«Soundtrack to a Coup d’Etat», «Un simple accident», «Happyend», «Honeymoon», quatre approches politiques

L’expulsion illégale d’une des héroïnes de Soundtrack to a Coup d’Etat, Andrée Blouin, conseillère de Patrice Lumumba harcelée par les colonialistes belges et la CIA.

Au passé, au présent ou au futur, les films de Johan Grimonprez, Jafar Panahi, Neo Sora et Zhanna Ozirna explorent les multiples manières de faire du cinéma à partir des grands enjeux contemporains.

Parmi les sorties de ce mercredi 1er octobre se font écho des films très différents, de la Palme d’or iranienne plébiscitée à la proposition radicale et lumineuse associant archives de la décolonisation trahie et des sommets de l’histoire du jazz, de la dystopie japonaise métissée de teen movie à la bien réelle violence de l’agression russe en Ukraine mise en récit intimiste.

Ce sont quatre manières, parmi d’autres, qu’a le cinéma de s’emparer d’enjeux politiques, où la fiction comme le document, l’invention narrative comme manière à la fois de dire et d’interroger la réalité trouvent à se décliner en déployant les ressources de la mise en scène et du montage.

Aussi éloignés l’un de l’autre soient ces films, ils ont aussi en commun l’importance de leurs bandes-son: c’est un bruit qui lance le récit du film de Jafar Panahi (Un simple accident), la musique à son meilleur est coautrice de la construction du film de Johan Grimonprez (Soundtrack to a Coup d’Etat), la techno rebelle de celui de Neo Sora participe pleinement du récit (Happyend), tout comme les sons de la guerre, off, chez Zhanna Ozirna (Honeymoon).

Et si l’on s’interroge sur l’omniprésence de l’anglais dans trois des titres, ce qui est aussi une question politique, l’offre des grands écrans continue de témoigner des multiples capacités du cinéma à être présent au monde, tel qu’il va et surtout tel qu’il ne va pas.

«Soundtrack to a Coup d’Etat», de Johan Grimonprez

Violentes, somptueuses, immédiatement en tension maximum, la batterie de Max Roach, la voix d’Abbey Lincoln, la fureur faite beauté sublime de son chant comme de son visage, c’est le cri de l’album We Insist! Freedom Now Suite. C’est en 1960 –durant «l’ère des décolonisations»– et après cinquante-deux ans de rapines sanglantes perpétrées par les occupants, le soi-disant Congo belge devrait retrouver son indépendance sous la direction de son leader légitime, Patrice Lumumba.

Patrice Lumumba, le «père» de l'indépendance congolaise assassiné en janvier 1961. | Les Valseurs

Patrice Lumumba, le «père» de l’indépendance congolaise assassiné en janvier 1961. | Les Valseurs

C’est en 1960 et c’est la Guerre froide. À l’ONU, face aux représentants des pays du Sud qui peu à peu se fraient une voie, imposent une voix, les puissances coloniales reconstruisent les conditions de leur domination, de leurs pillages, de leur violence. Le secrétaire général de l’ONU trahit son mandat et très ouvertement se couche devant les oukases des États-Unis.

C’est en 1960 et aux États-Unis s’élèvent des voix nouvelles pour dénoncer l’apartheid légal qui y règne, dont celle de Malcolm X, à la tribune, et celles de géniaux musiciens, sur de multiples scènes. Mais le pouvoir en place comprend aussi la puissance de cette musique, l’instrumentalise tant qu’il peut. La CIA envoie Louis Armstrong en agent d’influence en Afrique, tente de manipuler Dizzy Gillespie et Miriam Makeba.

Cri et chant à la fois d'une grande voix de la communauté noire, en phase avec les luttes antiracistes aux États-Unis et en Afrique du Sud comme avec l'élan anticolonial. | Capture d'écran Les Valseurs via YouTube

Cri et chant à la fois d’une grande voix de la communauté noire, en phase avec les luttes antiracistes aux États-Unis et en Afrique du Sud comme avec l’élan anticolonial. | Capture d’écran Les Valseurs

C’est en 1960, les Congolais croient qu’ils sont libres. Mais les Américains ont besoin de l’uranium du Katanga pour leurs bombes atomiques. Les industries occidentales ne sont pas près de renoncer à s’enrichir des ressources minières. On y est toujours, voir le terrible et magnifique Le Sang et la boue, sorti à la fin du mois d’août.

C’est aujourd’hui et le réalisateur belge Johan Grimonprez déploie des prodiges de rythme et de poésie pour faire circuler les énergies de la mémoire et de la colère, de la compréhension historique et de la révolte politique, avec les images d’archives des grands artistes du bebop en contrepoint de celles des événements, à l’ONU et à la capitale qui s’appelait encore Léopoldville (devenue Kinshasa en 1966). [La richesse des ressources mobilisées par le film est telle qu’on ne saurait trop conseiller de rendre visite au dossier pédagogique mis en ligne par le distributeur –Les Valseurs– et qui s’adresse bien sûr d’abord aux enseignants, mais a de quoi passionner tout citoyen, a fortiori tout citoyen doté d’une paire d’oreilles.]

C’est aujourd’hui et on enrage qu’il n’y ait plus un Nikita Khrouchtchev pour tambouriner avec sa chaussure devant la litanie de mensonges et d’insultes de Donald Trump à la tribune des Nations unies, même avec des effets limités, même sans illusion ce qu’était alors l’URSS.

Tout en questionnant ce qui a changé, des mensonges doucereux du président américain de 1960, Dwight D. Eisenhower, qui vient d’ordonner l’assassinat d’un dirigeant démocratiquement élu aux contre-vérités vulgaires et agressives de son lointain successeur.

Car la puissance émotionnelle et érudite, rebelle et argumentée du grand set composé par Johan Grimonprez engendre du même mouvement un rare bonheur de spectateur et une lucidité vibrante sur les réalités du monde. Celles d’aujourd’hui aussi bien que leurs racines, d’un siècle de ténèbres à un autre.

Soundtrack to a Coup d’Etat
De Johan Grimonprez
Durée: 2h30
Sortie le 1er octobre 2025

«Un simple accident», de Jafar Panahi

Depuis son apparition au Festival de Cannes, où chacun s’est réjoui de la présence du cinéaste longtemps interdit de voyager, le onzième long-métrage est devenu cet objet consensuel et couvert d’honneurs, désormais y compris représentant français aux Oscars (sic). Instrumentalisé pour des raisons où la diplomatie a plus de place que le cinéma, il reste un film de grand intérêt, même si certainement pas le plus ambitieux de son auteur.

Au début du film, un homme croit reconnaître celui qui fut son tortionnaire quand il était emprisonné dans les geôles de la République islamique d’Iran. Cherchant à confirmer son soupçon, il agrège autour de lui –et de celui qu’il a kidnappé– des personnages très différents, par leur position sociale comme par leur relation avec ce qu’ils ont en commun: avoir été incarcéré pour raisons politiques et soumis à la torture.

Du quotidien parasité par la mémoire terrifiante à la quasi abstraction d'un acte de vengeance qui veut aussi être de justice. | Memento

Du quotidien parasité par la mémoire terrifiante à la quasi abstraction d’un acte de vengeance qui veut aussi être de justice. | Memento

Dans le van blanc de l’artisan Vahid, rendu fragile par son expérience carcérale, se retrouvent ainsi une intellectuelle, un militant enragé de désir de vengeance contre ce qu’il a subi, une jeune femme qui s’apprête à se marier, laissant derrière elle une expérience atroce.

Un simple accident est un film construit sur plusieurs suspens. L’homme ligoté à l’arrière de la camionnette est-il bien le tortionnaire qu’a cru identifier Vahid? Et dans ce cas, que faut-il en faire? Mais le film interroge tout autant la manière dont vivent au quotidien celles et ceux qui ont traversé l’épreuve de la répression. Et l’état général d’une société où, sans organisation commune ni programme, les formes de résistance se multiplient.

Ce synopsis pourrait être celui d’un film didactique, ou d’une pièce de théâtre moral, qui réfléchit sur le bien et le mal, la responsabilité, la légalité, le pardon ou encore la vengeance, dans la veine des Mains sales de Jean-Paul Sartre ou des Justes d’Albert Camus.

Il est d’ailleurs aussi cela. Mais il est d’abord, surtout, un film en mouvement, en même temps qu’une traduction par des moyens artistiques d’une expérience effectivement vécue par son auteur. La puissance impressionnante d’Un simple accident tient à la convergence de deux forces qui habitent simultanément le Jafar Panahi d’aujourd’hui.

Nouvelle et différente est cette force venue de l’expérience de la prison, que le cinéaste iranien a subi à deux reprises. C’est surtout sa seconde incarcération, dont il a fini par sortir au bout de sept mois grâce à une grève de la faim et à une vaste mobilisation internationale, qui a inspiré l’évocation de ce qui se passe dans les prisons iraniennes.

Et, plus encore que son propre sort, celui de ses compagnons de cellule, qui traversent des épreuves souvent encore bien pires. Et qui, pour beaucoup, n’en sont toujours pas sortis. L’énergie singulière née de cette expérience fusionne avec le sens dynamique du récit du réalisateur du Ballon blanc (1995) et de Trois visages (2018), la présence frémissante des interprètes, la capacité à passer du réalisme d’une rue de Téhéran à l’abstraction d’un décor de désert qu’un personnage associera à juste titre à la scène où se jouerait une forme particulière de la pièce En attendant Godot, de Samuel Beckett.

Autour du corps ligoté de celui qui fut peut-être leur tortionnaire, le groupe d'anciens prisonniers en pleine délibération. | Memento

Autour du corps ligoté de celui qui fut peut-être leur tortionnaire, le groupe d’anciens prisonniers en pleine délibération. | Memento

Circulant avec aisance du réalisme à l’onirique, entre images au quotidien qui témoignent des reculs du régime –notamment le port du foulard– et partis pris formels travaillant la durée des plans et les couleurs, le film trouve ainsi un tonus qui emporte au-delà de la seule dénonciation des atrocités commises par l’État iranien.

Car ce que met en scène Un simple accident, le film le plus frontalement en révolte contre la situation dans son pays qu’ait réalisé Jafar Panahi, ne se limite pas à la seule dénonciation des dirigeants et des sbires qui mettent en œuvre leur politique.

Ce que raconte en réalité le film –et à cet égard son titre est plus encore une antiphrase–, c’est la manière dont l’oppression violente pourrit l’ensemble du corps social, le fragmente, éloigne les uns des autres ses victimes, sabote aussi la sensibilité, les repères moraux et les capacités de vivre ensemble de toutes et tous.

Un simple accident
De Jafar Panahi
Avec Vahid Mobasseri, Maryam Afshari, Ebrahim Azizi, Hadis Pakbaten, Majid Panahi, Mohamad Ali Elyasmehr, Georges Hashemzadeh, Delmaz Najafi, Afssaneh Najmabadi
Durée: 1h41
Sortie le 1er octobre 2025

«Happyend», de Neo Sora

Le premier film du réalisateur japonais Neo Sora croise dystopie politique et environnementale dans un avenir proche et récit de passage de l’adolescence à l’âge adulte de deux lycéens. Tandis que la menace d’un séisme d’une violence inédite menace l’archipel nippon et «légitime» par avance l’établissement d’une dictature sécuritaire, Yuta et Kou font les quatre cents coups dans leur lycée de Tokyo.

Tout de suite, l’énergie musicale puisée dans la passion des jeunes gens pour l’électro, mais aussi une justesse sensible –pas si fréquente– dans la manière de les filmer, et un sens de l’image où peuvent surgir la surprise d’une installation transgressive et burlesque dans la cour du lycée comme l’étrangeté des discussions observées de trop loin pour les entendre, signent la pertinence d’une mise en scène très ajustée. (…)

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«C’est pas moi» et «Les Premiers jours», poème intime et poème cosmique

À la fois conteuse et fée, Nastya Golubeva Carax.

Les films de Leos Carax et Stéphane Breton inventent chacun une forme hybride, sensorielle et rêveuse.

Rien à voir entre eux, ces deux films qui sortent sur les écrans ce mercredi 12 juin? Pas si sûr… Leos Carax, transformant la commande d’un état de ses lieux en ode à ce qui le meut, à ce qui l’émeut, dans les films et dans la vie, fait acte de poète avec les moyens du cinéma. Des chiens passent.

Stéphane Breton, livrant sa caméra d’ethnologue aux vents et marées d’une côte où des humains survivent dans des conditions extrêmes, fait acte de poète avec les moyens du cinéma. Des chiens passent.

Un monde imaginaire devient concret, un monde réel devient légendaire, ces films esquifs, dans leur extrême singularité, voguent vers des horizons formidablement généreux et inspirants.

«C’est pas moi» de Leos Carax

Comme souvent, il faut écouter ce qui s’énonce de plus évident. «C’est pas moi», dit Leos Carax, et le film qui porte ce titre n’est ni une autobiographie, ni un autoportrait. Pas même au sens, déjà fort diffracté, qu’avait donné quelqu’un de très présent dans le film de Leos Carax, Jean-Luc Godard, avec son JLG/JLG, autoportrait de décembre, il y a bientôt trente ans.

Pourtant, le film est né d’une commande du Centre Pompidou pour figurer dans la série «Où en êtes-vous…», dont chaque réalisation est demandée à un cinéaste devant être accueilli pour une exposition et une rétrospective. Il n’y eut finalement pas d’exposition ni de rétrospective. Le «Où en êtes vous Leos Carax» est devenu C’est pas moi.

Le titre évoque une dénégation enfantine, pour se défendre d’une accusation, dans des termes qui laissent à penser que celui qui la réfute en serait bien en effet coupable. C’est pas moi, m’sieur, qui à force d’avoir beaucoup rêvé avec les films des autres, ai foutu le feu au cinéma français des années 1980. Et qui depuis la comète Boy Meets Girl, cours et cabriole et tombe et me relève hors des sentiers battus. Modern Love qui peut la vie.

«But I try.» Il essaie, oui, avec C’est pas moi quand même à nouveau un film d’amour –comme tous ses autres films.

Ce n’est certainement pas de lui-même que le réalisateur de Holy Motors est amoureux: cette fois il s’agit plutôt de ce que lui-même a aimé, aimé en tant que cinéaste. Soit, définition du cinéma qui en vaut bien d’autres, dans la croyance qu’on peut enflammer ce qu’on aime sans le détruire, mais au contraire en le magnifiant et en y ajoutant une touche d’éternité.

Leos Carax cite explicitement Jean-Luc Godard et, comme lui, il écrit de grandes lettres sur l’écran (avec la graphie d’Histoire(s) du cinéma), en réunissant des images mémorables pour qu’elles évoquent encore autre chose.

Mais il convie aussi ses acteurs et actrices de cœur: Denis Lavant, évidence de grâce tonique et inquiète, et brièvement mais si tendrement Michel Piccoli et Guillaume Depardieu, Juliette Binoche et Katerina Golubeva, lumineuses chacune d’un rayonnement incomparable l’une à l’autre.

Il accueille sa fille et il présente ses chiens, antidotes modestes et nécessaires aux cauchemars incarnés par une galerie de portraits de dictateurs d’hier et d’aujourd’hui.

Images, mots, ami(e)s aimé(e)s, compagnes et fille, chiens, tyrans, ce ne sont pas ici des personnes –humaines, non humaines, inhumaines– mais des figures, des projections, des forces qui sont aussi des formes.

Débat métaphysique entre le cinéaste Leos Carax et son compère Monsieur Merde (Denis Lavant), tandis que le chien n’en pense pas moins. | Les Films du Losange

Selon l’envoutante sarabande, des associations sensibles surgissent et se font signe de multiples figures enfantées par les grands écrans de ses désirs et de ses angoisses. Jusqu’à cette terrible et à jamais troublante enfant prénommée «Annette», qu’emporte vers un horizon obscur le rythme endiablé de David Bowie.

Le temps sort de ses gonds, Hamlet l’avait bien dit, et Paul B. Preciado après lui. Il faut, il faudrait, il y a urgence et douleur et beauté impérative et salvatrice à changer de regard. Ce déboîtement, c’est l’histoire avec sa grande hache, c’est aussi la fiction, qui opprime et qui libère.

Moment exceptionnel du dernier Festival de Cannes, le film ne laisse pas en repos, ne tient pas en place, ne rassure jamais. Ce serait comme une prière, incandescente et lascive, secouée de sanglots, et quand même d’espoir logé au sein même du désespoir, comme disait Léo Ferré qui surgit le temps d’un ou deux vingt-quatrièmes de seconde.

Ce n’est pas un film pour tout le monde (mais c’est quoi, un film pour tout le monde?). C’est un film qu’on espèrerait pour chacune et chacun, avec sa propre solitude et des capacités d’aimer encore à explorer. Cela dure, disent le programme et la montre, quarante minutes. Il ne faut pas toujours croire les programmes et les montres.

C’est pas moi
De Leos Carax
Avec Denis Lavant, Kateryna Yuspina, Nastya Golubeva Carax, Loreta Juodkaite, Anna-Isabel Siefken, Petr Anevskii, Bianca Maddaluno, Leos Carax
Durée: 41 minutes
Sortie le 12 juin 2024

«Les Premiers jours» de Stéphane Breton

C’est, tout de suite, un combat épique. Celui d’un homme seul contre l’océan, pour lui arracher violemment des brassées d’algues. Les roches coupent. Les vagues sont brutales. La mer est sale, polluée. Une musique envoutante et troublante se mêle à la grande voix du ressac.

Déjà presque tout est là, même si on ira de surprise en surprise, de changement de ton et de rythme tout au long du film. D’autres humains, des machines rouillées, des abris de fortune, toujours à proximité de cette côte nourricière et meurtrière, dont on ne saura ni le nom ni l’emplacement –du moins jusqu’au générique de fin.

À la crête des rochers, le combat brutal de l’homme qui arrache à la mer les conditions d’une vie précaire. | Dean Medias

Ils et elles, mais il y a surtout des hommes, travaillent, se battent avec les éléments et la matière. Organisent les paquets, le transport. Pas un mot ou presque. Mais des dialogues de mains et de pierres, de bras et d’algues, de regards et de métal. Des jeux utiles ou de pure poésie, en un mouvement que portent ces notes entêtantes, et les sons des choses. (…)

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«Chambre 999», «The Old Oak», «(A)nnées en parenthèses 2020-2022», les accordéons du temps

Le lyrisme, l’histoire et les signes.Bien lire ce qui figure sur la bannière des mineurs.

L’avenir du cinéma, la situation sociale en Angleterre, le Covid, la liberté… Sur des thèmes ô combien différents, Lubna Playoust, Ken Loach et Hejer Charf empruntent des chemins singuliers qui font résonner le passé et le présent.

Que le cinéma soit un véhicule permettant de voyager dans le temps, on le sait depuis longtemps. Cela ne change rien à l’émerveillement suscité par l’infinie diversité des moyens employés par ces expéditions en images et sons, qui organisent des virées dans le passé pour un peu éclairer le présent, ébaucher un fragment d’avenir.Fiction associant mémoire de luttes ouvrières et situation de migrants actuels, dispositif questionnant, sous un éclairage venu de quarante ans plus tôt, l’état actuel et à venir du cinéma, montage poétique d’éclats issus de la période des confinements sont cette semaine trois procédés parfaitement différents qui, chacun, recèlent des puissances d’émotion, d’imagination et de compréhension.

«Chambre 999», de Lubna Playoust

Il faut, d’abord, en rire. Durant le Festival de Cannes 1982, Wim Wenders installait successivement, devant la même caméra, seize des réalisateurs présents sur la Croisette, et leur demandait de répondre à la question «Le cinéma est-il un langage en train de se perdre, un art qui va mourir?». Cette question était d’emblée placée sous un signe funeste, énoncé en préambule par l’auteur des Ailes du désir, avec la symbolique d’un vieil arbre qui, disait-il, était né avant le cinéma et serait encore là quand celui-ci serait mort. L’arbre est aujourd’hui coupé, mais le cinéma…

Ce n’est pas que le cinéma n’est pas mort, c’est qu’il va très bien. Qu’on fait plus de films que jamais. Et que ces films sont vus par plus de gens que jamais. Et même que, dans le monde, on ouvre plus de salles de cinéma qu’on n’en ferme, même si les films sont aujourd’hui davantage vus ailleurs que dans des salles. Bref, que cette sempiternelle affaire de la mort du cinéma est, prise au pied de la lettre, une vaste blague. Quand bien même elle aura servi à poser d’utiles questions et à manifester une attention inquiète à un être aimé.

Reprenant le dispositif de Wim Wenders quarante ans après –quarante ans! On voit combien le septième art était moribond en 1982–, la jeune réalisatrice Lubna Playoust installe à son tour une caméra dans une chambre d’un palace cannois, pendant l’édition 2022 du festival. Elle y convie deux fois plus de cinéastes invités sur la Croisette pour répondre à la même question.

Le contexte du moment (montée en puissance des plateformes de streaming et pandémie de Covid) s’y prêtait, avec les discours catastrophistes dont se repaissent les chroniqueurs ignorants qui adorent les mauvaises nouvelles. Fort heureusement, ce que font de la question les trente intervenants du film de Luna Playoust est autrement riche et réjouissant qu’une battle entre pessimistes nostalgiques et optimistes volontaristes. Et c’est ce qui permet la réussite de ce qui s’avère non l’enregistrement d’une enquête d’opinion, mais un véritable film. Soit un espace-temps où les corps et les visages, les voix et les silences, la durée et le hors champ comptent autant que ce qui s’énonce.

Le plus important de ce qui éclot dans la chambre 999, ce ne sont pas les avis et les pronostics sur le présent et l’avenir du cinéma. Outre le côté réjouissant de s’inquiéter autant pour ce qui se porte si bien –ce qui ne signifie pas du tout qu’il faudrait cesser d’en prendre soin, au contraire!–, le meilleur de ce que disent David Cronenberg et Claire Denis, Cristian Mungiu et Olivier Assayas, Alice Rohrwacher et Baz Luhrmann, Arnaud Desplechin, Kirill Serebrennikov, Clément Cogitore, Ayo Akingbade et les autres, tient à l’assemblage de leurs interventions.

Il s’y éprouve la puissance d’un dispositif rhétorique pour faire réfléchir chaque spectatrice et spectateur. Ce dispositif désintègre le risque de se trouver soumis à un surplomb d’expert, grâce à l’artifice assumé de la situation et à la saine fragilité de celles et ceux qui s’y sont prêtés.

C’est un remarquable exercice de démocratie efficace, pas entre les membres de la communauté qui s’exprime, mais à l’attention de celle devant l’écran.

Ce que déroule Chambre 999, c’est la richesse d’un miroitement de points de vue tenus, à égalité, par des grandes figures et des jeunes arrivants, avec l’énergie singulière de chacune et chacun. Il y a mieux. Un tel procédé pouvait être une accumulation étouffante sur un sujet finalement pas majeur. C’est au contraire un remarquable exercice de démocratie efficace, pas entre les membres de la communauté qui s’exprime à l’écran, mais à l’attention de celle, autrement plus vaste et plus importante, susceptible de se trouver devant cet écran.

Bien sûr que le film est consacré à l’état du cinéma, et bien sûr que le thème compte beaucoup pour celles et ceux qui parlent (et pour celui qui écrit ces lignes). Mais la véritable expérience singulière, efficace, agissante, ludique et stimulante, c’est celle de l’organisation d’une multiplicité de points de vue où se mêlent explicitement affects, opinions, engagements, savoirs. Et cela est bien précieux, bien au-delà du cas du cinéma, aujourd’hui plus que jamais peut-être.

Chambre 999 de Lubna Playoust. Durée: 1h25.  Sortie le 25 octobre 2023

Séances

«The Old Oak», de Ken Loach

Là aussi il y a un vieil arbre, le chêne qui donne son nom au pub qui sera au centre de l’histoire. Mais celui-là n’a non seulement pas été coupé mais, aussi abîmé soit-il, il trouvera moyen de repousser, grâce à une greffe singulière.

Présenté à la fin du dernier Festival de Cannes, un peu à la sauvette –ce qui est très injuste–, The Old Oak s’inscrit dans le droit fil des deux précédents films de Ken Loach, tournés dans la même région du nord-est de l’Angleterre, jadis terre de mineurs et de solidarité ouvrière.

Situé en 2016, au plus fort de l’arrivée de réfugiés syriens fuyant la terreur infligée à son peuple par le régime de Bachar el-Assad, le film se déroule dans une ancienne ville minière du comté de Durham, riche d’un puissant héritage syndical mais tombé dans la détresse, le désespoir et les tentations de la version locale du racisme et du fascisme dont on connait ailleurs de multiples autres traductions.

Là débarquent au début du film quelques familles de réfugiés, attisant les colères, les rejets, mais aussi les mouvement d’entraide. Aux côtés du tenancier du pub qui donne donc son nom au film et d’une jeune photographe syrienne, The Old Oak suit les méandres et les possibilités que se rencontrent, ou pas, la mémoire écrasée par l’époque Thatcher et ses suites, et les possibilités d’intégration de migrants dans une société déjà en grande détresse.

Grâce aussi aux archives de la vie ouvrière, que le cinéaste avait déjà mis en valeur par le passé avec des documentaires (Les Dockers de Liverpool, L’Esprit de 45) et à la présence physique de ces hommes et femmes des quartiers pauvres d’une Angleterre à l’abandon, The Old Oak réussit à rendre très charnel, très vécu, ce récit au service d’engagements nécessaires.

À l’enseigne du vieux chêne se rejoignent des personnes aux histoires différentes. | Le Pacte

Ainsi, autour des pintes locales et des plats venus de l’autre côté de la Méditerranée, selon des cheminements où des grands sujets savent trouver des traductions concrètes et quotidiennes, la question du maintien de l’espoir face aux catastrophes actuelles et à venir est ouvertement posée.

The Old Oak de Ken Loach avec Dave Turner, Ebla Mari, Claire Rodgerson, Trevor Fox

Durée: 1h53. Sortie le 25 octobre 2023

Séances

«(A)nnées en parenthèses 2020-2022», de Hejer Charf

C’était… c’était un poème filmé, étonnamment vivant quand la mort le traverse et le scande.

Au début des deux ans de réclusion plus ou moins permanente par fait de pandémie, Hejer Charf, cinéaste d’origine tunisienne installée à Montréal, demandait à des amis de lui envoyer des images, des sons, des mots. À ces envois, elle entretisse des souvenirs, des extraits de l’actualité vue à la télévision, des fragments de rencontres. (…)

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«Les Ombres persanes», «De nos jours…», «Navigators»: du bonheur de voir double

Entre l’ex-actrice Sangwon jouée par l’actrice Kim Min-hee et le chat Nous, des rapports assymétriques qui réfractent de mutiples autres relations (De nos jours…). 

Chacun à sa façon, les films de Mani Haghighi, Hong Sang-soo et Noah Teichner se déploient à partir des effets multiples et féconds d’un dédoublement.

Les sorties cinéma de ce mercredi 19 juillet sont dominées par deux propositions hollywoodiennes très spectaculaires, Oppenheimer de Christopher Nolan et Barbie de Greta Gerwig, sur lesquelles on reviendra. Mais pour que cette paire d’impétrants blockbusters n’occulte pas la totalité du paysage, il convient de porter aussi attention à trois autres nouveautés.

Elles ont la curieuse particularité d’être toutes les trois conçues sur la base d’un dédoublement, avec des effets aussi féconds que différents. Mais elles ont au moins ce point commun d’y trouver une énergie poétique, une puissance de trouble qui mérite notre attention et distille de singuliers plaisirs.

«Les Ombres persanes» de Mani Haghihi

Le cinéaste iranien Mani Haghighi est un adepte des coups de force scénaristiques qui lancent des fictions aux développements inattendus et riches de suggestion.

C’était le cas du grand rocher qui bloquait une route de montagne dans Men at Work (2006), de la décision inexpliquée d’un couple de distribuer des liasses de billets dans une région déshéritée dans Modest Reception (2012), du dragon supposé assoupi au fond d’une vallée où s’est réfugié un dissident dans Valley of Stars (2016), ou encore du tueur en série de réalisateurs dans Pig (2018).

Il faudra quelques séquences pour comprendre, comme le font peu à peu les personnages, la situation très originale cette fois mobilisée. Original, le motif du double? Les fictions, livres ou films en connaissent de multiples exemples. Mais, sauf erreur, il est sans exemple que les deux membres d’un couple se trouvent rencontrer un autre couple composé de leurs exacts sosies.

Les individus A1 et B1 (la femme et l’homme du couple 1, Farzaneh et Jalal) croiseront, d’abord sans comprendre, les individus A2 et B2, Bila et Mohsen. Séparément, selon plusieurs des possibles configurations: A1 voit B2, A2 rencontre B1, B1 et B2 se font face, B1 fait croire à A2 qu’elle est B2, etc.

Cette situation fantastique est filmée avec aplomb comme étant réaliste. Elle se déploie au sein d’une fiction dont les codes semblent ceux d’un certain cinéma iranien psycho-moraliste qui doit presque tout à son scénario, exemplairement celui d’Asghar Farhadi, qui, depuis l’Oscar d’Une Séparation, compte beaucoup d’épigones dans son pays.

Farzaneh ou Bila, Jalal ou Mohsen, mais assurément Taraneh Alidoosti et Navid Mohammadzadeh. | Diaphana

Mais semblable dispositif, qui décale les codes du drame sociétal à propos de deux couples par ailleurs différents quant à leur situation familiale (l’un a un enfant, l’autre ne peut pas en avoir), matérielle et affective, vaut mieux qu’un commentaire ironique des codes de ce genre –de la part d’un cinéaste qui a aussi été le scénariste d’Asghar Farhadi à ses débuts.

Une actrice, un acteur et les sortilèges de l’artifice

Cela se joue presqu’entièrement grâce au parti pris de ne pas fournir d’indices visibles permettant au spectateur de différencier des personnages physiquement identiques. Dès lors, s’éveille une forme d’attention et de trouble, alimenté par la très remarquable contribution des deux interprètes, Taraneh Alidoosti et Navid Mohammadzadeh.

Il et elle sont d’ailleurs deux des principales figures d’une nouvelle génération de comédiens du cinéma iranien. Ils figuraient déjà dans Leila et ses frères de Saed Roustaee, un des événements du Festival de Cannes 2022 –Taraneh Alidoosti ayant aussi été en pointe au cours du mouvement «Femme, vie, liberté» qui s’est déroulé en Iran durant l’automne 2022.

Grâce à leur interprétation, Les Ombres persanes devient ainsi une méditation sur le jeu d’acteur et d’actrice, par quoi passe ou ne passe pas la singularité des personnages, au-delà des habituels et conventionnels signes de reconnaissances corporels, vestimentaires, mais aussi psychologiques ou comportementaux.

Cette approche, qui conservera sa part de mystère, s’associe à celle sur le couple, ou plus généralement sur ce qui rend possible ou pas que deux humains s’apparient. Les clivages genrés, dans leurs formes propres à la société iranienne, comme de manière plus générale, y prennent un relief singulier.

Sous un déluge permanent, les situations quotidiennes comme les crises extrêmes prennent une dimension mythologique. | Diaphana

Et c’est du cœur même de ce trouble savamment entretenu, alors que se multiplient péripéties et coups de théâtre, que peut naître une émotion à la fois très simple et très intense, à propos de ce que vont éprouver l’un pour l’autre la femme du couple 1 et l’homme du couple 2.

Cela pourrait être complètement artificiel. En fait, c’est complètement artificiel quant aux moyens narratifs mobilisés, et pourtant, sous la pluie battante qui noie constamment ce film dont la plupart des scènes ont lieu dans la pénombre, c’est une lumière simple et vive qui s’allume, et continue de briller.

Les Ombres persanes de Mani Haghighi avec Taraneh Alidoosti, Navid Mohammadzadeh

Séances

Durée: 1h47   Sortie le 19 juillet 2023

«De nos jours…» de Hong Sang-soo

Dans une succession de chroniques attentives, à la fois tendres, lucides et parfois cruelles, sur ce qui se joue dans le quotidien des gestes, des mots et des silences entre les humains, Hong Sang-soo n’a jamais cessé d’explorer simultanément les possibilités formelles de la narration cinématographique.

Depuis son premier film il y a près de trente ans, Le Jour où le cochon est tombé dans le puits (1996), qui entrelaçait quatre histoires chacune centrée sur un personnage, ses vingt-sept longs métrages sont tous également des expériences narratives.

Avec le dernier en date, il met en place un dispositif particulier, composé de deux récits distincts, mais possédant de multiples caractéristiques communes, et dont les scènes alternent.

Il y aura donc l’appartement de la jeune femme qui accueille sa cousine actrice, revenue de l’étranger où elle est partie étudier l’architecture, et dans lequel débarque une apprentie comédienne. Et il y aura l’appartement d’un poète vieillissant, à qui une étudiante qui est aussi sa nièce consacre un documentaire, et chez qui débarque un apprenti comédien venu prendre auprès de lui quelques leçons de sagesse.

D’un lieu à l’autre, d’un trio à l’autre, des situations similaires vont se succéder, déployant une très subtile irisation de variations, qui relèvent parfois du pur jeu et parfois de notations sensibles et émouvantes.

La maîtresse des lieux, et du chat Nous, entourée de la jeune apprentie actrice et de sa cousine devenue architecte, triangle aux sommets instables et inégaux (Park Mi-so, Song Seon-mi, Kim Min-hee). | Capricci Films

Un suspense traverse chaque situation, ici avec la disparition du chat dans la première et là la capacité ou pas du poète à résister à la tentation de boire et fumer, ce que lui interdit son état de santé. Il y aura ici et là une guitare, des nouilles pimentées, des questions sur le sens de la vie, et de multiples jeux de séduction, de domination feutrée, de dépendance revendiquée, d’actes d’indépendance ou de remise en question.

Recadrages, croquettes et jeux de main

Le cinéaste sud-coréen est célèbre entre autres pour son usage très personnel des zooms, qui opèrent cette fois à nouveau de manière ludique et significative. Mais c’est tout le film qui est construit sur de constants recadrages, le plus souvent effectués par un(e) des protagonistes vis-à-vis des autres. (…)

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«Sept hivers à Téhéran», les saisons de l’injustice

Reyhaneh au tribunal, sous la menace mortelle d’une double vengeance, publique et privée.

Grâce au montage d’éléments très variés, le documentaire de Steffi Niederzoll devient récit à suspens doublé d’un bouleversant réquisitoire contre un État répressif et misogyne.

Il y aura bientôt dix ans que cette affaire est devenue (un peu) célèbre. Tant de choses se sont produites depuis, y compris en Iran, qu’on a ensuite perdu le souvenir de Reyhaneh Jabbari et de sa terrible histoire.

Et voici qu’elle est bien là, tout de suite. Elle est là grâce à sa voix, enregistrée au téléphone, elle est là grâce à ses mots, dits par une autre, elle est là grâce à des images d’elle, avant.

Des images d’elle sur les vidéos souvenirs de moments parmi les siens, quand elle était l’aînée de trois sœurs élevées à Téhéran par un couple de parents aimants, et bien décidés à ne pas enfermer leurs filles dans les contraintes que la société et la loi imposent, en Iran, aux humains de genre féminin.

Coupable de ne pas s’être laissé violer

Jusqu’au jour de 2007 où un homme attire la jeune femme dans un appartement sous prétexte de lui proposer un travail, et tente de la violer. Un coup de couteau lui permet de se sauver. Mais le type en question meurt, et il s’avèrera qu’il occupait un poste important dans les services de sécurité.

Contre une femme qui ne s’est pas laissé faire, contre une personne qui ne s’est pas soumise à un représentant de son ordre, la vengeance de l’État sera terrible. Ce pourrait être un scénario de fiction, c’est la chronique documentée d’une affaire tragiquement réelle.

Choisie par la famille Jabbari, dont la plupart des membres sont désormais en exil, la jeune réalisatrice allemande Steffi Niederzoll a reçu d’elle les nombreux enregistrements, images et sons, et documents, textes, lettres, photos, accumulés durant les sept années qui ont suivi l’arrestation de Reyhaneh.

Le film est un montage qui comprend également d’autres images d’archives, des plans tournés clandestinement en Iran aujourd’hui, des extraits de programmes télévisés, des témoignages face caméra, une maquette d’une des prisons où a été incarcérée la jeune femme.

Shole Pakravan, la mère de Reyhaneh, devant la maquette de cellules semblables à celle où fut incarcérée sa fille. | Nour Films

Cette hétérogénéité des matériaux visuels, et aussi sonores –où la véritable voix de la prisonnière alterne avec celle de l’actrice Zar Amir Ebrahimi, qui eut elle aussi affaire aux tribunaux de son pays–, produit un puissant effet.

Sept hivers à Téhéran est en effet à la fois un suspens intense, une chronique du déroulement d’une affaire suscitant de multiples échos, pas seulement à propos de l’Iran, et une constante invitation à interroger ce qu’on voit et ce qu’on entend. (…)

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«À vendredi, Robinson», une jeune brise et deux vagues longues

Dans l’ombre portée de deux mémoires qui s’ignorent et pourtant se répondent, des clés ouvrent sur d’improbables et fécondes correspondances.

Entre Jean-Luc Godard et le patriarche du cinéma iranien Ebrahim Golestan, Mitra Farahani déclenche une circulation de signes ludiques et mélancoliques, aux bifurcations et rebondissements imprévisibles, émouvants et savoureux.

Cette critique a été écrite avant la mort de Jean-Luc Godard. Nous n’avons pas jugé nécessaire de la modifier après l’annonce de son décès.

Cela semble d’abord un projet absurde, cet échange de messages entre un vieil aristocrate persan exilé dans un palais de la campagne anglaise et l’ermite helvète le plus célèbre du cinéma mondial.

Dans son manoir qui semble un décor sorti de La Belle et la Bête, Ebrahim Golestan aujourd’hui centenaire, qui fut une figure majeure de la production en Iran à l’époque du Shah et a signé plusieurs films importants de cette période, accède à la sollicitation de sa jeune compatriote, elle aussi exilée en Europe, Mitra Farahani, de dialoguer avec Jean-Luc Godard.

Lequel, aussi singulier que cela puisse paraître (on doute qu’il ait jamais entendu parler de Golestan auparavant), répond: «Pourquoi pas?» Et fait illico ce qu’il sait si bien faire: il invente un protocole cadrant leur échange de mails hebdomadaire, et y associe un jeu sur les mots, dont le titre garde la trace. Cela durera sept ans.

La caméra est souvent dans le château anglais, plus rarement dans le petit logis suisse. Godard envoie des énigmes, des images, des aphorismes. Golestan commente, digresse, s’occupe de sa santé, joue à se disputer avec sa femme, évoque des souvenirs.

Ce n’est ni un dialogue, ni un double portrait, encore moins une comparaison. Alors quoi?

La dérègle du je

Disons, comme approximation à propos d’une proposition vigoureusement inclassable: un jeu étrange dont chacun.e des trois cinéastes, celle à qui on doit Fifi hurle de joie, l’auteur de La Brique et le miroir qui fut en 1964 une des prémices du nouveau cinéma iranien, et le signataire du récent Le Livre d’image invente les règles qui lui agréent, trace son chemin grâce à ce que montrent et cachent les deux autres, grâce à ce qu’ils et elle disent et taisent.

Ebrahim Golestan, artiste et châtelain de droit divin, prompt à cultiver son personnage. | Carlotta Films

Déroutant de prime abord, À vendredi, Robinson se déploie peu à peu de manière ludique et mélancolique, méditation à trois voix, chacune dans son registre, où la réalisatrice détient bien sûr quelques bribes du dernier mot –mais où il apparaît que ce n’est franchement pas la question.

La «question», le jeu mystérieux et farceur où rôdent de multiples ombres, dont celles de la vieillesse et de la mort de ces deux messieurs nonagénaires qui ont bien voulu de cette partie avec la jeune femme, est justement du côté des, ou du langage.

Ce langage auquel, toujours pas à bout de souffle, JLG entreprenait de dire adieu il y a huit ans. C’était juste au moment où il commençait à dialoguer à distance avec Robinson Golestan.
Jean-Luc Godard, chercheur d’ombres et lumières. | Carlotta Films

Mais on ne se débarrasse pas si facilement du langage. Dans le film, il est là, multiple et plein de résonances, langage des images et langages de la mémoire, langage des corps et langages des idiomes, langage de la musique et langages des mythes, langage du montage et langage des variations sonores. Les signes sont toujours parmi nous, qu’on le veuille ou pas. (…)

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«Babi Yar. Contexte», moment-clé de la tragédie humaine

Au nord-ouest de Kiyv, le ravin de Babi Yar, où a eu lieu le pire massacre de la Shoah par balles.

Composé d’images d’archives, le nouveau film de Sergei Loznitsa déploie une réflexion autour d’un gigantesque massacre durant la Seconde Guerre mondiale dont la résonance avec l’actualité est inévitable.

L’Ukraine sous un déluge de feu. Les villages brûlés, les exécutions sommaires, les civils contraints de fuir les bombardements. Impossible de voir les premières images du nouveau film de Sergei Loznitsa sans avoir à l’esprit l’actualité. Elle n’était pourtant pas la même au moment où Babi Yar. Contexte a été composé.

Ces images ont été tournées il y a quatre-vingt-un ans, lors du déclenchement de l’Opération Barbarossa, l’invasion de l’Union soviétique par les armées hitlériennes. Elles ont ensuite été montées pour ce film en 2021, à un moment où une partie de l’Ukraine était certes déjà sous occupation des sbires de Vladimir Poutine, mais où les images mentales associées aux scènes de destruction ne pouvaient être les mêmes qu’aujourd’hui.

 

Babi Yar. Contexte concerne une tragédie historique précise, à savoir le massacre à proximité de Kiev de 33.771 Juifs par des SS secondés par des supplétifs ukrainiens, les 29 et 30 septembre 1941. À aucun moment il n’est question de relativiser ce crime, moins encore de l’instrumentaliser au service de quelque proposition ou réflexion plus générale.

C’est au contraire en abordant avec rigueur et gravité la factualité de ce qu’on sait et de ce qu’on ignore, de ce qu’on peut et de ce qu’on ne peut pas voir, que la nouvelle œuvre du cinéaste d’Austerlitz, de Maidan et de Dans la brume, mobilise dans un même élan l’évocation d’un événement spécifique et des interrogations nécessaires sur le rapport au passé.

De la nature des images

Ces interrogations concernent en particulier la nature des images (d’alors comme d’aujourd’hui) qui sont montrées, et ce qu’il est possible d’en faire. Envahies par les troupes allemandes, l’Ukraine est représentée successivement comme martyre et résistante. On la voit accueillir avec enthousiasme la Wehrmacht puis le bourreau de la Pologne Hans Frank. Puis célébrer dans la liesse le retour de l’Armée rouge.

Qui sont ces gens? Les images ne savent pas cela, mais elles savent ceci: ce sont des gens, comme nous. Il s’agit dans tous les cas d’images de propagande, ce qui ne dit rien de la nature des causes qu’elles prétendent promouvoir. Il s’agit toujours de mises en scène, ce qui ne signifie évidemment pas que les actes montrés n’ont pas eu lieu.

 

À Lvov après l’arrivée des troupes allemandes. | Crédit photo: Dulac Distribution

Qui arrache le portrait de Staline et pourquoi? Qui pose les affiches à la gloire d’Hitler et qui finira ensuite par les arracher? Qui sont ces habitants qui tabassent sauvagement des juifs pris au hasard dans les rues de Lvov en URSS –qui s’appellera ensuite Lemberg sous la domination allemande et qui se nomme aujourd’hui Lviv?

L’avant et l’après du massacre

Dans le titre, «contexte» signifie que le travail de montage d’archives (accompagné sans un mot de commentaire mais avec une bande son composée essentiellement des bruits) propose une perception de ce qui existe comme traces visuelles d’un massacre qui n’a été ni filmé, ni photographié.

On assiste à l’avant et à l’après de ce massacre, à parts égales (chaque partie dure une heure). Au milieu, ce moment invisible et qui habite l’entièreté de l’œuvre: le déchainement d’une violence de masse extrême mais artisanale par opposition à la mort industrialisée des camps d’extermination qu’a été la Shoah par balles, dont l’Ukraine a été le principal théâtre et dont Babi Yar reste l’exemple le plus massif.

On verra quelques images du lieu, cette ravine près de la ville, et on verra aussi ce qu’en a fait ensuite le pouvoir soviétique: un procès et un effacement. Ce procès de quelques uns des meurtriers nazis a pour sa part été amplement filmé[1], tout comme les pendaisons qui s’en sont suivies.

 

Au procès, le témoignage d’une des très rares survivantes du massacre de Babi Yar. | Crédit photo: Dulac Distribution

On y entend notamment le témoignage d’une survivante miraculeusement rescapée, très précise quant au déroulement des événements, comme l’est aussi un jeune SS qui a pris part à la tuerie. Les mots énoncés sont ici non des preuves, mais des traces, qui ont aussi leur place dans ce puzzle fatalement incomplet. Et de même que la rhétorique officielle soviétique aura méthodiquement noyé le génocide des juifs dans l’ensemble des crimes du nazisme, le lieu de Babi Yar sera recouvert par un projet immobilier au début des années 1950, faisant disparaître la quasi-totalité des traces matérielles du meurtre de masse.

Il semble que seule la visite sur les lieux, juste après la retraite allemande, d’une équipe de journalistes américains en novembre 1943 en ait gardé des traces visuelles. Mais il est d’autres sortes de traces: le film accueille ainsi le texte foudroyant, mi-poème funèbre mi-rapport factuel, de Vassili Grossman «Il n’y a plus de Juifs en Ukraine»[2].

Un film pour des spectateurs

Le travail de Loznitsa, cinéaste à part entière travaillant donc aussi bien ce qu’on appelle «fiction», «documentaire», «film essai» ou «film de montage», vise à susciter des émotions et des interrogations en même temps qu’à donner accès à des éléments factuels. Il utilise des méthodes différentes de celles des policiers, des juges d’instruction, des journalistes et des historiens. (…)

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1 — Les images de ce procès ont fourni la matière d’un autre film de Loznitsa, The Kiev Trial, qui a été présenté au Festival de Venise cette année. Retourner à l’article

2 — Publié dans Carnets de guerre, de Moscou à Berlin 1941-1945. Retourner à l’article

Sergei Loznitsa : « Chaque film est comme un théorème que je dois prouver »

En un peu plus de 20 ans et quelque 25 films de longueurs et de natures très différentes, Sergei Loznitsa a construit à la fois une œuvre de cinéma essentielle dans le paysage contemporain et une sorte de machine à comprendre le présent, aussi unique qu’impressionnante par sa capacité éclairante. Entretien fleuve à l’occasion de la sortie en salle le 14 septembre de Babi Yar : Context, montage d’archives concernant le massacre des Juifs par les nazis fin septembre 1941 près de Kyiv.

Le 14 septembre sort en salles le nouveau film de Sergei Loznitsa, Babi Yar : Context, montage d’archives concernant le massacre des Juifs par les nazis fin septembre 1941 près de Kyiv. Nouveau film ? Loznitsa en a depuis terminé deux autres, respectivement présentés au festival Cinéma du Réel (Mr. Landsbergis) et au Festival de Cannes (L’Histoire naturelle de la destruction). Et Babi Yar : Context fait lui-même partie d’un projet au long cours, très représentatif du travail du cinéaste ukrainien. En un peu plus de 20 ans et quelque 25 films de longueurs et de natures très différentes, Loznitsa a construit à la fois une œuvre de cinéma essentielle dans le paysage contemporain et une sorte de machine à comprendre le présent, aussi unique qu’impressionnante par sa capacité éclairante. D’abord formé comme scientifique, le réalisateur né en 1964, élevé à Kyiv avant de bénéficier du meilleur de ce que pouvait offrir la formation de l’école de cinéma de Moscou, le VGIK, au début des années 1990, raconte les processus selon lesquels il a développé des méthodes de travail inédites, pour une œuvre prolifique où se combinent documentaires, films de montages et fictions.

Qu’ils concernent la Seconde Guerre mondiale, la société russe passée ou présente, les mouvements d’indépendance des peuples de l’ancienne Europe de l’Est, à commencer par l’Ukraine où il a vécu toute sa jeunesse, ses films sont de constantes invitations à interroger les mécanismes de pouvoir, de soumission, comme les voies possibles d’émancipation et de responsabilité, collective et individuelle. Ces multiples approches mobilisent un considérable savoir historique et politique, mais aussi, mais surtout, une sensibilité inventive dans la composition des séquences et l’organisation des plans, qui font de ce cinéaste complet un maître incontesté du montage. L’ensemble des savoirs et des talents mobilisés par Loznitsa vise assurément à rendre mieux compréhensibles des événements et des situations, mais surtout à interroger, aujourd’hui, les regards, les habitudes, les conformismes et les aveuglements.

Extrêmement présent à toutes les étapes de la fabrication de ses films, cherchant constamment à développer de nouvelles ressources du langage cinématographique, Sergei Loznitsa raconte au cours de l’entretien qui suit sa manière d’associer procédures scientifiques et intuition, exigence théorique personnelle et bonheur fécond du travail en commun, tout en mettant en évidence l’immense diversité des références qui l’inspirent et l’aident à frayer son chemin avec autant d’originalité et de force. Esprit rétif à toutes les formes d’embrigadement, cet artiste qui s’est construit dans le refus de la chape de plomb soviétique incarne au cœur des défis et conflits actuels la revendication d’un humanisme sans frontière, nourri d’une immense inquiétude face à la marche du monde.  J.-M.F.

Si quelqu’un vous demandait où vous vivez maintenant, que répondriez-vous ?
(Rires). C’est difficile à dire. Aujourd’hui, je suis à Berlin, demain je m’envole pour la Lituanie, puis je retourne en Allemagne, puis je vais à Majorque, et ensuite à Sarajevo[1]… Je vis régulièrement à Berlin, mais ces deux dernières années, j’ai passé la plupart de mon temps à Vilnius, où j’ai réalisé trois films. Et l’automne prochain, je serai là-bas pour travailler sur une pièce de théâtre, et pour réaliser d’autres films. Je vais aussi souvent à Bucarest et à Kyiv. Je suppose donc que la réponse à votre question est que je vis en Europe.

Mettre en scène une pièce de théâtre ? C’est quelque chose de nouveau pour vous…
En effet, je n’avais jamais pensé que cela arriverait. Pendant deux ans, le directeur du théâtre a essayé de me faire diriger une pièce, il m’a proposé de travailler avec Jonathan Littell sur son roman Les Bienveillantes. J’ai finalement décidé de tenter le coup, je crois avoir trouvé le moyen de porter à la scène cette immense œuvre littéraire.

Vous avez été élevé en Ukraine (qui faisait alors partie de l’Union soviétique), vous avez reçu une formation de cinéaste et avez commencé votre carrière cinématographique en Russie, vous vivez maintenant en Allemagne. Dans quelle mesure diriez-vous que les pays auxquels vous appartenez — si « appartenir » signifie quelque chose — sont importants pour ce que vous faites ?
Où que je sois, je suis entouré de livres, et je suis avec mon ordinateur. En fin de compte, je suppose qu’ils constituent mon pays. Je pourrais être presque n’importe où tant que j’ai cet environnement et tant que je peux continuer à faire mon travail. J’essaie d’être là où je peux faire mes films dans les conditions les moins dérangeantes, et c’est tout. Berlin est très pratique et accueillante, c’est donc un bon camp de base, mais si quelque chose rendait les choses plus difficiles, je déménagerais. Je suis comme un Gitan.

Qu’est-ce qui vous a poussé à déménager de Kiyv à Moscou au début des années 1990, puis de Moscou à Berlin au début des années 2000 ?
J’ai passé mes 27 premières années à Kiyv, mais après cela, j’ai décidé d’aller de l’avant, de changer de domaine de travail pour entrer dans le monde du cinéma, ce qui était complètement nouveau pour moi. C’était un mouvement tout à fait intuitif. Et puis j’ai passé huit ans dans une école de cinéma, ce qui est énorme. Ce n’est qu’après avoir réalisé mon troisième film, en 2000, que j’ai enfin été sûr que c’était ce que je devais faire, que j’avais pris la bonne direction. Après cela, j’ai continué à déménager là où cela me semblait être l’endroit le plus approprié pour réaliser mes prochains films. Ce qui m’a amené assez rapidement à quitter Moscou pour Berlin : c’est à ce moment-là que j’ai compris ce qui allait se passer en Russie et que nous voyons malheureusement aujourd’hui sous un jour terrible. Aller en Ukraine à ce moment-là n’était pas vraiment une option, il n’y avait pratiquement pas de cinéma ukrainien à l’époque. Le fait de m’être installé en Allemagne, d’où j’ai beaucoup voyagé, m’a permis de réaliser un ou deux films par an.

Vous avez étudié et commencé à travailler dans un domaine scientifique de haut niveau, les mathématiques, la cybernétique, les processus de décision. Dans quelle mesure diriez-vous que ces connaissances, ou plus encore cette façon de penser, sont encore présentes dans votre travail de cinéaste ?
La chose fondamentale que j’ai reçue des mathématiques est de traiter des objets qui n’existent pas. Les mathématiques traitent d’êtres idéaux, abstraits, qui aident à comprendre le monde réel et à agir sur lui. Les réalisateurs de films doivent être conscients que ce que nous traitons n’est pas réel, c’est abstrait, c’est artificiel, mais cela interagit avec la réalité, de plusieurs manières. Au lieu d’objets réels et singuliers, les mathématiques travaillent avec des modèles, toujours. Faire un film, c’est aussi construire un modèle. Et comme en mathématiques, le type spécifique de modèle qu’est un film rencontre à un moment donné la réalité, et la réalité lui donne raison ou tort. Les mathématiques et le cinéma sont tous deux des moyens d’essayer de découvrir l’univers, par le biais de modèles (équations dans un cas, films dans l’autre) qui doivent se confronter à la réalité à un moment donné et se révéler corrects ou non.

Diriez-vous que ce que vous venez d’expliquer concerne surtout l’idée de départ, ou le tournage, ou le montage ?
Il s’agit de toutes les étapes de la réalisation. Lorsque je fais un film, j’essaie d’isoler certains thèmes, certains sujets, pour me concentrer sur eux. Cela définit bien sûr la définition du projet, mais aussi la préparation, la phase de préproduction. Ensuite, c’est aussi déterminant dans tous les aspects du tournage. Enfin, cette méthode est également présente lors de la phase du montage, mais avec une dimension différente. Car le montage doit se frayer un chemin à travers deux approches différentes, il doit s’occuper de la narration, qui relève de la littérature, et il doit s’occuper de la composition, qui relève de la musique — sachant que, à sa manière, la musique relève aussi des mathématiques. Seul le cinéma a la possibilité de s’appuyer sur toutes ces approches pour construire une certaine perception et compréhension du monde.

Diriez-vous que c’est la raison pour laquelle vous êtes devenu cinéaste, parmi les nombreuses options qui s’offraient à vous ?
Exactement. J’essaie toujours d’utiliser les possibilités qui n’existent que dans le langage cinématographique pour dire et découvrir quelque chose. Chaque fois que je fais un film, j’essaie de m’approcher de quelque chose d’inconnu pour moi. À sa façon, chaque film est comme un théorème que je dois prouver, comme en mathématiques. Mais la nature de la preuve est différente. Les mathématiques m’aident donc beaucoup. Quand j’étais jeune, j’ai travaillé dans une institution de cybernétique, sur les systèmes experts, où il faut élaborer de nouveaux concepts de communication, en cherchant à être précis dans la description d’éléments factuels dans un langage particulier — il peut s’agir de nos langages communs ainsi que de langages spécifiques conçus pour les machines, ce que nous appelons parfois des programmes. Il y a une chose très importante concernant les langues, toutes les langues : tant que vous êtes parmi ceux qui utilisent une langue spécifique, vous ne pouvez pas voir les défauts, les erreurs, les malentendus. Il faut faire un pas de côté pour en prendre conscience, et c’est ce que font les mathématiques, ou le cinéma, grâce aux modèles.

Vous avez étudié le cinéma au VGIK[2], la célèbre école de cinéma de Moscou. Votre professeur principal était la très bonne réalisatrice géorgienne Nana Djordjadze. Comment définiriez-vous son enseignement, sa touche personnelle au sein du programme du VGIK ?
J’ai postulé deux fois pour devenir étudiant au VGIK, en 1990 et 1991, et j’ai été refusé deux fois. J’étais déjà vieux pour redevenir étudiant. Chaque fois, j’ai été acceptée au premier niveau de l’examen d’entrée, une conversation, et refusé à la deuxième étape, où il fallait écrire un court texte basé sur trois mots imposés, ce qui n’a aucun sens pour moi. Mais lorsque j’ai été refusé la deuxième fois, en 1991, je suis allé voir Nana Djordjaze, qui était l’une des maîtres du VGIK, et je l’ai suppliée de m’accepter comme auditeur libre. Il faut comprendre l’esprit très particulier de cette époque, juste après l’effondrement de l’URSS. Nana Djordjadze était là, à ce poste au VGIK, grâce à cette atmosphère. À l’origine, un autre cinéaste avait été nommé à ce poste, un réalisateur soviétique traditionnel spécialisé dans les films de guerre de propagande, Iouri Ozerov. Mais il a été refusé par les étudiants, un groupe parmi lequel il y avait Sharunas Bartas, et à la place ils ont imposé la nomination de ces deux Géorgiens très créatifs, Irakli Kvirikadze et Nana Djordjaze. Je suis donc allé à la rencontre de cette dernière et je lui ai dit que j’avais déjà 27 ans et que je ne pouvais pas attendre, et elle a accepté. À ce moment, dans de nombreux endroits en Russie et dans l’ancienne Union soviétique, il y avait l’espoir que beaucoup de choses seraient possibles.

Que s’est-il passé pour vous au VGIK ? Avez-vous apprécié cette période de votre vie ?
Enormément ! J’ai donc d’abord été auditeur libre pendant un an et demi, puis j’ai été inclus dans le programme régulier, que j’avais de toute façon pleinement suivi depuis le début. Il y avait là des professeurs incroyablement brillants, dont beaucoup issus de l’ancienne tradition soviétique, des personnes dotées de connaissances étonnantes, d’une immense diversité de culture et d’une volonté d’enseigner, de partager. Je leur suis extrêmement reconnaissant à tous, ils m’ont littéralement fait. J’ai toujours une dette envers eux. Ce que nous avons appris au VGIK n’était pas seulement technique, c’était ce qu’on pourrait appeler un enseignement des humanités : littérature étrangère, littérature russe, histoire de l’art, histoire du théâtre, histoire du cinéma, histoire de la musique, philosophie, théorie de la perception, théorie culturelle… Ah ! Et la composition musicale, nous devions composer des pièces musicales selon les différentes formes classiques. J’utilise encore cela dans certains de mes films, Funérailles d’Etat est basé sur un schéma symphonique, quand d’autres sont plus proches de la sonate ou de la fugue.

Certains cours ont été particulièrement importants pour vous ?
Je me souviens que notre professeur de littérature, Nina Alexandrovna Nossova, a invité pour le premier cours Otar Iosseliani, qui nous a parlé. Il avait lui-même été étudiant au VGIK, son professeur était Alexandre Dovjenko, on sentait donc cette impression de transmission au long cours. C’était vraiment impressionnant. Et pour le deuxième cours, elle a invité Tarkovski ! Elle était vraiment vieille, presque 80 ans, elle trichait sur son âge pour pouvoir continuer à enseigner. Nous avions aussi trois années d’apprentissage du théâtre, deux fois par an nous devions présenter une courte pièce sur scène. Nana Djordjadze avait trouvé pour nous un grand professeur, Stanislav Mitin, qui deviendrait plus tard également réalisateur de films. Grâce à lui, lorsque je suis passé au cinéma de fiction, je savais comment travailler avec des acteurs.

Il y avait aussi une formation plus technique ?
Bien sûr, notamment une merveilleuse professeure pour ce qui concerne le son, Iliana Popova, à qui je dois cette dimension majeure de mes films qu’est ma façon de travailler la bande son. Nous avons passé beaucoup de temps à travailler sur le son des films de Godard, et c’était vraiment productif. J’ai appris le montage avec une femme merveilleuse, qui avait travaillé avec Artavazd Pelechian, Ludmila Petrovna Volkova. Et autant qu’elle le pouvait, Nana Djordjaze a essayé d’inviter des personnes qui avaient également travaillé en dehors de l’Union soviétique, des personnes avec autant d’expériences que possible. Les différents professeurs avaient des idées différentes, des conceptions différentes, et ils se battaient pour elles, ce qui était également très productif en termes d’éducation. Parce que l’éducation ne consiste pas seulement à acquérir un certain nombre de connaissances, mais aussi à remettre en question les êtres humains et l’organisation de la société. À cette époque, le VGIK était vraiment un terrain fertile, j’ai commencé avec Alexei Guerman Jr, Andreï Zviagintsev, Boris Khlebnikov, etc., cela a été le berceau d’une nouvelle génération. Il est si triste que le VGIK tel qu’il était à l’époque n’existe plus. Maintenant les professeurs et les étudiants sont tous embrigadés, ils soutiennent cet horrible régime. Tout l’esprit de liberté et de découverte a été écrasé.

Être étudiant en cinéma implique aussi de regarder beaucoup de films.
Oui, c’était la deuxième dimension majeure de nos études, même si ce n’était pas principalement à l’intérieur du VGIK lui-même. Nous passions des journées entières à l’école de cinéma et, tous les soirs, j’étais au Musée du cinéma, qui venait d’être créé par Naoum Kleiman[3], qui a également eu une influence majeure. Je regardais au moins un film chaque soir, grâce à toutes les grandes rétrospectives des meilleurs réalisateurs du monde entier que Kleiman organisait. Il m’a offert, ainsi qu’à mes camarades de classe, une compréhension incomparable du cinéma. Le Muzei Kino était ma deuxième école, avec le VGIK. Mais il est détruit aujourd’hui.

Je me demande si vous avez été en relation avec une autre cinéaste importante de la génération précédente, Kira Mouratova[4].
C’était une amie très chère ! Je l’ai rencontrée assez tard, en 2010. C’était après une projection de mon film My Joy. Elle était très directe, elle m’a dit « vous êtes meilleur quand vous faites des documentaires » (rires). Elle avait raison, bien sûr, c’était mon premier film de fiction et j’avais fait beaucoup d’erreurs. Par la suite, je lui ai envoyé tous mes nouveaux films, elle était toujours parmi les premiers spectateurs et ses commentaires étaient toujours justes et utiles. Je ne comprends pas pourquoi elle n’est pas plus connue, c’est elle qui a décrit le plus précisément le subconscient soviétique. Personne n’a réussi aussi bien à construire une image de cette incroyable zone sombre dans laquelle des millions et des millions de personnes ont vécu pendant des décennies. Le Syndrome asthénique est un chef-d’œuvre inégalé en la matière. Mais il ne s’agit pas seulement du passé : en 1989, lorsqu’elle a tourné ce film, elle décrivait déjà le monde tel qu’il est aujourd’hui. Le film était à la fois prophétique et hyper-lucide sur la réalité du passé récent. Lorsque je lui ai montré Maïdan, à Odessa où elle vivait, elle s’est mise en colère contre le film, parce qu’elle estimait qu’il encourageait la violence. Pour elle, toute violence déshumanisait les gens. Je vois maintenant à quel point elle avait raison. Dans son dernier long métrage, L’Eternel Retour en 2012, elle a vraiment inventé un nouvel élément du langage cinématographique, ce qui est très rare, en faisant de la qualité du jeu des acteurs un élément de la dramaturgie elle-même. Personne ne l’avait fait auparavant. Bien sûr, elle appartenait à la fois aux cultures russe et ukrainienne, si quelqu’un lui avait demandé de choisir, elle l’aurait regardé comme un fou. Comme un personnage du Syndrome asthénique (rires).

Bien que vous ayez réalisé deux courts métrages auparavant, est-il juste de considérer La Station en 2000 comme votre véritable point de départ en tant que cinéaste ?
Oui, je suis d’accord. À cette époque, je n’analysais pas ce que je faisais, je suivais simplement mon intuition. Ainsi, avec Pavel Kostomarov, un très bon caméraman, j’ai décidé de partir en voyage à travers la Russie, sans aucune idée préconçue. J’étais sûr de trouver des situations intéressantes qui mériteraient de tourner un film. Et en fait, je pense toujours que c’est la meilleure façon de procéder pour un documentaire : la réalité déclenche l’idée. Et pour cela, la Russie était, et est probablement toujours, un extraordinaire terrain de recherche, en raison de sa taille et de la variété des modes de vie que l’on peut rencontrer.
En Russie, des gens vivent à différentes époques, physiquement et mentalement, certains vivent au Moyen-Âge, d’autres à l’ère industrielle, d’autres encore à l’ère technologique postmoderne. Quoi qu’il en soit, Pavel et moi voyagions en train, à un moment donné, nous nous sommes arrêtés dans une petite ville, à environ 100 kilomètres de Saint-Pétersbourg, pour changer de train. Mais le train que nous attendions a été annulé, et nous sommes restés coincés là, sans même être dans une gare normale : la gare avait brûlé, elle était en ruines. Cela se passait en hiver, avec beaucoup de neige tout autour, et nous étions là, au milieu de nulle part, quand j’ai vu des gens se rendre dans un bâtiment voisin. Nous y sommes arrivés, il s’agissait d’une grande pièce, très éclairée, avec beaucoup de gens, tous endormis. Et beaucoup, beaucoup de ronflements, on pouvait entendre la respiration humaine comme un élément très matériel. C’était une sorte de symphonie de ronflements et de respirations. Puis un train est passé, un gros, l’express Moscou-Saint Petersbourg, très bruyant, comme le tonnerre. Tout tremblait dans le bâtiment. Mais personne ne s’est réveillé, ils ont tous continué à dormir et à ronfler. Il ne s’est rien passé. Pour moi, ce train était comme une matérialisation de la révolution, un événement énorme et brutal mais qui ne change finalement pas grand-chose. J’ai donc pensé que je pouvais faire un film métaphorique sur ce qui s’est passé dans les années 1990 en Russie, dans ce qui était autrefois l’Union soviétique.

Mais vous n’avez pas tourné à ce moment-là ?
Non, ce n’est pas le genre de films que je fais. Je n’avais même pas de caméra avec moi à l’époque. J’ai d’abord dû y réfléchir, puis, avec cette idée en tête, je suis revenu avec Pavel Kostomarov et une caméra. Mais je devais décider quelle caméra. J’ai d’abord essayé avec un appareil numérique, mais cela ne donnait pas ce que je voulais, j’ai décidé d’utiliser de la pellicule, Pavel a construit un objectif spécial qui ferait la mise au point sur le centre de l’image mais garderait les bords un peu flous. Et nous avons tourné le film pendant une année entière. J’étais préoccupé par la dramaturgie du film, je voulais avoir les différentes saisons, enregistrer le mouvement du temps, également à travers les sons. Cela semble assez simple quand on le regarde, mais j’ai beaucoup travaillé, jusqu’à ce qu’il devienne un film allégorique de 24 minutes intitulé La Station. Une fois le mixage sonore et toute la postproduction terminés, je me souviens être rentré chez moi et avoir regardé le résultat sur un téléviseur, à partir d’une cassette VHS, et avoir pensé : OK, c’est très mauvais, j’ai tout faux. Mais le film avait été envoyé à quelques festivals, DOK Leipzig, le festival international du documentaire, m’a invité. Et là, j’ai regardé le film sur un grand écran de cinéma, et je dois dire que je l’ai vraiment aimé. C’est à ce moment-là que j’ai acquis la certitude que faire des films serait mon métier. (…)

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[1] Cet entretien a été réalisé début juillet 2022, dans le cadre de l’hommage rendu à Loznitsa par le Festival du Film de Sarajevo lors de sa 28e édition, du 12 au 19 août. Vifs remerciements à Joël Chapron.

[2] Le VGIK (Institut national de la cinématographie) a été créé en 1919. Plus ancienne école de cinéma au monde, elle est aussi une des plus réputées. Son enseignement, très varié, est organisé en petits groupes d’élèves sous la direction d’un maître, fonction qu’a assumée au fil des décennies du XXe siècle la plupart des grands cinéastes soviétiques.

[3] Naoum Kleiman est un éminent historien du cinéma, qui a créé et dirigé le Cabinet Eisenstein, devenu le point de rencontre de tous les cinéphiles venus à Moscou depuis la fin des années 60. Au début des années 90, il a coordonné et dirigé le Musée du cinéma, jusqu’à son expulsion sous la pression des bureaucrates affiliés à Poutine et de leur homme fort dans le domaine du cinéma, le « tsar » Nikita Mikhalkov.

[4] Kira Mouratova (1934-2018) a réalisé seize longs métrages entre 1961 et 2012, souvent en conflit avec les autorités soviétiques. Elle a travaillé la plupart du temps avec le Studio d’Odessa, la ville ukrainienne où elle a passé la majeure partie de sa vie.

«Les Heures heureuses» et «Et j’aime à la fureur», images trouvées, vérités et émotions retrouvées

Quel secret, ou quelle mémoire, recèle une bobine de film encore à découvrir? (Et j’aime à la fureur d’André Bonzel).

Construits à partir d’images tournées par d’autres, ces films témoignent, à propos de l’extraordinaire histoire de l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban comme de la mémoire d’un fou de cinéma, des puissances du «cinéma de seconde main».

Singulière abondance de biens parmi les sorties de ce 20 avril. Il ne s’agit pas seulement ici de quantité, phénomène de trop-plein hélas désormais régulier, mais aussi de qualité, avec de nombreux films extrêmement dignes d’intérêt, dont également I Comete, Qui à part nous et L’Hypothèse démocratique.

Parmi ces sorties, deux relèvent de ce qui est devenu sinon un genre, du moins une stratégie de réalisation à part entière, et qu’on appelle à présent «found footage» –la chercheuse Christa Blümlinger, spécialiste de la question, a proposé l’expression de «cinéma de seconde main».

Il s’agit du réemploi de films, ou de fragments de films, qui ont été tournés dans un autre contexte, pour d’autres raisons et qui sont assemblés avec un projet inédit: raconter une autre histoire, faire de l’histoire, susciter des émotions visuelles et sonores.

En tant que tel, le procédé n’est pas nouveau. Paris 1900 de Nicole Vedrès en a admirablement déployé les ressources dès 1946, dans le cadre de ce qu’on appelait alors «film de montage». De grandes œuvres, comme Le fond de l’air est rouge de Chris Marker ou Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard, ont donné au film de montage le rang qu’il mérite.

Sans oublier l’extraordinaire travail des génies du «cinéma de seconde main» qu’étaient Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi (jusqu’à la disparition de celle-ci), qui ont consacré des décennies à s’approcher avec attention et exigence des êtres qui apparaissent dans des vieilles bandes impressionnées, pour se rendre sensibles à des gestes, des regards, des manières d’exister.

Mais il s’agit ici d’un cas plus spécifique. Pour percevoir ce qui se joue dans les pratiques actuelles, il faut faire place à cette idée, qui n’est pas qu’une astuce de narrateur, des images «trouvées». Parmi les films récents, et selon une approche dont Sur la plage de Belfast de Henri François Imbert a offert en 1996 un si beau modèle, c’est exemplairement le cas de Les Révoltés ou de Dawson City, et, aussi, en revendiquant ce modèle de la malle au trésor subitement apparue, Memory Box.

Alors que dans les tout aussi passionnants films récents Une jeunesse allemande, White Riot, Ne croyez surtout pas que je hurle, Monsieur Deligny, vagabond efficace, Il n’y aura plus de nuit, Il Varco, Ailleurs, partout ou Irradié, le «footage» n’est pas «found», au sens de surgissant de manière (supposément) fortuite, mais résulte d’une recherche des auteurs, au service d’un projet.

Aux clous du chutier pendent des fragments d’histoires, qui donneront peut-être accès à un monde (Et j’aime à la fureur). | L’Atelier Distribution

De manière qui peut être en partie un artifice narratif mais implique un rapport particulier aux documents, le «found footage» est, lui, une composition à partir d’un ensemble dont les éléments se sont trouvés mis à disposition de façon inopinée, ou pour des raisons étrangères à la réalisation du film qui les utilise.

C’est ce modèle qui est mobilisé par les deux films qui sortent cette semaine: celui de la malle mystérieuse dans laquelle on découvre un trésor, plus ou moins oublié, plus ou moins en vrac, qu’il va s’agir d’organiser, pour raconter une, ou plusieurs histoires.

«Les Heures heureuses» de Martine Deyres

Il semble que dans ce cas, la malle mystérieuse surgie du passé ne soit pas une métaphore. Ce que la réalisatrice a trouvé, non dans un obscur grenier mais dans des cartons bien rangés que nul ne s’était avisé d’inventorier, non seulement fournit au film sa matière principale, mais est riche de sens par son existence même.

Les Heures heureuses est consacré à une star, une star assez particulière: l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban. Cette bourgade de Lozère est en effet depuis 1936 un haut lieu des pratiques alternatives dans les façons de prendre en charge ceux qui souffrent de maladies mentales.

Le film évoque les nombreuses personnalités marquantes qui ont travaillé à Saint-Alban, et leurs apports successifs et décisifs aux pratiques de ce secteur. Parmi elles, il faut mentionner au moins Francesc Tosquelle, médecin psychiatre catalan qui, après avoir expérimenté les camps où la République française a interné les Républicains espagnols, sera l’inventeur de cet ensemble de pratiques libératrices qu’on appellera ensuite la psychothérapie institutionnelle.

Mais le lieu a également été une étape importante dans le parcours d’autres grandes figures de tout le mouvement qui a tenté de repenser la relation entre l’institution, les soignants et les soignés, dont le philosophe Georges Canguilhem et le médecin Jean Oury qui dirigera ensuite l’autre lieu repère qu’est la clinique de La Borde.

Mais le lieu a également accueilli le poète et résistant Paul Éluard, et le peintre Jean Dubuffet, qui sut voir la beauté de certains productions visuelles des internés, donnant naissance au domaine désormais fécond de l’art brut dont Dubuffet avait très tôt commencé à explorer les ressources.

Francesc Tosquelle, dont les initiatives thérapeutiques et politiques ont jeté les bases d’une psychiatrie non-répressive, au cours d’une assemblée de soignants et de malades à Saint-Alban. | DHR Distribution

Sous l’occupation, Saint-Alban ne fut pas seulement un refuge pour les résistants, mais fut aussi le seul endroit où des internés psychiatriques ne furent pas impitoyablement sacrifiés aux duretés de l’époque.

Et de façon peut-être encore plus significative, ce fut le creuset d’une recherche sur d’autres pratiques du soin, en lien intime avec la réflexion d’ensemble en vue d’une autre société, d’un bouleversement des rapports humains. La référence explicite du titre aux «Jours heureux», intitulé du programme du Conseil national de la Résistance, est à cet égard très légitime.

Plus tard, les surréalistes et Raymond Queneau participeront aux riches échanges entre l’institution de Lozère et les grands enjeux de société tout autant que strictement médicaux ou artistiques de l’après-guerre.

Deux types de films

Frederick Wiseman, Raymond Depardon, Nicolas Philibert, Mariana Otero… Nombreux et souvent passionnants sont les films qui, par de multiples approches, ont affaire à ce qu’on appelle la folie.

Et Saint-Alban n’a pas été ignoré par le cinéma, c’est même là qu’a été tourné le premier documentaire mobilisant les ressources de la caméra pour comprendre ce qui se joue dans ces lieux et pour les personnes qui y vivent: Regards sur la folie de Mario Ruspoli, en 1961.

Mais ce qu’a trouvé Martine Deyres dans la bibliothèque de l’endroit qui s’appelle désormais le Centre hospitalier François Tosquelle de Saint-Alban raconte encore autre chose: les usages, multiples, que ces chercheurs et praticiens auront attribué au cinéma, dans le cadre même de leurs activités.

Les cartons contenaient deux types de films, aussi précieux l’un que l’autre. D’une part un ensemble de courts-métrages tournés par Tosquelles, ou à son initiative, pour partager les bonnes pratiques, interroger les méthodes, explorer des hypothèses concrètes d’activités avec les patients.

À Saint-Alban, l’usage régulier de caméras légères par les soignants a fait partie de l’ensemble des méthodes de traitement avant de fournir une riche archive sur ce qui s’y ‘est produit. | DHR Distribution

D’autre part de très nombreux films «amateurs» réalisés par les soignants, médecins et infirmiers, et les employés souvent originaires du village et des environs, avec lesquels l’hôpital a longtemps vécu en symbiose, et qui documentent la vie quotidienne au sein de l’institution.

C’est avec ces ressources visuelles que la cinéaste construit son film, vaste fresque où se jouent, souvent en interaction étroites, des aventures médicales, politiques, philosophiques et artistiques.

Il témoigne du même élan de la place singulière qu’a occupé l’acte même de filmer dans ces contextes, faisant ainsi écho à la réflexion au long cours d’un autre pionnier dans le domaine de la psychiatrie, Fernand Deligny, réflexion dont les différents aspects sont réunis dans le livre passionnant récemment publié chez L’Arachnéen, Camérer – À propos d’images.

Tournés avec d’autres visées, tous ces films permettent de témoigner de l’histoire magnifique et complexe à laquelle le nom de Saint-Alban est attaché. Cette histoire se termine mal. Ou du moins elle a évolué dans le mauvais sens, celui du retour en force des camisoles chimiques et des solutions par la contrainte.

Cet état de fait résulte du double mouvement de retour aux méthodes privilégiant le contrôle sur l’épanouissement et de la crise du monde hospitalier, particulièrement criante dans le secteur psy. Ce que le film est capable aussi d’évoquer, depuis le contre-récit lumineux que les archives filmées lui ont permis de dérouler.

«Et j’aime à la fureur» d’André Bonzel

Toute différente est l’origine des images qui ont donné naissance à ce film. Depuis l’enfance, André Bonzel collectionne les films d’amateurs, principalement les films de famille, tournés sur pellicules petits formats. Moments intimes et moments de fête souvent, de drames parfois, moments historiques à l’occasion.

De cette immense accumulation, qui couvre tout le XXe siècle, Bonzel extrait des éléments qui lui permettent de construire un récit de son cru. Il raconte, en voix off, à la fois sa propre histoire, familiale surtout (et malheureuse), sentimentale, amicale et professionnelle également. Il s’y faufile une histoire plus vaste, qui serait à la fois celle de ses ancêtres, celle du siècle et celle du cinéma. (…)

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«Il n’y aura plus de nuit», le plaisir du regard qui tue

Un hélicoptère de combat filmé par une caméra thermique au cours d’une opération militaire.

Composé d’archives enregistrées par des pilotes en opération, le film d’Eléonore Weber, du même mouvement, fascine et interroge quant aux effets des technologies militaires, mais aussi des pulsions de chacun.

On sait et on ne sait pas. Une des troublantes étrangetés que le film Il n’y aura plus de nuit met en évidence tient à cette relation instable que nous entretenons désormais avec un grand nombre d’images.

Sur l’écran apparaissent des montagnes spectrales, des silhouettes scintillantes, des bâtiments ou des objets réduits à une forme simplifiée. La vision nocturne, les caméras infrarouges, le surplomb dominateur et inquisiteur engendré par des caméras embarquées sur des objets volants, nous y avons tous désormais eu affaire.

Et pourtant, la sensation est immédiate que la combinaison de ces dispositifs de vision ouvre des territoires instables, à la fois attirants et inquiétants. À partir de cette étrangeté, le film d’Eléonore Weber ne cherche à créer aucune énigme, plutôt à énoncer le plus clairement possible les conditions, les objectifs, les effets de la production et de la diffusion de ces images.

Couples fatals

La voix off dit: «Lorsqu’ils sont en vol, tout ce que les pilotes regardent est filmé, tout ce qui est filmé est archivé.» Puis elle explique qu’à ces couplages regard humain-caméra et image enregistrée-image archivée s’en ajoute un troisième, qui associe automatiquement le regard et la caméra aux canons de l’hélicoptère de combat. Le regard à la mort.

Avoir été exposé à ce type d’images, par exemple la bavure de l’armée américaine en Irak révélée par WikiLeaks en 2010, n’immunise pas contre leur caractère fantasmagorique, bien au contraire.

Il n’y aura plus de nuit est entièrement composé d’archives militaires trouvées sur internet (lire ci-dessous). La durée et la répétition de situations venues de plusieurs théâtres d’opération actuels ou récents y engendrent, successivement ou simultanément, plusieurs niveaux d’émotion et de réflexion. Ainsi, ces images, dont la raison d’être n’avait rien à voir avec le cinéma, sont devenues du cinéma au meilleur de ce qu’il peut faire.

Qui voit quoi, et comment? Questions pour le soldat, questions pour le spectateur.

Le film rend sensible, et compréhensible, certains aspects des pratiques militaires d’aujourd’hui, avec l’accroissement gigantesque de l’asymétrie entre des forces combattantes –où on finira par se souvenir qu’à la fin, ce sont les infiniment plus forts, les Américains, qui perdent les guerres.

Le film rend sensible, et compréhensible, combien ces technologies et ces pratiques sont déclinables, et en partie déjà déclinées dans d’autres situations que celles des guerres, y compris dans le domaine de formes de surveillance et de répression policière, ou par des organismes privés.

Le désir du spectateur

Mais aussi, et peut-être surtout, le film amène qui le regarde à s’interroger sur ses propres perceptions, ses propres désirs, ses propres relations plus ou moins instinctives, plus ou moins formatées, avec ce à quoi on assiste.

Les relations au son et à l’image, à l’action et à l’attente, aux corps et aux visages, à la vitesse et à la lenteur sont remises en jeu par la succession des séquences. Dans le commentaire, riche et subtil, ces interrogations sont nourries par les échanges avec un pilote d’hélicoptère de combat convié à témoigner et à réfléchir sur ce qu’on voit, et comment c’est perçu par les militaires, en vol et au sol, pendant et après.

Le silence et l’absence de visage, qui transforment en déjà-fantômes ceux qui sont filmés, et dans de nombreux cas tués, les similitudes évidentes avec les jeux vidéo, la coprésence de mondes totalement différents (celui des personnes filmées, celui des pilotes-caméramans-tireurs, celui de chaque spectateur) mettent en mouvement des désirs (désir de voir, désir «qu’il se passe quelque chose») et aussi des rejets, ou des manières de se protéger.

Ces mouvements intérieurs, stimulés par ce qu’il faut appeler la beauté de ces images, même si le mot «beauté» devient lui aussi problématique, font du fait de regarder le film une expérience extraordinairement dynamique. Celle-ci est encore potentiellement démultipliée par le fait de le voir en salles, parmi d’autres, et dans le dispositif du grand écran le plus souvent dévolu à d’autres types de représentations. Là s’y active au mieux ses potentiels à la fois critiques et émotionnels.

Entretien avec Eléonore Weber: «Comprendre la guerre comme projet esthétique»

Eléonore Weber, réalisatrice de Il n’y aura plus de nuit. | Emmanuel Valette / DR

Quel a été votre parcours avant ce film?

Eléonore Weber: J’ai étudié la philo et le droit, et j’ai aussi été assistante parlementaire avant de choisir le cinéma. J’ai fait des films très différents, un long-métrage documentaire, Night Replay, et deux fictions plus courtes. Ce sont des films très différents de Il n’y aura plus de nuit. J’ai aussi fait beaucoup de théâtre, que j’écrivais et mettais en scène, le plus souvent en binôme avec Patricia Allio, à partir d’une réflexion commune que nous avions formalisée dans un texte, Symptôme et proposition. Notre travail de théâtre utilisait des caméras et des images enregistrées, mais était loin du cinéma –ce cinéma vers lequel je suis désormais retournée.

Comment avez-vous rencontré ces images, qui sont devenues la matière visuelle de Il n’y aura plus de nuit?

À l’origine, je travaillais sur un projet scénique avec Patricia Allio sur les guerres contemporaines, en particulier celles que la France mène au Moyen-Orient ou auxquelles elle participe, et dont nous savons si peu. En découvrant ces images filmées depuis des hélicoptères, et dont certaines sont accessibles à tous sur internet, j’ai tout de suite pensé qu’il fallait en faire un film, uniquement composé de ce type d’images. (…)

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