner une réalité d’événements et de sentiments. | Jour2Fête

Mais face à la tétanie que finit toujours par susciter l’accumulation des atrocités, phénomène qu’on ne connait que trop bien et que reconduisent ad nauseam les médias, il est au contraire possible, et souhaitable, que des recherches formelles entretiennent la singularité des regards, de nos regards, la singularité des sensibilités. Ce fut, il y a soixante-dix ans, la grande leçon de Nuit et Brouillard d’Alain Resnais, à qui on reprocha son formalisme. Elle est toujours valable aujourd’hui. (…)

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À voir au cinéma: «Pompei», «L’Arbre de la connaissance», «Franz K.», «Dossier 137»

Surprises et émerveillements de la semaine, comme pour le personnage de Gaspar (Rui Pedro Silva), dans L’Arbre de la connaissance, conte inventif d’Eugène Green.

Puissances poétiques du documentaire selon Gianfranco Rosi ou de la fable selon Eugène Green, vertus de la perturbation du biopic par Agnieszka Holland ou enquête soignée sur un état de la France par Dominik Moll déploient de multiples ressources fécondes du cinéma.

«Pompei, Sotto le Nuvole», de Gianfranco Rosi

D’abord, l’évidence du noir et blanc, somptueux. Et presqu’aussitôt, en montrant un écran de cinéma où d’autres images, plus anciennes, des lieux –le Vésuve, Naples et ses environs, Pompéi et Herculanum– l’affirmation à la fois de la puissance unificatrice et de la puissance réflexive de ce même noir et blanc. Pas du noir et blanc en général, de celui-là.

Puis ce petit train de banlieue, qui circule dans toute cette zone et devient immédiatement une macchina da presa, une machine de prise (de vue) comme les Italophones nomment les caméras. Ce transport en commun fonctionne comme dispositif cinématographique, qui scandera les différentes séquences.

Il rappelle cet autre mouvement circulaire, le long du périphérique romain, le Grande Raccordo Anulare (GRA), que désignait le titre d’un précédent film du cinéaste italien Gianfranco Rosi, Sacro GRA, salué d’un Lion d’or mérité à la Mostra de Venise 2013.

Beauté et choix formels, interrelations entre des êtres, des situations et des époques d’ordinaire distinctes, mouvement englobant et attention aux détails: ce seront les ressources mobilisées par le grand documentariste transalpin pour composer… quoi exactement?

Pas un portrait, ni vraiment une cartographie de cette région qui contient le célèbre volcan, toujours prêt à s’éveiller, la proximité de la métropole napolitaine, plusieurs des sites archéologiques les plus connus au monde. La multiplicité des manières de les approcher contribue à la richesse vive du neuvième long-métrage de l’auteur de Fuoccoamare (2016); richesse d’autant plus vive que le film ne prétend à aucune totalisation, aucun bilan.

Sous le signe poétique des nuages qui, selon Jean Cocteau, naîtraient tous de la bouche du Vésuve et qui sont ici non pas source d’imprécision mais invitation à la légèreté et à la mobilité, agents de liberté comme ils le furent jadis, dans la même région, pour Pier Paolo Pasolini, Pompei, Sotto le Nuvole est un voyage et une aventure.

Voyage dans les tunnels creusés par les tombaroli, ces voleurs d’antiquités popularisés il y a peu par Alice Rohrwacher (La Chimère, 2023), mais cette fois du côté de celles et ceux qui enquêtent sur leurs méfaits. Aventure avec cette magnifique archéologue qui explore les réserves du musée des antiquités, réserves peuplées d’innombrables objets «mineurs», exclus des espaces d’exposition.

Fantasmagorie et hyperréalisme au QG des pompiers, où des hommes et des femmes admirables de calme, d’écoute et de précision attentive répondent aux appels des angoisses et des fantasmes des citoyens dans cette zone sismique. Celles et ceux qui en ont les moyens habitent ailleurs.

Au QG des pompiers de Pompéi, les écrans qui décrivent l'état de la région, l'état des angoisses et des rêves de ses habitants. | Capture d'écran Météore Films via YouTube

Au QG des pompiers de Pompéi, les écrans qui décrivent l’état de la région, l’état des angoisses et des rêves de ses habitants. | Météore Films

Splendeur modeste du labeur quotidien de cet homme âgé qui, chaque jour, accueille les gamins des rues, les initie en riant et en grondant à l’amour des textes, des histoires, de la curiosité.

Étrangeté savante et comme enchantée de ces chercheurs japonais dans les ruines d’une villa romaine, tandis que prolifèrent en ramifications les textes antiques, les chroniques contemporaines, les paroles savantes ou gouailleuses, mystiques ou épuisées d’un peuple infiniment composite, composé d’autochtones et d’étrangers, de vivants et de morts, d’humains et de non-humains. Entre eux circulent des flux que la caméra et le montage rendent sensibles.

L’histoire longue est là, la religion, la science et l’actualité au fond des cales immenses des cargos qui apportent le blé qui fera la pizza et la pasta, ce blé d’Ukraine que vont chercher sous les bombes russes les rescapés syriens d’une autre guerre (où les bombes russes ne manquaient pas), aujourd’hui marins d’une mondialisation impitoyable au péril de leur vie. Devant la caméra de Gianfranco Rosi, ils sont comme des héros antiques, ces humains d’aujourd’hui.

Cette caméra est comme la lampe torche avec laquelle Maria Morisco, conservatrice au musée archéologique national de Naples, parcourt les sous-sols en affirmant qu’avec un seul rayon de lumière dans l’obscurité, on voit mieux –du moins, on voit mieux ce qui importe.

Mystères et découvertes dans les tréfonds de l'histoire ancienne, les sous-sols du volcan et les replis du quotidien. | Météore Films

Mystères et découvertes dans les tréfonds de l’histoire ancienne, les sous-sols du volcan et les replis du quotidien. | Météore Films

Partout dans la ville, des appareils de détection et des capteurs surveillent: les fumerolles, les teneurs en gaz dangereux, mais aussi les fièvres sociales, les angoisses, les savoirs et les ignorances. Toutes ces données s’affichent sur des gigantesques assemblages d’écrans vidéo, images et graphiques de la protection et du contrôle.

Gianfranco Rosi les filme, comme il écoute la voix de Pline le Jeune décrivant l’éruption du Vésuve en 79 après J.-C., meurtrière fondation d’un site archéologique et poétique qu’on ne cesse de redécouvrir. Le documentariste italien incarne le contraire de cet appareillage panoptique et glacial, utile et menaçant, que matérialisent les murs d’écrans. Lui suit des lignes de vie entrecroisées, comme une diseuse de bonne aventure suivrait les lignes de la main. Non pas pour prédire l’avenir, mais pour approcher la sensibilité d’un vivant, local et au présent, collectif et particulier, inscrit dans le vaste monde et l’histoire au long cours.

Pompei, Sotto le Nuvole
De Gianfranco Rosi
Durée: 1h52
Sortie le 19 novembre 2025

«L’Arbre de la connaissance», d’Eugène Green

Poursuivant son chemin singulier qui l’avait déjà mené au Portugal, Eugène Green, cinéaste français d’origine états-unienne (il tient –à juste titre– à refuser l’abus de langage impérialiste qu’est l’utilisation du terme «américain»), invente comme en marchant une fable joueuse.

Le parcours est celui d’un adolescent de la banlieue de Lisbonne, Gaspar, auprès de qui surgiront ogre et sorcière, reine vengeresse surgie du passé et animaux issus de métamorphoses magiques. Il y a des gags et des rêveries, des coups de théâtre et des souvenirs d’autres légendes, d’autres contes.

Pimentés de Lewis Carroll et de Manoel de Oliveira, les visions humoristiques et cruelles jalonnent le voyage initiatique du jeune héros, Gaspar (Rui Pedro Silva). | JHR Films

Pimentés de Lewis Carroll et de Manoel de Oliveira, les visions humoristiques et cruelles jalonnent le voyage initiatique du jeune héros, Gaspar (Rui Pedro Silva). | JHR Films

Entouré des figures qui semblent sorties d’un opéra baroque, y compris lorsqu’elles sont vêtues comme des ados contemporains, dénonciation virulente des ravages du tourisme sous l’effet de la barbarie venue d’Outre-Atlantique, le poème souriant et vif –malgré ses apparences de rituel d’un autre âge– s’épanouit sous l’effet d’un sortilège dont le nom est si connu qu’il passe pour obsolète.

Ce sortilège, qui est la seule richesse dont dispose ce film aux bricolages revendiqués, s’appelle la beauté. Elle est partout, elle est munificente, elle est vibrante et fiable comme la plus ancienne et la plus assurée des formules magiques.

C’est par elle, grâce à elle que depuis vingt-cinq ans et onze longs-métrages, le cinéaste qui est aussi romancier, essayiste et poète, suscite au coin des rues des grandes villes d’Europe, dans les appartements de banlieue et les palais de l’histoire, des invitations à rêver et à penser. Toutes ces expérimentations n’eurent pas le même aboutissement, mais lorsqu’une d’elles trouve –comme c’est ici le cas ici– le juste rythme et la légèreté de touche, c’est, oui, un enchantement.

L’Arbre de la connaissance
De Eugène Green
Avec Rui Pedro Silva, Ana Moreira, Diogo Dória, João Arrais, Leonor Silveira, Maria Gomes, Teresa Madruga
Durée: 1h41
Sortie le 19 novembre 2025

«Dossier 137», de Dominik Moll

Il y a, d’abord, l’effet d’écart temporel, évident dès les premières minutes, montages de photos prises sur les lieux. Quoi? Nous avons vécu ça? Chez nous? Il y a moins de dix ans?

«Ça», c’est le mouvement des «gilets jaunes» et en particulier les émeutes sur les Champs-Élysées et alentour, en novembre et décembre 2018. Depuis, le Covid-19, les guerres en Ukraine et dans la bande de Gaza, la réforme des retraites, une dissolution de l’Assemblée nationale, l’élection de Donald Trump, les batailles picrocholines entre député·es ou même la commémoration du 13-Novembre ont contribué à reléguer dans un passé qui s’estompe déjà l’ensemble des événements extraordinaires qui se sont produits alors, sous des formes différentes partout en France, mais entre autres dans la capitale.

Documentaires ou fictions, il existe une filmographie conséquente consacrée aux «gilets jaunes»: ce site en recense vingt-trois, tous documentaires, et il n’est pas exhaustif. Mais une part de l’effet que produit le nouveau film de Dominik Moll, qui a été un des titres en compétition officielle au Festival de Cannes cette année, tient à l’éloignement dans le temps et surtout dans la mémoire collective, et à la force qu’il imprime à ce qu’il faut bien appeler un retour du refoulé.

L’autre ressort majeur, peu fréquent dans ce genre de film politico-policier, tient à la manière dont est raconté ce que fait concrètement la commissaire enquêtrice de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN, ou «police des polices»), interprétée par Léa Drucker, dans cette «fiction inspirée de faits réels», comme en avertit un carton au début. (…)

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À voir au cinéma: «Nouvelle Vague», «Berlinguer», «L’Invasion», «Egoist»

La très convaincante réincarnation de Jean Seberg en Patricia par Zoey Deutch, dans Nouvelle Vague

Riche semaine avec les films, ô combien différents, de Richard Linklater, Andrea Segre, Sergueï Loznitsa et Daishi Matsunaga.

On observe un étrange effet miroir entre les sorties de cette semaine du 8 octobre et celles de la semaine précédente. À nouveau un des films majeurs du dernier Festival de Cannes (Nouvelle vague, après Un simple accident). À nouveau un film important sur des événements politiques au cours de la deuxième moitié du XXe siècle (Berlinguer, après Soundtrack to a Coup d’Etat). À nouveau un film fort à propos de la guerre en Ukraine (L’Invasion, après Honeymoon). Et à nouveau un film japonais détournant les codes d’un genre très balisé (Egoist, après Happyend).

Pas de conclusion particulière à cet effet de répétition, qui fait suite au doublon directement lié à la situation au Proche-Orient et au génocide en cours dans la bande de Gaza (Put Your Soul on Your Hand and Walk, le 24 septembre, après Oui, le 17 septembre). Chacun de ces films est singulier et mérite une attention pour lui-même. Mais l’ensemble témoigne de nombre des enjeux autour desquels se construit le cinéma contemporain, où le cinéma français brille par son absence.

«Nouvelle Vague», de Richard Linklater

Que le meilleur film français du dernier Festival de Cannes ait été tourné par un Américain n’est pas qu’une curiosité plus ou moins amusante. Il fallait sans doute un regard extérieur pour venir re-raconter un moment clé de l’histoire du cinéma français, de l’histoire du cinéma tout court.

Nouvelle Vague reconstitue méticuleusement, c’est-à-dire aussi légendairement, les conditions et péripéties de tournage du premier long-métrage de Jean-Luc Godard, À bout de souffle, en 1959, juste après que son ami et collègue des Cahiers du cinéma, François Truffaut, a triomphé au Festival de Cannes de la même année avec son propre premier long-métrage, Les Quatre Cents Coups.

Toute une bande d’acteurs et actrices ressemblant plus ou moins aux modèles de l’époque, dûment identifiés par des cartons, incarnent Jean-Luc Godard, François Truffaut et les autres de la bande des Cahiers (Éric Rohmer, Claude Chabrol, Jacques Rivette, la scénariste Suzanne Schiffman), Jean-Paul Belmondo, Jean Seberg, le producteur Georges de Beauregard, Jean-Pierre Melville, les autres membre du casting et de l’équipe technique du petit film noir contant les tribulations amoureuses du gangster en cavale Michel Poiccard.

Au bout de la rue Campagne-Première (XIVe arrondissement de Paris), la mort toujours dégueulasse de Michel Poiccard, joyeusement restituée par Aubry Dullin en jeune et fringant Jean-Paul Belmondo. | ARP Sélection

Au bout de la rue Campagne-Première (XIVe arrondissement de Paris), la mort toujours dégueulasse de Michel Poiccard, joyeusement restituée par Aubry Dullin en jeune et fringant Jean-Paul Belmondo. | ARP Sélection

Ils donnent vie à l’inventivité fébrile, à la certitude de vouloir sortir des sentiers battus de la réalisation et à l’incertitude vertigineuse quant aux moyens d’y parvenir qui présida à la naissance de ce qui se révélerait un des plus beaux films jamais réalisés, un des films les plus importants de l’histoire du cinéma.

Au centre de l’affaire, donc, un presque trentenaire arrogant et timide, manipulateur et sincère, audacieux et terrifié. Un amoureux fou du cinéma et un critique aiguisé au défi de passer aux actes après une décennie de virtuosité du commentaire et d’engagement polémique et passionné.

Doutant de tout et surtout de lui-même, en même temps intraitable sur ce dont il ne veut pas (à peu près toutes les règles de réalisation d’un film classique), faisant fi des bienséances et feu de tout petit bois technologique à portée de main, le Jean-Luc Godard du film comme son modèle multiplie les aphorismes et les dérobades.

L'opérateur Raoul Coutard (Matthieu Penchinat), caché dans la carriole avec sa caméra, et Jean-Luc Godard (Guillaume Marbeck), en pleine inspiration durant le tournage d'une des scènes les plus célèbres d'À bout de souffle. | Capture d'écran ARP Sélection via YouTube

L’opérateur Raoul Coutard (Matthieu Penchinat), caché dans la carriole avec sa caméra, et Jean-Luc Godard (Guillaume Marbeck), en pleine inspiration durant le tournage d’une des scènes les plus célèbres d’À bout de souffle. | Capture d’écran/ ARP Sélection

Le cinéaste américain Richard Linklater, qui a dit et redit que la découverte d’À bout de souffle a été pour lui une révélation qui a décidé de sa vie, a l’heureuse approche de beaucoup se moquer de son personnage principal, son ton pontifiant, son abus de citations, ses incertitudes élevées au rang de théorie révolutionnaire.

C’est pour mieux aimer et Jean-Luc Godard et ce qu’il a fait –ce qu’ils ont fait, lui, mais aussi Jean-Paul Belmondo et Jean Seberg, le chef opérateur Raoul Coutard, l’assistant Pierre Rissient et toute la bande de joyeux (ou inquiets, ou furieux) embarqués dans cette aventure.

En noir et blanc somptueux, mais qui jamais n’imite les plans d’À bout de souffle, l’humour irrévérencieux et la (relative) précision historique nourrissent l’évocation d’un tournant dans l’histoire de la culture mondiale –mais oui, mais oui…– en évitant toute pompe et toute emphase à propos de ce jeune Franco-Suisse aux lunettes teintées qui en a été l’incarnation. Que ce soit extraordinairement joyeux est le meilleur hommage que l’on puisse rendre au film, à Jean-Luc Godard et à la Nouvelle Vague.

Nouvelle Vague

De Richard Linklater
Avec Guillaume Marbeck, Zoey Deutch, Aubry Dullin, Bruno Dreyfürst, Benjamin Cléry, Matthieu Penchinat, Pauline Belle, Blaise Pettebone
Durée: 1h46
Sortie le 8 octobre 2025

«Berlinguer, la grande ambition», d’Andrea Segre

Qui se souvient de ce que fut ce qu’on appela le mouvement ouvrier, en Europe de l’Ouest jusqu’aux années 1980? Pas comme une notice de livre d’histoire ou de Wikipédia, mais comme l’engagement quotidien de dizaines de millions d’hommes et de femmes, durant plus d’un siècle, avec pour horizon un monde moins injuste et moins violent.

C’est ce qui frappe d’abord dans le film du réalisateur italien Andrea Segre et dans l’usage très fertile qu’il fait des documents d’archives filmées, insérés dans la reconstitution des dix dernières années de la vie d’Enrico Berlinguer (1922-1984), secrétaire général du Parti communiste italien (PCI).

Le secrétaire général du Parti communiste italien, orateur et stratège, incarné avec fougue par Elio Germano. | Capture d'écran Nour Films via YouTube

Le secrétaire général du Parti communiste italien, orateur et stratège, incarné avec fougue par Elio Germano. | Capture d’écran/ Nour Films

Interprété par l’acteur Elio Germano, le dirigeant qui défia les dogmes de sa famille politique avec l’invention du «compromis historique» est montré dans l’intimité de sa famille, comme dans les réunions avec les hommes de la vieille droite au pouvoir, en discussion avec des camarades ouvriers, face aux Soviétiques qui ne veulent pas de sa stratégie ou au siège du PCI, dans la liesse de progressions électorales impressionnantes.

Le scénario est construit sur la tension croissante entre une dynamique favorable qu’incarne avec chaleur et lucidité le charismatique patron du PCI et la convergence de ceux prêts à tout pour empêcher la victoire du projet politique qu’il défend: à la fois les Américains, les Russes, le patronat italien et le Vatican.

Cette tension atteint son point de rupture avec l’explosion des actions violentes de l’extrême gauche, explicitement présentée comme outil de ces puissances dominantes, et qui mènera au tournant tragique de l’enlèvement et de l’assassinat d’Aldo Moro (mai 1978), le dirigeant de la Démocratie chrétienne (centre-droit), avec qui Enrico Berlinguer était en train de sceller un accord.

Filmé de manière plus illustrative qu’inventive, Berlinguer, la grande ambition a un côté hagiographique qui en trace la limite. Et la recherche de son efficacité dramatique et le point de vue univoque adopté entraînent des raccourcis simplificateurs quant aux comportements des forces politiques italiennes de l’époque, y compris le PCI.

Mais la puissance du film, émotionnelle autant que politique et historique, est ailleurs. Elle est dans sa capacité à faire revivre ce qui fut un élan collectif d’une ampleur exceptionnelle, organisée dans la durée et territorialement, dont il ne reste pratiquement rien aujourd’hui, même pas le souvenir de ce que fut ce phénomène.

Présente dans le film, l'archive des obsèques d'Enrico Berlinguer, en juin 1984, trace d'un deuil bien plus vaste. | Nour Films

Présente dans le film, l’archive des obsèques d’Enrico Berlinguer, en juin 1984, trace d’un deuil bien plus vaste. | Nour Films

L’intérêt du film, tel qu’il est construit, tient aussi à sa façon d’interroger le rôle décisif d’un individu, sa capacité à incarner un mouvement et à en penser les stratégies. Il tient à la manière dont un comédien d’aujourd’hui prête ses traits à un dirigeant d’alors, dont il reste utile de se demander ce qu’il avait de singulier –notamment par comparaison avec qui prétendit incarner des idées similaires en France.

Il reste qu’avec les images d’archives du million et demi de citoyens italiens qui accompagnèrent le cercueil d’Enrico Berlinguer le 11 juin 1984, c’est le deuil non seulement d’un homme et d’un projet, mais d’une époque et d’un monde que la plupart de ceux qui y participèrent ne savaient pas alors qu’ils pleuraient. Nul besoin d’idéaliser cette époque et ce monde pour garder mémoire de ce qu’ils furent et en tirer des moyens de comprendre ceux d’aujourd’hui.

Berlinguer, la grande ambition

D’Andrea Segre
Avec Elio Germano, Paolo Pierobon, Roberto Citran, Stefano Abbati, Francesco Acquaroli, Paolo Calabresi
Séances
Durée: 2h02
Sortie le 8 octobre 2025

«L’Invasion», de Sergueï Loznitsa

En une vingtaine d’années, le cinéaste Sergueï Loznitsa s’est imposé comme une figure majeure du cinéma contemporain, selon trois lignes de force principales, le documentaire, le montage d’archives et la fiction. Porteurs de vision très créatives, il revient cette fois dans son pays, l’Ukraine, pour y assumer la plus modeste des positions, celle d’observateur de moments de l’existence de ses compatriotes soumis à l’agression russe. (…)

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Sepideh Farsi : « Être photographe était à ses yeux inséparable de l’impératif de capter le génocide en cours »

Juste après l’annonce de la sélection au Festival de Cannes de Put Your Soul on Your Hand and Walk, où la jeune photographe gazaouie Fatma Hassona raconte son quotidien dans l’enclave soumise à la guerre génocidaire, la jeune femme et sept membres de sa famille sont ciblés et assassinés par l’armée israélienne. La légitime émotion suscitée par ce crime depuis ne saurait faire oublier la richesse de ce qui se joue dans le film de la cinéaste iranienne exilée, film qui sort en salles le 24 septembre.

Le meurtre perpétré par Tsahal (et documenté depuis par Forensic Architecture) a, inexorablement, amené Sepideh Farsi à changer la fin de son film. Mais même avant cela, Put Your Soul on Your Hand and Walk était déjà, en même temps qu’un témoignage bouleversant, une proposition singulière de cinéma, porteuse de certaines des manières dont celui-ci peut prendre en charge une tragédie contemporaine comme le génocide en cours en Gaza. Le film possède ces qualités du fait de la personnalité de celle, Fatem, qui raconte à la fois le quotidien de la survie sous les bombes à Gaza, ses propres activités et ses rêves, et aussi grâce à la relation singulière avec celle qui la filme. Et il s’appuie sur des choix de mise en scène qui en intensifient la puissance, quand bien même ils sont dictés par la violence extrême que subit Fatem et par les difficultés techniques de la réalisation. La richesse de ce que propose Put Your Soul tient à l’impressionnante présence visuelle de la jeune femme, à la finesse de la réalisatrice y compris dans la façon de se positionner, en référence à son propre parcours, vis-à-vis de celle avec qui elle ne communique que par écrans d’ordinateur ou de téléphone interposés. Elle tient aux sensations transmises par les sons, et aussi aux photos prises par Fatem dans Gaza martyrisée, et qui scandent les échanges sur Telegram ou sur Signal. Toutes ces dimensions en font une contribution importante à l’invention au présent des réponses, nécessaires, même si à jamais insuffisantes, que les films construisent en termes de possibilités de ne pas baisser les bras, et les caméras, face à la terreur. J-M.F.

Vous dites dans le film que « Rencontrer Fatem a été comme un miroir ». Comment a eu lieu cette rencontre avec Fatem Hassona ? Et en quoi y avez-vous perçu cet effet miroir ?
La rencontre elle-même est en partie due à un hasard. À l’origine, j’ai éprouvé le besoin de faire entendre la voix des Palestiniens, qui était presque totalement absente du récit de ce conflit dans les médias, depuis le début. Je suis partie au Caire en espérant pouvoir entrer à Gaza en passant par Rafah, mais c’était impossible. J’ai donc commencé à filmer des réfugiés palestiniens arrivant de Gaza. Jusqu’à début avril 2024, certains pouvaient encore sortir, en payant 8 000 dollars par personne ! J’ai été accueillie par une famille gazaouie et l’un de ses membres, Ahmad, m’a parlé d’une amie photographe qui vivait dans le nord de Gaza.

La rencontre avec Fatem engendre-t-elle aussitôt l’hypothèse d’en faire un film, sous cette forme-là ?
L’idée de faire un film à distance a commencé très vite. J’avais déjà réalisé un film tourné avec un téléphone portable, Téhéran sans autorisation, en 2009. Le principe de mettre en œuvre un film à distance s’est imposé dès notre première rencontre. Décisif pour le film, l’impératif d’un cinéma d’urgence, qui dépasse les obstacles physiques. Il fallait tout garder. Je n’ai pas su d’emblée que ces images de conversations visio seraient le cœur du film, j’ai commencé avec une logique d’archives au présent, mais l’idée s’est imposée rapidement. Et Fatem a été partante immédiatement.

Pouvez-vous revenir sur cet aspect « miroir » que vous évoquez ? Votre œuvre est principalement consacrée à l’Iran, et aux Iraniens, y compris en exil comme vous-même, jusqu’au récent film d’animation La Sirène. Ce qui se passe à Gaza peut susciter le besoin de faire un film pour tout cinéaste, mais voyez-vous une continuité entre votre propre parcours et la mise en œuvre de ce film ?
L’enfermement subi par Fatem, le fait qu’elle n’ait jamais pu sortir de Gaza malgré son désir de voir le monde résonnait avec mon sentiment, inversé, d’être, comme exilée, enfermée à l’extérieur de mon pays. Je ne confonds ni ne compare absolument pas son sort, infiniment tragique, et le mien, mais ces situations suscitaient ce que j’ai perçu comme un jeu de miroir. Aussi parce qu’elle et moi fabriquons alors des images face aux événements que nous subissons, et également parce que, même si de manière très différente, nous sommes dans un environnement où être engagée ne va pas de soi pour des femmes.

Dans le film, les échanges avec Fatem commencent le 24 avril 2024. Que s’était-il passé avant ?
C’est littéralement la première fois qu’on se voyait. Le téléphone était à l’horizontale, et instinctivement je l’ai tourné et j’ai commencé à enregistrer. J’étais très consciente que ce moment était unique. Il y avait, omniprésentes, les difficultés de connexion, qui décuplaient ce sentiment d’une urgence. Auparavant, on avait échangé une fois en audio par Skype, quand Ahmad l’avait appelée et nous avait mises en contact. On avait convenu de tenter cet échange et elle m’avait signalé qu’elle aurait besoin de deux heures pour marcher jusqu’à un endroit pour capter. Les Israéliens ont aussitôt bloqué la connexion Skype, mais d’autres plateformes ont fonctionné. C’est là que tout a commencé. J’ai senti qu’il fallait enregistrer tout ce que je pouvais.

Pourquoi passer à l’image verticale ?
Pour qu’on la voit mieux. Pour mieux cadrer son visage. Et aussi, le smartphone en vertical permettait d’avoir autre chose à sa droite et à sa gauche. Comme par exemple, une partie de mon écran d’ordinateur en arrière-plan, pour montrer d’autres éléments et créer un contexte et du relief dans l’image.

Vous avez donc enregistré des échanges en visio avec Fatem d’avril à début novembre 2024.
Oui, c’est ce qu’il y a dans le film… ce qu’il aurait dû y avoir, avant que je sois amenée à ajouter la séquence finale. Après novembre 2024, nous avons continué à nous parler fréquemment, et j’ai aussi tout enregistré, mais je sentais que ce que j’avais déjà recueilli durant les deux cent premiers jours était suffisamment riche pour bâtir la structure du film. J’avais commencé le montage, je n’arrivais plus à gérer mes émotions et mon énergie entre nos discussions, ce qui se passait sur le terrain à Gaza, et les heures passées seule sur l’écran du montage avec les rushes. Et puis, Fatem, de plus en plus souvent, avait ces moments de désespoir ou de faiblesse physique comme elle le décrit dans le film. J’ai donc cessé d’intégrer les nouveaux entretiens au montage. Mais après l’annonce de son assassinat, ajouter notre dernière conversation m’est apparu comme une nécessité.

Ce que nous voyons dans le film, est-ce l’essentiel de vos échanges durant ces deux cents jours ?
Oh non, souvent, quand la connexion le permettait, nos conversations duraient longtemps, elle m’a beaucoup parlé, de la situation bien sûr, d’elle-même, de sa famille et de ses proches. Seule une petite fraction des rushes figure dans le film. J’ai eu du mal à un moment à trouver sa structure finale. À l’automne, j’ai fait appel à la cinéaste et monteuse Farahnaz Sharifi[1], qui m’a aidée à trouver la forme définitive.

Le film est dominé par la guerre, la violence extrême infligée à tous les habitants de Gaza, mais il donne aussi accès à la vie personnelle de Fatem, sa famille, son travail avec les enfants.
Oui, je ne voulais surtout pas la réduire à sa seule situation géopolitique, au seul fait qu’elle était une Palestinienne sous les bombes à Gaza, mais laisser de la place à cette jeune femme si pleine de créativité, et à la présence si magnétique, pour montrer tous les aspects de son être. (…)

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[1] Farahnaz Sharifi est notamment la réalisatrice de My Stolen Planet, documentaire autobiographique sur son parcours d’Iranienne en exil, qui est sorti en salle le 25 juin 2025.

«Miroirs n°3», «Bonjour la langue», «Le Sang et la boue», trois petites notes justes

Avant, entre Laura (Paula Beer) et Betty (Barbara Auer), il y avait eu un regard, qui n’annonçait rien.

Fable de l’hospitalité avec Christian Petzold, impromptu filial in extremis chez Paul Vecchiali et plongée dans l’enfer minier en République démocratique du Congo avec Jean-Gabriel Leynaud.

À l’occasion de la sortie simultanée de ces trois films, aussi différents entre eux soient-ils, on voudrait essayer, également avec humilité, de faire résonner ensemble trois tonalités de l’idée de modestie, comme grande et noble ambition de cinéma.

La modestie comme programme –et comme programme politique– chez Christian Petzold, la modestie comme parti pris formel vigoureusement ambitieux chez Paul Vecchiali et la modestie comme statut imposé au film de Jean-Gabriel Leynaud par l’état du spectacle cinématographique sont trois modalités d’un «être au monde» des films qui transgresse l’énorme pression du formatage.

Chacun dans son registre affirme une énergie qui cherche à se frayer un chemin parmi les standards de la domination telle qu’elle se manifeste partout, y compris dans ce qui occupe l’immense majorité des grands écrans.

«Miroirs n°3», de Christian Petzold

Il y avait un monde, un certain monde, couple d’urbains aisés, rapports inégaux entre homme et femme, promesses mal tenues, belle voiture rouge, campagne comme un décor luxueux. La vitesse, l’arrogance, les certitudes. Et puis boum.

Il y aura… Ah! Quoi? Du temps. Des lieux. Des gestes. Des regards. C’est comme un conte, mais très, très réaliste, concret. Une façon formidablement matérielle et sensible de redire que, oui, un autre monde est possible. Au moins un moment.

Le dix-neuvième long métrage de Christian Petzold, réalisateur chevronné auquel la Cinémathèque française consacre une judicieuse rétrospective du 26 août au 4 septembre, continue dans la veine des deux précédentes très belles réussites du metteur en scène allemand, Ondine (2020) et Le Ciel rouge (2023).

Les scénarios n’ont rien de commun. Ici, l’histoire de ce qui se joue entre une étudiante berlinoise en musique, victime d’un accident de la route, et la famille à la campagne chez laquelle elle est accueillie sans qu’ils et elles se connaissent auparavant. C’est la finesse et la précision des émotions, la vibration des plans et des êtres qui, d’un film à l’autre, sont à l’unisson.

Présentée par la Quinzaine des cinéastes au dernier Festival de Cannes, cette fable sur l’hospitalité imagine les manières dont des personnes différentes peuvent avoir besoin les unes des autres, même sans connaître les motivations de chacune et chacun. Et pas toujours uniquement dans la douceur.

Aussi délicat et riche d’échos que le morceau de Maurice Ravel auquel il emprunte son titre, Miroirs n°3 est incarné avec une grâce à fleur de peau, notamment par les deux actrices qui travaillent de si longtemps avec Christian Petzold, Paula Beer et Barbara Auer. Elles sont si présentes, si vivantes, qu’on risquerait de ne pas prêter attention aux deux rôles masculins, en retrait mais remarquables –remarquables, entre autres, d’être en retrait.

Betty (Barbara Auer) et Laura (Paula Beer), deux femmes de milieux et d'âges différents, et un bout de chemin ensemble. | Les Films du Losange

Betty (Barbara Auer) et Laura (Paula Beer), deux femmes de milieux et d’âges différents, et un bout de chemin ensemble. | Les Films du Losange

À Cannes, le film a été unanimement aimé de celles et ceux qui l’ont vu, mais très peu commenté. Il était présenté dans une section parallèle, il ne suscitait ni polémique ni scintillement de paillettes. Et c’était étrange comme son statut sur la Croisette, modeste lui aussi, ressemblait à ce qui s’active de si intense sur l’écran pendant la projection.

Il y a là quelque chose qui évoque la notion de décroissance –du spectaculaire, du show-business, des effets de buzz– dans le film lui-même comme dans la manière dont il est apparu dans l’espace public. C’est une idée qui émerge peu à peu et qui a trouvé, à Cannes toujours, lieu par excellence de la surexposition des films, une traduction encore plus radicale avec le chef-d’œuvre passé inaperçu qu’est The Mastermind de Kelly Reichardt.

Dans Miroirs n°3 s’épanouit une proposition qui n’a rien de lénifiant ni de simpliste. Elle se met en place entre des gens qui travaillent, qui s’occupent de soigner qui va mal, qui font à manger, repeignent la clôture et réparent un vélo. Ils et elles éprouvent des sentiments multiples, pas nécessairement apaisés, sans illusion sur une complète transparence réciproque.

Ainsi circule la possibilité d’habiter ensemble un bloc d’espace-temps. Une proposition dont on aurait tort de mésestimer la radicalité, aussi élégante soit la manière dont elle est mise en forme.

Qui regarde qui et comment? Question à rebonds entre Laura (Paula Beer) et Max (Enno Trebs), question de cinéma, question de possibilité –ou pas– d'un commun. | Capture d'écran Les Films du Losange via YouTube

Qui regarde qui et comment? Question à rebonds entre Laura (Paula Beer) et Max (Enno Trebs), question de cinéma, question de possibilité –ou pas– d’un commun. | Capture d’écran Les Films du Losange

Miroirs n°3
De Christian Petzold
Avec Paula Beer, Barbara Auer, Matthias Brandt, Enno Trebs, Philip Froissant
Durée: 1h26
Sortie le 27 août 2025

«Bonjour la langue (impromptu)», de Paul Vecchiali

«Il pensait que j’allais mourir, c’est raté mon coco!», a lancé, bravache, le très vieil homme à son fils, qui débarque après six ans d’absence. Comment se peut-il que cette phrase, prononcée par quelqu’un qui va en effet mourir incessamment, qui est mort au moment où nous voyons le film, soit aussi… oui… joyeuse?

C’est le miracle, ou l’un des miracles du dernier long-métrage de Paul Vecchiali –et ici «dernier» doit s’entendre au sens plein (il est décédé le 18 janvier 2023, durant les finitions du film). C’est lui, le vieil homme d’abord en partie dissimulé par un masque chirurgical, face à Pascal Cervo, qui est pour la septième fois acteur dans un film du cinéaste. Ce sont bien eux, mais c’est aussi un père et un fils de fiction, Charles et Jean-Luc, qui commencent par s’affronter sèchement.

Tout à la fois Charles, l'un des deux personnages, et Paul Vecchiali, l'homme et le cinéaste, qui quelques semaines avant sa mort était encore ô combien en vie. | La Traverse

Tout à la fois Charles, l’un des deux personnages, et Paul Vecchiali, l’homme et le cinéaste, qui quelques semaines avant sa mort était encore ô combien en vie. | La Traverse

Un carton au début a prévenu que le film, tourné en un jour, a été entièrement improvisé par les deux interprètes. La manière dont, en trois actes dans trois décors –la cour de la maison de Charles, qui pourrait bien être celle de Paul Vecchiali, la terrasse d’un restaurant à Sainte-Maxime (Var) et un parc– les relations entre les deux hommes vont s’enrichir et se reconfigurer n’est sans doute, elle, pas du tout improvisée.

S’étoffant au passage de quelques extraits du Cancre (2016), un précédent film de Paul Vecchiali où Pascal Cervo jouait déjà son fils, Bonjour la langue impressionne par son cheminement attentif et inventif, mais surtout par les harmoniques vivantes qui ne cessent de se déployer au cours de cet enchaînement de dialogues.

Le cinéaste du Café des Jules (1988) et de Nuits blanches sur la jetée (2015), qui aime tant John Ford, a souvent plaidé que le cinéma peut naître de la conversation et il le prouve à nouveau. Charles (Paul) et Jean-Luc (Pascal) resteront longtemps chacun dans «ses images», dans son cadre. Durant les deux premières parties, la parole circule d’un plan sur l’un à un plan sur l’autre. Et c’est un fourmillement d’histoires et d’affects qui prolifère entre eux. Le troisième acte les réunira enfin dans le même cadre, pour reconfigurer ce qui les lie et les oppose.

Jean-Luc (Pascal Cervo) et Charles (Paul Vecchiali), qui a des révélations à faire, au bout de son chemin. | La Traverse

Jean-Luc (Pascal Cervo) et Charles, qui a des révélations à faire, au bout de son chemin. | La Traverse

De ce dispositif où le cinéma apparaît réduit à son plus simple appareil, surgit une activation tonique, habitée de multiples présences et échos. Et c’est ce qui rend si joyeuse la proposition ourdie, à l’extrémité de sa vie par le cinéaste aux trente-deux longs métrages en plus de soixante ans de pratique sans cesse inventive. (…)

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À Jean-Pierre Thorn, salut et fraternité

Il est mort le 5 juillet. Jamais il ne sera apparu dans la lumière, durant ses près de 60 ans d’engagement de cinéaste ayant fait de la réalisation et de la diffusion de films, les siens et ceux des autres, une passion où la colère contre l’injustice se mêlait à une joie de faire et de partager, et à une générosité jamais prise en défaut.

Depuis Oser lutter oser vaincre, réalisé à l’usine Renault de Flins en grève en mai 68, un des films fondateurs de tout un mouvement de cinéma militant de cette période, Thorn n’aura cessé d’expérimenter des manières de raconter le monde comme il ne va pas, et de raconter celles et ceux qui, par de multiples moyens, tentent d’en changer les bases.

Il avait 21 ans en 68, 72 ans quand est sorti son dernier film, L’Acre parfum des immortelles, oratorio pour une mémoire insurgée où se confondent son amour de jeunesse trop tôt disparue et son amour de toujours pour la révolution, dont il n’accepta jamais que l’idée pourrait elle aussi disparaître.

Ouvrier et responsable syndical dans les années 1970, il consacre un documentaire à la lutte dans son entreprise, Le Dos au mur en 1980. En 1989, il réalise son unique long métrage de fiction, Je t’ai dans la peau, traversée lucide de l’histoire d’une génération et de ses engagements, jusqu’à l’élection de Mitterrand en 1981.

Deux ans plus tard, il participe avec Luc Béraud, Claudine Bories, Jean-Pierre Gallepe, Serge Le Péron et Gérard Mordillat à la rédaction du manifeste « Résister », qui est le point de départ de la création en 1992 de l’Association du cinéma indépendant pour sa diffusion, l’ACID, qui depuis n’a cessé de développer ses activités aux côtés des films innovants, des salles indépendantes, des publics considérés à tout âge comme adultes, multipliant les formes d’action.

La même année 92, Thorn réalise un film aux côtés d’un collectif de chanteuses « issues de plusieurs immigrations et qui refusent la fatalité du ghetto », selon ses propres mots, Bled Sisters. C’est du côté des pratiques et des cultures populaires des banlieues qu’il ira se rendre sensible aux flammes jamais éteintes de la révolte et de l’invention d’autres manières d’exister, individuellement et collectivement, sous le signe en particulier du hip-hop et du street art que célèbrent, dans le vaste monde et en Seine Saint-Denis, Faire kiffer les anges(1996), On n’est pas des marques de vélo (2003) et, selon une approche plus historique, 93, La Belle Rebelle (2010).

Ses quatre dernières réalisations (avec L’Acre Parfum des immortelles) témoignent d’une recherche très personnelle en termes de mise en scène, s’inspirant des apports graphiques et gestuels des chorégraphies urbaines et des inventions visuelles et langagières sur les murs des cités, non seulement comme devant être filmés, mais comme ressources pour filmer autrement.

Très judicieusement, les films de Jean-Pierre Thorn ont été parmi les premiers à rejoindre la collection de la Cinémathèque idéale des banlieues du monde, cette belle initiative impulsée par Alice Diop de mise en partage de réalisations peu ou pas visibles, qui « attire l’attention sur la richesse des formes produites autour des « banlieues du monde » et montre la singularité des démarches cinématographiques habituellement rangées sous le terme valise de « films de banlieue ».

Ces principaux jalons de ce qu’il aurait rit qu’on désigne comme sa carrière sont loin de tout dire d’une implication constante dans des projets associatifs, des initiatives de terrain, des réunions pour inventer ou faire vivre une foule d’autres hypothèses, qu’il n’a jamais accepté de tenir pour marginales, mais au contraires centrales à la possibilité de rêver concrètement. Avec des danseurs et des taulards, des grapheuses et des gilets jaunes, des faiseurs de films et des spectateurs, travailler à ce que demeure la promesse d’autres formes de vie.

«Voyage au bord de la guerre», «Kneecap», reflets diffractés de conflits en cours

Le rappeur du groupe Kneecap Liam Óg Ó hAnnaidh, dit Mo Chara, dans une rue de Belfast, en Irlande du Nord.

Le documentaire à la première personne d’Antonin Peretjatko en Ukraine et le semi-biopic farfelu d’un groupe de rap nord-irlandais par Rich Peppiatt explorent d’autres manières de mettre en film une époque contaminée par les guerres.

Rarement la sortie de nouveaux films aura pu cristalliser de manière aussi significative l’étrange relation que le cinéma entretient avec l’actualité. Inévitablement en décalage avec l’immédiat, il lui échoit de lui faire écho, avec des distorsions qui peuvent selon les cas être éclairantes et émouvantes, bénéfiques d’une manière ou d’une autre.

Ainsi, de deux films qui sortent ce mercredi 18 juin, l’un et l’autre habité non pas par «la guerre», mais par des guerres très spécifiques, guerres qui appartiennent toujours au présent, même si d’autres occupent aussi le devant de la scène politique et médiatique, tandis que d’autres encore en sont exclues.

L’intelligence singulière du dispositif cinématographique tient pour une large part au processus du montage, dont une des ressources majeures est de mettre en relations des éléments disjoints, réputés incomparables ou hétérogènes. C’est aussi ce que font ces deux films rapprochés par leur date de sortie, l’un vis-à-vis de l’autre et ensemble vis-à-vis de l’actualité.

Pas question de comparer la guerre en cours en Ukraine avec ce que fut le conflit nord-irlandais, encore moins à la manière dont ses traces persistent –y compris, dans l’actualité, avec les émeutes racistes dans les quartiers unionistes d’Irlande du Nord, depuis lundi 9 juin. Et pas question de comparer aucun de ces conflits avec le génocide en cours dans la bande de Gaza, ou l’extension de la guerre au Moyen-Orient par Israël, de la Syrie au Liban et désormais à l’Iran.

Mais il y a bien un effet de montage, qui serait singulier et éclairant dans la proximité des deux films, et est infiniment dramatisé par l’actualité –y compris par les manières dont le Soudan ou la RDC, théâtres de guerre atroces, en sont absents. Puisqu’il y est aussi question de visibilité, de mémoire, d’inscription ou pas dans des imaginaires, qui elles aussi bouleversent la vie des gens et, dans bien des cas, les tuent.

Petit documentaire fauché fait à la main dans un cas, comédie hard rap déjantée dans l’autre, on semble loin d’œuvres à la mesure et dans la tonalité des tragédies en cours, ou de celles d’hier toujours mal éteintes.

Sans préjuger des effets et bénéfices de formes plus imposantes, il y a pourtant dans ces approches indirectes et modestes des ressources de compréhension, de questionnements et d’investissement affectif en lien avec les drames, qui empruntent des chemins que seuls les films peuvent frayer.

Et, hasard ou nécessité, Voyage au bord de la guerre et Kneecap finissent par converger autour de l’importance de la culture –rôle des artistes dans la résistance ukrainienne, importance de la langue dans l’affirmation républicaine en Irlande du Nord– dans les combats actuels, quand le fracas des armes et le sang des victimes menacent de tout submerger. À nouveau, ne surtout pas surestimer l’importance de cette dimension culturelle. Mais ne pas la laisser occulter.

«Voyage au bord de la guerre», d’Antonin Peretjatko

D’abord un prologue un peu anecdotique sur un voyage à travers la Russie effectué quelques années plus tôt par le cinéaste français Antonin Peretjatko. Il sert à installer un ton, fait d’humour et de naïveté, qui colorera le film lui-même, composé à partir de deux voyages en Ukraine, quelques semaines après l’invasion russe, puis neuf mois plus tard.

Il est rare qu’un réalisateur commence par présenter l’outil avec lequel il va filmer, a fortiori qu’il énonce les raisons du choix. Mais c’est ainsi que débute véritablement Voyage au bord de la guerre, de manière doublement convaincante. En expliquant le choix de la pellicule et d’une caméra 16 mm, Antonin Peretjatko explicite simultanément bon nombre des choix formels du film et l’état d’esprit dans lequel il l’a réalisé, dans une quête méthodique d’échapper aux stéréotypes du reportage sur l’Ukraine en guerre.

Produit de première nécessité trouvé en voyage, marqué du logo «Poutine va te faire foutre» inspiré de Banksy. | Capture d'écran Léopard Films via YouTube

Produit de première nécessité trouvé en voyage, marqué du logo «Poutine va te faire foutre» inspiré de Banksy. | Capture d’écran Léopard Films via YouTube

Accompagnant Andrei, instituteur ukrainien qui, après avoir fui son pays devant les hordes de Vladimir Poutine, doit retourner brièvement chez lui, le réalisateur français part à la recherche du lieu où vécut jadis son grand-père, qui s’était exilé cent ans plus tôt.

Avec la petite machine à coudre de sa Bolex, il raboute la trajectoire d’Andrei, en route pour récupérer des affaires et apporter les fruits d’une collecte de solidarité, les témoignages sur la vie quotidienne dans les villes et villages traversés, entre moments ludiques ou ironiques et véritables drames, une réflexion sur la fonction des artistes dans la société –exemplairement au moment où elle agressée– et le questionnement quant à la quête des origines.

Chemin faisant, au printemps dans l’immédiat après l’invasion puis en hiver quand la guerre s’est installée, ce bricolage revendiqué par le réalisateur découvert en 2013 avec la joyeuse fiction La Fille du 14 juillet permet une singulière approche de la situation dans le pays agressé par la Russie.

Éléments factuels connus, dont les atrocités à Boutcha et les destructions d’immeubles d’habitation, et aperçus inédits se reconfigurent les uns les autres. Cela tient à la manière décalée du réalisateur de rencontrer ses interlocuteurs, puis de le raconter en voix off, comme aux possibilités de tourner de la caméra 16 à ressort.

Au passage, il s’énonce une salutaire critique de la quête des origines, ce poison contemporain qui infuse les communautarismes et les nationalismes. Avec légèreté, même s’il n’édulcore rien de la violence que subit l’Ukraine, que subissent les hommes, les femmes, les enfants, les paysages et les villes, les mémoires et les rêves, Voyage au bord de la guerre dézingue l’obsession identitaire, bienfaisante et rarissime opération.

Voyage au bord de la guerre
De Antonin Peretjatko
Durée: 1h02
Sortie le 18 juin 2025

«Kneecap», de Rich Peppiatt

Voix off aussi, humour aussi, mais pas du tout le même ton, le même rythme avec ce premier film speedé consacré au groupe de rap nord-irlandais qui lui donne son titre. Aux braises toujours rougeoyantes de l’affrontement entre républicains et loyalistes, l’Irlandais Rich Peppiatt enflamme un faux biopic de deux des membres du trio, dans leur propre rôle, tandis que le troisième entre en scène avec un prétexte de fiction. (…)

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«Les mots qu’elles eurent un jour», le silence et 1001 histoires d’un instant d’espoir

La main d’une des anciennes prisonnières, tandis qu’elle nomme ses camarades d’alors, pour la plupart condamnées à mort par l’occupant colonial.

À partir d’images retrouvées d’une libération lointaine, Raphaël Pillosio ouvre la mémoire et l’imagination autour de femmes et d’idées depuis longtemps enfouies.

Elles ont réapparu un jour. Qui, elles? Et aussi, quoi, elles? Quoi? Des bobines de film. Mais pas seulement. Des personnes. Et des histoires.

Parce qu’il y avait eu un homme, il s’appelait Yann Le Masson. Avec quelques autres, très peu, il avait été de celles et ceux qui aidèrent le peuple algérien à conquérir, au prix d’immenses souffrances, son indépendance. L’indépendance n’est ni la liberté ni le bonheur, mais ça c’est leur affaire, à ceux qui se sont battus pour ce qu’ils souhaitaient et méritaient.

Citoyen français, Yann Le Masson a fait son devoir de citoyen, en aidant ceux qui se battent pour leur légitime citoyenneté. Réalisateur et caméraman, il l’a fait entre autres en filmant, quand filmer pouvait aider. Cela lui a surtout valu des ennuis dans son pays.

Longtemps plus tard, l’âge venu, le même Yann Le Masson vivait sur une péniche. Et un jour, donc, il a trouvé des boîtes de pellicules, déposées sur le pont de sa maison flottante amarrée sur un quai du Rhône. Ce qu’il y avait sur ces pellicules, c’est lui qui l’avait filmé. Longtemps, longtemps avant.

Il avait presqu’oublié qu’il avait enregistré ces visages de jeunes femmes, sorties des geôles françaises en avril 1962, juste après la signature des accords d’Évian (18 mars 1962). Incarcérées à la prison de Rennes, ces combattantes de l’indépendance de leur pays, emprisonnées, certaines torturées, venaient d’être ramenées à Paris par leurs soutiens français, dont Yann Le Masson, avant de repartir en Algérie. Lors d’une réunion dans un appartement de la capitale, il les a donc filmées.

Passage de flambeau

Et puis les films ont disparu. Elles aussi, ces jeunes femmes, ont «disparu», au moins au sens où aucune n’est devenue une figure visible dans son pays, contrairement à de nombreux hommes ayant participé au combat pour l’indépendance.

Et voilà que, comme dans un conte ou une chanson, elles lui revenaient du passé. Mais il était trop vieux à présent pour en faire quelque chose, malgré l’envie qu’il en avait.

Heureusement, comme dans un conte ou une chanson, il y avait quelqu’un d’autre, plus jeune. Celui-là venait de faire un film sur les gens de cinéma –René Vautier, Olga Poliakoff, Cécile Decugis, Pierre Clément… et bien sûr Yann Le Masson– qui avaient dans ces années-là aidé la lutte des Algériens, Algérie, d’autres regards (2004). Celui-là, qui s’appelle Raphaël Pillosio, réalisateur et producteur de documentaires, a repris le flambeau.

Et voici donc aujourd’hui son film, cet objet troublant qui en résulte, aux confins de la recherche historienne et de la légende quasi mythologique. Parce que les boîtes réapparues contenaient les images, mais pas les sons. Pas les voix de ces jeunes femmes, une vingtaine, réunies à Paris dans la joie de leur toute fraîche libération et qu’on sent si proches entre elles des combats menés, y compris ensemble dans la prison.

Il y a des hommes aussi, deux, dans le fond: on ne saura ni qui ils sont ni ce qu’ils font là, ils n’interviennent pas. Elles, elles parlent. Elles rient aussi, elles se regardent, se prennent par le bras ou aux épaules. On perçoit que parfois la parole est véhémente ou murmurante, volubile ou retenue. Dans la présence de ces visages juvéniles, lumineux de 1962 et dans le silence imposé par la perte de l’enregistrement sonore, se déploie un imaginaire, une mémoire, mille et une histoires.

Sur un des plans tournés en 1962, la plupart des jeunes Algériennes tout juste sorties de prison. | JHR Films

Sur un des plans tournés en 1962, la plupart des jeunes Algériennes tout juste sorties de prison. | JHR Films

Images du passé, enquête au présent

Ces très beaux plans en noir et blanc, en groupe ou isolant un visage, auxquels ne se substitue nulle voix off, accueillent en contrepartie des mots absents une attention et une affection. Disons, une possibilité de projection qui intensifie la relation de tout spectateur, de toute spectatrice à ces personnes dont on sait très peu. (…)

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