Cinématographie du vivant – sur « Vivant parmi les vivants » de Sylvère Petit

C’est en cinéaste animalier que Sylvère Petit filme la parole des philosophes Vinciane Despret et Baptiste Morizot, comme la vie et la mort de la jument Stipa, ou la relation de la chienne Alba avec son humaine. Subvertissant les séparations entre nature et culture, Vivant parmi les vivants est prolongé par le récit de tournage En attendant les vautours, du même auteur.

Le vent mugit sur la steppe gelée. Ce pourrait être la Sibérie, c’est le causse Méjean, en Lozère. Entre les herbes sèches, le cadavre couvert de givre d’un renard. Un âne pelé fait front dans le blizzard. Non pas un âne, un cheval, mais un peu bizarre. Son nom va apparaître à l’écran, Stipa, c’est une jument de cette race antique qui avait failli disparaître, les chevaux de Przewalski, et c’est une des vedettes du film. Comme dans Psychose, où la star Janet Leigh est tuée peu après le début, Stipa va bientôt mourir.

Mais elle restera une des actrices principales, morte. Pour l’heure, elle regarde des pies becqueter le cadavre du renard. Enfin, le montage fait croire qu’elle le regarde. C’est un film, n’est-ce pas ? Il raconte une histoire, des histoires. Ces histoires sont d’une vérité singulière, féconde, sensible. D’autant plus qu’elles sont effectivement contées, avec les moyens narratifs du cinéma.

Voici la deuxième vedette, dont le nom, Alba, s’inscrit à l’écran. Alba est une grande chienne blanche. Elle est filmée elle aussi dans son milieu de vie, une grande ville européenne. Avec elle, la troisième star, Vinciane, philosophe. Vinciane Despret parle sur un plateau de télé, Alba est sa chienne tout autant que Vinciane est l’humaine d’Alba. Et voilà le quatrième héros de l’histoire, avec son chapeau noir, c’est Baptiste. Il est sur le causse Méjean, il regarde les chevaux de Przewalski. Morizot, philosophe comme Despret, est comme elle grand explorateur de multiples manières, pour les humains, d’être avec les autres vivants, et le cas échéant d’interagir avec eux.

Le film de Sylvère Petit est diffusé sur Arte le 10 avril, et accessible sur Arte.tv jusqu’en novembre. Tenu à l’écart des salles de cinéma du fait du financement de sa production, qui implique préséance au petit écran, il devrait néanmoins finalement sortir à la fin de l’été, après un beau parcours en festival. Vivant parmi les vivants est le premier long métrage d’un réalisateur qui fut d’abord photographe animalier, puis réalisateur de courts métrages remarqués, où les animaux autres qu’humains occupent toujours une place importante.

Du film et de son auteur, on apprend beaucoup grâce à la parution, simultanément à la diffusion, du livre En attendant les vautours, chez Actes Sud, dans la collection Mondes sauvages, biotope éditorial où parmi de nombreux titres dédiés aux êtres de la « nature » figurent des ouvrages importants de Baptiste Morizot et de Vinciane Despret.

L’ouvrage se présente comme un journal de tournage, pendant les sept jours que le réalisateur a passé dans un affut, cube d’un mètre de côté où il a cohabité avec sa caméra à proximité du corps de Stipa, dans l’attente des rapaces supposés venir la dévorer, moment spectaculaire qui condense en effet, dans le film, une part de ses enjeux : faire regarder et percevoir autrement une situation souvent entrevue dans les westerns et les films d’aventures, où les volatiles nécrophages sont systématiquement montrés de façon négative et effrayante. La manière de filmer, le fait aussi de savoir que la jument, très âgée, est morte de manière naturelle, aide à réinscrire la scène dans le grand cycle de la circulation du vivant, auquel ses restes contribuent pour, également, de multiples autres organismes animaux et végétaux qui se nourrissent de sa dépouille. Les plans magnifiques, la distance apparente, la durée, la présence de multiples autres acteurs à l’image et au son participent du travail du cinéma activé par Sylvère Petit pour transformer une scène trash en célébration du vivant.

Pas un film naturaliste

C’est un moment fort d’un processus de tournage et de montage qui a pris pour règle de filmer à égalité les êtres vers lesquels se dirige son objectif. « A égalité » ne signifie pas « de la même manière ». Un philosophe n’est pas un chien, quoiqu’en aient dit certains, et une jument morte n’est pas un scarabée ou un oiseau. Toute l’expérience acquise par Sylvère Petit lui permet de trouver, pas forcément du premier coup, comment regarder et donner à voir des êtres différents dans leurs manières d’habiter le monde, leur monde, leur Umwelt. Cela se devine et se ressent partout dans le film, mais sans doute jamais aussi clairement qu’aux côtés d’Alba, dans la ville où elle accompagne Vinciane Despret faisant son marché, ou l’écoute travaillant sur son ordinateur. Le réalisateur n’est pas le premier à prétendre filmer « à hauteur de chien », ou de chat, ou comme un oiseau ou un dauphin. C’est précisément en connaissance des multiples tentatives de ce genre, systématiquement dévoyées soit en anthropomorphisme plus ou moins rusé soit en quête d’une étrangeté spectaculaire, que les choix de filmage de Sylvère Petit s’avèrent singuliers, et convaincants.

Ils cristallisent le parti pris général de Vivant parmi les vivants, titre où on suppose que le singulier du premier terme désigne le cinéaste lui-même, ou l’idée abstraite « du vivant ». Cet égalitarisme du regard est mis en œuvre dans la totalité du film, et de manière particulièrement perceptible au cours de la rencontre, au cours de l’édition 2020 de la Manufacture des idées, le grand rendez-vous annuel d’Hurigny, entre Despret et Morizot, dans un cadre qui lui-même cherche à isoler le moins possible une réflexion philosophique d’un environnement terrestre faisant entendre et sentir sa présence.

Il est à cet égard passionnant que Vivant parmi les vivants ne soit pas du tout un film « naturaliste », au sens qu’on donne à cet adjectif au cinéma (un style de réalisation prétendant au caractère brut, non médié, de ce qui est « enregistré du réel »), et qui convoque en écho les autres acceptions ou suggestions du même mot, depuis la posture ancienne du savant naturaliste jusqu’à la manière dont les formes si spécifiques, historiquement et socialement construites, de montrer le monde, se donnent pour des évidences (la naturalisation des codes de représentation). Et bien sûr aussi le sens que Philippe Descola a donné à ce mot pour désigner la cosmogonie de l’occident moderne, et l’idée même de « Nature » dont on ne cesse de déconstruire l’évidence admise durant quatre siècles. (…)

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Indispensable «Indivision», mais aussi «Bushman» et «Occupied City»

L’attention au plus près des détails qui fait la possibilité des grands envols, dans Indivision de Leïla Kilani. Mais aussi, autrement, dans les deux autres films magnifiques qui sortent cette semaine.

Signés par Leïla Kilani, David Schickele et Steve McQueen, trois films majeurs à différents titres venus du passé, se fraient un chemin sur les écrans du présent.

Cette semaine, c’est l’enfer! De multiples raisons font qu’il y a, chaque mercredi, un nombre déraisonnable de nouveaux films, créant un effet de brouillage dont souffrent gravement les titres les plus fragiles en matière de notoriété, mais aussi le cinéma dans son ensemble.

Et l’écart entre le ou les deux gros films de la semaine et les autres ne va faire que s’aggraver avec la réglementation scélérate que le Centre national du cinéma (CNC) ultralibéral, c’est-à-dire en contradiction avec la raison même de son existence, vient d’entériner en autorisant officiellement la publicité pour les films à la télévision, qui ne va favoriser que les plus puissants.

Mais cette semaine n’est pas seulement l’enfer du fait de l’annonce de cette décision inique. Il se trouve qu’elle voit la sortie d’un nombre d’inédits encore plus élevé que d’ordinaire: pas moins de vingt-deux titres. C’est démentiel. D’autant plus que, parmi eux, figurent au moins trois films de première importance, mais qui n’ont que peu de chances de survie dans cette foire d’empoigne.

Il se trouve qu’ils ont chacun un lien singulier avec le passé: retour si longtemps attendu de la réalisatrice de Sur la planche, surgissement après un demi-siècle d’un grand film du début des années 1970, lien brûlant et suggestif entre le présent d’une grande cité européenne et l’époque sous l’occupation par l’Allemagne nazie.

Coïncidence? Oui, mais pas seulement. Ce sont trois manifestations, complètement différentes, des puissances essentielles du cinéma dans le rapport au temps, qui en est une de ses richesses essentielles et qu’abîme toujours davantage l’accélération des sorties et des évictions des grands écrans.

«Indivision» de Leila Kilani

Ils planent et se posent. Dessinent un monde. Les sons et les couleurs se répondent, les airs et les plantes, les lumières et les ombres. Vivante humaine parmi les vivants végétaux et volatiles, l’adolescente regarde, observe, découvre, reconnaît. Elle est bavarde, elle qui ne parle jamais.

Le récit du film n’est pas encore commencé, mais l’essentiel du film est déjà là. Lina est dans la forêt, elle regarde les oiseaux. Pas loin, un homme aussi observe, prend des notes. On saura ensuite qu’il se nomme Anis, qu’il est son père, qu’il est lui aussi passionné d’oiseaux, que cette passion a même causé la mort de la femme qu’il aimait éperdument, la mère de Lina.

Depuis, Lina ne parle plus. Mais ce n’est pas ce qui l’empêche de s’exprimer –sur les réseaux sociaux, où elle signe «Cigogne noire», et sur son propre corps, qu’elle couvre sans cesse d’inscriptions au feutre.

Lina (Ifham Mathet) et son père (Mustafa Shimdat): prendre soin d’un oiseau, prendre soin de leur monde. | DKB Productions

La forêt, terre des oiseaux plus que des humains, fait partie d’une grande propriété, la Mansouria, sur la côte marocaine près de Tanger (nord du pays). Sur la maison et sur les terres, règne la grand-mère de Lina, la mère d’Anis.

Alentour, rôdent les promoteurs. Plutôt que d’accueillir des bestioles ailées, des migrateurs à becs et plumes, il y aurait beaucoup, beaucoup d’argent à gagner. Les bulldozers sont tout près, tout prêts. La grand-mère complote pour réaliser l’opération financière qui lui permettra de conserver son statut d’aristocrate.

C’est la guerre. Entre cette reine mère sortie d’un conte, comme il y en a dans toutes les cultures, et le père et la fille, mais aussi les oiseaux. Et aussi avec les autres membres de la famille et avec les habitants du village exploités depuis toujours par les propriétaires et désormais menacés d’expulsion par l’opération immobilière.

La grand-mère (Bahia Bootia El Oumani), femme de pouvoir prête à tout pour imposer ses vues. | DKB Productions

Entre ces forces qui s’opposent, qui vivent et rêvent selon des modèles différents, antagonistes, circule celle qui n’appartient à aucun de ces pôles, qui peut faire alliance avec toutes et tous, ou trahir chacune et chacun.

Celle qu’on appelle «Chinwya», «la Chinoise», tout aussi marocaine que tous les autres, mais à part. La servante de cet endroit qui est parfois manoir de légende immémoriale et parfois très concret domaine cossu mais vieillissant, territoire de la chronique romanesque d’un pays violemment inégalitaire durement frappé par le changement climatique.

Aussi multiples et singuliers, complexes et chorégraphiés que les vols de chaque oiseau, la trajectoire de chaque protagoniste suit un chemin inexorable. Et l’ensemble compose un impressionnant ballet de tensions, de séductions, d’intrigues et d’affections. Fluide et réactive, la caméra de Leïla Kilani accompagne les mouvements, ceux qu’on voit et les autres.

Aussi brûlants que les incendies qui, plus tard, vont surgir étrangement autour de la Mansouria, les affects entre les personnes, les tensions entre les formes de vie. La mise en scène de Leïla Kilani s’enflamme et caresse.

Pourtant, au cœur du microcosme à x dimensions élaboré par le film, vont surgir encore d’autres approches, où les mondes virtuels et les héritages du droit coranique traditionnel auront leur part inattendue.

La Mansouria, un territoire pour de multiples vivants. | DKB Productions

En 2012, était sorti sur les écrans français un film-météorite, surgissement imprévu dû à une réalisatrice marocaine jusqu’alors inconnue. L’énergie vivante des jeunes héroïnes de Sur la planche (2011) établissait sans l’ombre d’un doute l’émergence d’une cinéaste avec laquelle il faudrait compter.

Les circonstances ont fait qu’il aura fallu attendre douze ans pour découvrir son deuxième long-métrage de fiction. Avec la fresque romanesque et poétique, indivisiblement écologique et politique, sentimentale, rieuse et violente, qu’est Indivision, la promesse du premier aura été longue à être tenue. Mais elle l’est au-delà de toute espérance.

Indivision
De Leïla Kilani
Avec Ifham Mathet, Mustafa Shimdat, Bahia Bootia El Oumani, Ikram Layachi, Jaafar Brigui
Durée: 2h07
Sortie le 24 avril 2024

«Bushman» de David Schickele

Bushman, lui, est un nouveau film réalisé en 1971. Nouveau, il ne l’est pas seulement parce qu’il n’a jamais été distribué. Il l’est par tout ce qu’il fait surgir d’inédit dans la splendeur de sa forme et la douleur de cette même forme blessée par l’injustice et l’oppression.

Il l’est par la singularité d’un regard sans comparaison sur un état du monde à la fois situé et daté (les États-Unis à la fin des années 1960) et extraordinairement actuel.

L’homme noir qui marche le long d’une route californienne a été pris en stop par le motard blanc, raciste sans méchanceté. Mais lui qui marchait pieds nus avec ses chaussures sur la tête, lui qui n’est pas américain mais nigérian sait jouer avec les regards des autres sur lui. Les autres, Noirs ou Blancs. Et quand il ne sait pas, il apprend.

En cette année 1968, l’atroce guerre civile dite «du Biafra» ravage son pays qu’il a quitté. Une autre, différente, ensanglante le pays où il est venu (dans les mois ou années qui précèdent, Martin Luther King, Bobby Kennedy et Bobby Hutton, leader du Black Panther Party, ont été assassinés).

Comment un Noir non américain perçoit-il des Noirs et des Blancs américains? Que voit un Noir africain des États-Unis incandescents de multiples révoltes et contestations, sur fond de société raciste et inégalitaire, en contradiction flagrante avec ses principes fondateurs?

Gabriel (Paul Okpokam) et une de ses compagnes éphémères, aux confluents de tant de différences. | Malavida Films

Cette double question, qui ouvre sur mille autres, traverse le film de ce réalisateur inconnu, David Schickele, auparavant auteur d’un documentaire sur le Peace Corps au Nigeria, agence d’influence états-unienne dont il avait fait partie dans le pays où il a rencontré celui qui joue Gabriel, Paul Eyam Nzie Okpokam.

Impliqué dans ces situations conflictuelles qui l’entourent, hanté par la tragédie en cours au Nigeria, Gabriel est aussi bien occupé par des rencontres avec celles et ceux qui croisent sa route, surtout des femmes. (…)

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Dans les salles cette semaine: «Walk Up», «L’Empire», «Il fait nuit en Amérique»

Retrouvailles entre ami·es où se dissimulent bien des sous-entendus.

Le nouveau film de Hong Sang-soo est un petit miracle d’invocation d’histoires à l’infini dans un espace réduit. Le retour de Bruno Dumont affiche une ambition ironique décalée. Et le premier film d’Ana Vaz joue habilement du contraste entre vie sauvage et ville ultra moderne.

Parmi la pléthore de nouvelles sorties en salles, ce mercredi 21 février, on remarque entre autres trois propositions qui font contraste entre elles. D’un côté deux réalisations ambitieuses, sur plusieurs plans à la fois. D’un incontestable intérêt, le film de Bruno Dumont et celui d’Ana Vaz, chacun à sa manière, restent au milieu du gué, faute de trouver la juste adéquation de leurs buts et de leurs moyens.

Tandis qu’avec son évidente modestie, la trentième proposition de cinéma de Hong Sang-soo s’ouvre comme une immense invitation aux voyages sur les ailes de l’imaginaire et du quotidien, au plus précis des battements du cœur et des signes partagés.

«Walk Up» de Hong Sang-soo

Blanc comme une page blanche, cet appartement très moderne, découpé en espaces anguleux. Blanc comme une nuit blanche, cette circulation par association d’idées, d’attirances, de souvenirs. En noir et blanc, l’image, contrastée comme le haut et le bas, avec le dégradé des marches de ces escaliers comme les colimaçons de la séduction, du souvenir, du doute sur les choix de l’existence.

Difficile de savoir ce que verra, ce qu’éprouvera qui découvrirait le cinéma de Hong Sang-soo avec ce trentième long-métrage, tant le réalisateur sud-coréen a réussi à créer un ton singulier, comme une conversation intime qui se poursuivrait de titre en titre avec chaque spectatrice et chaque spectateur.

Mais on peut aussi bien dire qu’il est possible d’entrer dans son œuvre par n’importe quelle porte et que Walk Up offre un accès tout en douceur et en ironie, élégamment cruelle, délicatement sidérante.

Et que chacune et chacun, en ignorant tout de ce qui a précédé, pourra se laisser envoûter par cette «petite musique» dont les notes de mandoline égrenées sur la bande-son –et qui sont, comme tout le reste, composées par maître «HSS»– sont l’indice amusé et mélancolique.

Il y aura le réalisateur célèbre, mais dont le prochain film est en panne, sa fille, la styliste, le jeune homme, la restauratrice, la propriétaire… Mais aussi la voiture, le balcon, les ustensiles de cuisine, l’alcool, la guitare, l’atelier à mi-chemin entre art et artisanat.

Ce sont des figures plutôt que des personnages. Des êtres chargés d’affects, d’échos, de sens multiples qui trouvent ou pas à se brancher sur la compréhension d’un ou d’une autre, son désir, son empathie, sa curiosité, ou parfois provoque colère, regret, rejet.

Le cabinet de curiosités, secret sentimental autant que créatif. | Capricci Films

Du haut en bas du petit immeuble où il se déroule entièrement et où apparaissent selon de multiples combinaisons ses six protagonistes, Walk Up est une sorte d’électrocardiogramme gracieux et émouvant. La traduction graphique et plastique d’émotions rendues proches pour chacun et chacune qui voit le film par leur absence même d’explication, de psychologie, de pesanteur narrative. De bas en haut, une sorte de miracle.

Walk Up

De Hong Sang-soo

Avec Kwon Hae-hyo, Lee Hye-yeong, Song Seon-mi, Park Mi-so, Shin Seok-ho, Cho Yun-hee

Séances

Durée: 1h37

Sortie le 21 février 2024

«L’Empire» de Bruno Dumont

La promesse est enthousiasmante. Lorsque commence le nouveau film de Bruno Dumont, on semble parti pour une version bricolée de Star Wars sur la lande flamande. Un film prêt à rejouer l’affrontement des empires galactiques à l’échelle d’un quotidien rural et provincial.

À l’arrivée… c’est cela, en effet, mais c’est moins réjouissant qu’espéré. Bouturant conflits de voisinage en pays chti et grandes orgues de l’heroic fantasy, pantalonnade burlesque avec les désormais bien connus pandores locaux, parabole sur le combat entre le Bien et le Mal avec des majuscules hautes comme la flèche d’une cathédrale et effets spéciaux hésitant entre jouer la carte high-tech et afficher le côté atelier d’un Géo Trouvetou picard, L’Empire était en route pour le match du siècle du cinéma d’auteur contre la toute puissance spectaculaire. Il se termine en une sorte de chifoumi.

À chaque scène se rejoue la tentative de trouver un ton qui utilise les références des superproductions, tout en déplaçant l’angle. Gagné, perdu, perdu, gagné, perdu. Mais surtout, à la fin, le total ne compte plus. (…)

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«Killers of the Flower Moon», sanglante saga américaine

Mollie et Ernest (Lily Gladstone et Leonardo DiCaprio), en couple avec l’amour et la mort.

Fresque sombre et tragiquement réaliste, hantée de pulsions paradoxales, le nouveau film de Martin Scorsese est une œuvre majeure. Ce mercredi sortent aussi deux nouveautés dignes d’attention, et une non.

Nul besoin pour découvrir Killers of the Flower Moon de connaître le livre dont il est inspiré. Mais avoir eu le bonheur de lire l’ouvrage éponyme de David Grann permet aussi de mesurer le travail accompli par Martin Scorsese pour faire film de ce qui était à la fois une passionnante enquête journalistique et un grand livre d’écrivain.

Dans le récit des innombrables crimes commis contre les membres de la tribu Osage en Oklahoma durant les années 1920 et 1930, récit qui, chez Grann, faisait place à un très grand nombre de personnes, le film sculpte littéralement l’histoire tragique d’Ernest, Mollie et «King» Hale.

Ses trois heures trente feront place à beaucoup d’autres protagonistes, mais c’est bien sur ce triangle que se construit le scénario, signé Eric Roth, l’un des scénaristes les plus passionnants du cinéma américain contemporain, à qui on doit entre autres les scripts de Forrest Gump, Munich ou Dune.

Une autre dimension majeure de cette dramaturgie est d’offrir un espace décisif à ceux qui sont à la fois les figures centrales et les victimes de cet épisode historique: les Amérindiens Osages.

Ils ont dans le film plein droit de cité à l’écran, avec un grand éventail de nuances dans la manière de présenter ces victimes du génocide sur lequel s’est construite l’Amérique.

Comme tant d’autres nations natives, les Osages furent exterminés et chassés de leurs terres, puis des terres de plus en plus misérables qu’on leur réattribuait de force. Jusqu’à ce qu’on s’aperçoive, au début du XXe siècle, que les terrains archi pourris qu’on leur avait finalement imposés étaient gorgés de pétrole. Leur soudaine richesse ferait aussi à nouveau leur malheur.

Un triple récit

Killers of the Flower Moon raconte ainsi comment hommes d’affaires, aventuriers, truands et profiteurs de tout poil affluèrent par milliers pour profiter de la manne qui ne leur revenait pas, et plus particulièrement comment se mit en place un système de meurtres en série permettant le transfert des dollars du pétrole à des Blancs.

Parmi ces derniers se trouvaient le riche propriétaire terrien William Hale, et son neveu revenu de la Première Guerre mondiale sans le sou, Ernest Burkhart. Dans un contexte où il fallait souvent que les hommes blancs épousent des Indiennes pour mettre la main sur leur magot, ce Burkhart devint donc le mari de Mollie Kyle, jeune femme osage dont les trois sœurs étaient également mariées à des Blancs.

Interprétées par Jillian Dion (Minie), Lily Gladstone (Mollie), Cara Jade Myers (Anna) et Janae Collins (Reta), les quatre sœurs sont parmi les principales victimes des agissements criminels. | Paramount Pictures France

Dès lors se déploient simultanément trois récits, dont la concomitance fait la grande réussite du film. Le premier narre les manœuvres et les crimes pour éliminer les légitimes propriétaires amérindiens de lopins pétrolifères, manœuvres et crimes élaborés par Hale, coordonnés par Burkhart, et exécutés par une bande de crétins violents et sans scrupules.

C’est le côté polar du film, mené avec la maestria qu’on connaît à l’auteur des Affranchis, avec l’attention toute particulière qu’il porte à ce phénomène singulier: la puissance de la bêtise pour faire avancer l’histoire (dans le mauvais sens).

Le racisme et l’appât du gain comme principes fondateurs

Cette dimension policière et historique s’enrichit du fait que cette époque fut aussi celle de la naissance du FBI, dont le patron, J. Edgar Hoover (qui fut non sans un clin d’œil ironique un précédent rôle marquant de DiCaprio) saisira l’usage qu’il pourra faire de cette affaire pour imposer l’agence fédérale.

Mais ce que raconte le film ne concerne pas seulement les méfaits d’une bande de truands et l’enquête qui les a mis à jour. Il rend visible l’organisation d’un système, qui n’est rien d’autre que le réseau des pouvoirs qui structurent l’Amérique: la police, la justice, les médias, les médecins, les avocats, les banquiers, les industriels.

Le manipulateur et impitoyable William King Hale (Robert De Niro) face au représentant du FBI tout juste créé (Jesse Plemons). | Paramount Pictures France

Le racisme et l’appât du gain comme principes fondateurs: ce sont les États-Unis comme nation mafieuse et immorale qui sont ici évoqués, avec une virulence sans appel, par l’auteur de Gangs of New York.

En contrepoint, la société amérindienne dans sa version osage fait l’objet d’une attention à la fois nuancée et sans idéalisation, manifestant un tout autre rapport à l’idée d’exister, individuellement et collectivement. Et en prenant acte des effets ravageurs, chez les Amérindiens, de la collision brutale entre ces deux rapports au monde.

Toxique histoire d’amour

Enfin, et d’une manière cette fois inédite dans son œuvre, Scorsese tient la note de la relation véritablement amoureuse entre Mollie et Ernest, alors même qu’elle a compris ce qu’il trafique, et que lui continue de manigancer des meurtres contre ses proches, et de participer à la mort lente de la jeune femme.

L’ambivalence du rapport au Bien et au Mal sont certes un thème récurrent chez le réalisateur de Mean Streets, il est sans exemple qu’il se joue ainsi dans la relation amoureuse.

Grâce à un geste de cinéaste remarquable, Scorsese fait de l’héroïne indienne interprétée par une actrice peu connue le véritable centre, émouvant et complexe, de son récit. Lilly Gladstone, actrice découverte chez Arnaud Desplechin, remarquée chez Kelly Reichardt, tient avec une présence impressionnante cet emploi.

Face à elle, Leonardo DiCaprio, troublant de présence opaque, contribue à permettre que soit tenue jusqu’au bout cette ligne de crête contre-intuitive. Tandis que, en très méchant William Hale, l’histrionisme de Robert De Niro appuie dans un registre sans nuance la dimension métaphorique du propos.

Récit historique précisément situé mais valant métaphore pour les crimes innombrables perpétrés contre les Amérindiens, description de la structure fondamentalement perverse de l’organisation sociale et morale du pays, le film est aussi méditation sur la dimension par-delà le Bien et le Mal des rapports entre les humains. S’y mêlent obscurément désir physique, affection profonde et irrationnelle, et pulsion violente de ressembler à une idée du couple idéal promue par la société.

Grâce à une réalisation tendue et rythmée, toutes ces dimensions font ensemble de Killers of the Flower Moon à la fois un film haletant à suivre durant son déroulement et une œuvre qui, une fois la lumière rallumée, n’a pas fini d’habiter les esprits.

Killers of the Flower Moon de Martin Scorsese avec Lily Gladstone, Leonardo DiCaprio, Robert De Niro

Séances

Durée: 3h26

Sortie le 18 octobre 2023

Aussi sur les écrans : «Une femme sur le toit» et «Anselm»

Sans commune mesure avec l’importance de la nouvelle œuvre de Scorsese, d’autres films attirent néanmoins l’attention parmi les sorties de la semaine. C’est le cas de Une femme sur le toit, de la réalisatrice polonaise Anna Jadowska.

Ce portrait d’une femme vieillissante, affrontant sans avoir les armes pour le faire un effondrement de son existence «modèle» d’épouse et de sage-femme, est d’une intense et juste délicatesse.

4385121.jpg-r_1920_1080-f_jpg-q_x-xxyxxDorota Pomyka, impressionnante de présence dans Une femme sur le toit/La vingt-cinquième heure

Prise dans la spirale de contraintes et de menaces auxquelles elles ne sait échapper, elle passera par des actes à la fois extrêmes et dérisoires, qui témoignent, grâce aussi à la remarquable interprétation de Dorota Pomykała, d’un parcours intérieur émouvant et complexe, qui a aussi valeur de mise en évidence de processus collectifs loin de se limiter au contexte précis où se déroule le film.

Parmi les films découverts à Cannes, il faut aussi prêter attention au documentaire Anselm de Wim Wenders. C’est la deuxième fois que le cinéaste de Paris, Texas mobilise ainsi avec finesse les ressources de la 3D, après le si beau Pina en 2011. Il en fait un usage complètement différent pour accompagner un voyage dans l’univers foisonnant du peintre, sculpteur et inventeur de formes et d’espaces, qui donne son prénom au film.

En Allemagne et en France, et jusqu’à l’extraordinaire site de Barjac (Gard) où c’est un paysage entier qui est activé par un ensemble de propositions artistiques, le film accompagne la production incroyablement prolifique, diverse et ambitieuse d’Anselm Kiefer.

Capture d’écran 2023-10-14 à 17.58.52Anselm Kieffer créateur démiurge et artisan/Les Films du Losange

Le risque, avec un artiste ayant autant travaillé le monumental, y compris de manière extrêmement critique, était d’élever à l’homme, devenu célèbre grâce aux gigantesques livres de plomb, aux bibliothèques brûlées et aux titanesques peintures de paysage qui sont depuis quatre décennies parmi les œuvres les plus recherchées des grands musées du monde entier, à son tour un imposant monument; risque que pouvait augmenter le recours à la 3D.

C’est l’inverse qui se produit, grâce à la capacité de Wim Wenders (et d’Anselm Kiefer) de se tenir à échelle humaine, comme d’une proximité de voisins bienveillants qu’ils semblent être tous deux, et dont ils font aussi les spectateurs.

Avoir su tenir dans le même mouvement, à la fois lucide et affectueux, modeste et ambitieux, l’évocation d’une telle œuvre est, sans qu’il n’y paraisse, assez miraculeux.

Une femme sur le toit d’Anna Jadowska avec Dorota Pomykała

Séances

Durée: 1h35

Sortie le 18 octobre 2023

Anselm (Le Bruit du temps) de Wim Wenders avec Anselm Kiefer

Séances

Durée: 1h34

Sortie le 18 octobre 2023

«Une année difficile», triste impasse

Enfin, dire un mot de tristesse et de colère à propos de ce qui se profile comme le nouveau succès des réalisateurs d’Intouchables, Olivier Nakache et Eric Toledano. (…)

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Pour une éco-mise en scène

Au début de cet été 2023 sont sortis dans les salles deux films clairement engagés en faveur de la cause environnementale, Les Algues vertes de Pierre Jolivet et Sabotage de Daniel Goldhaber.

Deux fictions, l’une française l’autre étatsunienne, qui mobilisent des ressources du spectacle cinématographique pour plaider la cause de l’action contre la destruction des conditions d’habitabilité de la planète.

Le premier est inspiré de l’expérience vécue de la journaliste Inès Léraud ayant mené une enquête difficile en Bretagne pour rendre publique l’invasion ravageuse des plages et littoraux du fait de l’usage intensif d’engrais chimiques. Elle avait ensuite raconté cette affaire dans une bande dessinée, Algues vertes, l’histoire interdite, dont le film est l’adaptation vigoureusement incarnée, notamment par Céline Salette dans le rôle de la journaliste.

Le second film est inspiré, de manière beaucoup plus indirecte, par l’essai d’Andreas Malm Comment saboter un pipeline. Il mobilise les codes du thriller, plus précisément du film de braquage, pour conter le passage à l’acte d’un groupe hétéroclite de jeunes Américains, tous d’une façon ou d’une autre victimes des dérèglements environnementaux engendrés par les pratiques sauvages du capitalisme, en vue de faire, donc, sauter un pipeline dans un coin désertique du Texas.

Ces deux exemples récents, et dont la réalisation répond avec efficacité aux objectifs de dénonciation dont ils sont clairement porteurs, confirment combien le cinéma travaille à prendre en charge de son mieux les enjeux environnementaux. Couvrant un très vaste éventail quant aux types de films, le sujet est clairement devenu un enjeu largement pris en charge par les réalisateurs, les scénaristes, les producteurs… Qu’ils relèvent de ce qu’on qualifie de fiction ou de documentaire, les exemples sont multiples, en dehors des utilisations purement informatives et militantes, avec des titres comme Une vérité qui dérange ou Demain en modèles les plus connus. Des blockbusters hollywoodiens, à commencer par Avatar, ou plus récemment Don’t Look Up, blockbusters dont un entretien entre Jean-Baptiste Fressoz et Gabriel Bortzmeyer[1] montraient bien les enjeux et les limites, certains films d’animation grand public, au premier rang desquels Princesse Mononoke et Wall-e, des films dits d’auteur comme Le Temps des grâces de Dominique Marchais ou Dark Waters de Todd Haynes y contribuent, selon des approches multiples, nécessairement multiples.

Et cela même si par ailleurs le cinéma continue de promouvoir aussi les comportements les plus toxiques – cet été a aussi vu le succès de Gran Turismo, nouvel exemple de la fascination pour les grosses cylindrées, quand, parmi bien d’autres exemples, Fast and Furious figure parmi les franchises hollywoodiennes les plus profitables. Encore n’est-ce que le fragment le plus caricatural de la production. Le véritable sujet serait plutôt que les pratiques quotidiennes des personnages, pratiques pas polluantes de manière spectaculaire mais qui reconduisent des modes de vie non-soutenables, cessent d’être l’ordinaire de l’immense majorité des films.

Mais pour en revenir à ceux qui, à un titre ou un autre, prennent en compte les périls environnementaux, la question décisive tient à ce que l’immense majorité d’entre eux, indépendamment du jugement qu’on pourra porter sur chacun, est construit selon des principes de mise en scène classiques, définis par des schémas narratifs bien établis et travaillant les ressorts émotionnels conventionnels.

C’est, on le sait bien, la condition d’une large visibilité. Mais c’est, aussi, reconduire un ensemble de rapports au monde qui ont été élaborés par une organisation sociale qui a engendré la série de catastrophes dans laquelle la planète dans son ensemble est engagée, et qu’on résume sous les vocables – ce n’est pas ici le lieu d’en discuter la pertinence relative – d’anthropocène, de capitalocène ou de plantationocène, ou même de chthulucène. Avec la très haute probabilité que ces manières de raconter, de montrer, de faire spectacle relèvent du même rapport au monde que les pratiques qui menacent de le détruire. Et avec comme hypothèse que d’autres manières de faire spectacle, de faire cinéma, pourraient accompagner une remise en cause radicale et cohérente de ces pratiques, aussi bien à un niveau collectif qu’à un niveau individuel.

Nos manières de raconter des histoires et de construire des représentations, d’en faire des propositions audiovisuelles avec l’appareillage cinématographique, se sont élaborées au sein de processus hérités des formes de pensée judéo-christiano-helléniques, qui ont formaté les conceptions d’un Occident devenu mondialement dominant au cours de l’essor du capitalisme. Ces formes, pour l’essentiel héritées de la Renaissance et des Lumières, déterminent aussi bien des schémas sensibles, exemplairement la perspective avec son point de vue unique, que des usages du langage déterminés par la primauté de la rationalité. Produit de cet immense héritage, le cinéma peut-il y échapper pour élaborer d’autres manières de sentir, de s’émouvoir, de penser et d’agir ?

La question ne concerne pas le seul milieu du cinéma : les films sont capables d’influencer les représentations, les imaginaires, les comportements de centaines de millions de gens. Ils participent activement, quoique pour l’essentiel de manière subconsciente, à l’ensemble des pratiques humaines. La manière dont les films sauront prendre en charge la situation actuelle est susceptible d’avoir, indirectement, des effets très significatifs sur des façons individuelles de percevoir et d’agir, sur ces comportements collectifs, mais aussi sur des décisions structurelles à des échelles beaucoup plus massives.

Déplacements et ruptures : une longue histoire

Donc : le cinéma peut-il contribuer à élaborer d’autres manières de sentir, de s’émouvoir, de penser et d’agir, en rupture avec les schèmes dominants qui structurent aussi les récits et les rapports entre les êtres qu’ils mettent en œuvre ? Formuler une telle question revient à s’inscrire dans la suite de débats fort anciens, mais avec des paramètres nouveaux. Dans l’histoire du cinéma, et de la réflexion sur ses potentialités politiques, un nœud majeur concerne l’ensemble des recherches menées par les cinéastes soviétiques durant les années qui ont suivies la Révolution d’Octobre. Au-delà des considérables différences d’approches d’Eisenstein, Vertov, Poudovkine, Medvedkine, Koulechov, de la FEKS, etc., l’ensemble de ces initiatives a cherché à inventer un (ou des) langage(s) cinématographique(s) en rupture avec l’ancien monde. Dénoncés comme formalistes, élitistes et bourgeois par le pouvoir stalinien, ils ont été éradiqués au profit d’une forme particulièrement pauvre de mise en scène, sous l’équarisseur formel du dit « réalisme socialiste », qui comme on sait n’était ni réaliste ni socialiste.

Mais, plus près de nous, et en laissant de côté nombre d’autres questionnements comparables ayant surgi dans des contextes perçus comme révolutionnaires (notamment à Cuba puis sous les auspices du « Troisième Cinéma » en Amérique latine), s’est jouée dans l’après Mai 68 l’opposition frontale entre « films politiques » et « films filmés politiquement ». Les premiers auront eu comme porte-drapeau Z de Costa Gavras, avec à sa suite un très grand nombre de réalisations. Ils ont connu pour beaucoup un important succès et ont contribué à diffuser, ou à amplifier la présence massive dans l’espace public d’idées « progressistes », en laissant à la formule tout ce qu’elle a d’imprécis.

Les seconds, défendus notamment par les Cahiers du cinéma de l’époque, ont eu comme figure de proue (même s’il se refusait à occuper cette position) Jean-Luc Godard, qui outre la formule « filmer politiquement » a développé l’idée qu’il fallait « rompre définitivement avec une certaine façon de faire du cinéma », et que « qui dit contenu nouveau doit dire formes nouvelles, qui dit formes nouvelles doit dire rapports nouveaux entre contenu et forme[2] ». Resté ultra-marginal, au point que Godard devra effectuer un retour vers des formes moins radicales à partir du bien nommé Sauve qui peut (la vie) en 1980, le cinéma filmé politiquement n’a assurément pas contribué à cette révolution qu’il ambitionnait d’accompagner et de faciliter, révolution qui de fait n’a pas eu lieu, et ne fut peut-être jamais à l’ordre du jour.

Mais la situation est à présent différente : la « révolution » (dans le rapport des humains avec leurs environnements) est un impératif factuel, appuyé par d’innombrables rapports scientifiques. Ce qui ne signifie d’ailleurs pas qu’elle aura effectivement lieu. Mais qu’elle advienne nécessite de poser à nouveaux frais la question des rapports contenu/forme.

Les déplacements, les ruptures qui doivent être activées pour inventer, partager, rendre désirables d’autres manière d’habiter le monde sont plus amples encore que l’objectif précédent tel qu’il aura été historiquement conçu, principalement sous les espèces de la révolution communiste – quels que soient les sens que différents acteurs historiques ont donné à ce mot depuis un certain Manifeste en 1848. Il s’agit de déplacer, rompre avec ce que nous savons désormais être solidairement des comportements inspirés par le capitalisme, le patriarcat, le colonialisme et l’extractivisme, et qui définissent notre être au monde de manière plus complète et plus profonde que la seule analyse en termes de rapports de classes – qui n’en sont pas forcément disqualifiés pour autant.

Dans le cadre de cet immense chantier, et sans prétendre à plus de pouvoir qu’ils n’en ont, les films peuvent contribuer à engendrer ces déplacements et ces ruptures dans les pratiques quotidiennes de tout(e) un(e) chacun(e). Mais cela ne peut se faire qu’en transformant en profondeur l’organisation des éléments qui composent chaque film, et pas seulement en plaidant pour telle ou telle cause, aussi légitime soit-elle, si les formes de ces plaidoyers reconduisent les rapports au monde qui instituent ce que ces critiques entendent combattre.

Sur le modèle de la formulation d’il y a 50 ans, on pourrait défendre la nécessité de filmer écologiquement plutôt que de faire des films écologistes. Mais « filmer écologiquement » suggère plutôt de prendre garde à l’empreinte carbone du tournage, sujet au demeurant digne d’intérêt, et désormais pris en compte par les réglementations[3]. On préfèrera ici parler d’éco-mise en scène, en s’inspirant du terme d’éco-récit forgé par Jean-Christophe Cavallin[4] dans le cadre d’une réflexion similaire à propos de la littérature.

Trois caractéristiques de la mise en scène

En ce qui concerne la mise en scène de cinéma, et sans prétendre que cette liste soit limitative, il est possible d’identifier trois caractéristiques majeures qui organisent l’ensemble des composants qui la définissent de manière archi-dominante, en héritant des formes plus anciennes de récit et de représentation. La quasi-totalité des films sont construits dans le cadre d’un triple formatage, défini par le point de vue centré, le point de vue unique, le point de vue humain. Et cela ne concerne pas seulement ce qui apparaît sur l’écran à un instant T (une image, un plan), mais aussi la construction des récits, l’organisation de l’espace, les relations entre ce qui est vu et ce qui est entendu, le rapport à la durée et au rythme, etc. Une approche perspectiviste, individualiste et anthropocentrée modélise l’ensemble des choix d’organisation de cet objet chrono-spatial qu’est un film.

Toute l’histoire du cinéma témoigne que cette approche est porteuse d’immenses richesses narratives, plastiques, émotionnelles, de pensée et de plaisir. Cela n’empêche pas qu’elle reproduit des schémas mentaux et affectifs qui nous empêchent de modifier nos manières d’être au monde et de le comprendre. Perçue comme « naturelle » (sic), cette manière de faire des films (sans distinction entre fiction et documentaire) est pourtant le fruit d’une certaine histoire, dont il faut impérativement remettre en cause les principes et les tropismes.

Des pistes possibles

Invention occidentale directement issue des développements technologiques du capitalisme triomphant, le cinéma est-il capable de faire autrement que selon les normes au sein desquelles il est né ? La réponse est loin d’être assurée. Les conditions de sa naissance et de son existence pèsent inévitablement sur ce qu’il est et ce qu’il pourrait être. Pourtant, il n’est pas certain qu’il soit condamné à rester à l’intérieur de ce dont il est issu, et où il a prospéré et s’est modifié depuis d’un siècle. Des pistes de sortie existent d’ores et déjà, des pistes concrètes, c’est à dire des films. (…)

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«Sabotage», thriller écologiste à l’épreuve des règles du genre

Six membres du commando réuni pour faire sauter un pipeline passent à l’action.

Le film de Daniel Goldhaber met en scène, selon les codes du film de braquage, la préparation d’un attentat par de jeunes activistes défenseurs de l’environnement.

Venus des quatre coins des États-Unis, ou du ranch d’à côté, huit jeunes gens ont convergé vers ce trou perdu dans le désert texan. Le modèle est immédiatement reconnaissable: c’est celui des Sept Samouraïs, ou de la série Mission: impossible: des profils différents, avec des compétences et des motivations diverses, assemblés pour accomplir une tâche particulière.

Sans doute serait-il plus juste de convoquer comme référence la franchise Ocean’s Eleven, puisque l’équipe ainsi constituée a pour objectif de commettre un acte illégal: faire sauter un pipeline. Celui-ci est leur cible, à la fois comme symbole de l’addiction généralisée aux énergies fossiles et comme responsable direct de destructions et d’expulsions locales.

Une part importante du film est consacrée à la préparation de l’attentat, puis au déroulement de son exécution, émaillée de multiples rebondissements. Mais, récit d’une aventure, Sabotage fait aussi place aux réflexions et aux débats qui animent ses personnages, à leurs raisons d’agir et à leurs arguments.

Un double enjeu

Se revendiquant de l’esprit, sinon de la lettre, de l’essai d’Andreas Malm Comment saboter un pipeline, le jeune réalisateur américain Daniel Goldhaber mobilise donc explicitement les codes du film de braquage dans ce contexte très particulier, avec un double enjeu.

Le premier est évidemment de tirer parti des effets de suspense du genre, et de transformer en thriller efficace ce plaidoyer pour que la résistance à la destruction de l’environnement ait éventuellement recours à des actes violents.

L’usage d’explosifs, plus encore peut-être le fait de rompre le tabou fondateur de la propriété privée, sont en effet des actes qu’on peut qualifier de violents, y compris en ne cessant de rappeler qu’à aucun moment il n’est question de tuer ou de blesser qui que ce soit. Ce qui fait une certaine différence avec le sens usuel, jusqu’à une date récente, du mot «terroriste»[1].

Le second enjeu de cet assemblage d’individus différents entre eux, même s’ils appartiennent pratiquement tous à la même génération (un seul, le fermier, est un peu plus âgé), concerne les motivations des protagonistes. Une part essentielle du film est ainsi consacrée aux parcours qui mènent ces jeunes gens au passage à l’acte collectif.

Là se situe la limite du dispositif narratif adopté par le cinéaste: les besoins du genre, qui assure le côté spectaculaire de Sabotage, et potentiellement sa capacité à attirer un public relativement large (encore qu’on doute qu’une sortie le 26 juillet soit à cet égard le meilleur moyen), fragilisent la proposition politique dont il est porteur.

Et cela est vrai quelle que soit l’opinion de chacune et chacun à propos du passage à l’acte lui-même. Le scénario dispose que les parcours individuels des huit protagonistes sont marqués par des drames et des traumatismes personnels. Ces drames et ces traumatismes sont dès lors supposés légitimer l’action radicale illégale.

Ces parcours individuels justifient –ou souhaitent justifier– la décision d’agir au-delà du pacifisme revendiqué, qui est aujourd’hui l’attitude de la quasi-totalité des activistes de l’écologie. Ce qui n’empêche pas du tout que ceux-ci se fassent traiter d’écoterroristes, et soient régulièrement réprimés de manière ultraviolente, aux États-Unis aussi.

Dans le film, cette justification par les trajectoires personnelles est à double détente. (…)

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Exister et faire – à propos de « Showing Up » de Kelly Reichardt

À la différence de la fiction, centrée sur une narration, du documentaire, déterminé par le rapport à la réalité, ou de l’essai, structuré par une idée, l’éco-cinéma de Kelly Reichardt est activé par une relation horizontale à un monde composite, hétérogène, parcouru de forces irréductibles les unes aux autres. Aussi différent soit-il des précédents, son nouveau film, Showing Up, ne déroge pas à la règle.

La première image est celle d’un contact. La jeune femme façonne une statuette de terre glaise, et immédiatement ce qui attire l’attention est la main, le geste, le sentiment de pression et de douceur, ce qui fait caresse et ce qui donne forme.

Elle s’appelle Lizzy, elle est sculptrice. Bientôt, d’autres formes de contact vont être activées, avec des humains, des animaux, des objets, dans le cadre de la famille, du voisinage, du travail, de l’affection ou de la rivalité d’autres réseaux de relations vont se déployer, tissant le riche réseau dont est composé le film.

Ce réseau est comme matérialisé par les œuvres de Jo, la voisine de Lizzy et également sa propriétaire, elle aussi artiste plasticienne – et peut-être son amie. Mais ça, ça dépend des jours, et aussi de la remise en état du chauffe-eau.

Lizzy est angoissée. Parce qu’elle prépare une exposition personnelle, et que le stress monte à mesure que la date se rapproche. Parce qu’à la cuisson certaines pièces peuvent être endommagées. Mais aussi parce que voilà, Lizzy est angoissée. Cela tient à ses parents, séparés en mauvais termes, à son frère qui a beaucoup de mal à vivre dans le monde tel qu’il est, à l’influence et à la fragilité de son père, à l’état de la société, au fonctionnement de la plomberie, au manque de croquettes pour le chat, et encore pas mal d’autres raisons, dont aucune n’est illégitime. Cette tension et ce malaise qui habitent la jeune femme suscitent le cheminement du film par embardées, zigzags, freinages brusques, qui caractérisent le déroulement du huitième long métrage de la cinéaste de Old Joy et de First Cow.

Dans la ville où elle vit et travaille, Portland (Oregon), dans un quartier dévolu aux artistes, aux galeries, aux écoles d’arts, « à domicile » en quelque sorte, elle déploie selon des modalités nouvelles la singularité féconde de ce qui, depuis ses débuts, caractérise sa mise en scène. Showing Up ne ressemble à aucun de ses autres films, et pourtant la cohérence entre eux est totale.

Multiples géographies

La source directe de cette nouvelle réalisation sera aisément repérée par quiconque a suivi l’hommage très complet et très nécessaire que le Centre Pompidou a rendu en 2021 à la cinéaste, hommage qui a aussi donné lieu à la parution d’un non moins nécessaire ouvrage, Kelly Reichardt, l’Amérique retraversée de Judith Revault d’Allonnes. Dans le cadre des projections à Beaubourg, on avait pu voir deux artistes plasticiennes au travail, Michelle Segre et Jessica Hutchins, filmées par la réalisatrice avec une attention sensible. Ces courts métrages ne prétendaient au dévoilement d’aucun secret ni à l’éloge d’aucun génie mais rendaient perceptible un mélange d’émerveillement quant à la singularité et l’opiniâtreté des gestes accomplis, et la reconnaissance implicite de combien ce que font ces deux artistes qui travaillent de leurs mains est similaire à ce que fait une réalisatrice, en tout cas l’idée que s’en fait Kelly Reichardt.

Dans Showing Up, exister et faire c’est tout un : chaque artiste s’y distingue moins par le style ou le matériau que par la manière de se tenir, comme il ou elle peut, à ce double pilier de l’être et de l’agir. Les façons différentes qu’ont Lizzie et Jo de poser les pieds au sol quand elles marchent, de tourner la tête pour regarder, de prendre en compte les incidents du quotidien, de s’occuper d’un pigeon blessé, de faire ou ne pas faire une fête, font des deux jeunes femmes les deux principaux points cardinaux de la géographie que compose le film. Cette géographie est moins celle d’une esthétique (les matériaux utilisés, les références des formes produites, le choix des couleurs, la taille des œuvres, etc.) que celle de manières d’habiter le monde.

De cette géographie, les autres personnages – l’ami céramiste plein de vitalité, la mère psychorigide, le père lunatique et perclus de solitude, le frère phobique, les pseudo-amis pique-assiette, la galeriste newyorkaise… mais aussi un oiseau, un pick-up mal garé, un chat râleur, des enfants – sont aussi des repères, des éléments de composition. Et Kelly Reichardt elle-même. Sa façon d’y être présente est sans doute ce qu’il y a de plus important, de plus rare, de plus significatif de son cinéma. Kelly Reichardt est bien sûr celle qui raconte et qui montre. Mais elle le fait depuis l’intérieur de cette carte qu’elle assemble, de ce paysage dont elle élabore, par les images, les sons et le montage, la forme singulière. De cette place inhabituelle, et qui construit le sens nécessaire et politique du mot « environnement » en dissolvant la séparation entre auteur et œuvre, nait un rapport au monde inédit, qui fait la singularité et l’importance de cette cinéaste, et tout particulièrement de ce film.

Jusqu’à présent, et pour l’essentiel, elle avait développé cette manière de faire en inscrivant d’une façon inédite ses personnages et ses récits dans ce qu’on appelle la nature. À ce contexte « physique », au sens de géographie physique, s’ajoutait dans La Dernière Piste un contexte historique, et surtout mythologique (celui de « l’Ouest »), tandis que Night Moves contait la violence et l’impuissance de prétendre à une intervention sur, assertion qui valait manifeste pour une autre manière de mettre en scène plus que critique de l’activisme écologiste. Wendy et Lucy et Certaines Femmes transposaient déjà cette relation à un paysage en montrant que cela pouvait concerner aussi bien une ville qu’une forêt, le deuxième de ces films reconfigurant en outre l’idée même de contexte en organisant une narration à plusieurs centres autour de ses quatre héroïnes. Un certain monde de l’art que la cinéaste connaît bien – elle vit à proximité des lieux que montre Showing up, fréquente ces personnes et ces endroits – lui permet de composer cette fois, avec d’autres matériaux et d’autres outils, une nouvelle mise en espace-temps de cette possibilité, voire de cette nécessité d’habiter autrement. Habiter autrement la fiction, habiter autrement le monde.

L’anecdote du projet d’exposition de Lizzie et de ses tribulations avec sa voisine et avec sa famille tandis que s’élabore la collection de statuettes est ici, comme d’autres prétextes fictionnels dans River of Grass, Old Joy ou Wendy et Lucy, un artefact minimal voué à enclencher le déploiement des attachements et des interactions qui font consister un cosmos. Du fait du contexte dans lequel se situe le nouveau film, un quartier dédié aux pratiques artistiques, on pourrait alors songer à l’approche déjà fondée sur les notions de réseaux, d’interactions, telles qu’explicitées exemplairement par Howard Becker dans Les Mondes de l’art. Mais chez Becker il s’agissait encore de ce qui convergeait vers un point central, ou un sommet : l’œuvre.

Chez Reichardt, ni centre ni sommet, pas non plus pour autant un aplatissement des existants de toute nature, mais une sensibilité à la multiplicité des saillances, des brillances, des rugosités, des brefs échos fortuits ou pas. Ainsi le film se tisse et retisse des lignes d’erre suivies par des protagonistes qui parfois n’apparaissent qu’une minute, mais ont droit à toute l’attention, selon des motifs dont les tapisseries ajourées et illimitées de Michelle Segre (attribuées à Jo dans le film) sont clairement une matérialisation. Mais aussi, autrement, les figures modestes mais qui déplacent le regard que sont les statuettes en terre cuite de Lizzy (dues à la sculptrice Cynthia Lathi).

Nommer un nouveau type de cinéma

Le cinéma de Kelly Reichardt, et tout particulièrement Showing Up, incitent à créer un nouveau qualificatif, accordé à un type de films qui, à la différence de la fiction, centrée sur une narration, du documentaire, déterminé par le rapport à la réalité, ou de l’essai, structuré par une idée, est activé par une relation horizontale à un monde composite, hétérogène, parcouru de forces irréductibles les unes aux autres. L’appellation la plus exacte serait sans doute éco-cinéma, puisqu’il s’agit de rendre perceptible un écosystème dans sa complexité. Mais le mot est d’ores et déjà préempté par le vaste corpus de films à thématique écologique, alors qu’il s’agit de bien autre chose, de moins explicite mais sans doute de bien plus décisif pour transformer nos manières de percevoir, de sentir, de penser et d’agir. (…)

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Cannes Jour 6: protéger et transformer

Magali Payen, Marion Cotillard et Cyril Dion annoncent la création de la société de production Newtopia.

Deux initiatives annoncées ce week-end travaillent à associer le cinéma aux nécessaires modifications face à des fléaux très actuels, la montée en puissance des formes les plus brutales de censure et la domination de représentations qui contribuent à la destruction de la planète.

Au Festival de Cannes, il y a des films, et c’est le plus important. Il y a ceux qui les font, ceux qui les montrent, ceux qui contribuent à leur notoriété. Ce qui importe également. Et puis il y a des réunions, et parfois des annonces.

Cette fin de semaine a ainsi été l’occasion de rendre visibles deux initiatives importantes, ou du moins qui pourraient le devenir. L’une est une initiative publique, l’autre privée, elles ne se situent pas sur le même terrain mais sont susceptibles de contribuer à des évolutions souhaitables, à des actes bénéfiques –pas seulement pour le cinéma.

Caméra libre!, aux côtés des plus menacés

La plus simple, en tout cas dans son principe, est l’annonce par le CNC d’un nouveau dispositif de soutien intitulé «Caméra libre!». Selon la présentation officielle, il s’agit d’accueillir et d’aider des réalisateurs persécutés dans leur pays d’origine.

Plus précisément, «des cinéastes qui développent un projet de long métrage (fiction, documentaire ou animation) à vocation internationale et qui, malgré leur talent et la reconnaissance internationale qu’ils ont pu obtenir pour leurs œuvres antérieures, sont confrontés à la censure, à la persécution ou à des violences politiques qui les mettent en danger, les empêchent de se consacrer à l’écriture de leur projet, ou rendent difficile la mise en réseau avec des partenaires potentiels pour financer celui-ci».

Ce programme est mis en œuvre avec la Cité internationale des Arts qui accueille déjà de nombreux artistes d’autres disciplines, notamment parmi ceux qui sont obligés de fuir des menaces sur leur travail, voire sur leur vie.

Cette initiative s’inscrit dans une longue et globalement très bénéfique tradition d’interaction de la France avec les créateurs de cinéma du monde entier, notamment grâce au dispositif «Cinémas du monde» (CNC et Institut français) et aux accords de coproduction signés avec 55 pays.

Elle fait figure de geste positif d’autant plus remarquable qu’ils sont rares en ce moment. En attendant, sans espoir excessif, d’éventuelles annonces de la nouvelle ministre de la Culture, Rima Abdul Malak attendue sur la Croisette mardi 24, ce sera au moins un acte à retenir de la part d’une administration qui depuis des années ne brille pas par ses propositions autres que de gestion.

Au train où va le monde avec la montée en puissance des diverses formes de dictatures, et alors que le cinéma s’est considérablement diversifié en termes d’origines nationales depuis quarante ans, «Caméra libre!» risque fort d’avoir besoin d’intervenir très souvent.

Pour l’instant, selon le communique du CNC, «7 ou 8 cinéastes» seraient sélectionnés chaque année, il est à craindre que le nombre ne soit pas suffisant. Mais l’histoire a montré qu’une fois mis en place, ce type de dispositif était capable de s’adapter aux réalités de terrain, et il faut parier que ce sera à nouveau le cas.

Changer les regards pour changer les pratiques

Autre pari, beaucoup plus complexe à mettre en œuvre mais à terme possiblement prometteur d’effets importants, l’initiative annoncée par un groupe de professionnels dont les deux figures de proue sont le réalisateur Cyril Dion et l’actrice Marion Cotillard –avec à leurs côtés notamment la productrice très impliquée dans les enjeux écologiques Magali Payen.

La société de production Newtopia ambitionne de donner naissance à des films, longs métrages de fiction surtout mais aussi documentaires et courts métrages, susceptibles de modifier les imaginaires concernant la nature et les relations que les humains entretiennent avec elle. (…)

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Le grand poème en abîme d’«Il Buco»

Autour du gouffre, des vivants qui n’habitent pas le monde de la même façon.

Le nouveau film de Michelangelo Frammartino reconstitue une spectaculaire exploration souterraine pour mieux rendre sensible ce qui est partagé à la surface de la terre, et ce qui ne l’est pas.

Ils sont arrivés du nord. Ils ont dormi au village, hébergés au presbytère. Ils sont jeunes, joyeux, décidés, animés par un grand projet.

Le village ne les a presque pas vus. Le village regardait la télé dont c’était alors, surtout dans le sud de l’Italie, les débuts. Il n’y avait qu’un poste pour tous, que le cafetier a installé sur la place en face de sa terrasse.

Quand ceux du nord ont repris leur camion pour monter dans les hauteurs, le vieux berger, ou plutôt bouvier, qui vit là-haut avec ses bêtes les a observés déballer leurs appareils et leurs tentes, monter leur campement, à proximité du grand trou. Il n’est pas venu les saluer, et eux ne l’ont peut-être même pas vu.

Comme chaque jour depuis la nuit des temps, les vaches et les bouvillons paissent en jetant un regard insondable à ce gouffre qui s’ouvre au milieu du plateau d’herbage qui les nourrit.

C’est pour ce trou, qu’on appelle l’abîme du Bifurto, dans la montagne calabraise, que sont venus ces jeunes gens énergiques et munis d’appareils techniques. C’est lui que désigne le titre du film, buco voulant dire «gouffre». Mais le Bifurto n’est pas le seul gouffre à s’ouvrir.

Les arrivants sont des spéléologues, à la fois chercheurs et sportifs, explorateurs de la cavité alors la plus profonde connue en Europe. Ils s’organisent, ils descendent. Le vieux à flanc de colline ne bouge pas. Il est malade.

Deux mondes, le même monde

Le nouveau film de ce cinéaste passionnant qu’est d’ores et déjà Michelangelo Frammartino, repéré grâce aux deux premiers, Il Dono et Le Quatro Volte, se déploie ainsi, dans ce qui est vécu par tous comme deux mondes différents, et qui est pourtant le même monde.

Le film est la reconstitution précise d’un exploit spéléologique accomplie par une équipe venue de Turin en août 1961. C’est aussi bien un commentaire des récentes élections présidentielles en France, et une des plus belles mises en forme par le cinéma des crises complexes que décrit et qu’essaie d’affronter ce qu’on nomme l’écologie.

Dans les entrailles de la terre, une quête et une conquête. | Les Films du Losange

Il Buco accompagne pas à pas l’expédition dans les boyaux et les cavernes qui s’enfoncent jusqu’à 685 mètres sous terre. Images impressionnantes de beauté, présence intense de la roche, de l’eau, de l’ombre, puissance d’exploration du faisceau lumineux du casque, qui est aussi bien le regard même de la caméra.

À la télévision, les villageois regardaient un reportage sur la construction à Milan de ce qui a été à ce moment la plus haute tour d’Europe, la Torre Pirelli. Verticalité du progrès, vers le haut des constructions modernistes, vers le bas des explorations de ce qu’il reste encore à l’humain à découvrir comme territoires, notamment dans la croûte terrestre. (…)

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Une spéléologie politique des regards – sur Il Buco de Michelangelo Frammartin

Une équipe de spéléologues s’enfonce dans une grotte calabraise, mettant au jour à la fois l’immensité et l’exiguïté des profondeurs de la terre. Dans son film Il Buco, Michelangelo Frammartino multiplie les regards : c’est par ce même orifice que la montagne regarde le monde, contemplant à la surface, tout aussi béants, un gouffre social et un gouffre avec le non-humain.

Il faut se méfier de la géométrie, et de ses repères simples. Ce pourrait être le message, bien moins anodin qu’il n’y paraît, du troisième long métrage du cinéaste de Il Dono et de Le Quattro Volte. Le haut et le bas, le proche et le lointain, les parallèles et les sécantes ne disent pas la vérité du monde. Il Buco, qui semble si paisible, est un film d’une grande violence : la violence de ce qui entre en contact, et surtout de ce qui n’entre pas en contact, en se trouvant pourtant dans un même lieu et dans un même temps. Cette violence intérieure ne se rend sensible que très progressivement, tandis que se déploient sous nos yeux deux scènes l’une et l’autre en apparence si calmes, et filmées si sereinement.

D’abord, comme pour partir d’un point d’où tout pourrait être perçu, la caméra au fond d’une grotte regardait le jour se lever, le ciel prendre sa couleur. Deux vaches sont venues observer le trou, peut-être nous saluer. Bonjour, tout est calme. Dans les montagnes de Calabre, un vieux paysan surveille son troupeau de bovins. À proximité de sa cabane d’estive, un groupe de jeunes urbains installe un campement. On les a vus arriver en camion militaire, bardés d’un important équipement, ils ont traversé un village, bivouaqué au presbytère, sans que la population leur prête grande attention. Celle-ci est davantage occupée à regarder l’unique poste de télévision, en noir et blanc, de la localité, où il est question d’un événement extraordinaire : la construction du plus grand immeuble d’Italie, la Torre Pirelli à Milan, turgescent symbole du miracle économique italien du début des années 1960. Comme le disait déjà le beau film de Yervant Gianikian et Angela Ricci-Luchi, « sur les cimes tout est calme ». Pourtant il y a une guerre en cours – ou plusieurs.

Il y a bien ici de la part de Frammartino l’hypothèse du regard de la roche elle-même, de la montagne regardant le monde.

Calmement, donc, dans un film qui porte à un nouveau degré de puissance suggestive ce qui définit son cinéma, Michelangelo Frammartino n’énonce rien mais laisse affleurer les composantes multiples, hétérogènes, porteuses de dynamiques et de lourdeurs différentes, dans certains cas inconciliables, de groupes humains, d’état des pratiques et des comportements. Tous ces éléments sont inscrits dans un monde qui se compose, aussi, de montagnes, d’animaux, de météores, de techniques de construction, de procédés de diffusion des images et des sons.

Lorsque le groupe de jeunes gens, principalement mais pas uniquement des hommes, entreprendra ce qu’il est venu faire dans cette partie du Sud des Apennins, descendre au fond d’un gouffre (d’un buco en italien), ils enverront pour éclairer l’abyme obscur au-dessous d’eux des pages enflammées du grand magazine d’information Epoca. L’époque brûle et illumine en effet, Kennedy vient de devenir président des États-Unis, Gagarine vient de réaliser le premier vol spatial habité.

Donc, le 5 août de cette année 1961, venus de Turin, des membres du Groupe spéléologique du Piémont s’installent aux abords du gouffre de Bifurto, sur le plateau de Polino en Calabre. L’exploration de Bifurto sera, à l’époque, la plus profonde exploration souterraine jamais accomplie en Europe. Le vieux berger, assis à flanc de colline, regarde son troupeau. Les bovins regardent les spéléologues. Les spéléologues regardent dans le trou. L’époque regarde la télé. Les médias regardent les ascensions, celles de nouveaux hommes politiques, de bâtiments vertigineux, de conquérants de l’espace.

Les spéléologues venus du Nord s’enfoncent dans les profondeurs de cette terre du Sud. On peut penser à un viol, on peut penser à ce qu’on appelle à présent la logique extractiviste, on peut y voir une métaphore minimale, et plus essentielle d’être minimale, de colonialisme – pas seulement de la partie riche et développée du pays faisant intrusion sans sa région la moins développée, mais de toute une idée de la façon d’habiter le monde. On peut aussi ne rien penser de tel, et simplement observer la splendeur visuelle et poétique de ces corps humains apprivoisant pas à pas la roche, la boue, l’obscurité, avec des moyens rudimentaires. Ils sont littéralement des hommes des cavernes, d’ailleurs dotés d’un équipement minimal et d’un accoutrement qui n’a rien de high-tech. Ils sont aussi, métaphoriquement, des artistes, et plus particulièrement des cinéastes.

Ce sont en effet des gens qui, grâce à un rayon de lumière qui émane de leur tête et de leur corps, explorent un monde obscur et inconnu, l’éclairent, lui donnent forme, y offrent la possibilité d’un parcours, d’un chemin qui est aussi du même mouvement une histoire en train de se raconter, tout en ayant affaire à la rude résistance des matériaux, de la température, de l’humidité. La lampe fixée sur le casque est certes un outil essentiel à la pratique de la spéléologie, elle devient la traduction très évidente de ce que fait, de ce que devrait faire une caméra de cinéma : rendre visible une réalité, en accord avec un regard.

Il est temps de mentionner ici le double exploit accompli non par les spéléologues de 1961 (avant même d’en avoir confirmation par le dossier de presse ou une recherche sur Internet, il est certain en regardant le film que celui-ci se réfère à des événements ayant bien eu lieu, à cet endroit-là et à l’époque mentionnée) mais par l’ensemble de l’équipe du film. C’est vrai de ceux, spéléologues avant de devenir acteurs, qui apparaissent devant la caméra, mais aussi de ceux qui se trouvaient derrière, y compris le metteur en scène. Il est en particulier temps de mentionner le travail exceptionnel de l’image sous la direction du grand chef opérateur Renato Berta, qui a travaillé aux côtés de Godard, de Rivette, de Rohmer, de Resnais, d’Oliveira, des Straub, de Téchiné, de Garrel, de Gitai… Mais également le travail du son, d’une extrême finesse, et qui contribue à construire la sensation d’un espace à la fois immense, la croûte terrestre, et confiné, les étroits boyaux dans lesquels progressent les membres de l’expédition.

Ceux-ci ne sont pas seulement des aventuriers relevant un défi extrême, ils sont là pour décrire, pour rendre visible au monde cet espace jusque-là inexploré. Inséparable de la descente dans les tréfonds est la constitution de sa représentation, grâce à des mesures, à des photos et surtout ce long graphique qui, selon les règles du dessin scientifique mais qui est aussi d’une impressionnante beauté, « raconte » la configuration exacte de cette faille qui s’enfonce à plus de 700 mètres sous terre.

Il y a ainsi deux images. Il y a celle qui a été filmée, partagée entre obscurité totale et présence massive, à la fois splendide et oppressante, de la roche au sein de laquelle descendent ensemble, forcément ensemble, les spéléologues et les cinéastes. Et, entièrement différente même si concernant le même lieu, il y a celle qui est dessinée, à la plume, avec une délicatesse précise, par le géologue en charge de la cartographie une fois remonté à la surface. L’écart entre ces deux images est l’une des lignes de tension qui donnent au film son architecture intérieure, sa vibration. C’est loin d’être la seule.

Le dessin de la grotte par le géologue occupe les dernières images du film. Ces dernières images font ainsi pendant aux toutes premières, qui deviennent alors plus clairement la vision d’un « regard » très singulier, celui qui a ouvert Il Buco : l’orifice du gouffre tourné vers le ciel du plan d’ouverture avait plus ou moins la forme d’un œil, et il y a bien ici de la part de Frammartino l’hypothèse du regard de la roche elle-même, de la montagne regardant le monde. En quoi le cinéaste poursuit sa passionnante quête interrogeant l’anthropocentrisme du point de vue, en allant plus loin encore que dans Le Quattro Volte qui faisait place à un regard animal (celui des chèvres) et son installation vidéo Alberi en 2013, explorant les hypothèses d’un regard végétal. (…)

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