C’est en cinéaste animalier que Sylvère Petit filme la parole des philosophes Vinciane Despret et Baptiste Morizot, comme la vie et la mort de la jument Stipa, ou la relation de la chienne Alba avec son humaine. Subvertissant les séparations entre nature et culture, Vivant parmi les vivants est prolongé par le récit de tournage En attendant les vautours, du même auteur.
Le vent mugit sur la steppe gelée. Ce pourrait être la Sibérie, c’est le causse Méjean, en Lozère. Entre les herbes sèches, le cadavre couvert de givre d’un renard. Un âne pelé fait front dans le blizzard. Non pas un âne, un cheval, mais un peu bizarre. Son nom va apparaître à l’écran, Stipa, c’est une jument de cette race antique qui avait failli disparaître, les chevaux de Przewalski, et c’est une des vedettes du film. Comme dans Psychose, où la star Janet Leigh est tuée peu après le début, Stipa va bientôt mourir.
Mais elle restera une des actrices principales, morte. Pour l’heure, elle regarde des pies becqueter le cadavre du renard. Enfin, le montage fait croire qu’elle le regarde. C’est un film, n’est-ce pas ? Il raconte une histoire, des histoires. Ces histoires sont d’une vérité singulière, féconde, sensible. D’autant plus qu’elles sont effectivement contées, avec les moyens narratifs du cinéma.
Voici la deuxième vedette, dont le nom, Alba, s’inscrit à l’écran. Alba est une grande chienne blanche. Elle est filmée elle aussi dans son milieu de vie, une grande ville européenne. Avec elle, la troisième star, Vinciane, philosophe. Vinciane Despret parle sur un plateau de télé, Alba est sa chienne tout autant que Vinciane est l’humaine d’Alba. Et voilà le quatrième héros de l’histoire, avec son chapeau noir, c’est Baptiste. Il est sur le causse Méjean, il regarde les chevaux de Przewalski. Morizot, philosophe comme Despret, est comme elle grand explorateur de multiples manières, pour les humains, d’être avec les autres vivants, et le cas échéant d’interagir avec eux.
Le film de Sylvère Petit est diffusé sur Arte le 10 avril, et accessible sur Arte.tv jusqu’en novembre. Tenu à l’écart des salles de cinéma du fait du financement de sa production, qui implique préséance au petit écran, il devrait néanmoins finalement sortir à la fin de l’été, après un beau parcours en festival. Vivant parmi les vivants est le premier long métrage d’un réalisateur qui fut d’abord photographe animalier, puis réalisateur de courts métrages remarqués, où les animaux autres qu’humains occupent toujours une place importante.
Du film et de son auteur, on apprend beaucoup grâce à la parution, simultanément à la diffusion, du livre En attendant les vautours, chez Actes Sud, dans la collection Mondes sauvages, biotope éditorial où parmi de nombreux titres dédiés aux êtres de la « nature » figurent des ouvrages importants de Baptiste Morizot et de Vinciane Despret.
L’ouvrage se présente comme un journal de tournage, pendant les sept jours que le réalisateur a passé dans un affut, cube d’un mètre de côté où il a cohabité avec sa caméra à proximité du corps de Stipa, dans l’attente des rapaces supposés venir la dévorer, moment spectaculaire qui condense en effet, dans le film, une part de ses enjeux : faire regarder et percevoir autrement une situation souvent entrevue dans les westerns et les films d’aventures, où les volatiles nécrophages sont systématiquement montrés de façon négative et effrayante. La manière de filmer, le fait aussi de savoir que la jument, très âgée, est morte de manière naturelle, aide à réinscrire la scène dans le grand cycle de la circulation du vivant, auquel ses restes contribuent pour, également, de multiples autres organismes animaux et végétaux qui se nourrissent de sa dépouille. Les plans magnifiques, la distance apparente, la durée, la présence de multiples autres acteurs à l’image et au son participent du travail du cinéma activé par Sylvère Petit pour transformer une scène trash en célébration du vivant.
Pas un film naturaliste
C’est un moment fort d’un processus de tournage et de montage qui a pris pour règle de filmer à égalité les êtres vers lesquels se dirige son objectif. « A égalité » ne signifie pas « de la même manière ». Un philosophe n’est pas un chien, quoiqu’en aient dit certains, et une jument morte n’est pas un scarabée ou un oiseau. Toute l’expérience acquise par Sylvère Petit lui permet de trouver, pas forcément du premier coup, comment regarder et donner à voir des êtres différents dans leurs manières d’habiter le monde, leur monde, leur Umwelt. Cela se devine et se ressent partout dans le film, mais sans doute jamais aussi clairement qu’aux côtés d’Alba, dans la ville où elle accompagne Vinciane Despret faisant son marché, ou l’écoute travaillant sur son ordinateur. Le réalisateur n’est pas le premier à prétendre filmer « à hauteur de chien », ou de chat, ou comme un oiseau ou un dauphin. C’est précisément en connaissance des multiples tentatives de ce genre, systématiquement dévoyées soit en anthropomorphisme plus ou moins rusé soit en quête d’une étrangeté spectaculaire, que les choix de filmage de Sylvère Petit s’avèrent singuliers, et convaincants.
Ils cristallisent le parti pris général de Vivant parmi les vivants, titre où on suppose que le singulier du premier terme désigne le cinéaste lui-même, ou l’idée abstraite « du vivant ». Cet égalitarisme du regard est mis en œuvre dans la totalité du film, et de manière particulièrement perceptible au cours de la rencontre, au cours de l’édition 2020 de la Manufacture des idées, le grand rendez-vous annuel d’Hurigny, entre Despret et Morizot, dans un cadre qui lui-même cherche à isoler le moins possible une réflexion philosophique d’un environnement terrestre faisant entendre et sentir sa présence.
Il est à cet égard passionnant que Vivant parmi les vivants ne soit pas du tout un film « naturaliste », au sens qu’on donne à cet adjectif au cinéma (un style de réalisation prétendant au caractère brut, non médié, de ce qui est « enregistré du réel »), et qui convoque en écho les autres acceptions ou suggestions du même mot, depuis la posture ancienne du savant naturaliste jusqu’à la manière dont les formes si spécifiques, historiquement et socialement construites, de montrer le monde, se donnent pour des évidences (la naturalisation des codes de représentation). Et bien sûr aussi le sens que Philippe Descola a donné à ce mot pour désigner la cosmogonie de l’occident moderne, et l’idée même de « Nature » dont on ne cesse de déconstruire l’évidence admise durant quatre siècles. (…)








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