«A Dark, Dark Man», voyage en douce au bout de l’enfer

Le jeune flic qui en a déjà trop vu (Daniar Alshinov, à droite) et l’innocent (Teoman Khos), victime désignée de la vilénie du monde. | Arizona Distribution

Intense et rigoureux, le nouveau film d’Adilkhan Yerzhanov est une fable en forme de film noir dans un décor troublant à force d’être épuré des steppes d’Asie centrale.

Intrigant et féérique, le début du film percute de plein fouet par la violence du crime. L’homme jouait dans le champ infini, avec la jeune femme et l’enfant. Une autre enfant git, sanglante, sous un drap dans un hangar.

Le nouveau film d’Adilkhan Yerzhanov, A Dark, Dark Man, avance à coups de hache. C’est sa puissance, ce pourrait être sa limite. Il se déploie par brusques saccades dans les steppes horizontales à perte de vue, paysages si vides qu’ils deviennent aussi bien les pages d’une réflexion théorique.

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Il s’agira d’accompagner les manipulations brutales des flics du cru et des puissants, politiciens ou gangsters, politiciens gangsters, pour faire porter la culpabilité de crimes visant des enfants sans famille à un innocent. Un idiot entièrement habité par un autre rapport au monde, joueur et amoureux.

L’Esprit des lois dans la boue

Une journaliste (Dinara Baktybaeva) venue d’ailleurs tente de lui porter secours, au nom de cet Esprit des lois que mentionne à l’image un exemplaire en russe du texte de Montesquieu, aussitôt jeté dans la boue. Les lois, ici, ce sont celles du plus fort, et point barre.

Suivant les actes, les hésitations, les choix d’un jeune flic (Daniar Alshinov) entièrement intégré au système, A Dark, Dark Man revendique son statut de parabole autour d’une société corrompue, pourrie jusqu’à la moelle par l’arrogance et l’impunité des puissants.

Représentante d’une conception des relations humaines définies par la loi, autant dire venue d’une autre planète, la journaliste (Dinara Baktybayeva) met son nez dans les affaires de la police locale. À ses risques et périls. | Arizona Distribution

Cela se passe au Kazakhstan. À chacun d’étendre comme il l’entend ce qui apparaît davantage comme un cas d’école que comme une étude circonstanciée d’une situation précise et localisée. La fable ne s’entend pas seulement pour là où elle a été tournée. (…)

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«Glass» ou les puissances infinies de la fable

 

Dans un monde saturé de fantastique, la Dr Staple (Sarah Paulson) entend tout contrôler au nom d’un rationalisme intransigeant.

Virtuose et subtil, le nouveau film de Shyamalan associe les personnages de deux de ses précédentes réalisations pour déployer une spectaculaire méditation sur la croyance et la liberté.

Lorsque M. Night Shyamalan se livre au crossover au sein de sa propre filmographie, il fait… du M. Night Shyamalan. C’est-à-dire qu’il utilise un procédé de séduction avéré, typique de l’industrie du spectacle hollywoodien, tout en produisant le commentaire à la fois amusé et amusant, et riche de questions.

Donc La Horde est poursuivi par David Dunn, et ils se retrouvent ensemble internés dans un hôpital psychiatrique où se trouve également Mr Glass.

Pour qui n’aurait pas prêté attention aux épisodes précédents, Dunn (Bruce Willis) et Glass (Samuel Jackson) étaient en 2000 les protagonistes d’Incassable, figures symétriques de super-héros invulnérable et de super-vilain aux os de verre.

La Horde est le nom collectif des multiples personnalités, pour la plupart malfaisantes, de Kevin Wendell Crumb (James McAvoy), auquel était consacré Split il y a deux ans.

Un thriller tendu comme un arc à la cible inconnue

Dès lors, la virtuosité de Mister Night, virtuosité de mise en scène tout autant que de scénario, lui permet de déployer un thriller tendu comme un arc dont nul ne saurait, durant le déroulement du film, sur quoi sera décochée la flèche in fine.

Le réalisateur de Sixième Sens y démontre à nouveau son talent pour construire un film spectaculaire avec des moyens minimes, du moins comparés aux habitudes hollywoodiennes –en particulier pour les films de super-héros.

Le seul véritable luxe de Glass est son casting, où les deux stars archi-consacrées du premier film retrouvent l’acteur éblouissant du second. Des vedettes qui sont, d’abord, des comédiens exceptionnels.

La présence de Samuel Jackson, de Bruce Willis et de James McAvoy constitue le seul luxe du film.

Pour le reste, le quasi huis clos trouve l’essentiel de ses considérables ressources spectaculaires en lui-même, dans l’agencement de ses composants narratifs et sa capacité à faire croire à de purs gestes de fiction.

Le conflit central se déplace ainsi de l’affrontement entre Dunn/le Bien et La Horde/le Mal d’abord mis en scène, à l’opposition des trois personnages hors norme à une force qui nie leur possibilité même d’existence: la Dr Staple/la Raison rationnaliste.

Par-delà le Bien et le Mal, le réenchantement du monde

Soumis aux expérimentations de cette psychiatre qui veut démontrer qu’ils ne sont que des psychotiques se prenant pour des héros de bande dessinée, les trois protagonistes sont également associés chacun à un «personnage-miroir» (son fils pour Dunn, sa mère pour Glass, la jeune Casey amoureuse du «vrai» Crumb).

Ces trois figures secondaires mais nécessaires font partie d’un mécanisme machiavélique, «fantastique» assurément, et qui pourtant s’appuie sur la réalité du fonctionnement du cerveau. (…)

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«The House That Jack Built», diabolique comédie

Matt Dillon dans le rôle-titre

Le nouveau film de Lars von Trier est une fable horrifique qui, aux côtés d’un tueur en série aussi ingénieux que cinglé, interroge la place de la violence dans la vie et dans les arts.

Même si c’est impossible, il faudrait découvrir ce film sans rien savoir de Lars von Trier ni des préjugés le concernant. On entrerait alors de plain-pied dans le plus vertigineux des jeux. Un jeu cruel et drôle, où l’inquiétude morale et la pensée du spectacle nourrissent un véritable feu d’artifice d’idées et de propositions.

The House That Jack Built raconte une histoire, et cinq. L’histoire de Jack, tueur en série américain, dans des paysages humains si aberrants que l’on aimerait les ranger d’emblée du côté du Grand Guignol –mais enfin ces gens-là ont élu Donald Trump, il faut quand même se méfier un peu.

Se méfier de Jack lui-même, avec ses airs de voyageur de commerce jovial et ses talents de bricoleur: ses savoir-faire et ses outils peuvent lui servir à de bien malfaisants procédés.

Mais aussi se méfier de cette conductrice si sûre de son importance, de cette vieille dame si confite dans son mode de vie, de cette jeune femme prête à l’affection et dont la solitude abrite des gouffres, de cette épouse intégriste de son modèle familial.

Il y aura ainsi cinq épisodes, chacun d’une étrangeté radicale, qui travaillent sur le mode de la fable très noire –et très drôle– des folies contemporaines, dont certaines sont particulièrement associées aux États-Unis (le rapport délirant aux armes à feu) et d’autres à une modernité déshumanisante bien plus largement partagée.

La «femme n°1» (Uma Thurman), victime aussi inquiétante que son assassin

Le registre ultra-codé du film d’horreur, donc. La comédie pince sans rire, d’accord. Mais aussi quelque chose d’autre, de plus insidieux, de plus tendu. Même s’il semble incongru, le seul mot disponible pour l’évoquer est la beauté.

Pas celle des gens ni des choses, mais une élégance du cadre et de la composition des plans, du rythme et du jeu des lumières, qui fait vibrer d’autant mieux ces situations où le sanguinolent et le sadique ont leur part, comme le loufoque et un sens très singulier du règlement de comptes.

L’ange du bizarre

Ce n’est pas non plus la beauté du diable, plutôt celle d’un ange du bizarre qui serait aussi un authentique cinéaste. Diable ou ange, voici celui par qui les cinq histoires se rejoignent en une, qui n’est pas seulement celle de Jack. (…)

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Puissants et mystérieux échos dans « La Vallée »

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La Vallée de Ghassan Salhab, avec Carlos Chahine, Carole Abdoud, Fadi Adi Samra, Mounzer Balbaki, Yumna Marwan. Durée : 2h14. Sortie le 23 mars 2016.

Qui est cet homme, seul, en chemise blanche ensanglantée sur une route de montagne ? Qui sont ces gens qu’il aide et qui le recueillent ? Que se passe-t-il dans cette grande maison isolée, où passent des armes, et des instruments de chimie ? Ce grand type surgi de nulle part est-il vraiment amnésique comme il l’affirme ? Est-ce un voyageur égaré, un flic en mission, un ange ? Les cinq autres seront-ils ses protecteurs, ses geôliers, ses meurtriers, ses victimes, ses amis ou amants ?

Seule certitude, cette histoire se passe au Liban. C’est à dire qu’elle se passe dans un lieu déjà saturé de menaces, de divisions, des mémoires occultées, de sang versé, de trafics, de secrets, de cohabitations forcées, dangereuses, nécessaires, à la fois vitales et mortelles.

La grande maison dans la Bekaa n’est pas une métaphore du Liban, et le récit de La Vallée ne sera pas la transposition sous forme de huis clos fictionnel de la situation dans le pays, ni dans la région. C’est bien plus et bien mieux.

Une aventure, un mystère, zébré d’humour tendu, de violence prête à éclater, de pulsions entre des corps, de frictions entre des mots. Chorégraphie de désirs et de phobies aussi bien que film noir aux échos de film d’espionnage, réminiscences d’Hitchcock (Les Enchainés) et de Tarkovski (Le Sacrifice) en cette terre du Moyen Orient où la menace d’une guerre totale reste une hypothèse terriblement vraisemblable.

Situé dans un contexte géopolitique et un temps très actuels, configuré par les codes du cinéma de genre, film d’action et film noir, La Vallée se déploie également comme une légende, un conte mythologique, où des puissances obscures et des malédictions immémoriales dominent le sort d’une sorte d’arche partagée par de multiples espèces. Bien réels et convoquant une sorte de savoir magique, les animaux donnent une dimension plus ample à ce monde peuplé d’éprouvettes et de révolvers, de caresses et de liens, de passages d’avions menaçants et d’humains appartenant à des communautés différentes et volontiers antagonistes. Jusqu’au déluge meurtrier, et pas du tout symbolique, qui envahit la fin du film.

Le sixième long métrage de Ghassan Salhab, cinéaste connu aussi pour bien d’autres réalisations de formats et de types variés, joue ainsi sur de multiples niveaux. L’auteur de Beyrouth Fantôme invente pas à pas, plan à plan, une manière de faire résonner les éléments romanesques avec les échos politiques ou mythiques, des formes de glissements dans l’image, entre images et sons, au montage aussi, qui font de La Vallée un film étonnamment vivant. Vivant au sens d’un être dont on suivrait le développement organique, malgré ou plutôt grâce aussi aux zones d’ombres, aux bifurcations, aux tressage de composants hétérogènes.

Reflets et surimpressions, images envahies d’ombre ou de trop de lumière, dessins et tatouages, gestes ambigus et sons aux significations ambivalentes tissent peu à peu une tapisserie dramatique, trouée, incomplète et d’autant plus riche. Dans La Vallée se répercutent puissamment et mystérieusement les échos du monde réel, violent, confus, implacable. D’autant plus puissamment que mystérieusement.

 

 

« L’Idiot! »: la faille du monde

idiot-filmL’Idiot! de Yuri Bykov. Avec Artem Bystrov, Natalia Surkova, Dmitry Kulichkov. Durée: 1h52. Sortie le 18 novembre 2015

Du sol au sommet, elle monte. C’est une faille dans le mur de l’immeuble, bien visible et porteuse d’une menace mortelle. De l’intime des appartements pauvres des habitants de l’immeuble, à la ville, au pays, à ce monde comme il ne va pas, il se déploie. C’est un film en forme de conte politique, le regard braqué vers un enchaînement de catastrophes aux échelles imbriquées.

Troisième film de Yuri Bykov, L’Idiot! résout la difficile équation d’un cinéma à la vocation politique et morale très affirmée qui ne cesserait de se nourrir de l’intensité de situations humaines, de la matérialité des lieux, du trouble suscité par les manières de filmer, des effets du mouvement, du cadre, de la lumière et du son. En ce sens, et bien que les enjeux de son films soient tout à fait actuels, Bykov apparaît comme un très rare héritier du grand art du cinéma soviétique des années 1920 et 1930, où les puissances formelles de la mise en scène étaient capables de mobiliser chez chaque spectateur une émotion, un élan, un rapport dynamique au monde débordant de toute part ce que le message pouvait avoir de formaté.

Le plombier Dimitri s’aperçoit que l’immeuble va s’effondrer, menaçant la vie de ses 800 habitants. Il entreprend de convaincre les autorités, et les locataires, de la nécessité d’une évacuation d’urgence. Tandis qu’il se heurte aux innombrables obstacles que lui opposent fonctionnaires, entrepreneurs mais aussi habitants accrochés à leurs habitudes, le film réussit une double opération de mise en évidence, de plus en plus près et de plus en plus loin.

Au plus près, c’est la capacité à construire une chronique d’un quotidien à la fois désespérant et loin d’être uniforme. Cette dimension, qui évoque de nombreux précédents dont le grand classique La Maison de la rue Troubnaia, de Boris Barnet (1928), rappelle surtout un des meilleurs films sur le délabrement de l’URSS à la veille de son effondrement, Délit de fuite de Iouri Mamine (1988). À cet égard, il est évident que rien ne s’est amélioré avec la Russie de Poutine pour ce qui concerne la vie quotidienne des habitants pauvres des villes de Russie. La violence, le cynisme, la mesquinerie, l’alcoolisme, auxquels s’ajoute désormais la drogue et les mafias, sont les traductions dans les comportements au jour le jour d’un monde bloqué. (…)

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« Le Président » fable pour les lendemains qui pleurent

president2014Le Président de Mohsen Makhmalbaf, avec Misha Gomiashvili, Dachi Orvelashvili. Durée: 1h58 | Sortie le 18 mars 2015

«Allume». «Eteins». «Allume». «Eteins». «Allume». Ils s’amusent, le grand père et son petit fils. Mais ils ne jouent pas avec un interrupteur, ils jouent avec la ville toute entière, avec les vies de tout un peuple, ce peuple et cette capitale d’un pays dont le vieillard est le général-président-dictateur-guide suprême-grand timonier-altesse-chef bien aimé, position à laquelle est promis le gamin lorsque son temps sera venu.

Allume. Eteins. En quelle langue l’enfant demande-t-il et le grand père transmet-il l’ordre? Peu importe ici que ce soit en fait du géorgien, idiome du pays où a été tourné le film. La langue est celle du pouvoir n’importe où au monde, le lieu est celui de l’écrasement des libertés par le despotisme où que cela se situe.Allume» dit l’enfant de 5 ans devant la cité obscurcie sur son injonction. «Allumez» dit le général grand père à ses sous-fifres. Mais ça ne s’allume pas. Et puis ça pète au loin. Et puis plus près, et puis partout. Malgré la répression terrible, le peuple se soulève, on tire dans le tas, on évacue à toutes fins utiles les familles des notables et une partie du butin, trop tard, la révolution progresse, l’armée change de camp. «Vive la liberté!», «Mort au dictateur!», ça y est l’histoire est en marche, avanti popolo, le dictateur se carapate. Il se débarrasse des colifichets les plus voyants de son pouvoir, essaie de changer ce visage qui il y a peu ornait tous les murs et toutes les places publiques, du culte de la personnalité au Wanted général il n’y a pas loin, ça peut devenir un souci.

Flanqué du gamin qui n’y comprend rien, le vieux salaud se lance dans une traversée désespérée de son pays à feu et à sang, où règne une violence qui va crescendo. Cette violence n’a rien de révolutionnaire, elle est au contraire on ne peut plus conformiste et archaïque, c’est celle des forts contre les faibles, des militaires contre les civils, des hommes contre les femmes, des faibles contre les encore plus faibles. (…)

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« Timbuktu », la danse de la folie

ob_a40617_captureTimbuktu d’Abderrahmane Sissako, avec Ibrahim Ahmed dit Pino, Toulou Kiki, Abel Jafri, Fatoumata Diawara, Kettly Noël.| Durée:1h37. Sortie le 10 décembre.

La gazelle, silencieuse et affolée. Le drapeau noir du djihad. Les vaches tranquilles près du lac au milieu du désert, un enfant. La ville et ses maisons de terre surmontées de paraboles. La violence du son des balles qui déchiquètent les statues.

Il y a une histoire, qui sera contée. Il y a une situation, qui sera décrite. Il y a une multiplicité de gens, de peuples, de langues. Il y a un monde composite, disjoint semble-t-il et qui pourtant est un seul ensemble.

La famille de bergers dans la tente sur la dune et la famille de pêcheurs sur la rive, c’est comme sorti d’un récit biblique, et c’est une scène de western, et c’est maintenant aussi. Maintenant, cette époque contemporaine où on tue à coups de pierres ceux qui n’ont pas officialisé leur amour devant le bon prêtre, ce Moyen-Âge de 4X4 et de kalach tenues par des jeunes gars paumés, qui s’engueulent ferme sur les mérites comparés de Zidane et de Messi.

Abderrahmane Sissako est comme… comment dire? Comme un danseur aveugle qui danserait toutes ses perceptions. Son film est sa danse.

«Aveugle» pas parce qu’il ne voit pas, évidemment, mais parce qu’il va au-delà, parce qu’il capte les vibrations, les intensités, les souffles. Il sait comment les islamistes ont pris les villes du Nord Mali, il sait ce qu’ils ont fait, et c’est là, à l’écran. Mais pas comme le décrirait un journaliste, un documentariste ou même un romancier, plutôt comme le modulerait un chanteur à bouche fermée ou un poète mystique.

Abderrahmane Sissako sait aussi ce qu’il y avait avant l’attaque des djihadistes, et comment cela continue, après la venue de soldats français qui les ont délogés, après les déplacements suivants, dans l’histoire, dans l’espace, dans l’actualité. Timbuktu n’est pas une chronique, c’est un récit mythologique. Et c’est ainsi, ainsi seulement, qu’il prend en charge l’acuité du présent.

Cela semble tout simple, une succession de saynètes disposées autour du fil conducteur d’un drame à la fois singulier et exemplaire, qui frappe la famille d’éleveurs située par le scénario au centre de l’écheveau de situations toutes reliées  –exemplaire, du moins, d’un état de violence à la fois barbare et bavarde, dans les mots d’une pseudo-justice comme dans les coups de fouets ou de feu. Mais non. Aucune figure ici n’est simple, pas même celle des assassins– surtout pas elles. Miroir paroxystique, de toute sa rage et de tout son rire, Zabou la folle créole parée d’oripeaux princiers et d’un coq altier tient tête aux fous d’Allah.

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Au fond des bois

Dans la brume de Sergei Loznitsa

Le deuxième long métrage du cinéaste ukrainien Sergei Loznitsa est un des nombreux, mais un des plus injustement oubliés du Festival de Cannes 2012. D’une exceptionnelle beauté, il réussit à offrir à ceux de ses spectateurs qui acceptent d’entrer dans son rythme, on devrait dire dans son souffle, l’accès à un état où le rêve, l’émotion et la pensée circulent librement, se transforment sans heurt l’un dans l’autre. Cette étonnante alchimie nait de l’alliage mystérieux de trois éléments dans l’athanor de la mise en scène de Loznitsa. Le premier de ces éléments est une parabole morale, un argument de fable abstraite – on peut songer au Mur de Sartre – emprunté au romancier Vassil Bykov, et situé durant la Deuxième Guerre mondiale, en Union soviétique occupée par les nazis.

Capturé par les SS avec d’autres villageois, Souchenia est relâché alors que les autres sont exécutés. Les résistants le considèrent comme traître, et envoient deux des leurs pour l’abattre. L’histoire de Dans la brume se joue entre ces trois protagonistes. Mais le film se joue tout autant dans la relation entre ceux-ci et l’environnement naturel, la forêt, la neige, la lumière et l’ombre, la chaleur palpable à l’intérieur des maisons de bois, le vent, le froid extrême. Rarissimes sont les films qui auront été capables à ce point de faire éprouver les sensations, les rapports à l’espace de manière aussi intense. Et c’est cette véritable expérience physique, au moins autant que le puzzle éthique posé par le jeu des certitudes et des doutes, la malléabilité ou la fixité des définitions du bien et du mal, qui fait la puissance, et même l’envoûtement du film.

Aux confins de cette méditation et de ces sensations se trouvent  les êtres humains, tels que les filme Loznitsa, tels que les incarnent ses interprètes. C’est évidemment le cas de l’acteur principal, Vladimir Sviski, qui donne à la fois présence et mystère, chair et esprit à Souchenia, figure de saint paysan cheminant vers un accomplissement sans rien perdre de sa présence triviale d’humain parmi les humains, une sorte de travailleur de force de l’humanité dans un monde en proie aux horreurs sans limites.

Mais c’est aussi vrai des autres, jusqu’à la dernière babouchka filmée avec une sensibilité qui permet au film de dépasser l’opposition entre le monde des rapports humains et le monde des éléments naturels. C’est par la présence des hommes et des femmes que Dans le brouillard atteste qu’il n’y a qu’un seul monde, sans solution de continuité entre idéaux et matière.

Ce résultat assez prodigieux est obtenu grâce au sens de la composition d’un cinéaste dont les courts métrages et les documentaires avaient prouvé l’instinct de cinéaste, avant que son premier long métrage de fiction (My Joy, 2010) ne marque un nouveau pas en avant. Mais c’est un véritable bond qu’accomplit cette fois le réalisateur, grâce à son sens du rythme et du cadre, à la rigoureuse justesse des choix sonores, à l’aisance avec laquelle il circule entre les époques comme à la précision avec laquelle il inscrit un corps dans un environnement boisé ou enneigé.