«Les Herbes sèches», «Assaut» et «L’Éducation d’Ademoka», tout Lars von Trier: vive les auteurs!

Sur la page blanche d’un paysage, tant d’histoires à raconter, à filmer (Les Herbes sèches de Nuri Bilge Ceylan).

La sortie simultanée du nouveau film de Nuri Bilge Ceylan, de deux films qui confortent la reconnaissance du réalisateur kazakh Adilkhan Yerzhanov et de l’intégrale de l’auteur de «Dancer in the Dark» exalte de multiples manières la fécondité d’authentiques regards de cinéastes.

On peut s’être toujours défié de la labellisation «cinéma d’auteur», qui le plus souvent sert à enfermer et marginaliser des films par ailleurs extrêmement différents entre eux, et constater à nouveau qu’il existe bien des auteurs de cinéma.

Et que tous ceux qui réalisent des films ne sont pas, très loin d’en font, des auteurs pour autant. Du moins si on veut bien donner au mot «auteur» non seulement son sens juridique, celui qui donne accès aux droits d’auteur, légitime et utile institution, mais la traduction d’un certain usage, personnel, singulier, des possibilités de l’outil cinéma.

On a pu dire un regard, ou un style, il convient en la matière de se méfier de tout ce qui fige, pour continuer de se fier d’abord à ce qu’on éprouve devant des objets, des œuvres, des films. Les sorties de ce mercredi 12 juillet réunissent trois occurrences de la présence d’un auteur qui impressionnent à la fois par leur évidence et par le caractère unique de chacun d’eux.

«Les Herbes sèches» de Nuri Bilge Ceylan

Sur l’écran comme une page blanche d’un paysage couvert de neige, apparaît une silhouette. Il s’appelle Samet, il est professeur dans un lycée d’un village d’Anatolie.

De ce qui va se déployer à partir de lui, sans lui donner jamais un avantage ni moral ni de contrôle de la situation, avec son ami et colocataire, avec une lycéenne à qui il voue un intérêt particulier, avec ses collègues, avec le commandant de la gendarmerie, avec une jeune prof activiste de gauche qui a été victime d’un attentat, avec les autres villageois, ne peut ni ne doit se résumer ici.

Situé dans une partie de la Turquie où vit une importante population kurde, le nouveau film de Nuri Bilge Ceylan, compose par fragments des portraits singuliers, toujours en partie imprévisibles, de personnes qu’aucune caractérisation simpliste ne saurait encadrer.

Selon les moments et les situations, chacune et chacun se comporte différemment, parfois se contredit, se déjuge, se trahit. C’est une forme de respect pour les humains en général, et pour les spectateurs, considérés comme capables d’accepter que des figures de fiction ne soient pas que des marionnettes définies par une seule caractéristique.

Il faut un moment pour percevoir que ces bizarreries de comportements des personnages ou d’enchainement de leur manières d’agir ne sont pas des faiblesses du film, mais au contraire des éléments d’une composition qui travaille justement la médiocre cohérence des codes selon lesquels chacun et chacune éprouve des émotions, énonce des idées, se montre aux autres.

L’usage, proliférant ou au contraire bloqué, de la parole, est une des principales modalités de cette composition à x dimensions, où chacune et chacun enfourche des discours ou des fragments de discours, parfois comme de vaillants destriers ou de vrombissantes motos, parfois comme des véhicules pour s’échapper.

D’un âne à un blindé, beaucoup de moyens de transport apparaissent dans Les Herbes sèches, comme une matérialisation des multiples régimes d’expression de ces protagonistes. Protagonistes qui portent un questionnement inquiet, instable, sur la construction par chacun et chacune de sa place dans la vie, de ses engagements, du sens à donner à son existence.

Entière et mutilée, déterminée et troublée, exigeante et fragile, Nuray (Merve Dizdar) traverse le film en déplaçant constamment les champs de force. | Memento Distribution

Cette composition palpite de l’intensité singulière de tous les personnages, parmi lesquels émerge la présence impressionnante de la jeune enseignante interprétée par Merve Dizdar, très judicieusement récompensée à Cannes du prix d’interprétation, qui vaut aussi comme distinction à l’ensemble de cette œuvre.

Un monde vivant, une société en miettes

Mais il ne s’agit pas que d’individus, encore moins que de personnages de fiction. Leur présence et leur diversité participent de l’évocation d’un pays profondément fragmenté, où il paraît parfois que tout le monde déteste tout le monde, et ne sait plus s’exprimer qu’en s’agressant –mais cela n’est certes pas le seul cas de la Turquie, n’est-ce pas?

Cette immense mise en déplacement des repères dans ce qui semble pourtant une micro-société sans grande histoire (un village isolé, un petit établissement scolaire, une poignée de personnages) est aussi possible grâce à la splendeur des images, aussi bien les paysages que les visages –ceux des protagonistes principaux comme ceux d’anonymes un instant regardés avec une intensité magique.

Les Herbes sèches est un film de maturité d’un grand artiste du cinéma contemporain, qui atteint ici sans doute le deuxième sommet de son œuvre après Il était une fois en Anatolie. Le réalisateur d’Uzak et de Winter Sleepdont le premier et très beau premier film datant de 1997, Kasaba, ressortira en France le 16 août– confirme ainsi avec éclat sa singularité d’auteur.

Deux hommes et une femme, l’amitié, la rivalité, la séduction, les combats, la solitude… | Memento Distribution

Cette singularité mériterait d’être explicitée de manière bien plus étendue, mais elle s’affirme à l’évidence par la manière d’inscrire des histoires personnelles dans des paysages considérés comme des mondes vivants et complexes, et pas seulement des décors, aussi magnifiques soient-ils, avec constamment un horizon politique, surtout s’il n’est pas explicité.

Et elle se nourrit de la capacité à mobiliser, dans leur registre respectif, les puissances du verbe et celles des images, empruntées à un art du portrait aussi vigoureux que celui des cadres larges des steppes et des collines.

Les Herbes sèches de Nuri Bilge Ceylan, avec Deniz Celiloğlu, Merve Dizdar, Musab Ekici

Séances

Durée: 3h17

Sortie le 12 juillet 2023

«Assaut» et «L’Éducation d’Ademoka» d’Adilkhan Yerzanov

Des steppes et des collines, d’immenses paysages vides font aussi, à leur façon, partie des signatures visuelles d’Aldikhan Yerzhanov, cinéaste de 40 ans dont on découvre peu à peu l’œuvre déjà conséquente, avec quatorze titres depuis 2011, tous montrés et primés dans des festivals internationaux.

En France, on avait pu en découvrir déjà deux, l’un et l’autre mémorables, La Tendre Indifférence du monde et A Dark Dark Man. Juste après que le Festival de La Rochelle lui a consacré une rétrospective bienvenue, ce sont deux nouveaux films qui sortent simultanément en salles. Il ont l’un et l’autre été réalisés l’an dernier, ainsi qu’un troisième, Goliath, découvert au Festival de Venise.

L’œuvre de ce cinéaste kazakh formidablement prolifique est d’une grande unité dans l’esprit, tout en étant faite de films dont chacun mérite d’être apprécié dans son unicité. C’est le cas d’Assaut et de L’Éducation d’Ademoka. (…)

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«The House That Jack Built», diabolique comédie

Matt Dillon dans le rôle-titre

Le nouveau film de Lars von Trier est une fable horrifique qui, aux côtés d’un tueur en série aussi ingénieux que cinglé, interroge la place de la violence dans la vie et dans les arts.

Même si c’est impossible, il faudrait découvrir ce film sans rien savoir de Lars von Trier ni des préjugés le concernant. On entrerait alors de plain-pied dans le plus vertigineux des jeux. Un jeu cruel et drôle, où l’inquiétude morale et la pensée du spectacle nourrissent un véritable feu d’artifice d’idées et de propositions.

The House That Jack Built raconte une histoire, et cinq. L’histoire de Jack, tueur en série américain, dans des paysages humains si aberrants que l’on aimerait les ranger d’emblée du côté du Grand Guignol –mais enfin ces gens-là ont élu Donald Trump, il faut quand même se méfier un peu.

Se méfier de Jack lui-même, avec ses airs de voyageur de commerce jovial et ses talents de bricoleur: ses savoir-faire et ses outils peuvent lui servir à de bien malfaisants procédés.

Mais aussi se méfier de cette conductrice si sûre de son importance, de cette vieille dame si confite dans son mode de vie, de cette jeune femme prête à l’affection et dont la solitude abrite des gouffres, de cette épouse intégriste de son modèle familial.

Il y aura ainsi cinq épisodes, chacun d’une étrangeté radicale, qui travaillent sur le mode de la fable très noire –et très drôle– des folies contemporaines, dont certaines sont particulièrement associées aux États-Unis (le rapport délirant aux armes à feu) et d’autres à une modernité déshumanisante bien plus largement partagée.

La «femme n°1» (Uma Thurman), victime aussi inquiétante que son assassin

Le registre ultra-codé du film d’horreur, donc. La comédie pince sans rire, d’accord. Mais aussi quelque chose d’autre, de plus insidieux, de plus tendu. Même s’il semble incongru, le seul mot disponible pour l’évoquer est la beauté.

Pas celle des gens ni des choses, mais une élégance du cadre et de la composition des plans, du rythme et du jeu des lumières, qui fait vibrer d’autant mieux ces situations où le sanguinolent et le sadique ont leur part, comme le loufoque et un sens très singulier du règlement de comptes.

L’ange du bizarre

Ce n’est pas non plus la beauté du diable, plutôt celle d’un ange du bizarre qui serait aussi un authentique cinéaste. Diable ou ange, voici celui par qui les cinq histoires se rejoignent en une, qui n’est pas seulement celle de Jack. (…)

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La censure de «Nymphomaniac» trahit des vues doublement archaïques

Les récentes décisions de la justice administrative d’interdire les deux parties du film aux moins de 16 et 18 ans reflètent la montée d’un activisme sur les moeurs, mais aussi un rapport problématique au «réel» dans le cinéma.

nymphomaniac_0Les 28 janvier et 5 février, le tribunal administratif statuant en référé (procédure d’urgence) a désavoué la ministre de la Culture en imposant de modifier les interdictions concernant Nymphomaniac Volume 1 et Volume 2, les deux parties du nouveau film de Lars von Trier. A la suite des plaintes déposées par l’association Promouvoir, le même juge, monsieur Heu, a imposé de remplacer l’interdiction aux moins de 12 ans du premier par une interdiction aux moins de 16 ans, et l’interdiction aux moins de 16 ans du second par une interdiction aux moins de 18 ans.

Economiquement, cette deuxième mesure est celle qui a les effets les plus nets, dans la mesure où elle restreint les conditions de diffusion du film à la télévision, conditions négociées entre la production et le diffuseur sur la base de l’ancienne autorisation.  Cet événement s’inscrit dans un contexte particulier et soulève deux problèmes très différents.

Le contexte est celui d’une montée générale d’activisme dans le sens d’une censure des mœurs, portée par des associations d’extrême droite dans le domaine de la culture, en phase avec la mobilisation réactionnaire initiée par le refus du mariage gay et qui s’est depuis largement étendue: la demande d’interdiction du film Tomboy dans les programmes «Ecole et cinéma» puis sur Arte (à laquelle a répondu une audience exceptionnelle pour le film), les exigences répétées de l’exclusion de certains ouvrages des bibliothèques publiques, y compris par l’intervention de commandos interpellant les personnels, en ont été les épisode récents les plus marquants –sans oublier la fabrication par Jean-François Copé d’une «affaire Tous à poil», à propos d’un ouvrage prétendument promu par l’Education nationale.

Pour ce qui est de Nymphomaniac, les jugements sont des suspensions des précédentes classifications et pas des décisions définitives, celles-ci devant faire l’objet de jugements au fond, pour lesquels professionnels et responsables du ministère et du CNC fourbissent leurs arguments. Mais, même si le tribunal devait finalement annuler les décisions de la première instance, deux problèmes restent posés.

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Une force obsédante

Nymphomaniac, Volume 2 de Lars von Trier

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Charlotte Gainsbourg et Jamie Bell dans Nymphomaniac Volume 2

Difficile situation, pour le film comme pour le spectateur : Nymphomaniac, Volume 2 est à la fois un film et un demi film. Il est la deuxième moitié d’une œuvre supposée avoir une certaine continuité, et doit en même temps renouveler l’expérience du Volume 1, tout en jouant avec ce que la fin de celui-ci annonçait de celui-là. Cette situation engendre sinon une frustration du moins une bizarre posture comparative, qu’il y a tout avantage à dépasser.

On retrouve, donc, Charlotte Gainsbourg, autoproclamée nymphomane et « être mauvais », racontant différents épisodes de son existence à Seligman, l’homme mûr qui l’a littéralement ramassée dans le ruisseau. Mais de ne plus avoir à être témoin des conditions dans lesquelles il l’a recueillie souligne davantage combien la situation ressemble à celle de la psychanalyse, avec la patiente narratrice allongée et l’homme sage assis à ses côtés, écoutant avec bienveillance, commentant et proposant des associations d’idées. Le schéma abstrait de dramaturgie analytique est même radicalisé, non sans ironie, par l’affirmation de Seligman qu’il serait, quant à lui, dépourvu de sexualité.

Par-delà les péripéties de l’existence de Joe narrées par Charlotte Gainsbourg, bientôt aussi interprète des expériences qu’elle raconte en lieu et place de la jeune Stacy Martin qui jouait ce rôle dans le premier film, c’est bien à l’accomplissement d’une cure qu’on assiste, avec formulation explicite du lieu de la souffrance (gardée plus ou moins obscure dans le premier film) et mise à jour du trauma fondateur à l’origine du comportement compulsif qui la domine avec ce qu’oncle Sigmund appelait « une force obsédante »[1]. Cette scène primitive est placée sous le signe de l’ambivalence des signes du bien et du mal grâce aux figures indécidablement divines ou diaboliques qui entourent la petite Joe au moment de son inaugurale expérience physique et mystique.

Le Volume 2 est donc construit sur une trame beaucoup plus solide, dont les trois chapitres, respectivement marqués du sceau de la souffrance comme quête d’une retrouvaille de soi, du déni de soi sous la pression de la société, et d’une violente traversée du miroir, constituent des repères plutôt que les embardées aventureuses, apparemment erratiques, de la succession des chapitres du Volume 1. Cette trame mène au vertige, vertige tendu comme l’arbre affrontant le vent des cimes d’un mal de vivre venu des tréfonds de la personne, sans aucune forme de morale pour résoudre ou encadrer ce conflit intérieur que la douleur et la privation – et jamais le plaisir  – viennent redoubler en prétendant le résoudre.

Si la structure du récit devient un peu trop visible (on devine qu’elle se fondrait davantage en regardant le film dans la continuité de ses deux Volumes, on présume qu’elle le fera mieux encore dans la version longue annoncée), ce squelette est habillé d’une chair cinématographique luxuriante déployée par la mise en scène de Lars von Trier. Il y a d’ailleurs quelque injustice à chercher à la disséquer, quand c’est l’unité organique et dynamique de ses composants qui lui donne sa force vitale.

Un de ces composants a le mérite de l’évidence et le défaut de l’impossibilité de le prouver, c’est la ferme beauté de chaque plan, un sens hors pair de la composition visuelle et du jeu entre image et son. Que ceux qui ont des yeux voient. Une autre ressource tient à l’invention permanente aux confins des genres – l’horreur, la comédie burlesque, le film noir, le drame sentimental (mais pas le film érotique) – considérés comme des malles au trésor où puiser de quoi donner forme à des questions intimes, secrètes et simples.

Il faut pour cela aussi l’exceptionnelle qualité du jeu de Charlotte Gainsbourg, oxymore d’extrême présence et d’évanescence au bord de la disparition. Filmée à la perfection par Lars von Trier, cette comédienne décidément exceptionnelle parvient à devenir un être très proche, très humain et en même temps fantomatique : le visage, le corps et la voix même d’un être de fiction.

Ses partenaires, tous très adéquatement choisis, sont excellents : belles retrouvailles avec Stellan Skarsgard en renvoyeur de paraboles et Shia LaBeouf en inopérant homme de sa vie, heureuses rencontres avec Jamie Bell désormais administrateur méticuleux de spectaculaires fouettages postérieurs, une promotion pour le petit danseur de Billy Eliott et regrettable Tintin de Spielberg, et Willem Dafoe en savoureuse ordure de truand paternel. Ils ne sont néanmoins que des partenaires (et Stacey Martin un avatar), alors que Joe/Charlotte Gainsbourg est le matériau même du film : sa parole, ses actes actuels ou remémorés, ses commentaires, ses esquives et combats avec elle-même (oui : son inconscient) sont l’aventure de Nymphomaniac. Aventure étrange et dangereuse, racontée avec les ressources des cinémas de genre mais convoquées pour des usages inédits et passionnants.


[1] « …bien qu’il sache par expérience que cette attente a été trompée, il se comporte comme quelqu’un qui n’a pas su profiter des leçons du passé : il tend à reproduire cette situation quand même, et malgré tout, il y est poussé par une force obsédante. » (Sigmund Freud. Au-delà du principe de plaisir.)

 

Cinéma: le sexe à l’écran, anatomie d’un rapport

Chacun à leur manière, trois très beaux films,«La Vie d’Adèle», «L’Inconnu du lac» et «Nymphomaniac», ont, en moins d’un an, remis en jeu la question de la représentation de l’acte sexuel au cinéma.

nymphomaniac «Nymphomaniac» de Lars Von Trier. –

Trois très beaux films auront, en moins d’un an, remis en jeu la question de la représentation de l’acte sexuel au cinéma: La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche, L’Inconnu du lac d’Alain Guiraudie et Nymphomaniac de Lars von Trier, dont le second volet sort en salles ce mercredi 29 janvier.

Trois films qui, tout en concernant d’autres enjeux, ont le mérite de mettre en évidence la diversité des questions mobilisées par ce sujet. Et de contribuer à dissoudre lentement les anciennes limites largement partagées dans le monde (occidental), même si chaque pays possède ses propres arrangements avec la pudeur, le puritanisme et les interdits religieux.

Au XXe siècle, la situation était relativement claire. La représentation explicite d’un acte sexuel au cinéma relevait d’une transgression qui était cantonnée hors de la distribution commerciale des films dans l’espace public accessible à tout un chacun —avec éventuellement l’exclusion de certaines classes d’âge. On en connaît la principale exception artistique, L’Empire des sens de Nagisa Oshima en 1976, au moment même où se terminait, en France, la parenthèse réglementaire et sociologique 1974-1976, qui avait autorisé, Giscard regnans, la distribution dans les salles commerciales de films dits pornographiques précisément pour recourir à la figuration des organes sexuels en activité.

Sous l’empire de cette limite de «l’explicite», on a ensuite eu droit régulièrement à de petites polémiques sur la question de savoir si les acteurs avaient effectivement fait l’amour devant la caméra. Alimentées par le département promotion, elles avaient l’intérêt de donner une existence fantasmatique à ce qu’on n’avait pas vu à l’écran: elles faisaient avec les moyens de la publicité ce que le cinéaste n’avait pas été capable de faire avec les moyens du cinéma.

Depuis, Catherine Breillat, Bruno Dumont, Lars von Trier déjà (dans Les Idiots), Vincent Gallo, Larry Clark, Jean-Claude Brisseau, Steve McQueen et bien d’autres ont participé à l’effritement progressif de cette barrière —dans des contextes et avec des visées très variées, mais restant dans le champ du «cinéma d’auteur», celui-ci rendant possible ce qui reste rigoureusement exclu des films visant le «grand public», même saturé de scènes de violence.

La diversité des effets de ces films d’auteur empêche d’en tirer une quelconque généralité, notamment d’édicter une supposée loi départageant les qualités du «montrer» (une libération, puisque c’était interdit, juridiquement ou socialement) et du «ne pas montrer» (le vrai sens de l’art, qui est de donner à ressentir ce qui n’est pas aplati par l’explicitation, singulièrement le cinéma comme art de l’invisible). A partir du refus de cette généralisation, il est possible de prêter attention à ce que fait effectivement chacun des trois films précédemment cités. (…)

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Au-delà du principe de plaisir

Nymphomaniac, Volume 1. De Lars von Trier, avec Charlotte Gainsbourg, Stellan Skasgard, Stacy Martin, Shia Labeouf. 1h57. Sortie le 1er janvier.

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Ecrire une critique à propos de ce qui sort en salles, en France, le 1er janvier 2014, sous le titre Nymphomaniac, Volume 1, est un exercice singulier. Il s’agit en effet de la moitié d’un film, clairement présenté comme tel (et pas un épisode complet, comme par exemple avec la trilogie du Seigneur des anneaux).

Encore est-ce la moitié d’une version courte du film, qui, avec le volume 2, durera 4 heures, tandis qu’une version de 5 heures et demie est annoncée pour plus tard en 2014 après une éventuelle première à Cannes. En outre, cette moitié d’une version resserrée commence par un carton informant qu’elle a été censurée, Lars von Trier ayant accepté les coupes opérées, bien que n’y ayant pas pris part. Il faudrait même ajouter qu’il est ici question de la version destinée à la France, des modifications spécifiques étant susceptibles d’être opérées en fonction des règles de censure propres à chaque pays.

Rien de tout cela n’est anodin, ni extérieur à l’enjeu de Nymphomaniac. Lars von Trier est un type sérieux, qui réfléchit avec ses films à un certain nombre de questions, même s’il cherche à donner à ces réflexions des formes susceptibles d’attirer et de séduire –et y réussit souvent. Parmi les nombreux sujets qui l’intéressent assez pour lui donner envie de faire des films figure la manière dont on raconte des histoires, dont on construit des représentations —à cet égard, les expérimentations de Dogville et Manderlay et le jeu formaliste de Five Obstructions avaient fourni nombre de propositions très originales, et passionnantes au moins pour les deux premiers.

La mise en question de la forme «œuvre» comme objet singulier —par exemple un film— fait à l’évidence partie des enjeux de Nymphomaniac. L’intelligence stratégique du cinéaste consiste à ne pas se contenter de mettre lui-même en place les variantes et altérations qui interrogent l’intégrité de l’œuvre, mais à obtenir la collaboration de forces sociales réelles, les procédures plus ou moins officielles, plus ou moins hypocrites de censure, qui contribuent à cette altération selon des formes variées, comme un plasticien offrirait son artefact à la morsure aléatoire de plusieurs acides.

Avec un tel projet, installer l’acte sexuel littéralement représenté au centre de l’affaire revient à s’assurer des réponses des différents gardiens des bonnes mœurs, et développer le projet d’un film de 5h30 à susciter la censure économique des marchands rétifs à semblable format. Le sexe, puisqu’on ne saurait ignorer qu’il va s’agir de cela, est également propre à assurer la curiosité des médias et d’un large public, alors même que l’essentiel des ressorts dramatiques qui portent le film concernent bien d’autres choses.

Durant les deux heures du film, une succession de scènes racontées en flashbacks par une femme nommée Joe évoque une série de situations où elle fait l’amour avec un grand nombre d’hommes, en montrant à l’occasion les attributs physiques de l’une et des autres. Le personnage est le même, mais la femme qui raconte est interprétée par Charlotte Gainsbourg, toujours aussi émouvante lorsque LvT la filme, y compris, comme c’est ici le cas, le visage entièrement tuméfié, alors que les épisodes en flashbacks sont joués par la jeune et charmante Stacy Martin, d’apparence aussi sage que l’essentiel de ses activités est supposé être torride. (…)

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