«Rashōmon», le film qui a changé la face du monde… du cinéma

Toshirō Mifune (à gauche) en bandit débordant d’une vitalité sauvage, même entravé et condamné.

Désormais reconnu comme un classique, le long-métrage d’Akira Kurosawa a joué un rôle décisif pour ouvrir à la reconnaissance internationale les cinémas ne venant ni d’Europe ni d’Amérique du Nord.

Le 10 août sort dans les salles françaises la version restaurée et numérisée en très haute résolution d’un film qui a joué un rôle exceptionnel dans l’histoire du cinéma. Beau film assez étrange, qui se regarde aujourd’hui comme une curiosité plutôt que comme un des chefs-d’œuvre de son auteur, Akira Kurosawa, Rashōmon marque en effet un tournant lors de son apparition hors du Japon en 1951.

En septembre de cette année-là, il remporte le Lion d’or au Festival de Venise, récompense alors encore plus prestigieuse qu’aujourd’hui. Cette consécration est confirmée au début de l’année suivante par l’Oscar du meilleur film.

Ce double coup de projecteur signe rien moins que la première reconnaissance sur la scène internationale d’un cinéma non «occidental» (si on inclut dans l’Occident le monde soviétique), ou du moins d’un cinéma du monde non blanc.

Le cinéma a alors un peu plus d’un demi-siècle d’existence. Pour ce qui définit sa reconnaissance artistique et culturelle, il se fabrique exclusivement entre Moscou et Los Angeles, via Berlin, Paris et Rome –avec une féconde mais éphémère parenthèse scandinave au début du siècle, vite absorbée par Hollywood.

Un demi-siècle de géographie amputée

Dès les premières décennies du XXe siècle, on a assurément tourné des films dans de nombreux autres pays du monde, de la Chine à l’Argentine. Mais aucun d’entre eux n’a conquis une visibilité hors de son pays, ni laissé de marque alors entérinée dans les histoires du cinéma.

Dès sa première édition, en 1946, le Festival de Cannes accueillait bien La Ville basse de l’Indien Chetand Anand et Dunia de l’Égyptien Muhammad Karim. Le moins qu’on puisse dire est que ces exotiques seconds couteaux n’ont pas marqué les esprits. Cela ne s’est d’ailleurs pas tellement arrangé depuis: ne cherchez pas les synopsis de ces films sur Wikipédia, ils sont introuvables.

Soit dit en passant, l’origine de ces deux films, issus de cinématographies qui s’affirmeront comme parmi les plus prolifiques et les plus conquérantes, viennent de pays qui sont alors directement (l’Inde) ou indirectement (l’Égypte) sous tutelle britannique. Ce n’est pas de l’Empire français qu’on risquait de voir venir des films à présenter dans le grand festival de la patrie du cinéma: dans ses colonies, l’accès aux caméras était tout simplement interdit aux indigènes.

Que ce soit du Japon qu’arrive, en 1951, le premier film conquérant une réelle visibilité, n’est pas étonnant, le pays étant depuis l’ère Meiji à bien des égards plus proche de l’Occident industrialisé que du reste de l’Asie.

En 1950, le cinéma japonais est d’ailleurs un art et une industrie riches d’une longue et riche histoire. Pour ne citer que quelques artistes majeurs, Kenji Mizoguchi tourne depuis 1922, Daisuke Itō depuis 1924, Heinosuke Gosho depuis 1925, Yasujirō Ozu depuis 1927, Mikio Naruse depuis 1930. Il existe des genres nationaux vivaces et féconds, des studios puissants, un vaste réseau de salles…

Mais, aussi moderne soit le Japon, les profondes différences culturelles avec l’Occident ont maintenu un fossé qui mettra du temps à être franchi. C’est bien ce à quoi s’est attelé Akira Kurosawa.

Stratégies et intermédiaires

Il ne s’y est pas attelé seul. Si Rashōmon est assurément un projet artistique du réalisateur, projet auquel il travaille depuis plusieurs années, c’est aussi un projet économique de son producteur, Masaichi Nagata.

Celui-ci dirige alors le studio Daiei, une société qui n’a pas un bon accès aux salles japonaises, contrôlées par les studios les plus puissants. Il décide alors de conquérir des positions sur les marchés étrangers, mais les États-Unis, quelques années après la fin de la guerre où le Japon a été son ennemi principal, sont inaccessibles.

Masaichi Nagata en 1955 avec l’Oscar attribué à La Porte de l’enfer.

«On procéda alors à une étude très soignée des marchés internationaux et il s’avéra que le point faible était constitué par les pays européens et plus encore par les pays latins. Il fut alors décidé que l’on se lancerait dans des films à costumes –historiques– exotiques et culturels pour affronter les festivals européens: Venise et Cannes surtout», racontera Nagata à Marcel Giugliaris et à son épouse japonaise Shinobu.

Ce monsieur Giugliaris, premier représentant à Tokyo de l’organisme d’exportation du cinéma français, Unifrance Films, jouera un rôle important dans la découverte du cinéma japonais en Europe comme du cinéma français au Japon. Il est arrivé dans ce pays l’année même de la découverte du film de Kurosawa, en 1951.

La déclaration de Masaichi Nagata est extraite du premier ouvrage dédié à cette cinématographie, livre pionnier écrit quelques années après par Shinobu et Marcel Giuglaris, Le Cinéma japonais (1896-1955)[1].

Quant à la stratégie revendiquée par monsieur Nagata, elle sera à l’évidence couronnée de succès, avec la présence de deux films japonais à Cannes en 1952, de trois en 1953 (pas forcément produits par lui), et l’année suivante le triomphe de La Porte de l’enfer de Teinosuke Kinugasa, Grand Prix à Cannes et Oscar du meilleur film étranger.

Et cela même si la clairvoyance du patron de la Daiei doit être relativisée: venant juste de prendre Kurosawa sous contrat, il avait détesté le scénario de Rashōmon, s’était résolu à contrecœur à le produire. Lorsqu’il découvrit le film, il quitta la projection en plein milieu, furieux, le déclarant incompréhensible. À sa sortie au Japon, il obtient d’ailleurs de médiocres critiques et fut un échec commercial.

Si le film qui allait ouvrir les yeux du «monde» –c’est à dire de l’Occident– sur l’excellence du cinéma japonais se retrouva à Venise, ce n’est nullement grâce à son producteur.

Kurosawa, qui comme il l’a raconté dans son autobiographie, ignorait que son film était présenté à la Mostra au moment où il apprit avoir gagné le Lion d’or, doit l’arrivée du film à Venise à l’activisme d’une dénommée Giuliana Stramigioli.

Cette Italienne japonisante et cinéphile, installée au Japon à la fin de la guerre du fait de sa trop grande proximité avec le fascisme mussolinien, y importa les premiers grands films du néoréalisme italien. Ayant apprécié Rashōmon, elle manœuvra avec assez d’habileté pour que l’histoire du bandit violeur, du samouraï lâche, de l’épouse très loin des canons de la féminité soumise et du bûcheron voyeur arrive au Lido en septembre 1951.

Le début d’un âge d’or

Éclatante, la consécration de Rashōmon sera loin de ne profiter qu’à ce film ou à son seul auteur. (…)

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Une pandémie mondiale suffira-t-elle à faire bouger France Télévisions?

Photo Shirin Abedinirad

Une véritable mise à jour des logiciels politiques de l’action culturelle, voilà qui serait une bonne nouvelle.

Très attendu par les milieux culturels, et précédé d’un pilonnage massif de tribunes dans les journaux, d’appels dans les médias et sur les réseaux sociaux, et même d’une journée entière dédiée au sujet sur France Inter le 5 mai, Emmanuel Macron a donc pris la parole pour annoncer… quelques mesures concrètes, urgentes et nécessaires, essentiellement la possibilité pour les intermittents de faire jouer le dispositif d’une année blanche en cas de besoin. En core cette annonce est-elle loin de répondre entièrement aux demandes sur ce point précis. Pour le reste, le président a énoncé beaucoup de promesses d’engagements futurs, aussi louables qu’imprécis.

L’histoire récente incite à prendre ces dernières avec une certaine circonspection, bien des annonces présidentielles les plus généreuses n’ayant pas été suivies d’effets jusque-là. Et ce n’est pas insulter l’avenir que de dire que, si Franck Riester est porteur d’une grande pensée pour réinventer la politique culturelle de la France, chacun en sera heureusement surpris. Pourtant, comme l’ont rappelé avec vigueur plusieurs de ses prédécesseurs Rue de Valois (Jack Lang dans Le Parisien, Aurélie Filippetti sur AOC), c’est bien d’une réinvention en profondeur qu’il s’agit.

Un secteur, un levier

On ne prétendra pas ici embrasser toute la question. On se contentera de s’intéresser à un secteur, et de mettre en avant un levier majeur pour y intervenir. Le secteur est celui du cinéma, le levier celui de la télévision publique, et plus précisément de ses deux chaînes leaders, France 2 et France 3. Avec malgré tout l’idée que ce qui peut se jouer là est de nature à inspirer d’autres actions, dans d’autres secteurs, et aussi avec d’autres leviers.

Le 26 avril, Le Monde publiait une tribune intitulée (par le quotidien) «Retour massif du cinéma sur France Télévisions: souhaitons que cette envie frénétique perdure après le confinement!», tribune transformée en pétition en ligne sous son titre original, «Pour une diversité du cinéma sur France Télévisions, en période de confinement… et après!». Initiée par le Festival de La Rochelle et le distributeur et éditeur vidéo Carlotta, ce texte est cosigné par un grand nombre de réalisateurs, de distributeurs, d’associations professionnelles, de responsables de festivals et de cinémathèques, et de critiques (dont l’auteur de ces lignes).

Le document prend acte de l’ajout, depuis le début du confinement, par les chaînes du service public de nouvelles cases dédiées au cinéma, soulignant leurs considérables succès d’audience, et fait un rapide état des lieux de la présence des films sur les chaînes du service public au cours des dernières décennies.

Il se réjouit d’un retour des films dans les programmes, mais il regrette que le geste de France 2 et France 3 n’ait dans un premier temps concerné que les films les plus multidiffusés, ce stock patrimonial inusable où trônent De Funès, Audiard et quelques autres.

Le sujet principal n’est pas Netflix

Depuis, il se trouve qu’a été annoncé l’achat d’une poignée de films d’auteur du catalogue MK2, pour une durée limitée et en couvrant le seul territoire français, par Netflix.

Selon un phénomène devenu systématique, la seule mention du nom de la plateforme américaine a déclenché des réactions délirantes des médias, qui se sont rués sur cette opération (de communication), laquelle sert surtout à «décomplexer» l’addiction compulsive à des produits de série grâce au vernis culturel ainsi appliqué.

Le patron de MK2, Nathanaël Karmitz, a d’ailleurs lui-même très sagement relativisé l’importance de la vente de quelques droits de quelques films à Netflix, tout en rappelant les menaces que la plateforme fait régner sur le cinéma, et notamment son écosystème en France.

Mais contrairement à ce que laissent à penser la plupart des chroniqueurs, le principal sujet n’est pas Netflix ni, plus généralement, les plateformes SVOD, mais la «vieille» télévision.

Même si elle n’excite plus l’attention médiatique, elle reste de très loin le mode de consommation audiovisuelle le plus répandu –selon les derniers chiffres, les chaînes obtiennent un taux de pénétration quotidienne de 70%, contre 6% pour la SVOD, 1% pour la VOD. Et encore est-ce en s’appuyant sur des chiffres opaques, voire contestables côté SVOD, puisqu’il semble acquis que Netflix triche. Tout le monde le sait, y compris les traders et les journalistes qui ne cessent de surjouer sa cote, mais rien n’y fait.

Toujours est-il que, peu après la pétition en faveur de la diversité et le deal Netflix-MK2, France 3 a annoncé la diffusion à partir du 11 mai de films du «patrimoine» plus ambitieux que La Soupe aux choux.

Chacun se réjouira de l’arrivée sur le petit écran de Casque d’Or, La Bête humaine, La Grande Illusion, Le Jour se lève ou Quai des brumes, arrivée qui a fait l’objet d’une communication ad hoc, mais reste tout à fait invisible sur le site de France Télévisions. Et outre que ce beau programme ne concerne que la première semaine (ensuite retour à la vieille tambouille), demeure l’idée que si l’on sacrifie à une idée tant soit peu artistique du cinéma, il faut que ce soit avec des films ayant plus de soixante-dix ans.

Aidons un peu les programmateurs

Vient alors l’envie de proposer aux programmateurs, qui peut-être n’en ont jamais entendu parler, des films français plus récents, et qui ne sont nullement des réalisations expérimentales d’une austérité radicale.

Un peu en vrac, en voici un florilège: Ma saison préférée d’André Téchiné, Le Petit Criminel de Jacques Doillon, Van Gogh de Maurice Pialat, Chocolat de Claire Denis, Les Amants du Pont neuf de Leos Carax, Les Destinées sentimentales d’Olivier Assayas, La vie ne me fait pas peur de Noémie Lvovsky, On connaît la chanson d’Alain Resnais, Saint-Cyr de Patricia Mazuy, La Sentinelle d’Arnaud Desplechin, Poulet au vinaigre de Claude Chabrol, Un divan à New York de Chantal Akerman, Sur mes lèvres de Jacques Audiard, Le 7e ciel de Benoit Jacquot, Généalogie d’un crime de Raoul Ruiz, et tant d’autres…

Des comédies, des films policiers, des intrigues sentimentales, des récits historiques, avec des vedettes, mais aussi une recherche d’écriture, un style, des personnalités singulières.

Pourquoi d’ailleurs seulement des films français? Pourquoi pas aussi, au moins, des Européens? Les Ailes du désir de Wim Wenders, La Promesse des frères Dardenne, La Chambre du fils de Nanni Moretti, Femmes au bord de la crise de nerfs de Pedro Almodovar, Au loin s’en vont les nuages d’Aki Kaurismaki, Raining Stones de Ken Loach, Je rentre à la maison de Manoel de Oliveira, La Double Vie de Véronique de Krzysztof Kieslowski, Dans la ville blanche d’Alain Tanner…

La mauvaise réponse connue à l’interrogation sur l’absence totale de tout ce cinéma est que le public n’aime pas, n’aime plus ça. Tout le travail de terrain effectué à longueur d’années par les exploitants, les festivals, les cinémathèques, les enseignants et les «passeurs» en tout genre prouve le contraire.

Construire un public

La seule réponse qui vaille est: un public ça se construit. Mais il y a des décennies que le public des chaînes publiques est construit par elles selon les critères de la télévision privée. (…)

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Documentaire, petit état des lieux d’un genre en pleine vigueur

NB: Ce texte est paru sur AOC le 14/03/2019

Membre des jurys de trois festivals importants de cinéma documentaire, Jean-Michel Frodon a eu l’an passé l’occasion de voir un très grand nombre d’œuvres du monde entier. Au moment où s’ouvre au Centre Pompidou la 41e édition du Cinéma du Réel, il propose un tour d’horizon d’un genre en grande forme.

 

Le 15 mars débute la 41e édition du Cinéma du Réel, au Centre Pompidou et dans les autres lieux partenaires. Au sein d’un programme comme toujours très riche figure une série en 18 épisodes de 30 minutes chacun intitulée Le Village, signée de la cinéaste Claire Simon. Imagine-t-on le Festival de Cannes consacrer une place de choix à 9 heures dédiées au Festival de Berlin ? Mais le monde du documentaire, qui est un peu moins bête que celui du cinéma de fiction, ne s’étonnera pas qu’un des trois plus grands festivals du genre en France permette la découverte de cette odyssée qu’est l’existence d’un autre, celui de Lussas en Ardèche, qui a lieu au mois d’août chaque année – le troisième, tout aussi important, étant le FID Marseille, qui se tient lui début juillet.

Outre ces trois manifestations majeures et qui attirent des publics très vastes, le documentaire bénéficie en France de nombreux autres festivals de plus petite taille, souvent consacrés à une thématique précise, d’une cinémathèque dédiée qui organise toute l’année des séances, d’un mois du documentaire très suivi grâce à l’activisme des bibliothèques et médiathèques qui l’organisent en novembre sur tout le territoire, et même d’une admirable plateforme VOD, Tënk. Dans le pays de Jean Rouch, de Marcel Ophuls et de Claude Lanzmann, mais aussi Carole Roussopoulos, Raymond Depardon, Nicolas Philibert, Claire Simon, Arnaud Des Pallières, Henri-François Imbert, Pierre Creton, Julien Faraut, Emmanuel Gras, Marie Voigner, Jean-Gabriel Periot (désolé pour tant d’autres…), pays devenu la deuxième patrie de Fred Wiseman et de Nurith Aviv, il faut aussi mentionner des lieux de formation spécifiques, au premier rang desquels Ardèche Images et les Ateliers Varan, et une excellente revue spécialisée, Images documentaires. Et encore des sociétés de production, dont certaines au palmarès et à la longévité impressionantes, comme Les Films d’Ici, qui viennent de célébrer leurs 40 ans, Iskra fondé par Chris Marker, ou Les Films du Grain de sable de Jean-Michel Carré. Autant d’aventures remarquables et, pour beaucoup d’entre elles, inscrites dans la longue durée malgré des conditions matérielles toujours fragiles.

De plus, ce pays accueille dans ses salles de cinéma un nombre considérable de documentaires, nombre en augmentation constante, et qui a atteint 120 titres en 2017, ce qui n’est d’ailleurs pas forcément une bonne nouvelle. Puisque, faut-il le rappeler, on parle ici de cinéma. Le documentaire c’est du cinéma … mais pas toutes les productions qui s’en réclament, loin s’en faut – il en va d’ailleurs de même pour la fiction, nombre des réalisations qui encombrent les grands écrans étant en fait des téléfilms où le langage cinématographique n’a aucune part. Le Centre National du cinéma retient la formule « documentaire de création » (les seuls qui relèvent du cinéma, donc les seuls dont on parlera ici), et on se prend à rêver que soit également établie une distinction singularisant la « fiction de création », où ne se qualifierait pas une grosse moitié de la production française, pour ne parler que d’elle.

Toujours est-il que cette pléthore de documentaires en salle, phénomène sans précédent, traduit d’abord l’incurie des chaines de télévision, qui seraient leur lieu naturel de diffusion. Il reflète aussi une tendance elle aussi en augmentation, qui est de faire de certaines salles des lieux de débat autour de thème, le documentaire servant de prétexte et d’illustration – y compris sur des sujets aussi importants et légitimes que l’environnement, la situation des migrants, les inégalités entre les sexes, les atteintes aux droits de l’homme, des conflits sociaux en cours – mais sans aucun enjeu lié aux ressources propres du cinéma, ressources qui pourtant peuvent aussi puissamment contribuer à la réflexion sur lesdites thématiques.

Et si on a commencé en partant de la situation en France, à bien des égards en effet remarquable, l’importance du phénomène documentaire contemporain ne s’y limite évidemment pas. Le hasard a voulu que fin 2018, j’ai été successivement juré de trois festivals documentaires (en Corée, en Chine et dans le cadre de la plus grande manifestation mondiale du genre, IDFA, à Amsterdam). Occasion exceptionnelle d’avoir accès à un gigantesque travail d’observation et de compréhension des grands enjeux contemporains, aux premiers rangs desquels la crise environnementale, les guerres en cours, et ce que nous hésitons encore (pour combien de temps ?) à appeler la montée du fascisme. Un seul exemple, impressionnant : Reason (2018), admirable travail du grand cinéaste indien Anand Patwardhan sur les ravages de l’obscurantisme politique et religieux alimenté par le parti au pouvoir dans la supposée plus grande démocratie du monde.(…)

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L’étrangère et les truands

In Another Country de Hong Sang-soo. César doit mourir de Paolo et Vittorio Taviani

Deux histoire de « corps étrangers », celui d’une européenne en Corée, celui du texte de Shakespeare incarné par des gangsters italiens : deux nouveaux films à déguster sortent ce mercredi 17 octobre

In Another Country de Hong Sang-soo s’inscrit de plein droit dans l’œuvre au long cours du cinéaste coréen. Celui-ci y retrouve notamment son goût pour les récits construits sur des variations, bifurcations et répétitions, et l’humour vaporeux des conversations sous l’emprise du soju, alcool national absorbé en massive quantité. Mais lui qui avait naguère immergé son univers dans un cadre français (Night and Day, 2008) invite cette fois une actrice française, Isabelle Huppert, jouant le rôle d’une réalisatrice française, Anne, en brève villégiature dans une station balnéaire coréenne.

Trois histoires, ou plutôt trois possibilités d’histoires qui se répondent et s’éclairent, résonnent des sourires et de la mélancolie que chacune réfracte sur les autres. Elles composent ce film ludique et lumineux, où se retrouvent sous des configurations différentes les mêmes lieux (une auberge, la plage, la tente du maître nageur, le phare) et, plus ou moins, les mêmes protagonistes.

On songe à Eric Rohmer, pour la légèreté du ton et la profondeur de la méditation ainsi proposée sur la manière dont se regardent et se parlent les humains, avec et malgré les différences de langue et de références, pour l’interrogation amusée et attentive de ce qui fait narration, et ce qui fait personnage, dans certains agencements de situations.

Composés comme de rigoureuses aquarelles, les plans d’une vibrante élégance ouvrent tout l’espace aux puissances qu’ils mobilisent: puissance des ressources de jeu d’Isabelle Huppert qui jouit ici d’une exceptionnelle liberté, puissance de la mer et du vent, puissance du rire. A Cannes où le film était présenté en compétition, on a ri, beaucoup et de bon cœur dans la grande salle du Palais du Festival, avant que le public ne fasse au réalisateur et à ses acteurs un triomphe aussi mérité que réjoui. Les ovations sont fréquentes, les éclats de rire nettement moins.

César doit mourir est une belle surprise, qui permet de retrouver des cinéastes très admirés jadis, mais depuis le début les années 90 considérés comme ayant atteint le moment de se retirer des voitures, les frères Taviani. Réalisé dans la prison de haute sécurité de Rebibbia près de Rome, le film des réalisateurs de Saint Michel avait un coq et de Chaos accompagne la préparation et l’interprétation du Jules César de Shakespeare par des condamnés de droit commun purgeant tous de très lourdes peines. Il y a bien une intention dans ce film: montrer combien le texte classique peut trouver d’effets symboliques ou métaphoriques dans la réalité des taulards. Quelques répliques, quelques effets viennent l’indiquer sans grande légèreté aux spectateurs distraits. Mais heureusement, l’essentiel est ailleurs, ou plutôt le « vécu » du film, ce qu’on ressent durant la séance, est ailleurs. Il est dans tout ce qui excède et complique le message socio-culturel – les grandes œuvres nous parlent toujours du réel d’aujourd’hui, ok. C’est vrai, mais on n’y gagne rien à le dire comme ça. L’essentiel est dans l’étrangeté des corps, obèses, tatoués, dangereux, charmeurs, effrayants, dans la polyphonie riche de sens des accents régionaux, dans les gestuelles et les pratiques de la langue, qui se bousculent, s’imposent, se chevauchent.

L’enregistrement de ces présences fortes de non-professionnels, qui se trouvent être des assassins et de grands trafiquants ou des chefs mafieux, mais cette fois confrontés à une situation de spectacle, et à du discours, ô combien –  la grande prosodie du pouvoir, de la liberté, de la soumission qui enflamme de bout en bout le texte de la pièce – , c’est la collision incontrôlable malgré les efforts de tous (metteur en scène, gardien, acteurs eux-mêmes) pour se l’approprier, qui fait de César doit mourir un passionnant, angoissant, burlesque et juste brûlot. Parce que lorsqu’ensuite ils retournent en cellule, personne ne sait ce qui s’est vraiment passé.

 

(Ce texte est composé de nouvelles versions de deux critiques publiées sur slate.fr lors de la présentation des films à Cannes et à Berlin)

 

 

Cinéma chinois à fleur de terre

Affiche du 4e First Film Festival qui s’est tenu dans toute la Chine du 26/10 au 9/11

Etrange situation dans laquelle je me retrouve à Pékin : expliquer à des Chinois l’œuvre d’un cinéaste chinois. Car chinois, Edward Yang l’était profondément, même si ce réalisateur taïwanais avait aussi étudié l’informatique aux Etats-Unis, où il vécut les années 70, découvrant avec passion le cinéma moderne européen. En Chine continentale, son œuvre singulière, marquée par ses racines et son cosmopolitisme, restait jusqu’à présent inaccessible. Quatre ans après sa mort, une conspiration de bonnes volontés permet enfin l’organisation dans la capitale d’une première rétrospective, hélas incomplète : seuls les quatre premiers films, In Our Time, That Day on the Beach, Taipeh Story et Terrorizers ont pu être montrés. Pas la faute des autorités chinoises, mais de problèmes avec les ayant-droits. En même temps, mon livre Le Cinéma d’Edward Yang publié l’an dernier à l’occasion de l’intégrale à la Cinémathèque française est traduit en chinois. Oui, oui, ça fait plaisir.

Me voici donc, devant un défilé de journalistes (presse écrite, télés, médias en ligne surtout) en train de détailler l’œuvre d’un cinéaste dont je suis persuadé que son œuvre n’a pas seulement admirablement décrit ce qui se passait alors dans sa ville, Taipei basculant à toute vitesse d’une société archaïque et dictatoriale aux violences ultramoderne d’une modernisation capitaliste à outrance, mais que cette œuvre a aussi  décrit à l’avance beaucoup de ce qui se joue en ce moment en Chine – et ailleurs. La bonne surprise est l’impressionnante curiosité bienveillante dont l’homme et les films semblent jouir, impression décuplée par l’accueil enthousiaste lors des projections où j’interviens à l’Académie du Cinéma, devant une immense salle comble.

La salle de l’Académie du cinéma de Pékin lors de la projection de Taipei Story d’Edward Yang

Même l’intense pratique du piratage n’a pourtant pu permettre à ces étudiants et à leurs enseignants de se familiariser avec l’œuvre de celui qu’on nomme ici de son nom chinois, Yang Dechang, les films étant très difficiles à trouver en DVD pirates ou sur Internet, sauf tronçonnés et en infecte définition sur Youtube. Encore faut-il avoir envie d’aller les chercher…

Cette rétrospective est organisée dans le cadre du FFF, festival qui a pour vocation essentielle de montrer des premiers films, chinois et étrangers, principalement à un public d’étudiants : son infatigable organisateur, le réalisateur, producteur, distributeur, éditeur et activiste Wen Wu, a mis en place un réseau de projections dans pas moins de 53 campus du pays. Le double avantage de ce choix est de toucher un public jeune, peu exposé aux propositions autres que le cinéma commercial dominant, et d’être dispensé d’avoir à passer sous les fourches caudines de la censure. Dix longs métrages chinois, autant d’étrangers et une vingtaine de courts ont ainsi circulé du 26 octobre au 9 novembre à travers le pays, ainsi que des éléments des quatre rétrospectives, consacrées, outre E.Yang, à la Nouvelle Vague hongkongaise des années 80, à l’œuvre de Joris Ivens et à Jeanne Moreau, figure de proue d’une importante présence française.

Il se trouve en effet que Wen Wu a étudié le cinéma à Paris, sa francophilie et sa cinéphilie ont d’ailleurs trouvé un écho important du côté d’une manifestation elle aussi dédiée aux premières œuvres, le Festival Premiers Plans d’Angers, depuis un quart de siècle place forte de la défense de la diversité et du renouvellement des talents cinématographiques. Une solide escouade angevine a d’ailleurs fait le déplacement de Pékin, pour stabiliser un partenariat bien nécessaire au développement de l’ambitieuse mais fragile manifestation chinoise.

Claude-Eric Poiroux, directeur du Festival Premiers Plans d’Angers à Pékin avec Wen Wu, directeur du FFF

Celle-ci participe d’une effervescence aussi réelle que paradoxale en faveur de la créativité du cinéma actuelle dans le pays. En même temps que le FFF se tenait à Nankin le 7e Festival du Film indépendant, animé notamment par le producteur et prof à l’Université du cinéma de Pékin (et autre francophone émérite) Zhang Xian-ming. Juste avant avait eu lieu le 6e BIFF (Beijin Independant Film Festival), autre temps fort de l’effort permanent de faire vivre, et de rendre visibles les réalisations tournées hors système, ou refusées par lui. Paradoxale, puisqu’alors que le cinéma commercial connaît un boum spectaculaire en Chine, où on inaugure chaque jour plusieurs salles quelque part dans le pays, et où la production commerciale ne cesse d’augmenter, la fracture s’élargit de plus en plus entre le « centre » et les marges. A la notable exception de la salle MOMA à Pékin, havre cinéphile (mais arty et bobo en diable) flanqué d’une bonne librairie, ni les films du FFF, ni ceux de Nankin ni ceux du BIFF n’auront été montrés dans des salles de cinéma. Amphithéâtres, galeries, cafés, lieux de fortune (et un tout petit peu la Cinémathèque) ont accueilli les projections, parfois dans des conditions précaires.

Le BIFF, qui accueillait certains des films qui auraient dû être montrés en avril lors du Festival du documentaire indépendant, interdit à la dernière minute pas les autorités, aura ouvert sous surveillance policière. Grâce à un secret bien gardé, les organisateurs auront pourtant réussi à montrer le sulfureux Le Fossé, magnifique réalisation de Wang Bing consacré au « goulag » chinois, sujet ultra-tabou.

Rencontrés peu après la clôture, des réalisateurs indépendants confiaient ne même plus essayer de trouver un distributeur, le double obstacle de la censure politique et de la recherche immédiate du profit chez les entrepreneurs rendant l’exercice aussi épuisant que pratiquement sans espoir. Outre les festivals qui essaiment dans le pays, ce sont donc dans des galeries d’art, ou grâce à un réseau de circulation de DVD (plutôt que par Internet, où il reste difficile de faire transiter des films, le web servant essentiellement à transmettre des informations), que s’entretient une vitalité créative qu’on nomme en Chine Underground. Pas véritablement souterraine pourtant, plutôt à fleur de terre, prolifération ni secrète ni officielle d’énergies, de talents, de paroles (le cinéma fait beaucoup parler et écrire) dont on ne sait s’il faut se réjouir de son tonus ou s’affliger de la marginalité dans laquelle le maintiennent ensemble la violence économique et la brutalité politique qui régissent la Chine actuelle.

Floraison latino

Du 26 septembre au 2 octobre, le Festival Biarritz Amérique latine célèbre son 20e anniversaire. Ces vingt années auront été celles d’une éclosion majeure dans le monde du cinéma, même si elle n’a pas attiré toute l’attention qu’elle méritait. Pour qui observe avec quelque curiosité la planète cinéma, un événement aussi récurrent que réjouissant est l’irruption, le plus souvent inattendue, d’un nouveau pays sur la dite scène internationale. L’Iran, la Chine, la Corée, puis dans une moindre mesure la Thaïlande, les Philippines et la Malaisie, ont scandé la montée en puissance de l’Asie comme terre de création aussi bien que comme marché. En Europe, c’est la Roumanie qui a tenu ce rôle un moment, et, en Amérique latine, l’Argentine puis le Mexique se sont distingués un moment. Beaucoup moins facilement reconnaissable et médiatisable, c’est d’un phénomène plus vaste et plus profond qu’il est ici question.

Au-delà des cas argentin et mexicain, on assiste en effet à une montée en puissance de l’ensemble du monde latino-américain, même si la multiplicité des pays, des auteurs, des styles et des sources d’inspiration gêne la reconnaissance du phénomène comme un tout. Pourtant, grâce aussi à des manifestations spécialisées comme Biarritz ou son aîné toulousain, les Rencontres Cinémas d’Amérique latine de Toulouse, dont la 24e édition se tiendra du 23 mars au 1er avril 2012, grâce aux Rencontres de Pessac, aux Reflets de Villeurbanne, au Festival des 3 Continents de Nantes et aux grands festivals internationaux à commencer par Cannes, Berlin et Locarno, les amateurs du monde entier peuvent vérifier cette émergence. Parmi les récents temps forts, le Léopard d’or à Locarno pour Parque Via du Mexicain Enrique Rivero en 2008, l’Ours d’or à Berlin de La Teta asustada de la Péruvienne Claudia Llosa en 2009… Cette émergence est également relayée par la multiplication des festivals en Amérique latine même.

Dans quelle mesure est-il légitime d’englober le Brésil et le Nicaragua, le Chili et le Mexique, l’Argentine et Cuba dans le même sac continental ? Faute d’une meilleure réponse, disons que les intéressés eux-mêmes le revendiquent, et que la conscience collective d’une appartenance latino-américaine se manifeste dans le cinéma, malgré la diversité des situations. Cette dimension collective n’est d’ailleurs pas évidente dans les films eux-mêmes, d’une grande diversité même si on peut souvent y repérer l’influence d’une forme de lyrisme teinté de fantastique qui fait écho aux traits dominants (à nouveau en simplifiant beaucoup) de la littérature latino-américaine.

Si ni la Colombie, ni l’Equateur, ni le Pérou, ni l’Uruguay, ni le Venezuela ne se sont pour l’instant imposé comme pays majeur du cinéma, chaque année on découvre des films d’une ou deux de ces origines, chaque année l’un ou l’autre obtient une récompense dans un grand festival généraliste, une distribution dans les salles françaises…

Trop vaste et trop diffus pour focaliser l’intérêt médiatique, dépourvu de chefs de file incontestables qui incarneraient le mouvement (comme l’ont été Abbas Kiarostami pour l’Iran, Zhang Yimou puis Jia Zhang-ke pour la Chine, Hou Hsiao-hsien pour Taiwan, Pablo Trapero, Lucrecia Martel et Lisandro Alonso pour l’Argentine, Alejandro Iñarritu et Carlos Reygadas pour le Mexique, Chritian Mungiu et Cristi Puiu pour la Roumanie) le processus pourrait être aussi plus durable, et à terme plus fécond que les processus qui trop souvent laissent quelques grands artistes esseulés, quand la vague d’intérêt se retire ou s’oriente ailleurs.

Les Acacias de Pablo Giorgelli

A Biarritz, il est significatif de retrouver en ouverture un premier film, le très beau Les Acacias de l’Argentin Pablo Giorgelli découvert à Cannes où il a obtenu la Caméra d’or (sortie annoncée le 4 janvier 2012), suivi des Raisons du cœur, nouveau film du vétéran mexicain Arturo Ripstein, exemplaire de ceux qui malgré bouleversements et traversées du désert maintinrent haut la bannière du cinéma latino, avec plus de 50 films dont de grandes œuvres comme Le Château de la pureté, Carmin profond, L’Empire de la fortune, Principio y Fin, Asi es la vida… De l’autre côté de cette mauvaise passe qui a duré trop longtemps, il y avait l’actuelle floraison.